Mirifiques Aventures de maître Antifer/Seconde partie/Chapitre X

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X

Dans lequel les nez de maître Antifer et du banquier Zambuco finissent par s’allonger démesurément.

Il était à peu près huit heures du matin, à en juger par l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon — un « à peu près » dont il fallait se contenter, les montres des naufragés étant arrêtées pour cause d’immersion.

Si les hommes de Barroso n’avaient point suivi les chercheurs, il n’en fut pas ainsi des quadrumanes.

Une douzaine de ces chimpanzés se détacha de la bande, avec l’évidente intention de faire escorte aux intrus qui se permettaient d’explorer leur îlot.

Les autres étaient restés autour du campement.

Tout en marchant le gabarier lançait des regards obliques à ces farouches gardes du corps, qui lui répondaient par d’abominables grimaces, sans compter les gestes menaçants, accompagnés de cris rauques.

« Évidemment, pensait-il, ces bêtes conversent entre elles… Je regrette de ne pouvoir les comprendre… Il y aurait plaisir à causer dans leur langue ! »

Excellente occasion, en effet, de faire des observations philologiques, de s’assurer si, comme le prétend actuellement l’Américain Garner, les singes ont des signes vocaux qui leur servent à exprimer diverses notions, tels whouw pour la nourriture, cheny pour la boisson, iegk pour prendre garde, enfin, si, dans le langage simien, a et o manquent, si i est rare, si e et ê sont peu employés, si u et ou servent de voyelles fondamentales[1].

On ne l’a point oublié, le document trouvé sur l’îlot du golfe d’Oman, qui donnait les coordonnées de l’îlot de la baie Ma-Yumba, précisait l’endroit où il fallait chercher ce signe du double K indiquant la place du trésor.

Sur le premier îlot, c’était à l’amorce d’une pointe méridionale, d’après les instructions contenues dans la lettre de Kamylk-Pacha au père de maître Antifer, que les fouilles devaient être pratiquées et qu’elles l’avaient été.

Sur le deuxième îlot, le document indiquait, au contraire, que c’était l’une des pointes septentrionales, dont l’une des roches portait le monogramme.

Or, c’était dans la partie sud que les naufragés avaient débarqué après le naufrage. Il y avait donc lieu de se porter vers le nord — ce qui exigeait une marche d’environ deux milles.

Le groupe prit cette direction, maître Antifer et Zambuco en tête, Ben-Omar et Nazim en seconde ligne, Gildas Trégomain et Juhel à l’arrière-garde.

Que les deux héritiers fussent en avant du groupe, cela ne saurait surprendre. Ils cheminaient d’un pas rapide, sans échanger une parole, et n’eussent permis à aucun de leurs compagnons de les devancer.

Le notaire lançait de temps à autre un regard inquiet sur Saouk. Il ne doutait pas que celui-ci n’eût préparé quelque mauvais coup, de concert avec le capitaine portugais. Une pensée ne le quittait pas, d’ailleurs. C’est que si le trésor échappait au Malouin, son tant pour cent risquait fort de prendre la même route. Une ou deux fois, il essaya de pressentir Saouk ; mais Saouk, l’œil sombre, la physionomie farouche, se sentant peut-être surveillé par Juhel, ne lui répondit pas.

En effet, la défiance de Juhel s’aggravait singulièrement à voir l’attitude de Ben-Omar vis-à-vis de Nazim. Même dans les études d’Alexandrie, il est inadmissible que ce soit le clerc qui commande et le notaire qui obéisse, et, à n’en pas douter, il en était ainsi de ces deux personnages.

Quant au gabarier, il ne s’occupait que des singes. Parfois, sa bonne et avenante figure répondait à leurs grimaces, son œil se fermant, son nez se retroussant, ses lèvres s’arrondissant. Nanon et Énogate ne l’auraient pas reconnu, alors qu’il s’abandonnait à ces distorsions simiesques.

Énogate !… Ah ! la pauvre enfant ! Certes, en ce moment, elle pensait à son fiancé, puisqu’elle y pensait toujours ! Mais que, ce jour même, Juhel, réduit à l’état de naufragé, en fût à marcher au milieu d’une escorte de chimpanzés, jamais, non, jamais, elle n’eût pu imaginer cela !

Sous cette latitude et à cette époque de l’année, le soleil décrit un demi-cercle de l’est à l’ouest, en passant presque au zénith. Il en résulte que ce ne sont pas des rayons obliques, mais des rayons perpendiculaires qu’il projette sur ces territoires. Elle est donc bien nommée, la zone torride, cette zone où on est littéralement torréfié depuis l’aube jusqu’au crépuscule !

« Et ces farceurs-là qui n’ont pas l’air d’avoir chaud ! se disait le gabarier en observant la douzaine de quadrumanes qui se démenait pour évoluer sur les flancs du groupe. C’est à vous donner envie d’être singe ! »

Peut-être, afin d’échapper à cette averse de rayons solaires, eût-il mieux valu cheminer à l’ombre des arbres ? Mais ces massifs, composés de troncs ramifiés très bas, semblaient être impénétrables. À moins d’être quadrumane — ainsi que Gildas Trégomain en manifestait le désir, — et de pouvoir circuler entre les branches, il eût été à peu près impossible de s’y frayer un passage. Aussi était-ce le long du littoral que remontaient maître Antifer et ses compagnons, circulant autour des criques, évitant de hautes roches dressées çà et là comme des menhirs, trébuchant au milieu d’un invraisemblable éboulis de pierres, lorsqu’ils ne pouvaient suivre les grèves sablonneuses déjà recouvertes par la marée montante. N’est-ce pas là le difficile chemin, dur aux pieds, rude à la marche, qui conduit à la fortune ? Ils suaient sang et eau, et, qu’on en convienne, ce ne serait pas trop, s’ils devaient être finalement payés d’un millier de francs par chaque pas qui les rapprochait du but.

Une heure après avoir quitté le campement, on n’avait franchi qu’un mille, soit la moitié de la distance à parcourir. De cet endroit, les pointes septentrionales de l’îlot étaient visibles. Trois ou quatre s’en détachaient. Quelle était la bonne ? À moins d’une chance exceptionnelle, ce ne serait probablement pas celle que l’on visiterait tout d’abord, et que de fatigues réservait cette recherche sous les feux de la méridienne !

Le gabarier était à bout.

« Reposons-nous un instant ! supplia-t-il.

— Pas une minute ! répondit maître Antifer.

— Mon oncle, fit observer Juhel, monsieur Trégomain est en pleine fusion…

— Eh bien, qu’il fonde !

— Merci, mon ami ! »

Et, sur cette réponse, Gildas Trégomain, qui ne voulait pas demeurer en arrière, se remit en marche. Mais, s’il arrivait au terme du voyage, ce serait métamorphosé en un ruisseau qui s’en irait en bouillonnant à travers les extrêmes roches de l’îlot.

Il fallut encore une demi-heure pour atteindre la place d’où se détachaient les quatre pointes. Les difficultés furent alors plus grandes, et l’on put croire à des obstacles insurmontables. Quel indescriptible chaos d’énormes galets, de silex aux arêtes tranchantes, sur lesquelles une chute eût entraîné de graves blessures ! Vraiment, l’endroit avait été bien choisi, et Kamylk-Pacha avait eu la main heureuse pour cacher un trésor que lui eussent envié les rois de Bassora, de Bagdad et de Samarkande !

En cet endroit finissait la partie boisée de l’îlot. Il fut évident que MM. les chimpanzés n’avaient pas l’intention d’aller au-delà. Ces animaux ne quittent pas volontiers l’abri des arbres, et le fracas des lames mugissantes est sans attrait pour eux. Probablement, ce mot qui signifie « poésie », le naturaliste américain Garner aura quelque peine à le découvrir dans leur langue incomplète.

Lorsque l’escorte s’arrêta à la limite des arbres, ce ne fut pas sans avoir manifesté des intentions peu conciliantes, hostiles même, à l’égard de ces étrangers, en train de poursuivre leur exploration jusqu’à l’extrémité de l’îlot. Quels hurlements féroces ils poussèrent ! Avec quelle violence ils se raclèrent la poitrine ! L’un d’eux ramassa des pierres, et les lança d’un bras vigoureux. Or, comme il fut imité par les autres, maître Antifer et ses compagnons ne risquaient rien moins que d’être lapidés. Et c’est probablement ce qui se fût produit, s’ils avaient eu l’imprudence de riposter, puisqu’ils n’égalaient leurs agresseurs ni en force ni en nombre.

« Ne répondons pas… ne répondons pas ! s’écria Juhel, en voyant Gildas Trégomain et Saouk ramasser des projectiles.

— Pourtant… fit le gabarier, dont le chapeau venait d’être enlevé d’un coup de pierre.

— Non, monsieur Trégomain, éloignons-nous, et nous serons en sûreté, puisque ces singes ne veulent pas aller plus loin ! »

C’était le meilleur parti à prendre. Une cinquantaine de pas plus loin, tous furent hors de portée des pierres.

Il était alors dix heures et demi. On voit quel temps avait nécessité cette marche de deux milles le long du littoral. Au nord, les pointes s’avançaient en mer de cent cinquante à deux cents mètres. Ce fut la plus longue dans la direction du nord-ouest que maître Antifer et Zambuco résolurent de visiter en premier lieu.

Rien d’aride comme cet entassement de roches, les unes solidement enchâssées par leur base dans un sol sablonneux, les autres éparses et roulées par les grands coups de mer pendant la mauvaise saison. Aucune trace de végétation, du reste, pas même de ces lichens qui veloutent les blocs humides. Nulle grappe de ces varechs si abondants sur les rivages des zones tempérées. Aussi, rien à craindre en ce qui concernait le monogramme de Kamylk-Pacha. Gravé trente et un ans avant sur un des rochers de cette pointe, on le retrouverait certainement intact.

Voici donc nos explorateurs recommençant des recherches identiques à celles qu’ils avaient faites sur l’îlot du golfe d’Oman. C’est à ne pas le croire, mais les deux héritiers, dominés par leur passion, semblaient ne point souffrir des fatigues de cette pénible marche ni des ardeurs du soleil. De même Saouk, lequel, dans l’intérêt de son patron — eût-on pu penser qu’il agissait dans le sien ? — procédait avec un zèle infatigable.

Le notaire, lui, assis entre deux roches, ne bougeait pas, ne parlait pas. Si l’on découvrait le trésor, il serait toujours temps d’intervenir pour réclamer le tantième auquel il avait droit, étant présent, ainsi que le lui imposait sa qualité d’exécuteur testamentaire. Et, par Allah ! il ne serait pas trop payé, eu égard aux tribulations qu’il endurait depuis trois longs mois, aux dangers dont il ne s’était pas tiré sans peine !

Il va de soi que, sur l’ordre de Pierre-Servan-Malo, Juhel demeuré près de lui, se livrait méthodiquement sur le sol aux plus minutieux examens.

« Il n’est guère probable, se disait-il, que nous trouvions ici la niche aux millions. Premièrement, il faut que le trésor ait été enfoui sur cet îlot, et non sur un des autres îlots de la baie. Deuxièmement, il faut que ce soit sur cette pointe. Troisièmement, il faut que nous découvrions, au milieu de cet amas de roches, celle qui porte le double K… Mais enfin, si toutes ces circonstances se rencontrent, si ce n’est pas quelque mystification de cet abominable pacha, si je mets la main sur le monogramme, est-ce qu’il ne serait pas raisonnable de n’en rien dire ?… Mon oncle renoncerait à cette déplorable idée de nous marier, moi, avec quelque duchesse, elle, ma chère Énogate, avec quelque duc en disponibilité !… Eh bien, non ! mon oncle ne se relèverait pas d’un coup pareil… Il perdrait la raison… J’aurais sur la conscience une mauvaise action… Il faut aller jusqu’au bout ! »

Et tandis que Juhel se livrait à ces réflexions, le gabarier, assis sur un quartier de roche, les bras ballants, les jambes pendantes, les joues ruisselantes, soufflait comme un phoque qui reparaît à la suite d’une immersion prolongée…

Cependant les investigations se poursuivaient sans donner aucun résultat. Maître Antifer, Zambuco, Juhel et Saouk regardaient, palpaient ceux des blocs qui, grâce à leur disposition, à leur orientation, pouvaient porter le précieux monogramme. En vain deux fatigantes heures furent-elles consacrées à cette opération jusqu’à l’extrémité de la pointe. Rien… rien !… Et en effet, comment serait-il venu à l’idée de choisir une place exposée à l’usure du ressac ou aux violences des houles du large ? Non ! Aussi, après les recherches achevées sur cette pointe, faudrait-il les reprendre sur les autres !… Soit ! On les reprendrait… le lendemain… et maître Antifer recommencerait son travail sur un autre îlot s’il échouait sur celui-ci… Il n’abandonnerait pas son œuvre, non ! de par tous les saints qui figuraient à son acte de baptême !

Enfin, n’ayant trouvé aucun indice, le groupe remonta la pointe, examinant encore de-ci de-là les quartiers de roche épars sur le sable… Rien… rien !

À présent, il ne restait plus qu’à revenir, à s’embarquer dans l’une des chaloupes qui devaient avoir rallié le campement, à gagner la bourgade de Ma-Yumba, afin de se livrer à de nouvelles opérations sur un autre îlot.

Lorsque maître Antifer, le banquier Zambuco, Juhel et Saouk furent de retour à la naissance de la pointe, ils aperçurent le gabarier et le notaire toujours à la même place.

Maître Antifer et Zambuco, sans prononcer une parole, se dirigèrent vers la lisière du bois, où les chimpanzés attendaient le moment de s’abandonner à quelques démonstrations hostiles.

Juhel rejoignit Gildas Trégomain.

« Eh bien ?… demanda celui-ci.

— Pas trace d’un double ni même d’un simple K !

— Alors… c’est à reprendre… ailleurs ?…

— Comme vous dites, monsieur Trégomain. Relevez-vous et revenons au campement…

— Me relever ?… J’y consens, si je le puis !… Voyons !… un peu d’aide, mon garçon ! »

Et ce ne fut pas trop du bras vigoureux de Juhel pour aider Gildas Trégomain à se remettre sur ses pieds.

Ben-Omar était déjà debout près de Saouk.

Maître Antifer et Zambuco marchaient à une vingtaine de pas en avant. Des gestes et des clameurs, les quadrumanes venaient de passer aux actes. Nombre de pierres volèrent de nouveau, et il fallut se tenir sur la défensive.

Est-ce que, décidément, ces maudits singes voulaient empêcher maître Antifer et ses compagnons de rejoindre Barroso et l’équipage au campement ?…

Soudain, un cri se fait entendre. C’est Ben-Omar qui l’a poussé… A-t-il donc été atteint par une pierre en quelque partie sensible de sa personne ?…

Non !… ce n’est point un cri de douleur qui lui est échappé… c’est un cri de surprise, — presque un cri de joie.

Tous se sont arrêtés. Le notaire, la bouche ouverte, les yeux plissés, tendait la main vers Gildas Trégomain…

« Là… là !… répète-t-il.

— Que signifie ?… demande Juhel. Est-ce que vous devenez fou, monsieur Ben-Omar ?

— Non… là… le K… le double K ! » répond le notaire d’une voix étranglée par l’émotion.

À ces mots, maître Antifer et Zambuco se reportent rapidement en arrière.

« Le K… le double K ?… s’écrient-ils.

— Oui !

— Où ?… »

Et ils cherchent du regard la roche sur laquelle, à en croire Ben-Omar, est gravé le monogramme de Kamylk-Pacha. Rien… ils ne voient rien !

« Mais où… animal ?… répète le Malouin, d’un ton gros d’inquiétude et de fureur.

— Là ! » répéta une dernière fois le notaire.

Et sa main désigne le gabarier, qui vient de faire un demi-tour en haussant les épaules.

« Voyez… sur son dos ! » s’écrie Ben-Omar.

En effet, la vareuse de Gildas Trégomain laisse apparaître très visiblement le dessin d’un double K. Plus de doute, la roche contre laquelle il était appuyé, portait le monogramme dont le dos du digne homme a conservé l’empreinte.

Maître Antifer bondit, il saisit le gabarier par le bras, il le somme de revenir à l’endroit où il s’est assis…

On les suit, et, moins d’une minute après, tous sont en présence d’un gros bloc à la surface duquel le monogramme tant cherché est encore parfaitement lisible.

Non seulement Gildas Trégomain s’était adossé contre la roche signée du double K, mais il s’était étendu à la place même où reposait le trésor…

Personne ne prononce une seule parole. On se met à l’ouvrage. Faute d’outils, la besogne ne laissera pas d’être difficile. De simples couteaux seront-ils suffisants pour creuser cette substance rocheuse ?… Oui… quand on devrait s’y briser les ongles, s’y user les doigts !…

Heureusement, les pierres, érodées sous l’action du temps, peuvent être disjointes sans trop de peine. Une heure de travail, et on aura découvert les trois barils… Il n’y aura plus qu’à les transporter au campement, puis à Ma-Yumba… Il est vrai, ce transport sera probablement difficile, et comment pourrait-il s’effectuer à l’abri des soupçons ?…

Bah ! qui songeait à cela ?… Le trésor d’abord, le trésor exhumé de cette tombe où il est enterré depuis un tiers de siècle, et on avisera ensuite…

Maître Antifer travaillait de ses mains saignantes. Il n’aurait pas voulu abandonner à un autre cette jouissance de sentir, de palper les cercles de ces précieux barils…

« Enfin ! » s’écrie-t-il, au moment où son couteau vient de s’ébrécher sur une surface métallique…

Quel cri il pousse alors !… Dieu tout-puissant !… Ce n’est pas la joie, c’est la stupéfaction, c’est le désappointement qui se lisent sur son visage effrayant de pâleur…

À la place des barils indiqués dans le testament de Kamylk-Pacha, il n’y avait qu’une boîte de fer — une boîte semblable à celle qui avait été recueillie sur l’îlot numéro un, portant le monogramme.

« Encore !… ne peut s’empêcher de crier Juhel.

— Ce n’était décidément qu’une mystification ! » murmure Gildas Trégomain.

La boîte a été retirée de la fosse, et maître Antifer l’ouvre violemment…

Un document apparaît, un vieux parchemin jauni par l’âge, sur lequel étaient tracées ces lignes que maître Antifer lut à haute voix.

« Longitude de l’îlot numéro trois : quinze degrés onze minutes est. Après avoir été relevée par les colégataires Antifer et Zambuco, cette longitude devra être portée et communiquée, en présence du notaire Ben-Omar, au sieur Tyrcomel, esquire, Édimbourg, Écosse, lequel possède la latitude de ce troisième îlot. »

Ainsi donc, ce n’est pas dans les parages de la baie Ma-Yumba que le trésor a été enfoui !… Il faut l’aller chercher sur un autre point du globe en combinant cette nouvelle longitude avec la latitude dudit Tyrcomel d’Édimbourg !… Et ils ne seront plus deux à se partager l’héritage de Kamylk-Pacha, ils seront trois !

« Et pourquoi, s’écrie Juhel, de ce troisième îlot ne nous renverrait-on pas à vingt autres… à cent autres ?… Ah çà ! mon oncle, est-ce que vous serez assez entêté… assez… simple pour courir le monde entier ?…

— Sans compter, ajoute Gildas Trégomain, que si Kamylk-Pacha a institué des légataires par centaines, le legs ne vaudra plus la peine qu’on se dérange ! »

L’oncle regarde son ami et son neveu en dessous, brise son caillou d’un coup de mâchoire, et répond :

« Silence dans le rang !… Ce n’est pas fini ! »

Et reprenant le document, il en lit les dernières lignes ainsi conçues :

« Dès à présent, toutefois, pour prix de leur peine et pour les indemniser de leurs débours, les colégataires s’attribueront chacun un des deux diamants déposés dans cette boîte, et dont la valeur est insignifiante, comparée à celle des autres pierres précieuses qu’ils sont appelés à recueillir… »

Zambuco s’est jeté sur la boîte qu’il arrache des mains de maître Antifer.

« Des diamants ! » s’écrie-t-il.

Et, en effet, il y a là deux cabochons magnifiques, pouvant valoir, — le banquier s’y connaît, — cent mille francs chacun.

« C’est toujours cela ! dit-il en prenant un des diamants, laissant l’autre à son cohéritier.

— Une goutte d’eau dans la mer ! » répond celui-ci, qui fourre le diamant dans son gousset et le document dans sa poche.

« Hé ! hé !… fait le gabarier en remuant la tête, cela devient plus sérieux que je ne pensais !… Faudra voir… faudra voir !… »

Mais Juhel se contente de lever les épaules. Quant à Saouk, il se ronge les poings à la pensée qu’il ne retrouvera jamais une occasion si favorable !

En ce qui concerne Ben-Omar, qui n’a pas eu le plus petit brillant pour sa part, malgré l’intervention que lui impose une fois de plus cette dernière notice, les traits tirés, la figure décomposée, les bras mous, les genoux infléchis, il offre l’apparence d’un sac à demi vide qui va s’aplatir sur le sol.

Il est vrai, Saouk et lui ne sont plus maintenant dans les conditions où ils se trouvaient : 1° quand ils avaient quitté Saint-Malo, ignorant qu’ils allaient à Mascate ; 2° quand ils avaient quitté Mascate, ignorant qu’ils allaient à Loango. Emporté par un regrettable mouvement, maître Antifer a laissé échapper un secret qu’il aurait dû cacher rigoureusement. Tous ont entendu l’énoncé de cette nouvelle longitude : quinze degrés onze minutes est… Tous connaissent le nom du sieur Tyrcomel, esquire, demeurant à Édimbourg, Écosse…

On peut être certain, qu’à défaut de Ben-Omar, Saouk a déjà gravé ces chiffres et cette adresse dans sa mémoire, en attendant qu’il puisse les inscrire sur son carnet. Aussi maître Antifer et le banquier Zambuco auront-ils grand soin de ne perdre de vue ni le notaire ni son clerc à moustaches, et ne se laisseront-ils pas devancer par eux dans la seconde capitale de la Grande-Bretagne.

Sans doute, il y avait lieu de croire que Saouk n’a pas compris, puisqu’il ne sait pas le français, mais il n’était pas douteux que Ben-Omar lui révélerait ce secret.

Et d’ailleurs, Juhel n’est pas sans avoir remarqué que Nazim n’a point dissimulé un sentiment de curiosité satisfaite, lorsque les chiffres de la longitude et le nom de Tyrcomel se sont si imprudemment échappés des lèvres de maître Antifer.

Après tout, qu’importe ! Ce serait insensé, à son avis, de se soumettre, une troisième fois, aux fantaisies posthumes de Kamylk-Pacha. Ce qu’il faut faire, c’est revenir à Loango et profiter du premier bâtiment de passage pour rentrer dans la bonne ville de Saint-Malo…

Telle est la sage et logique proposition que Juhel communique à son oncle.

« Jamais !… répond maître Antifer. Le pacha nous envoie en Écosse, nous irons en Écosse, et dusse-je consacrer le restant de ma vie à faire des recherches…

— Ma sœur Talisma vous aime trop pour ne pas vous attendre, fût-ce dix ans !… ajoute le banquier.

— Diable ! pense Gildas Trégomain. Cette demoiselle approcherait alors de la soixantaine ! »

Toutes observations sont inutiles. Maître Antifer a pris son parti. Il continuera de courir après le trésor. Et, pourtant, l’héritage du riche Égyptien sera réduit de la moitié au tiers pour chacun, grâce à la participation du sieur Tyrcomel !…

Eh bien, Énogate se contentera d’épouser un comte, et Juhel une comtesse !

  1. M. Garner, naturaliste américain, est allé étudier sur place la langue simienne, et s’est imposé de vivre, pendant quelques mois dans les forêts de la Guinée, de la vie des singes.