Mirage (Mousseau)/Chapitre VII

C. A. Marchand (p. 64-73).

CHAPITRE VII



Ce n’est pas à dire que le docteur et sa femme fussent pressés de marier leur fille, qui n’avait que vingt ans, mais ils appréciaient les qualités de cœur et de caractère de Louis, qui devaient selon toute probabilité lui assurer un bel avenir. Il était ambitieux comme on doit et comme on peut légitimement l’être, et il voulait s’élever dans l’échelle sociale et se faire une belle carrière. Il avait des manières distinguées quoique dépourvues de l’affectation de ceux qui font profession d’être distingués sans l’être réellement, et il n’était pas de ceux qui, satisfaits d’eux-mêmes, s’encroûtent dans la routine et dans la vulgarité. Ce fils de cultivateur ne le cédait à personne sous le rapport de la politesse et des bonnes manières, tant il est vrai que la supériorité d’une caste sociale sur une autre n’est que factice et que celui qui veut monter d’un degré inférieur à un degré supérieur le peut.

L’amitié ou l’amour sont souvent à la merci des circonstances, des absences, de l’éloignement. Louis et Ernestine ne s’étaient connus que par hasard, un an auparavant ; ils ne s’étaient revus que de loin en loin pendant l’hiver précédent. Mais leur villégiature commune les avait beaucoup rapprochés ; maintenant qu’un long hiver se présentait pendant lequel ils pourraient continuer à se voir fréquemment et régulièrement, tout concourait à rendre leur amitié plus solide et définitive.

Une période charmante commença donc pour eux, celle pendant laquelle on se rend compte de la similitude des goûts et des opinions avant de s’avouer la similitude des sentiments.

Sans avoir horreur des mondanités, Ernestine préférait les plaisirs d’intérieur, les causeries tranquilles ; Louis n’aurait pas aimé à prendre part à aucune fête mondaine, car il lui aurait semblé qu’il se dissipait et qu’il n’abordait pas sa troisième et dernière année d’étude comme il convenait. Mais il était très heureux d’être reçu dans l’intimité chez le docteur.

Ernestine était une nature bien équilibrée et elle avait un tempérament calme ; il était lui-même peu porté aux sentimentalités. Ils faisaient donc une paire d’amis comme on en voit peu et s’acheminaient vers l’amour uniquement parce qu’ils étaient jeunes et que l’amitié ne suffit pas, à cet âge.

On en vint peu à peu chez le docteur à considérer Louis comme un commensal obligé, son couvert fut mis presque à tous les dimanches. Il entrait dans la famille avant même d’y appartenir, par habitude, parce qu’il trouvait les Ducondu très affables et d’un commerce agréable, et parce qu’il était un invité charmant.

Souvent, le dimanche soir, il venait faire la partie de cartes avec le docteur, sa femme et Ernestine. Cette dernière, qui était bonne musicienne, laissait rarement passer une soirée sans interpréter quelque morceau de maître et Louis retournait à sa chambre en fredonnant gaiement un refrain de l’opera dont elle avait joué un extrait.

C’était certainement des soirées peu mouvementées, mais telles quelles, elles plaisaient au jeune homme, qui avait l’impression d’avoir été transporté chez lui pendant quelques heures, à ce foyer où régnait la même bonté, où l’on observait les mêmes traditions de simplicité que chez le père Duverger, mais où il respirait en plus une atmosphère de culture littéraire et artistique dans laquelle Louis se trouvait parfaitement à l’aise.

Louis et la famille du docteur étaient attablés autour d’un jeu de cartes, un soir, quand un visiteur demanda le docteur.

La chose arrivait souvent ; les joueurs n’y faisaient généralement pas attention : ils mettaient leurs cartes sur la table et causaient tranquillement, en attendant le retour de leur partenaire. Mais ce soir-là le docteur demeura si longtemps absent qu’ils furent bien forcés de le remarquer, car il était rare qu’un patient fît une aussi longue visite.

Le docteur sortit enfin de son cabinet et les joueurs l’entendirent souhaiter le bonjour à un visiteur dont la voix résonna aux oreilles de Louis comme une voix connue. M. Ducondu entra tout bouleversé dans la pièce où on l’attendait. Lui d’habitude si calme, autant par tempérament que par la nécessité que lui en imposait sa profession, il était visiblement troublé.

« Qu’as-tu donc, mon cher ? » lui demanda sa femme, avec surprise et avec un peu d’inquiétude.

« Je viens de me trouver dans une nécessité bien pénible », répondit-il : « je viens d’être obligé de refuser à un homme qui se noie de le sauver ».

— Que veux-tu dire ?

— Le père Beaulieu, tu sais, le cultivateur de Saint-Augustin qui est venu s’établir en ville…

— Eh ! bien ? est-il malade ? tu ne peux pas le soigner ?

— C’est bien pire que cela ?

— Quoi donc ?

— Il est ruiné.

« Le pauvre homme ! »

Cette exclamation jaillit simultanément de la bouche des trois interlocuteurs du docteur et elle était l’écho d’une véritable sympathie, car madame Ducondu, sa fille et Louis connaissaient et estimaient le père Beaulieu. On était naturellement anxieux de savoir par quel concours de circonstances il en était arrivé là et le docteur répéta le récit que lui avait fait l’épicier.

Ce récit était aussi simple que navrant : le père Beaulieu avait fait un second versement à Dulieu sur le prix de ses « lots », quand ce versement devint dû. L’époque du troisième versement coïncida avec les échéances des maisons de gros. Le père Beaulieu, qui n’avait jamais tenu une comptabilité bien soignée, constata alors qu’il n’était pas capable de rencontrer tous ses paiements et que loin de faire autant d’argent qu’il le croyait, il ne retirait de son commerce que tout juste de quoi vivre. — Nombre de petits commerçants font à un moment donné cette découverte, qui est assez souvent suivie de la faillite.

Le père Beaulieu, d’abord épouvanté de sa constatation, reprit vite confiance et se dit qu’il n’avait qu’à vendre une couple de « lots », sur la vente desquels, il réaliserait sûrement un profit, pour solder ce qu’il devait aux marchands de gros et à Dulieu. La transaction lui paraissait absolument facile et il n’avait aucun doute sur son succès ; s’il fallait en croire les gens qui « faisaient de l’immeuble », les transactions de ce genre étaient très communes.

Il ne trouva cependant pas d’acheteur : l’un avait tout son argent engagé dans diverses entreprises ; un autre n’achetait que des maisons et ne spéculait pas sur les « lots » ; d’autres enfin n’auraient acheté sa propriété qu’à des prix dérisoires.

Cet échec le décontenança fortement, mais il ne perdit pas encore confiance : Dulieu, qui s’était toujours montré son ami, lui donnerait peut-être du temps pour payer. Il alla donc le trouver, sans trop d’inquiétude, car il ne pouvait croire que l’agent d’immeubles ne lui rendît pas le service d’attendre que ses affaires fussent en meilleur ordre.

Il éprouva une profonde déception : Dulieu ne traitait pas de la même manière ceux qui avaient de l’argent et ceux qui n’étaient plus que ses débiteurs.

Il reçut l’épicier très froidement et lui dit d’un air ennuyé, après avoir écouté l’exposé de ses difficultés : « parlez donc de cela à mon commis, voulez-vous ; je suis trop pressé pour m’occuper de cette affaire-là. » Il sortit, quelques instants après, et le père Beaulieu, après avoir attendu longtemps que le commis fut libre, lui renouvela la demande de délai qu’il avait faite à Dulieu.

« Monsieur Dulieu règle ces questions-là lui-même », répondit le commis ; « je ne puis prendre sur moi de vous accorder ce que vous demandez.

— Mais monsieur Dulieu m’a dit d’arranger cela avec vous, dit le père Beaulieu, qui commençait à suer à grosse gouttes, bien qu’il ne fît pas chaud du tout, tant il devenait nerveux.

— Cela ne fait rien ; je ne peux pas. Revenez voir monsieur Dulieu.

— Va-t-il être ici de nouveau aujourd’hui ?

— Je ne sais pas.

— Quand sera-t-il ici ?

— Demain probablement.

— Est-ce que je fais mieux de revenir dans l’avant-midi ou dans l’après-midi ?

— C’est plus que je ne puis dire.

Ces réponses irritantes et offensantes mortifiaient profondément le père Beaulieu et la colère commençait à lui monter au visage. Si Dulieu eût été là, l’épicier aurait peut-être fait un esclandre fâcheux… mais il n’y était pas ; il savait bien à quoi il se serait exposé en restant et il était parti, laissant Dulieu en face d’un commis impassible et insolent.

L’épicier sortit, à moitié étouffé par l’indignation qui grondait en lui. Il eut peine à se rendre à la cage de l’ascenseur, car il était dans un état d’excitation extraordinaire et il ne savait guère ce qu’il faisait.

Il revint un peu à lui quand il fut dans la rue et il remonta à son domicile en proie à un accablement profond. On l’attendait à la maison et on se demandait quel allait être le résultat de ses démarches. Il n’avait pu cacher l’état de gêne où il se trouvait, puisque sa femme et ses enfants l’aidaient dans son commerce et étaient au courant de toutes ses affaires. Ils avaient donc hâte de savoir comment il avait réussi à solutionner la difficulté.

Il n’avait malheureusement pas encore réussi ; son air le faisait deviner, et il n’eût que peu de mots à dire pour expliquer son insuccès.

Sa femme reçut le coup avec calme et elle dit simplement : « ça n’a pas l’air comme si monsieur Dulieu était disposé à faire quelque chose. » Mais Henri et Marie, qui étaient jeunes et qui ne se laissaient pas décourager aussi vite, car à cet âge on ne doute pas de l’avenir, se récrièrent contre l’idée d’abandonner la lutte que suggéraient les paroles de leur mère. Tous deux se mirent l’esprit à la torture pour trouver parmi leurs connaissance quelqu’un qui pût acheter les « lots » de leur père. Tout à coup Henri s’écria : « si vous demandiez au docteur Ducondu ; c’est un bon homme et il est riche. » L’idée sembla susceptible de succès au père Beaulieu, et c’est ainsi qu’il fut amené à faire une démarche auprès du docteur.

Il avait une grande confiance dans le praticien et il se dit que le docteur Ducondu pourrait probablement lui donner quelque bon conseil capable de le sortir d’embarras.

Quand il eut dit ce qui l’amenait, le docteur réfléchit un peu, avant de répondre. Le père Beaulieu attendait avec avidité les paroles du médecin, tandis que celui-ci, pourtant habitué aux misères humaines, hésitait à porter le dernier coup au malheureux qui venait l’implorer.

« Il me semble que vous n’avez pas épuisé tous les moyens vis-à-vis de monsieur Dulieu », dit-il enfin à l’épicier.

« Oh ! » répondit celui-ci, « je ne crois pas avoir grand chance avec lui. Je ne l’avais jamais vu comme cela, on dirait qu’il est fâché contre moi. Pourtant, je lui ai fait gagner assez d’argent : il aurait pu m’attendre.

— Oui, mais il ne vous a pas refusé absolument.

— Il s’est sauvé pour ne pas me voir, c’est bien pareil.

— C’est étrange. Je ne comprends pas pourquoi il agit comme cela. Vous devriez retourner le voir, demain matin.

— Et s’il refuse....

— Il sera alors temps pour vous de tenter un autre moyen.

— J’ai essayé de trouver des acheteurs et je n’ai pas pu.

— C’est singulier.

— Pourtant, de la terre, cela a de la valeur.

— Certainement, certainement.

— Tenez, dit l’épicier, tout ému de son audace, si vous m’achetiez une couple de mes lots, monsieur le docteur, ça ne serait pas une grosse dépense pour vous et moi ça me mettrait au-dessus de mes affaires.

— Je le voudrais bien, répondit le docteur, fort embarrassé, mais je n’ai pas l’habitude de spéculer sur les lots.

Ce mot de « spéculation » sonna étrangément, pour la première fois, aux oreilles de l’épicier. « Mais on m’avait assuré que ce n’était pas une « spéculation », dit-il au docteur, « Monsieur Dulieu disait que c’était un placement de tout repos.

— Oh ! tous ces achats de lots sont plus ou moins des spéculations, affirma le docteur.

Le père Beaulieu pâlit et fut secoué d’un tremblement convulsif.

Le docteur regretta d’avoir parlé trop vite. « Où sont ces lots ? » lui demanda-t-il ?

Le père Beaulieu le lui dit et le docteur ne put s’empêcher de remarquer : « c’est bien loin ».

« Mais ils ont de la valeur quand même », répétait l’épicier, avec l’entêtement d’un homme qui veut espérer malgré tout.

— Ils acquerront probablement de la valeur, répondit le docteur, mais je crains que cela ne prenne un peu de temps.

— Alors, il n’y a pas moyen de s’arranger pour que vous en achetiez ? interrogea l’épicier.

Le docteur le regarda attentivement ; il avait l’air d’un homme qui va avoir une attaque. « Je ne puis pas lui refuser immédiatement », pensa le praticien, et il dit : « revenez donc demain, père Beaulieu, voulez-vous ; la nuit porte conseil ; allez voir Dulieu et si vous ne vous arrangez pas avec lui, vous pourrez revenir me voir ; mais je ne peux rien vous promettre cependant ».

Il reconduisit son visiteur et le retint un instant, à la porte, pour s’informer avec tact de la santé de sa femme et de ses enfants et pour tâcher de détourner un peu le cours de ses pensées.

Mais le père Beaulieu avait fini par se rendre compte de la vérité et il avait vu clair à travers les réticences du docteur : il était ruiné, ruiné après une longue vie de labeurs et quand il aspirait au repos. Dulieu l’avait trompé, s’était joué de lui et lui avait arraché tout ce qu’il possédait. Les lots, vendus avec la condition ordinaire qu’ils demeureraient la propriété du vendeur tant qu’ils n’auraient pas été complètement payés, allaient demeurer à l’agent d’immeubles, qui garderait aussi l’argent. C’était fini, — fini.

Quand le père Beaulieu revint chez lui, ses enfants n’osèrent pas lui demander le résultat de sa dernière démarche, Henri fut tout troublé en voyant entrer son père, courbé et marchant presque à tâtons ; Marie pleura doucement, car elle voyait que son père avait de la peine, et la mère Beaulieu dit à son mari : « le docteur n’a pas voulu, mon vieux ». Il tressaillit en entendant la voix de sa femme et il répondit, presque tout bas : « il dit que ça ne vaut rien ». Puis il monta à sa chambre avec sa femme, en se répétant à lui-même : « oh ! si j’avais su ! »

Les enfants fermèrent l’épicerie, sans bruit, et se retirèrent eux aussi dans leurs chambres.

Pendant ce temps, Ernestine, tout émue du récit du docteur, lui disait, presque avec reproche : « papa, pourquoi n’as-tu pas acheté des lots à ce pauvre homme ? »

— Parce que ce serait de l’argent jeté à l’eau, ma petite fille, répondit monsieur Ducondu.

— Alors, ces lots-là ne valent rien, docteur, dit Louis, qui avait tout écouté en silence.

— Absolument rien malheureusement. Ils sont situés en plein champ à une distance ridicule, loin de toute habitation, de toute paroisse, de tout chemin, de toute ligne de tramways.

— Ça n’est que de la spéculation, murmura Louis.

— Uniquement, conclut le docteur.


Le silence et l’obscurité s’étaient faits dans la maison du père Beaulieu, un silence pesant, une obscurité inquiétante. Une atmosphère de malheur régnait dans la demeure.

L’épicier s’était endormi pesamment et maintenant il avait un songe.

Il rêvait qu’il enfonçait dans une onde profonde et froide, qu’il coulait à pic et descendait à des centaines de pieds, dans un abîme où le jour ne luisait pas. Cela s’était fait soudainement, sans qu’il sût comment, et il n’avait pu se protéger contre cette chute étrange, en un lieu inconnu.

Tout à coup une lumière diffuse l’éclaira et il aperçut un monstre qu’il n’aurait pu décrire mais qu’il savait être Dulieu.

Il voulu fuir, mais il était immobilisé par une puissance invincible ; le monstre s’assit sur ses jambes, qui devinrent inertes comme si elles ne lui avaient plus appartenu. Il tenta de lever la main pour repousser l’apparition ; elle était attachée à son côté et retenue par la même force extraordinaire.

Il était étendu sur le dos, la lumière le frappait en plein visage et l’aveuglait. Il étouffait. Le monstre s’assit sur sa poitrine, qui écrasait sous le poids effroyable.

Le froid le gagnait, il avait des éblouissements et il se sentait la tête près d’éclater. Chose étrange, il parvenait à entr’ouvrir les lèvres pour tenter de respirer et quoiqu’il fût au fond de l’eau pas une goutte d’eau ne lui entrait dans la bouche, mais il n’y avait pas d’air non plus : c’était le vide autour de lui.

Combien de temps cette situation terrible allait-elle durer ? Où était-il ?

Pourquoi souffrait-il ainsi ? pourquoi n’était-il plus un petit garçon courant nu-pied dans les champs, au grand soleil, le visage fouetté par l’air vif des montagnes ? ou pourquoi n’était-il plus un jeune homme robuste, dans les veines duquel coulait une force irrésistible et indomptée ? pourquoi n’était-il pas cet homme suprêmement heureux qui conduisait à l’autel, par un beau jour de mai, la plus jolie fille de Saint-Augustin ? pourquoi ?

Des cercles concentriques d’ombre tournaient autour de lui, le poids sur sa poitrine devenait plus pesant. Il fit un effort désespéré, inouï, pour le soulever. Rien ne bougea.

Il sentit alors quelque chose qui se brisait en lui et il se trouva soudain dans la nuit, son être s’anéantit.

Cependant des rayons de lumière jaillissaient à travers les persiennes closes. Un beau soleil, invitant à la vie et au mouvement ; éclairait tout le quartier. Il était cinq heures du matin.

La mère Beaulieu, fidèle à son habitude de se lever tôt et de commencer de bonne heure le travail de la journée, sortit sans bruit du lit et se garda bien de déranger son mari, qu’elle supposait fatigué par ses courses de la veille.

La maison s’emplit peu à peu de bruit et d’animation, les enfants ouvrirent l’épicerie et les allées et venues des acheteurs commencèrent.

C’était le retour de l’effort et du travail quotidien, après le repos de la nuit.

Dans la chambre, en haut, le père Beaulieu dormait toujours. Ce n’était peut-être que la quatrième ou troisième fois, dans toute sa vie, qu’il lui arrivait de ne pas se lever en même temps que le reste de la maisonnée et de ne pas être le premier à l’ouvrage.

Une appétissante friture tiédissait sur le poêle et remplissait la maison de sa bonne odeur.

La mère Beaulieu crut qu’il était temps d’appeler son mari pour le repas commun. Elle alla donc dans la chambre et elle ouvrit les persiennes.

Un cri d’horreur retentit dans la maison, et jusque dans l’épicerie, où étaient Marie et Henri. Ils montèrent précipitamment et restèrent attérés devant le spectacle qu’avait révélé la lumière : leur père était étendu aussi rigide que s’il eût fait un effort extraordinaire pour raidir ses membres et il avait la figure violacée comme celle d’un noyé. Tous les efforts pour le réveiller furent vains et Henri courut chercher un médecin voisin, pendant que Marie téléphonait au docteur Ducondu.

Les deux hommes de l’art crurent sentir un faible battement du pouls, intermittent et vacillant comme la lueur d’une lampe qui s’éteint.

Le prêtre fut appelé et oignit le moribond, pendant que les enfants sanglotaient tout haut, au pied du lit.

Une heure après, tout signe de vie était disparu et le père Beaulieu était rendu dans un monde où on ne connaît pas la fièvre et les inquiétudes humaines et où l’on goûte pour toujours la paix.

Sa pauvre existence tourmentée était finie. Il avait rejoint ses ancêtres dont la vie s’était passée sur la ferme, pour jouir avec eux d’un repos commun, de ce repos auquel il aspirait si ardemment et qu’il avait trouvé soudain, au milieu d’angoisses sans issue.

La Providence lui avait accordé le délai que Dulieu lui avait refusé.

La mort n’a pas autant de terreur pour les habitants des campagnes que pour ceux des villes : elle n’est en effet qu’un retour à la nature, dont ils sont toujours si proche. Ils ont une résignation un peu fataliste et ils accueillent sans frayeur la lugubre visiteuse. Les larmes cessèrent donc vite dans la maison du défunt, pour faire place à une douleur résignée et tranquille.

La soudaineté du choc avait cependant fort secoué toute la famille et les enfants furent reconnaissants à Louis Duverger de compatir à leur deuil, et de leur épargner les démarches multiples et pénibles qui sont nécessaires en pareil cas, tant auprès des entrepreneurs de pompes funèbres que pour obtenir les certificats et les attestations pour l’inhumation.

Marie en particulier lui en sut gré, comme elle lui savait gré des longues heures qu’il passait chez l’épicier, car la présence du jeune homme lui faisait du bien. Elle eût aimé à se jeter dans ses bras, pour être consolée comme une enfant, subissant à son insu la loi qui veut que les sentiments tendres succèdent aux sentiments tristes et que la mort fasse germer l’amour.

La fin soudaine du père Beaulieu avait produit une profonde impression chez le docteur Ducondu, où on avait suivi avec intérêt les péripéties de la vie du cultivateur, depuis son départ de la campagne. Souvent madame Ducondu et Ernestine avaient discuté avec le docteur la possibilité pour un homme de l’âge du père Beaulieu de changer d’occupation et de vie. Le docteur était d’opinion que la chose était difficile et sa femme et sa fille se demandaient avec curiosité ce qui adviendrait d’un changement aussi radical. Tous trois avaient maintenant la réponse à leurs doutes et à leur questions, et cette réponse les peinait beaucoup, car ils n’appréhendaient pas un dénouement aussi triste.

Parmi les amis que le docteur Ducondu recevait dans l’intimité se trouvait l’avocat Jean Larue, qui vint passer la soirée chez lui le surlendemain de la mort du père Beaulieu. Le docteur lui apprit le triste événement et on parla naturellement, une fois de plus, des malheurs du disparu. Il en résulta une longue discussion sur la spéculation en général et la spéculation sur les immeubles en particulier. Le père Beaulieu avait été victime d’une spéculation imprudente et son cas semblait à tous des plus typiques..

« Ce sont évidemment ses embarras d’argent qui ont occasionné sa mort », disait le docteur.

« N’aurait-il pu en sortir », demanda madame Ducondu.

« Il eût fallu qu’il empruntât de l’argent », disait Larue, « car personne n’achèterait ces lots au prix qu’il les avait payés. Ils ne vaudront pas ce prix avant dix ans. »

— Je me demande comment monsieur Dulieu s’y était pris pour le tromper ainsi, se récriait madame Ducondu, il devrait avoir honte.

— Oh ! il n’a pas fait pis que bien d’autres, disait le docteur ; c’est aux gens à ne pas acheter en aveugles.

— C’était certainement une bonne dupe, dit Larue ; il ne connaissait pas la ville et il n’aurait pas dû se risquer ainsi.

— Il y en a beaucoup qui la connaissent et qui se laissent tromper, dit le docteur. C’est l’éternelle histoire de la course après la fortune ; quelques-uns l’atteignent et d’autres échouent misérablement.

— Est-ce que monsieur Duverger n’a pas des propriétés en ville ? demanda Ernestine à Louis, qui se trouvait aussi chez le docteur.

— Oui, mademoiselle, répondit le jeune homme.

— Et il ne s’est pas fait voler, lui, continua la jeune fille.

— C’est parce qu’il n’a pas acheté de terrains, dit Louis ; il a acheté des maisons, de sorte qu’il retire des loyers qui lui servent à payer ses impôts et à solder la balance du prix de vente.

« Comme question de fait », dit madame Ducondu, « est-ce que, la spéculation sur l’immeubles n’est pas un peu surfaite ? On n’entend parler que de cela. Les journaux en sont pleins. À entendre causer les gens, on pourrait s’enrichir dans le temps de le dire. Mais je ne comprends pas cela. Il me semble que ce n’est pas vrai. Comment tout le monde peut-il s’enrichir en même temps. Il doit y en avoir un grand nombre qui se ruinent. »

— Vous avez certainement raison, madame, répondit Larue, tous ne s’enrichissent pas.

— Plusieurs font fortune cependant, dit le docteur.

— Il ne s’agit que de commencer heureusement pour que cela aille bien, dit Larue.

— Et il faut avoir de la chance.

— Assurément, on trouve quelquefois des occasions qu’on ne rencontre plus, il s’agit de savoir en profiter.

— Et ceux qui s’imaginent à tort avoir trouvé une occasion, quand ils n’en ont réellement pas trouvé, dit Louis, sont ceux qui se ruinent.

— Ce pauvre père Beaulieu, dit Ernestine, il croyait bien avoir trouvé une fortune.

— Oui, fit le docteur, et son désappointement a été tel qu’il en est mort. Je me demande ce que va devenir sa famille.

— Je crois qu’ils vont retourner à Saint-Augustin, dit Louis.

— Ils ont été bien imprudents, dit Larue.

— Ils ont surtout manqué de jugement, dit le docteur. Ils n’auraient pas dû risquer tout leur avoir.

La conversation continua ainsi et on épilogua longuement sur le triste sort du spéculateur que sa spéculation avait tué, sur cette soif de s’enrichir vite qui fait tant de victimes, sur les faits et méfaits des agents d’immeubles, sur l’expansion de la ville de Montréal et sur la valeur qu’est encore appelé à prendre la propriété, sur la possibilité d’un krach dans l’immeuble, sur l’astuce des uns et sur la crédulité des autres. On discuta longtemps et on cessa la discussion sans avoir épuisé le sujet.

Un cortège lugubre partait, le lendemain matin, de la résidence de l’épicier.

Les voisins, qui avaient appris le malheur, regardèrent passer avec sympathie le corbillard noir contenant la tombe brune aux poignées d’argent dans laquelle les employés de l’entrepreneur de pompes funèbres avaient étendu le corps du père Beaulieu.

Joseph et Henri marchaient derrière le corbillard, suivis de deux beaux-frères et d’un petit nombre d’amis, parmi lesquels se trouvait Louis Duverger.

Derrière un groupe qui s’était formé sur le trottoir, en face de l’épicerie, de l’autre côté de la rue, une femme se tenait, les bras croisés, la tête penchée en avant, comme pour mieux voir. Ses petits yeux chafouins semblaient chercher à pénétrer dans le cercueil et sa bouche vulgaire, aux coins tombants, avait une expression malveillante. C’était la Leblanc que le mystère de l’Au-Delà n’impressionnait aucunement et qui ne voyait qu’un objet de curiosité et que matière à commérage dans le passage de la dépouille du mort.