MiragesEmile-Paul Frères (p. 129-131).
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NUIT

Mes yeux, vous ai-je bien servis ? Car il vous plaît
d’être servis, vous, vous dont la lueur profonde
peut réfléchir un ciel et contenir un monde !
Tour à tour, ô mes yeux intenses, mes deux yeux
étrangement secrets, tendrement curieux,
tour à tour vous aimez et vous quittez les choses.
— Comme des courtisans dans un jardin de roses,
Aubes, Midis et Soirs devant vous ont dansé ;
le Passé vous a pris au piège… le Passé !
Et votre sœur la Nuit sur vos ondes moroses
penchait hier un front orgueilleux et glacé…

Oui, mes yeux noirs épris d’images fugitives,
tour à tour vous avez élu diversement
la plaine ou les sommets, la rivière ou la rive,
l’horizon nuageux ou le palais dormant,
l’île voluptueuse ou la palme chétive ;
tour à tour votre choix vaguait, irrésolu,
de ces denses cités filles des cathédrales
aux lacs brumeux veillés par les lampes astrales ;
des mers vous ont donné leur flux et leur reflux,
des bergers ont pour vous mimé des pastorales ;

le voyage terrestre en vous s’est déroulé
plein de jeux imprévus, de changeantes images ;
l’insidieux Ulysse et les dévots rois Mages
n’ont point, en ces temps-là, croisé plus de visages…
Et n’avez-vous, mes yeux, découvert les clartés
de la chair périssable aux promptes déchéances,
la gamme des couleurs, la ruse des nuances,
et la forme adorable, et le trait ingénu ?
Errantes visions que rien n’a fatiguées,
caravanes d’amour au seuil d’une mosquée,
colonne solitaire et droite — marbre nu !

Atalante fuyait, fuyait… J’ai reconnu
la trace de ses pas sur le sable indiquée…

Que je crains désormais les destins accomplis,
ces doigts qui fermeront sur vous mes deux paupières,
cet horrible néant, ce froid, ces lourdes pierres
retombant sur un gouffre et scellant des oublis !
Que je crains désormais l’inexorable lit
de cette Mort vouant aux ombres éternelles
l’éclat passionné des humaines prunelles !

Cependant tout cela, mes yeux, mes sombres yeux,
tout cela qui renaît d’une suprême vie

pour avoir, dans votre eau merveilleuse et ravie,
glissé confusément à la faveur des dieux ;
tout cela, reflété dans cette onde éloquente,
qui m’émeut, et m’exalte, et bout avec mon sang,
mondes transfigurés, vergers éblouissants
où l’on devine au loin des rires de bacchantes ;
tout cela qui m’embaume et de myrrhe et d’encens
devra-t-il se dissoudre alors pour disparaître ?…
Et ne vous ai-je pas servis dans l’heure brève
afin qu’il vous souvienne, ô mes yeux, dans la mort,
et que votre mémoire en durant, peuple encor
le sommeil redouté de rêves et de rêves !…