Mirifiques Aventures de maître Antifer/Première partie/Chapitre X

◄   Chapitre IX Première partie Chapitre XI   ►


X

Qui contient la relation rapide du voyage du steamer Steersman de Cardiff, entre Saint-Malo et Port-Saïd.

Le 21 février, le steamer anglais Steersman[1] quittait le quai de Saint-Malo à la marée du matin. C’était un charbonnier de neuf cents tonneaux, du port de Cardiff, uniquement destiné aux voyages entre Newcastle et Port-Saïd pour le transport de la houille. D’habitude ce steamer ne s’attardait à aucune relâche. Cette fois, une légère avarie, une fuite à ses condenseurs, l’avait obligé à se réparer. Or, au lieu d’aller à Cherbourg, son capitaine avait fait un crochet sur Saint-Malo avec la pensée d’y voir un vieil ami. Quarante-huit heures après, le steamer avait pu reprendre la mer, et le cap Fréhel lui restait déjà à une trentaine de milles dans le nord-est, lorsque nous le signalons à l’attention des lecteurs.

Et pourquoi signaler ce charbonnier plutôt qu’un autre, puisqu’il en passe des centaines sur la Manche, et que le Royaume-Uni les emploie à exporter le fruit de ses entrailles carbonifères vers tous les points du monde ?

Pourquoi ?… Parce que maître Antifer se trouvait à bord et avec lui son neveu Juhel, et avec eux son ami Gildas Trégomain. Comment étaient-ils à bord d’un steamer anglais, au lieu d’être installés plus confortablement dans les wagons des Compagnies de chemins de fer ? Que diable ! lorsqu’il doit rapporter d’un voyage cent millions, c’est bien le moins que le voyageur prenne ses aises et ne regarde pas à la dépense !

Et c’est là ce que maître Antifer, le légataire du riche Kamylk-Pacha aurait fait, si l’occasion ne lui eût été offerte de voyager dans des conditions très agréables.

Le capitaine Cip, qui commandait le Steersman, était une ancienne connaissance de maître Antifer. Aussi, pendant sa relâche, l’Anglais ne manqua-t-il pas de rendre visite au Malouin, et, s’il fut bien reçu dans la maison de la rue des Hautes-Salles, cela va de soi. Quand il apprit que son ami se préparait à partir pour Port-Saïd, il lui offrit, moyennant un prix raisonnable, de prendre passage à bord du Steersman. C’était un bon navire, filant ses onze nœuds par mer calme, et qui n’employait guère que treize ou quatorze jours à franchir les cinq mille cinq cents milles qui séparent la Grande-Bretagne du fond de la Méditerranée. Le Steersman, il est vrai, n’était pas approprié pour un service de voyageurs. Mais des marins ne sauraient être exigeants. On trouverait toujours à disposer une cabine convenable, et la traversée s’accomplirait sans transbordement, — ce qui ne laissait pas de présenter certains avantages.

On comprend donc que maître Antifer eût été tenté. Se claquemurer dans un wagon pendant un si long parcours, ce n’était pas pour lui agréer. À son idée, mieux valait passer deux semaines sur un bon navire, au milieu des fraîches brises de mer, que six jours au fond d’une boîte roulante, à respirer des scories de fumée et des molécules de poussière. Ce fut également l’avis de Juhel, si ce ne fut pas celui du gabarier, dont le champ de navigation s’était borné à l’entre-rives de la Rance. Grâce aux railways de l’Europe occidentale et orientale, il avait compté opérer la plus grande partie du voyage en chemin de fer ; mais son ami en avait décidé autrement. On n’était pas à un jour près. Qu’on arrivât dans un mois ou dans deux, l’îlot serait toujours là, au gisement indiqué. Personne ne connaissait ce gisement — exception faite pour maître Antifer, Juhel et Gildas Trégomain. Le trésor, enfoui depuis trente et un ans dans sa cachette au double K, ne risquait rien s’il attendait quelques semaines de plus…

Il suit de là que Pierre-Servan-Malo, si pressé qu’il fût, avait accepté au nom de ses compagnons et au sien la proposition du capitaine Cip, et c’est la raison pour laquelle le Steersman a dû être signalé à l’attention du lecteur.

C’est donc établi, maître Antifer, son neveu, son ami Trégomain, munis d’une belle somme en or que le gabarier a serrée dans sa ceinture, pourvus d’un excellent chronomètre, d’un sextant du bon faiseur et du bouquin de la Connaissance des Temps nécessaires à leurs observations futures, emportant de plus une pioche et un pic destinés à creuser le sol de l’îlot, ont payé passage sur le charbonnier. C’est un excellent bâtiment, bien commandé, avec un équipage comprenant deux mécaniciens, quatre chauffeurs et une dizaine de matelots. Le patron de la Charmante-Amélie a dû vaincre ses répugnances, se hasarder dans une traversée maritime, braver le courroux de Neptune, lui qui n’avait jamais répondu qu’aux sourires enchanteurs des nymphes potamides. Mais maître Antifer lui ayant enjoint de boucler sa malle et de la déposer à bord du Steersman, il n’avait pas risqué la plus légère observation. De touchants adieux s’étaient échangés de part et d’autre, Énogate tendrement pressée sur le cœur de Juhel, Nanon se partageant entre son neveu et son frère, Gildas Trégomain ayant grand soin de ne pas serrer trop fort entre ses bras ceux qui avaient eu le courage de s’y précipiter… Enfin l’assurance avait été donnée que l’absence serait de courte durée, que six semaines ne s’écouleraient pas sans que la famille fût à nouveau réunie dans la maison de la rue des Hautes-Salles… Et, alors, millionnaire ou non, on saurait bien décider maître Antifer à célébrer le mariage si malencontreusement interrompu… Puis, le navire avait pris la direction de l’ouest, et la jeune fille l’avait suivi du regard jusqu’au moment où sa mâture disparaissait à l’horizon…

Eh bien ! est-ce que le Steersman a oublié les deux personnages — lesquels ne sont pas de mince importance — qui avaient le devoir d’accompagner le légataire de Kamylk-Pacha ?

En effet, le notaire Ben-Omar et Saouk, le soi-disant Nazim, n’étaient point à bord. Avaient-ils donc manqué le départ ?…

La vérité est qu’il n’avait pas été possible d’obtenir du tabellion égyptien qu’il s’embarquât sur le steamer. À son voyage d’aller, entre Alexandrie et Marseille, il avait été malade comme il n’est pas permis de l’être — même à un notaire. Aussi, maintenant que la malchance l’obligeait à se transporter jusqu’à Suez et de là… on ne savait où… il s’était bien juré de n’employer que les voies terrestres, tant qu’il pourrait éviter les routes maritimes. Saouk n’avait pas opposé à cela la moindre objection, d’ailleurs, et, de son côté, maître Antifer ne tenait en aucune façon à se donner Ben-Omar comme compagnon de voyage. Aussi s’était-il contenté de lui assigner rendez-vous pour la fin du mois à Suez, sans dire qu’il y aurait lieu de pousser jusqu’à Mascate… C’est alors que le notaire serait bien obligé de braver les colères du perfide élément !

Maître Antifer avait même ajouté :

« Puisque votre client vous a mandé d’être présent à l’exhumation du legs en qualité d’exécuteur testamentaire, soyez-y. Mais, si les circonstances nous obligent à voyager ensemble, tenons-nous chacun à part, vu que je n’ai nulle envie de lier plus ample connaissance avec votre clerc et vous ! »

À cette observation si aimablement formulée on reconnaît notre indécrottable Malouin.

Il résulte de cela que Saouk et Ben-Omar avaient quitté Saint-Malo avant le départ du Steersman, et c’est la raison pour laquelle ils ne figuraient pas parmi les passagers du capitaine Cip — ce dont personne ne songeait le moins du monde à se plaindre. On le savait de reste, le notaire, d’une part poussé par la crainte de perdre sa prime s’il n’assistait pas à la découverte du trésor, de l’autre dominé par l’implacable volonté de Saouk, ne fausserait pas compagnie à maître Antifer. Il arriverait même avant lui à Suez où il l’attendrait non sans quelque impatience.

Cependant le Steersman filait à toute vapeur le long de la côte française. Il n’était pas trop rudement secoué par les vents de sud, trouvant dans une certaine mesure l’abri de la terre. Gildas Trégomain ne pouvait que s’en féliciter. Il s’était promis de mettre à profit ce voyage, d’étudier les mœurs et coutumes des divers pays que le sort l’obligeait à parcourir. Mais, comme c’était pour la première fois de sa vie qu’il prenait le large, il redoutait d’être pris du mal de mer. Aussi promenait-il un regard à la fois curieux et craintif jusqu’à cet horizon où se confondent l’eau et le ciel. Il n’essayait pas de jouer au marin, le digne homme, ni d’affronter les dénivellations du roulis et du tangage en arpentant le pont du steamer. En effet, le point d’appui eût vite manqué à ses jambes, à ses pieds habitués à l’immobile plancher d’une gabare. Assis à l’arrière, sur un banc de la dunette, accoudé ou cramponné aux batavioles, il gardait une attitude résignée qui lui attirait les plaisanteries malséantes de l’impitoyable Pierre-Servan-Malo.

« Eh bien, gabarier, cela va-t-il ?…

— Jusqu’ici je n’ai pas trop à me désoler.

— Eh ! eh !… ce n’est encore qu’une navigation en eau douce, puisque nous longeons la terre, et tu as le droit de te croire sur la Charmante-Amélie, entre les rives encaissées de la Rance ! Mais, s’il survenait une anordie, la mer secouerait ses puces, et je crois que tu n’aurais guère le loisir de gratter les tiennes ?

— Je n’ai pas de puces, mon ami.

— C’est une façon de parler, et je t’attends à l’Océan, lorsque nous aurons démanché…

— Tu penses que je serai malade ?…

— Et, rudement, je t’en donne mon billet ! »

On l’avouera, maître Antifer avait une façon de rassurer les gens qui n’appartenait qu’à lui. C’est pourquoi, Juhel, croyant devoir corriger les mauvais effets de ces pronostics, dit :

« Mon oncle exagère, monsieur Trégomain, et vous ne serez pas plus malade…

— Qu’un marsouin ?… C’est tout ce que je souhaite », répondit le gabarier, en montrant deux ou trois de ces clowns de la mer qui cabriolaient à travers le sillage du Steersman.

Au soir, le navire doubla les extrêmes pointes de la Bretagne. Comme il était engagé dans le canal du Four, couvert par les hauteurs d’Ouessant, la mer ne lui fût pas trop mauvaise, bien qu’il eût le vent debout. Les passagers allèrent se coucher entre huit et neuf heures, laissant le steamer dépasser pendant la nuit la pointe Saint-Mathieu, le goulet de Brest, la baie de Douarnenez, le raz de Sein et mettre le cap au sud-ouest à travers l’Iroise.

Le gabarier rêva qu’il était malade à rendre l’âme. Ce n’était qu’un rêve, heureusement. Le matin venu, quoique le navire roulât d’un bord sur l’autre, tanguant de l’avant vers l’arrière, s’enfonçant dans le creux des lames, puis se relevant sur leur crête pour retomber encore, il n’hésita pas à monter sur le pont. Puisque les hasards de sa destinée lui réservaient de clore sa carrière de marinier par un voyage en mer, c’était le moins qu’il voulût en fixer les diverses éventualités dans sa mémoire.

Le voilà donc apparaissant sur les dernières marches de l’escalier du capot, d’où il émergea jusqu’à mi-corps. Et qu’aperçut-il, étendu sur un caillebotis, pâle, exsangue, s’en allant en glouglous à la façon d’un tonneau qui se vide ?…

Maître Antifer, en personne, Antifer Pierre-Servan-Malo, vanné autant que peut l’être une frêle lady par mauvais temps, pendant la traversée du détroit de Boulogne à Folkestone !

Et quels jurons d’origine terrestre et maritime à la fois ! Et comme il sacra de plus belle entre deux haut-le-corps, quand il contempla la face tranquille et colorée de son ami, lequel ne semblait point ressentir le moindre mal de cœur !

« Oui… mille tonnerres ! s’écria-t-il. Croirait-on cela ?… Pour ne pas avoir mis le pied sur un bateau depuis dix ans… moi… maître au cabotage… malade pis qu’un patron de gabare…

— Mais… je ne le suis pas, osa dire Gildas Trégomain, en esquissant un de ses bons sourires.

— Tu ne l’es pas !… Et pourquoi ne l’es-tu pas ?…

— Je m’en étonne, mon ami.

— Et cependant ta Rance n’a jamais ressemblé à cette mer de l’Iroise par un coup de chien du sud-ouest !…

— Jamais.

— Et tu n’a pas même la mine chavirée…

— Je le regrette, répondit Gildas Trégomain, puisque cela paraît te contrarier… »

Imaginez donc une meilleure pâte d’homme à la surface de notre monde sublunaire !

Nous avons hâte d’ajouter que ce malaise de maître Antifer ne fut que passager. Avant que le Steersman eût relevé le cap Ortegal, à la pointe nord-ouest de l’Espagne, alors qu’il évoluait encore au milieu de ces parages du golfe de Gascogne si terriblement battus par les houles de l’Atlantique, le Malouin avait reconquis son pied et son estomac de marin. Il lui était arrivé ce qui arrive à bien d’autres, même des plus solides navigateurs, lorsqu’ils ont été quelque temps sans prendre la mer. Sa mortification n’en fut pas moins extrême et son amour-propre directement froissé à la pensée que ce patron de la Charmante-Amélie, ce commandant d’un bachot de rivière, était resté indemne, tandis que lui, avait failli se retourner les entrailles !

La nuit fut très pénible, pendant que le Steersman, avec grosse houle, naviguait par le travers de la Corogne et du Ferrol. Le capitaine Cip eut même un instant le dessein de relâcher, et peut-être s’y fût-il décidé, si maître Antifer n’avait émis l’avis de tenir bon. Des retards prolongés lui eussent donné quelque inquiétude relativement au paquebot de Suez, qui ne fait qu’une escale mensuelle au golfe Persique. À ces époques d’équinoxe, on peut toujours craindre de tels mauvais temps qu’il soit impossible de les affronter. Donc mieux valait ne point relâcher tant qu’il n’y aurait pas danger évident à continuer sa route.

Le Steersman poursuivit sa navigation à bonne distance des récifs du littoral de l’Espagne. Il laissa sur bâbord la baie de Vigo et les trois pains de sucre qui en signalent l’entrée, puis les pittoresques côtes du Portugal. Le lendemain, à tribord, on releva le groupe des Berlingues, que la Providence a fabriqué tout exprès pour l’établissement des feux qui signalent la proximité du continent aux navires venant du large.

Vous imaginez aisément que, durant ces longues heures inoccupées, on causait de la

grande affaire, de cet extraordinaire voyage et de ses résultats certains. Maître Antifer avait repris son aplomb moral et physique. Les jambes écartées, le regard défiant l’horizon, il arpentait le pont d’un pied ferme, cherchant, s’il faut tout dire, sur la bonne figure du gabarier, un symptôme de malaise qui s’obstinait à n’y point paraître.

Et alors de lui lancer ces mots :

« Comment trouves-tu l’Océan ?…

— C’est beaucoup d’eau, mon ami.

— Oui… un peu plus que dans ta Rance !…

— Sans doute, mais il ne faudrait pas dédaigner une rivière qui a son charme…

— Je ne la dédaigne pas, gabarier… je la méprise…

— Mon oncle, dit Juhel, on ne doit mépriser personne, et une rivière peut avoir sa valeur…

— Tout comme un îlot ! » ajouta Gildas Trégomain.

Et sur ce mot, maître Antifer de dresser l’oreille, car c’était le toucher à son endroit sensible.

« Certes, s’écria-t-il, il y a des îlots qui méritent d’être mis au premier rang… le mien, par exemple ! »

Ce pronom indiquait bien le travail qui s’était opéré dans ce cerveau de Breton — un pronom possessif s’il en fût jamais. Cet îlot du golfe d’Oman lui appartenait en propre par héritage.

« Et à propos de mon îlot, reprit-il, vérifies-tu chaque jour la marche de ton chronomètre, Juhel ?…

— Assurément, mon oncle, et j’ai rarement vu un instrument aussi parfait.

— Et ton sextant ?…

— Soyez certain qu’il vaut le chronomètre.

— Dieu merci, ils ont coûté assez cher !

— S’ils doivent rapporter cent millions, insinua judicieusement Gildas Trégomain, il n’y avait pas lieu de regarder au prix…

— Comme tu le dis, gabarier ! »

Et, de fait, on n’y avait point regardé. Le chronomètre avait été fabriqué dans les ateliers de Bréguet, — avec quelle perfection, il est inutile d’y insister. Quant au sextant, il était digne du chronomètre, et, habilement manié, pouvait donner des angles à moins d’une seconde. Or, pour le maniement, il n’y avait qu’à s’en remettre au jeune capitaine. Grâce à ces deux appareils, il saurait déterminer avec une précision absolue le gisement de l’îlot.

Mais, si maître Antifer et ses deux compagnons avaient raison d’accorder entière confiance à ces instruments, c’était de la défiance, au contraire, de la très juste défiance, qu’ils éprouvaient pour Ben-Omar, l’exécuteur testamentaire de Kamylk-Pacha. Ils en causaient souvent, et un jour, l’oncle de dire à son neveu :

« Il ne me revient pas du tout, cet Omar, et je me promets de l’observer de près !

— Qui sait si nous le retrouverons à Suez ?… répondit le gabarier d’un ton dubitatif.

— Allons donc ! s’écria maître Antifer. Il nous y attendrait des semaines et des mois, s’il le fallait !… Est-ce que ce coquin-là n’était pas venu à Saint-Malo uniquement pour me voler ma latitude ?

— Mon oncle, dit Juhel, vous n’avez pas tort, je crois, de surveiller ce garde-notes d’Égypte. À mon avis, il ne vaut pas cher, et j’avoue que son clerc Nazim ne me paraît pas valoir davantage !

— Je pense comme toi, Juhel, ajouta le gabarier. Ce Nazim n’a pas plus l’air d’un clerc que je n’ai l’air, moi…

— D’un jeune premier de théâtre ! dit Pierre-Servan-Malo, en faisant rouler son caillou entre ses dents. Non, le susdit clerc n’a pas une figure à rédiger des actes… Après tout, en Égypte, il n’est pas étonnant que ces saute-ruisseaux aient de ces tournures de beys à éperons et à moustaches !… Le malheur est qu’il ne parle pas le français… On aurait pu le faire jaser…

— Le faire jaser, mon oncle ? Si vous n’avez pas tiré grand-chose du patron, vous n’auriez rien tiré de son clerc, vous pouvez m’en croire. Je pense qu’il y aurait plutôt lieu de vous préoccuper de ce Saouk…

— Quel Saouk ?…

— Ce fils de Mourad, le cousin de Kamylk-Pacha, de cet homme qui est déshérité à votre profit…

— Qu’il s’avise de se mettre en travers, Juhel, et je saurai le remettre en long ! Est-ce que le testament n’est pas formel ?… Alors, que nous veut-il, ce descendant de pachas, dont je me charge de couper les queues ?…

— Cependant, mon oncle…

— Eh ! je ne m’inquiète pas plus de lui que du Ben-Omar, et si ce fabricant de contrats ne marche pas correctement…

— Prends garde, mon ami ! dit Gildas Trégomain. Tu ne peux pas te débarrasser du notaire… Il a le droit et même le devoir de t’accompagner dans tes recherches… de te suivre sur l’îlot…

— Mon îlot, gabarier !…

— Soit… ton îlot !… Le testament l’indique d’une façon précise, et comme il lui est attribué une commission de un pour cent… soit un million de francs…

— Un million de coups de pied au derrière ! » s’écria le Malouin, dont l’irascibilité croissait à la pensée de cette énorme prime que devait toucher Ben-Omar.

La conversation fut interrompue par des sifflets assourdissants. Le Steersman, qui s’était rapproché de terre, passait entre la pointe du cap Saint-Vincent et le rocher dressé au large du cap.

Le capitaine Cip n’omettait jamais d’envoyer un salut au couvent juché sur le haut de la falaise, — salut que le prieur s’empressait de lui rendre sous forme de bénédiction paternelle. Quelques vieux moines apparurent sur le plateau, et le steamer, onctueusement béni, contourna l’extrême pointe pour prendre direction vers le sud-est.

Pendant la nuit, en prolongeant la côte à quelques milles, on aperçut les feux de Cadix, on dépassa la baie de Trafalgar. Le matin au petit jour, après avoir relevé dans le sud le phare du cap Spartel, le Steersman, laissant à égale distance, sur tribord, les superbes collines de Tanger, meublées de jolies villas toutes blanches entre les frondaisons, et, sur bâbord, les coteaux échelonnés derrière Tarifa, donna dans le détroit de Gibraltar.

À partir de cet endroit, le capitaine Cip, servi par le courant de la Méditerranée, fila vivement, en se rapprochant du littoral marocain. Il entrevit Ceuta, perchée sur son roc comme un Gibraltar espagnol, il mit le cap au sud-est, et vingt-quatre heures après, l’île d’Alboran lui restait par l’arrière.

Délicieuse navigation dont les passagers peuvent ressentir l’inexprimable charme, lorsque le navire qui les transporte passe en vue de la côte africaine. Rien de plus pittoresque, de plus varié que ce panorama, avec ses montagnes d’arrière-plan d’un harmonieux profil, les multiples découpures du rivage, les villes maritimes qui surgissent inopinément au détour des hautes falaises dans leur cadre de verdure, respecté de l’hiver sous ce climat méditerranéen. Le gabarier apprécia-t-il comme il convenait ces beautés naturelles, et balanceraient-elles en son souvenir les points de vue de sa bien aimée Rance entre Dinard et Dinan ? Qu’éprouva-t-il en voyant Oran, dominée par le cône où s’accroche son fort, Alger étagée en amphithéâtre sur sa casbah, Stora perdue au milieu de ses roches d’un grandiose aspect, Bougie, Philippeville, Bône, mi-moderne et mi-antique, blottie au fond de son golfe. En un mot, quel fut l’état d’âme de Gildas Trégomain en présence de ce littoral superbe qui se déroulait devant ses yeux ? C’est là un point historique qui n’est pas fixé et qui ne le sera jamais sans doute.

Ce fut à peu près par le travers de La Calle que le Steersman, s’éloignant de la côte tunisienne, prit direction vers le cap Bon. Dans la soirée du 5 mars, les hauteurs de Carthage se dessinèrent un instant sur un fond de ciel d’un blanc cru, au moment où le soleil se couchait au milieu des brumes. Puis, pendant la nuit, le steamer, après avoir doublé le cap Bon, sillonna cette portion orientale de la Méditerranée qui s’étend jusqu’aux Échelles du Levant.

Le temps était assez propice. Des grains parfois, mais des embellies qui laissaient au regard de larges horizons. C’est en ces conditions que l’île de Pantellaria montra son sommet aigu, — un ancien volcan endormi qui pourrait bien se réveiller un jour. Du reste, le sous-sol de cette partie de mer, depuis le cap Bon jusqu’aux parages les plus reculés de l’archipel grec, est volcanique. Des îles y apparaissent, telles Santorin et nombre d’autres, qui formeront peut-être un jour quelque nouvel archipel.

Aussi Juhel eut-il raison de dire à son oncle :

« Il est heureux que Kamylk-Pacha n’ait pas choisi un îlot de ces parages pour y enterrer sa fortune.

— C’est heureux… très heureux ! » répondit maître Antifer.

Et sa face était devenue toute pâle à la pensée que son îlot aurait pu émerger d’une mer incessamment travaillée par les forces souterraines. Heureusement, le golfe d’Oman est garanti contre les éventualités de cette sorte. Il ne connaît pas de telles commotions, et l’îlot

occuperait la place même où ses coordonnées géographiques en indiquaient le gisement.

Après avoir dépassé les îles de Gozzo et de Malte, le Steersman se rapprocha franchement de la côte égyptienne.

Le capitaine Cip vint reconnaître Alexandrie. Puis, ayant contourné ce réseau des bouches du Nil, sorte d’éventail déployé entre Rosette et Damiette, il fut signalé à l’ouvert de Port-Saïd dans la matinée du 7 mars.

Le canal de Suez était en construction à cette époque, puisqu’il ne fut inauguré qu’en 1869. Le steamer dut donc s’arrêter à Port-Saïd. Là, les maisons à l’européenne, les chalets à toit pointu, les villas fantaisistes, ont poussé sous le souffle français, le long d’une étroite bande de sable resserrée entre la mer, le canal et le lac Menzaleh. Le produit des fouilles a servi à combler une partie du marais, à établir un terre-plein, qui sert d’assise à la ville, où rien ne manque : église, hôpital, chantiers. Des constructions pittoresques s’étalent en façade sur la Méditerranée, et le lac est semé d’îlots verdoyants entre lesquels se glissent les barques de pêcheurs. Une sorte de demi-rade, de deux cent trente hectares, est protégée par ses deux digues, l’une occidentale, avec phare, sur une longueur de trois mille cinq cents mètres, l’autre, orientale, plus courte de sept cents mètres.

Maître Antifer et ses compagnons se séparèrent du capitaine Cip avec force remerciements sur l’accueil qu’ils avaient reçu à son bord et, le lendemain, ils prirent le chemin de fer qui fonctionnait alors entre Port-Saïd et Suez.

Il était fâcheux que le canal n’eût pas été achevé cette année-là. La traversée aurait vivement intéressé Juhel, et Gildas Trégomain aurait pu se croire entre les rives de la Rance, bien que l’aspect des lacs Amers et d’Ismaïla soit moins breton que Dinan et plus oriental que Dinard.

Quant à maître Antifer ?… En vérité, est-ce qu’il eût songé à regarder ces merveilles ? Non ! pas plus celles qui sont dues à la nature, que celles qui sont dues au génie de l’homme. Pour lui, dans le monde entier il n’existait qu’un seul point, l’îlot du golfe d’Oman, son îlot, lequel, comme un bouton de métal brillant, hypnotisait tout son être.

Et il ne devait rien voir de Suez, cette ville, qui occupe actuellement une place si importante dans la nomenclature géographique. Mais ce qu’il aperçut très visiblement au sortir de la gare, ce fut un groupe de deux hommes, dont l’un se dépensait en saluts excessifs, tandis que l’autre ne se départissait pas de la gravité orientale.

C’étaient Ben-Omar et Nazim.

  1. Le Timonier