Mirabeau et la cour de Louix XVI
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 722-738).
II  ►

MIRABEAU


ET


LA COUR DE LOUIS XVI.




Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Marck pendant les années 1789, 90 et 91, recueillie, mise en ordre et publiée par M. A. de Bacourt.[1]




Comment diriger la révolution de 89 et la consolider en la tempérant, voilà l’intérêt de ce que j’appellerais volontiers la première partie de cette correspondance, qui va depuis le commencement de 1789 jusqu’au mois d’avril 1791, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Mirabeau : c’est la partie la plus importante. Comment sauver le roi, et plus tard, hélas ! comment sauver la reine, voilà l’intérêt de la seconde, et, si j’avais à choisir l’épigraphe de ces deux parties, je prendrais ces paroles de M. le comte de La Marck[2] : « Ce ne sont pas les chances qui nous manquent ; mais qu’importent les chances, si une incurable faiblesse les laisse toutes échapper ? » Telle est en effet la leçon qui sort de toutes les pages de cette correspondance. Non ; si la révolution n’a pas pu être dirigée et tempérée de 89 à 91, si le roi et la reine n’ont pas pu être sauvés de 91 à 93, ce n’est point seulement à la fatalité des événemens qu’il faut s’en prendre, ce ne sont point les chances qui ont manqué aux hommes, ce sont les hommes qui ont manqué aux chances. Il y a eu d’affreux malheurs, d’épouvantables catastrophes ; mais ces malheurs et ces catastrophes ont en pour cause la méchanceté des uns et la faiblesse des autres. Ne faisons donc plus de l’histoire de la révolution française un argument pour le fatalisme oriental ; ne disons pas Dieu l’a voulu ! Non ; Dieu l’a permis comme il permet le mal ici-bas à la liberté humaine. Loin que l’histoire de la révolution, comme nous le voyons dans la correspondance de Mirabeau avec le comte de La Marck, nous enseigne à nous croiser les bras, elle doit nous montrer que les révolutions elles-mêmes, ces événemens qu’on prétend irrésistibles comme les arrêts de Dieu, ne se font que parce qu’on les laisse faire.

Le gouvernement de Louis XVI ne s’est pas défendu. Quand l’Europe a laissé tomber la tête de Louis XVI et plus tard celle de Marie-Antoinette sur un infâme échafaud, en face des armées de la Prusse et de l’Autriche, c’est que l’Europe monarchique n’a su non plus ni attaquer ni se défendre, et un des correspondans de M. le comte de La Marck, M. Pellenc, autrefois secrétaire de Mirabeau, avait raison d’écrire, le 29 octobre 1793, après le meurtre de la reine : « On n’a peut-être pas assez réfléchi aux suites que peut avoir cette physionomie uniforme qu’on remarque entre toutes les cours de l’Europe et malheureusement trop semblable à celle de l’infortuné Louis XVI : même imprévoyance de l’avenir, même incrédulité pour les dangers les plus prochains, même aversions pour les mesures hardies, mêmes espérances d’un changement favorable, qui pourtant a toujours amené un état pire que le précédent. Je pourrais dire encore : mêmes ministres et mêmes généraux, car en 1789 on n’osa pas non plus faire marcher de Versailles contre Paris une armée encore fidèle, et qui trois jours plus tard fut séditieuse[3]. »

Il n’y a pas de spectacle plus triste que celui de Louis XVI mis par la destinée aux prises avec les terribles difficultés de la révolution, n’en comprenant pas la portée, usant des petits moyens de l’ancienne politique dans un temps et contre des hommes nouveaux, ne sachant jamais ni prendre une décision, ni s’y tenir. Cette indécision, qui était un des malheurs du caractère de Louis XVI, et que les difficultés du temps augmentèrent singulièrement, est exprimée d’une manière piquante et vraie par un mot de M. le comte de Provence[4] dans un entretien avec le comte de La Marck. « La faiblesse et l’indécision du roi, poursuivit Monsieur, sont au-delà de tout ce qu’on peut dire. Pour vous faire une idée de son caractère, imaginez des boules d’ivoire huilées que vous vous efforceriez vainement de retenir ensemble. » Ajoutez que, comme tous les hommes faibles et indécis, Louis XVI craignait de paraître céder aux influences qui l’entouraient, et même à celle de la reine. Il avait, contre l’ascendant salutaire que le caractère hardi et courageux de la reine aurait pu prendre dans le gouvernement, deux défenses : son indécision d’abord, et de plus une sorte de jalousie involontaire. Louis XVI aimait, sans le savoir, à contrecarrer les volontés ou les goûts de la reine. Je trouve un témoignage de cette position d’esprit dans une anecdote que le comte de Provence encore raconte à M. de La Marck. C’était sous le ministère de M. de Brienne, et celui-ci voulait faire renvoyer M. de Breteuil : le roi résistait, « et plus l’archevêque voyait le roi résister, plus il croyait important pour lui d’éloigner M. de Breteuil. Il revint donc constamment à la charge : enfin le roi, de guerre lasse, lui dit : Vous le voulez ! eh bien ! soit, j’y consens ; vous n’aurez qu’à lui faire demander sa démission. Puis quelques momens après, il ajouta avec une sorte de contentement : Aussi, bien, c’est un homme tout à la reine[5]. »

Quand Mirabeau entra en correspondance avec la cour et adressa au roi et à la reine des notes et des conseils c’est alors surtout que les inconvéniens de cette indécision du roi se firent mieux voir, et c’est alors aussi que ces irrésolutions de la cour sont peintes avec une force et une vivacité singulières par Mirabeau dans ses lettres à M. de La Marck et par M. de La Marck lui-même. « J’ai lieu de croire, dit M. de La Marck avec un sens profond, que le roi et la reine avaoient en moi autant de confiance qu’il leur était possible d’en avoir en quelqu’un dans ce temps-là, et je me sers de cette expression, parce qu’il est assez connu qu’ils n’ont jamais accordé leur confiance entièrement à personne. Ils avaient chacun à droite et à gauche leurs confidences particulières. Un avis accepté d’un côté était débattu et souvent rejeté de l’autre ; les mesures énergiques s’affaiblissaient dans leur exécution par des changemens faits en contradiction avec l’esprit qui les avait dictées, et il résultait de tout cela une indécision et une lenteur vraiment décourageantes. J’ai déjà dit et je le répéterai encore que cette confiance flottante, incertaine, quelque nuisible qu’elle fût à la cause royale, n’avait rien que de naturel de la part de personnes placées comme l’étaient alors le roi et la reine, entourés d’embûches de toutes sortes et sans cesse victimes des trahisons les plus inattendues[6]. »

Le roi et la reine, qui n’avaient qu’une demi-confiance en M. de La Marck lui-même, le plus loyal et le plus judicieux des hommes, se défiaient de Mirabeau ; quoi de plus naturel ? Ils ne suivaient pas ses conseils, souvent même ils en suivaient d’autres. Alors Mirabeau, qui se trouvait inutile et qui pouvait se croire méprisé, se rejetait dans le parti révolutionnaire et se livrait à sa fougue, voulant être important et puissant d’une manière ou de l’autre. Ces saccades qui passaient pour des trahisons faisaient qu’on se défiait encore plus de lui, et que ses conseils devenaient d’autant plus inutiles. Nous reviendrons sur la conduite de Mirabeau et nous essaierons de l’apprécier impartialement. Nous ne voulons en ce moment que bien faire comprendre quelles étaient les défiances et les irrésolutions, bien excusables, hélas ! du roi et de la reine et comment ils aidaient par là même à leur propre chute.

Les princes aiment à être servis selon leurs goûts et leurs caractères plutôt que selon leur intérêt et leur besoin. Louis XVI et ses frères ne pouvaient pas, même en face de la révolution, se défaire de cette habitude, et comme Mirabeau, quoique payé par eux, ne voulait pas les servir de cette façon dangereuse en tout temps, désastreuse au moment de la révolution, comme il résistait par fierté et par prévoyance à cet aplatissement de son génie, on continuait à le payer ; mais on s’habituait à croire que le seul avantage de l’affaire était de l’apaiser et de l’amortir un peu. « Il nous fera un peu moins de mal, » se disait-on. Mirabeau sentait cela et s’en irritait d’autant plus qu’il comprenait bien que cette défiance ou cette répugnance, il la méritait par sa vie passée « Ah ! répétait-il souvent à M. de La Marck, que l’immoralité de ma jeunesse fait de tort à la chose publique ! » Mais ce qu’il faut remarquer, c’est que, pour se venger de cette défiance, il semblait s’appliquer à la mériter davantage en redevenant révolutionnaire par dépit ; en même temps, il se plaignait de la cour en termes brûlans, « Il n’y a qu’une seule chose de claire ; dit-il dans une de ses lettres, un jour qu’il s’irritait de se sentir conseiller sans crédit et sans autorité ; il n’y a qu’une chose de claire, c’est qu’ils voudraient bien trouver, pour s’en servir des êtres amphibies qui, avec le talent d’un homme, eussent l’ame d’un laquais. Ce qui les perdra irrémédiablement, c’est d’avoir peur des hommes et de transporter toujours les petites répugnances et les frêles attraits d’un autre ordre de choses dans celui où ce qu’il y a de plus fort ne l’est pas encore assez, où ils seraient très forts eux-mêmes, qu’ils auraient encore besoin, pour l’opinion, de s’entourer de gens forts[7]. »

Mirabeau ici met le doigt sur la plaie, c’est-à-dire sur cette fatale disproportion entre l’attaque et la défense dont le roi n’avait point le sentiment ni la reine elle-même non plus, et, quand ils l’avaient par momens, le roi alors se réfugiait dans la résignation qui était propre a son caractère et qui fit sa gloire dans la prison et sur l’échafaud ; la reine, de son côté, rêvait des entreprises et des héroïsmes impossibles, Mirabeau revient sans cesse sur cette déplorable inégalité de force et de résolution, il y revient avec douleur, avec colère, et traite fort rudement, dans la familiarité de sa correspondance, le roi, les ministres du roi et Monsieur, frère du roi, qui avait pris aussi Mirabeau pour conseiller au moment de l’affaire de Favras, et qui ne suivait pas non plus ses conseils. « Les Tuileries et le Luxembourg, dit-il[8], se vainquent tour à tour en poltronnerie, en insouciance et en versatilité. Jamais enfin des animalcules plus imperceptibles n’essayèrent de jouer un plus grand drame sur un plus vaste théâtre ; ce sont des cirons qui imitent les combats des géans[9]. » Ailleurs, après avoir montré comment la fièvre révolutionnaire est partout répandue dans le pays et comment la cour et le ministère ne font rien, ou ne font pas ce qu’il faut pour s’opposer au mal : « Du côté de la cour, s’écrie-t-il, oh ! quelles balles de coton ! quels tâtonnemens ! quelle pusillanimité ! quelle, insouciance ! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d’enfans, de volontés et de nolontés, d’amours et de haines avortés ! et quand ils n’ont suivi aucun de mes conseils, profité d’aucune de mes conquêtes, mis à profit aucune de mes opérations, ils se lamentes, disent que je n’ai rien changé à leur position, qu’on ne peut pas trop compter sur moi, et le tout parce que je ne me perds pas de gaieté de cœur pour soutenir des avis, des choses et des hommes dont le succès les perdrait infailliblement[10]. »

La cour, qui avait acheté Mirabeau, voulait qu’il la servît, et Mirabeau, de son côté, qui s’était fait le conseiller de la cour, voulait qui la cour suivit ses conseils et ne suivît que ceux-là. Sa fierté s’indignait qu’on consultât d’autres que lui et des gens surtout qui ne le valaient pas ; mais le discernement des hommes est difficile aux princes, auxquels pourtant il est si nécessaire. Comme ils ne vivent pas au milieu de la société, ils ne savent pas le rang que l’opinion commune fait à chaque homme, et ils sont sans cesse exposés à trop estimer les uns et à ne pas assez estimer les autres. Cette confusion bizarre et involontaire qu’ils font entre les grands et les petits irrite beaucoup ceux qui savent leur taille. Je me souviens que le roi Charles X, parlant a un poète de nos jours, mettait sans façon un des chansonniers obscurs du temps sur le même rang que les grands poètes, sur le même rang que son orgueilleux interlocuteur, et cela sans malice, mais parce que le chansonnier, lui avait été présenté comme étant un grand poète, et qu’il s’en était rapporté à l’étiquette du sac ; sans avoir eu le temps ni peut-être l’envie d’y aller voir. Le roi Louis XVI faisait la même bévue quand il consultait sur le même pied Mirabeau et Bergasse, non pas que M Bergasse ne fût un homme qui avait du cœur et de l’esprit ; mais qu’était-ce auprès de Mirabeau dans les circonstances où le roi était placé ? Ce manque de discernement irritait Mirabeau, quand, sans savoir encore quel était le conseiller qu’on lui opposait, il sentait pourtant que le roi prenait d’autres conseils que les siens, et même qu’il les préférait. « Je ne suis pas du tout propre, dit-il, ni à être une doublure, ni à servir qui ne se fie pas. Mettez bien cela dans ces têtes princières et sous-princières[11] » Mais sa colère et son orgueil éclatent surtout quand il apprend que c’est Bergasse que l’on consulte et qu’on lui oppose. « C’est donc au banquet mesmérique, c’est donc sur le trépied de l’illumination qu’ils vont chercher un remède à leurs maux[12] ! Bon Dieu ! quelles têtes qui ne peuvent pas se dire : L’auxiliarité de ces gens-là, secondée de toute notre puissance qui n’est plus, n’a pu balancer un moment le combat, et elle le rétablirait, quand il est totalement perdu, contre les mêmes généraux et les mêmes troupes, quand on n’a plus ni troupes ni généraux à leur opposer ! ô démence[13] !

Ce qui désespère Mirabeau dans cette fluctuation perpétuelle du roi, c’est qu’il connaît l’assemblée constituante et qu’il sait fort bien qu’elle n’est ni ennemie du roi ni ennemie de la monarchie. « L’assemblée, dit-il avec un sens profond, était venue pour capituler et non pour vaincre, et elle ne soupçonnait même pas sa destinée[14]. » Oui, 1789 venait plein de confiance en la bonté du roi et dans ses intentions justes et libérales ; il venait pour soutenir Louis XVI contre la cour et pour faire une transaction entre l’ancien et le nouveau régime. D’où vient donc que 1789 a eu la destinée qu’il ne soupçonnait pas et qu’il ne voulait pas, une destinée révolutionnaire ? Le mal est venu en grande partie de la cour, « de sa fausse conduite, de sa faiblesse lorsqu’il fallait résister, de sa résistance lorsqu’il fallait céder, de son inertie lorsqu’il fallait agir, de sa marche ou trop lente ou trop rétrograde, de ce rôle de simple spectateur qu’elle affecte de jouer, de cet ensemble enfin de circonstances qui, persuadant aux esprits faibles que la cour a des projets secrets, font multiplier aux esprits ardens les mesures outrées de résistance[15]. »

Que fallait-il pour remédier à cela ? Un plan et un homme. Le plan, Mirabeau l’avait, et il le développait dans les notes qu’il adressait au roi, et qui sont le fond et le sujet de la correspondance avec M. de La Marck. Nous examinerons plus tard ce plan, qui n’est pas, disons-le dès ce moment, un plan de contre-révolution, mais un plan de gouvernement constitutionnel. Quant à l’homme qui doit exécuter ce plan, c’est Mirabeau lui-même, mais Mirabeau écouté et obéi. Il écrivait à M. de Lafayette[16] dans une de ces tentatives de rapprochement qui furent souvent faites entre M. de Lafayette et Mirabeau, et qui échouèrent toujours, il écrivait : « Je devrais être votre conseil habituel, votre ami abandonné, le dictateur enfin, permettez-moi le mot, du dictateur… Oh ! monsieur de Lafayette, Richelieu fut Richelieu contre la nation pour la cour, et, quoique Richelieu ait fait beaucoup de mal à la liberté publique, il fit une assez grande masse de bien à la monarchie. Soyez Richelieu sur la cour pour la nation, et vous referez la monarchie en agrandissant et consolidant la liberté publique. Mais Richelieu avait son capucin Joseph ; ayez donc aussi votre éminence grise, ou vous vous perdrez en ne nous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion, mon impulsion a besoin de vos grandes qualités, et vous en croyez de petits hommes qui, pour de petites considérations, par de petites manœuvres et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l’un à l’autre, et vous ne voyez pas qu’il faut que vous m’épousiez et me croyiez en raison de ce que vos stupides partisans m’ont plus décrié, m’ont plus écarté ! — Ah ! vous forfaites à votre destinée ! »

Mirabeau, dans cette lettre disait beaucoup plus de bien qu’il n’en pensait de M. de Lafayette, parce que c’était à M. de Lafayette qu’il écrivait, mais il disait de lui-même ce qu’il pensait. Ce rôle de dictateur, de conseiller tout-puissant et absolu, voilà ce qu’il voulait avoir à la cour. Malheureusement, il en était du roi comme de M. de Lafayette : il ne voulait pas épouser Mirabeau. Ce qui manquait à Mirabeau à la cour, c’étaient des amis, des partisans, c’étaient enfin les appuis que donne la considération. Il crut un instant qu’il trouverait tout cela, et de plus un caractère décidé, dans la reine ; mais bientôt il s’aperçut que la reine elle-même n’avait, malgré ses grandes qualités, ni l’esprit de suite qu’il fallait avoir, ni surtout cette influence décisive sur le roi que Mirabeau cherchait partout. « Le roi n’a qu’un homme, disait-il, c’est sa femme, » et il ajoutait avec une effrayante prévoyance : « Il n’y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l’autorité royale. J’aime à croire qu’elle ne voudrait pas de la vie sans la couronne ; mais ce dont je suis bien sûr, c’est qu’elle ne conservera pas sa vie, si elle ne conserve pas sa couronne[17]. » Un caractère une volonté, une impulsion, voilà ce que Mirabeau cherchait dans le roi, auprès du roi, ce qu’il ne trouvait pas ; alors il offrait la sienne ; mais, comme on ne voulait point l’accepter telle qu’il voulait la donner, il se décourageait ou il menaçait. « Ce que je ne vois pas encore, dit-il[18], c’est une volonté, et je répète que je demande à aller la déterminer, c’est-à-dire démontrer que hors de là, aujourd’hui même, il n’y a pas de salut ; et si, je ne sais par quelle fatalité, on n’en convient pas, je suis réduit à déclarer loyalement que, la société étant pour moi arrivée au terrible sauve qui peut, il faut que je pense à des combinaisons particulières, au moment où l’on rendra inutile le dévouement que je suis prêt à manifester hautement et tout entier. »

Ce n’est pas seulement Mirabeau qui se plaint de l’inertie et de la torpeur du roi en face, du danger, chaque jour plus grand. M. de La Marck s’en plaint de même pendant la vie de Mirabeau et après la mort de Mirabeau, et cet esprit juste et élevé, cette ame honnête et ferme voit le mal où le voit Mirabeau, dans l’indécision du roi et dans sa mollesse ou sa répugnance à suivre jusqu’au bout les conseils de la reine. Voici ce qu’il écrit le 28 octobre 1790 à M. de Mercy-Argenteau, long-temps ambassadeur d’Autriche à Paris, un véritable ami de la reine et qui à ce moment était à Bruxelles : « Quelque juste influence que la reine ait sur l’esprit du roi, il est clair que cette influence est insuffisante dans la plupart des opérations du gouvernement… Les inconvéniens d’un tel état de choses sont évidens dans la situation actuelle, car ce sera toujours en vain que la reine demandera des conseils et les apprécier avec toute la justesse de son esprit ; ils ne pourront avoir aucun bon effet, aussi long-temps que la reine ne possédera pas les moyens de les faire exécuter[19]. » M. de La Marck demande donc que la reine ait dans le conseil des ministres qui soient à elle. Ce qu’il y avait de pis en effet pour la reine, c’est que, faute d’hommes qui lui fussent dévoués dans le conseil, elle n’avait pas d’influence, et qu’en même temps elle se trouvait responsable de tout devant le public. Quand les ministres résistaient à l’assemblée, le public ne voulait pas croire qu’ils résistassent d’eux-mêmes, et, comme la faiblesse du roi était généralement reconnue, on s’en prenait naturellement à la reine. « Les suites d’une telle opinion, dit M. de La Marck à M. de Mercy[20], peuvent devenir très graves. »

M. de La Marck qui ne veut point de la contre-révolution, et nous verrons plus tard quelle est sa politique, qui est la même que celle que conseille Mirabeau, M. de La Marck a, outre ses raisons générales, une raison particulière pour ne point vouloir la contre-révolution, c’est qu’il faudrait, pour la faire, aller d’abord se réfugier dans une place forte de la frontière, faire de cette place forte un point de départ pour reconquérir et soumettre le royaume avec des armées étrangères, et dit M. de La Marck, ces moyens existeraient, que je les tenterais avec et pour la reine seule, mais non avec et pour le caractère que je connais au roi. Ce malheureux caractère du roi paralysait les grandes qualités de la reine ; elle hésitait à essayer son influence sur le roi, craignant de ne pas réussir[21], et même temps par fierté et par réserve elle n’aimait pas à laisser voir la cause de son hésitation ou son peu d’influence : de là l’espèce d’indifférence et d’incertitude que M. de La Marck lui-même remarquait dans sa conduite, mais qu’il s’expliquait, connaissant le roi. « Il faut trancher le mot, ajoute M. de La Marck[22], le roi est incapable de régner, et la reine, bien secondée, peut seule suppléer à cette incapacité. Cela même ne suffirait pas ; il faudrait encore que la reine reconnût la nécessité de s’occuper des affaires avec méthode et suite ; il faudrait qu’elle se fit la loi de ne plus accorder une demi-confiance à beaucoup de gens, et qu’elle donnât en revanche sa confiance entière à celui qu’elle aurait choisi pour la seconder. » Quelques jours après[23], M. de La Marck écrit encore à M. Merey-Argenteau ces tristes et judicieuses paroles : « Il faut toujours en venir à répéter cette triste vérité : Louis XVI est incapable de régner, par l’apathie de son caractère, par cette rare résignation qu’il prend pour du courage et qui le rend presque insensible aux dangers de sa position, et enfin par cette répugnance invincible pour le travail de la pensée qui lui fait détourner toute conversation, toute réflexion sur la situation dangereuse dans laquelle sa bonté a plongé, lui et son royaume. La reine, avec de l’esprit et un courage éprouvés, laisse cependant échapper toutes les occasions qui se présentent de s’emparer des rênes du gouvernement et d’entourer le roi de gens fidèles, dévoués à la servir et à servir l’état avec elle et par elle. Si on cherche à pénétrer les causes de l’indécision et du laisser-aller qui dominent aux Tuileries, on découvre que par paresse d’esprit et peut-être aussi par l’abattement qui suit assez souvent de longs malheurs, le roi et la reine n’ont plus d’espérance que dans les hasards de l’avenir et dans l’intervention étrangère que laisse entrevoir le congrès annoncé, et qu’ils pensent qu’en attendant il suffit de quelques démarches privées de leur part pour assurer leur sûreté personnelle. En combinant cette conduite avec l’agitation démoniaque de vingt-quatre millions de fous, comment prévoir d’autre résultat que l’avenir le plus déplorable[24] ? »

M. de La Marck, j’ose le dire, parle ici comme la postérité a jugé et jugera Louis XVI et Marie-Antoinette. Voilà bien ce roi incapable de régner, peut-être même dans des temps médiocrement agités, et jeté au milieu des orages par la destinée de la plus terrible révolution, n’ayant pour se défendre ni l’énergie du caractère ni l’activité de l’esprit, n’ayant qu’une seule qualité qui fut un grand défaut tant qu’il régna et qui devint une vertu sublime dans la prison et sur l’échafaud : la résignation ; rien de la vocation d’un roi, tout de la vocation d’un martyr, ne sachant ni ne voulant se défendre, et appelant, pour ainsi dire ; par son inaction dans le péril, ou tout au moins laissant venir sans répugnance, les circonstances qui convenaient le mieux aux vertus de son caractère ; penchant tout naturel et involontaire qui s’unissait dans Louis XVI à cette paresse d’esprit et de caractère que produit le malheur. Et ce n’est pas seulement M. de La Marck qui, avec sa sagacité judicieuse, surprend et découvre dans Louis XVI ce goût d’en finir par le martyre et de le prendre comme un dénoûment qui lui est commode et honorable ; M. Pellenc, que j’ai déjà cité, et qui est aussi un homme de grand sens et de grand esprit, après avoir fait à M. de La Marck, dans une lettre du 11 mars 1792, un tableau affreux de l’état des choses, finit par ces mots expressifs : « On dit que le roi se conduit dans son intérieur comme un homme qui se prépare à la mort[25]. »

À Dieu ne plaise qu’en dépeignant le caractère de Louis XVI, tel que le montre la correspondance de M. le comte de La. Marck, je veuille diminuer en quoi que ce soit la vénération et la pitié qui s’attachent à la mémoire du roi martyr ! je veux seulement indiquer la part que les faiblesses et les indécisions de Louis XVI ont eue dans la révolution, et en tirer cette leçon, que quiconque s’abandonne dans le péril, roi ou peuple, ne rachète pas ses fautes par sa résignation.

La reine Marie-Antoinette n’est pas moins fidèlement peinte que Louis XVI par M. de La Marck. M de La Marck a pour la reine Marie-Antoinette le plus respectueux dévouement. Attaché comme sa famille à la maison d’Autriche, il aime dans Marie-Antoinette la fille de Marie-Thérèse ; mais il ne sacrifie pas la vérité à son attachement, et il peint la reine telle qu’il l’a connue. Ce portrait, sincère et vrai, est charmant et touchant ; rien n’est pour la montre et pour l’effet, mais tout y est aimable à la fois et attendrissant. J’ai beaucoup entendu parler de Marie-Antoinette par les hommes qui avaient vu la révolution, et il n’y a pas un homme, pour peu qu’il eût quelque chaleur dans l’ame et quelque élévation dans l’esprit, qui ne m’en ait parlé avec émotion, non pas seulement parce qu’elle a eu la destinée la plus triste et la moins méritée, née sur le trône et morte sur l’échafaud, mais parce qu’elle a eu les deux qualités qui peuvent le plus plaire et toucher dans une femme et dans une reine : elle a été aimable et courageuse. Quoi ! cela seulement ? — Oui, une amabilité pleine de dignité et une dignité pleine de grace ; le ton et l’air de reine quitté et repris avec une justesse et une aisance singulière, le goût de plaire, mais à ceux-là seulement qui en valaient ou qui lui semblaient en valoir la peine ; aucun empressement banal, aucun désir de popularité. Elle était, comme on disait au XVIIe siècle, elle était fort particulière, c’est-à-dire qu’elle voulait être tout ce qu’elle se sentait pour un petit cercle seulement, et pour un cercle choisi, ne s’inquiétant pas de paraître au dehors, ne songeant pas au public. C’était là son charme comme femme ; ce fut son malheur comme reine. Comme elle n’aimait que ceux qu’elle distinguait et qu’elle ne pouvait pas distinguer tout le monde, elle eut pour ennemis tous ceux qu’elle ne distingua pas, et elle en eut beaucoup. Ajoutez à son amabilité un penchant à la raillerie, ou plutôt à la gaieté, qu’on érigea en fierté et en dédain. À voir conjurent l’amabilité naturelle et vraie de Marie-Antoinette a si cruellement tourné contre elle, on se prend à croire que l’indifférence et la banalité qu’on reproche aux princes sont pour eux des qualités et des moyens de défense plutôt que des défauts.

Le courage dans Marie-Antoinette n’était pas d’une nature moins exquise que son amabilité ; il était naturel et vif, toujours prêt, sans affectation et sans pompe, s’animant dans le danger, parce que le danger est une occasion d’héroïsme et qu’elle se sentait faite pour l’héroïsme. Marie-Antoinette eût mieux aimé employer son courage à braver le péril qu’à supporter le malheur ; elle avait plus d’énergie que de résignation, mais elle n’en fut que plus admirable quand, n’ayant plus d’autre usage à faire de son courage que la patience et la résignation, elle fut patiente et résignée dans la prison, au tribunal révolutionnaire et sur l’échafaud, en mêlant pourtant à sa résignation un air de fierté dont- e lui sais gré parce qu’il y a des outrages qu’il faut accepter devant Dieu par humilité, mais qu’il faut rabattre et vaincre par le mépris devant les hommes. Le malheur vient de Dieu ; courbons la tête ! mais l’outrage vient des hommes ; relevons-la !

M. de La Marck a fait sur Marie-Antoinette une notice qui est un véritable morceau d’histoire, écrit avec la simplicité de bon goût d’un homme du monde et avec l’émotion d’un homme de cœur. C’est dans ce morceau que je prends quelques détails qui montrent quel était le caractère de la reine.

Marie-Antoinette, qui aurait aimé à vivre, quoique reine et à la cour, dans un petit cercle de personnes aimables et affectueuses, s’imagina un instant avoir rencontré ce qu’elle cherchait dans la société de Mme de Polignac ; mais elle n’y trouva qu’une coterie qui se souvint du rang de la reine, non pas toujours pour la respecter, mais pour profiter de son pouvoir et pour s’en faire un moyen de fortune. La reine aimait Mme de Polignac, mais elle n’aimait pas son entourage, et elle se hasarda une fois à le dire à Mme de Polignac, qui, malgré sa douceur habituelle et la reconnaissance qu’elle devait avoir pour l’attachement que la reine lui témoignait et pour ses bienfaits, lui répondit : « Je pense que, parce que votre majesté veut bien venir dans mon salon, ce n’est pas une raison pour qu’elle prétende en exclure mes amis ; » et cette réponse dut paraître admirable, dans le cercle de Mme de Polignac. C’était le ton du temps. La révolution, en effet, a été, en haut, comme cela arrive toujours, avant d’avoir été en bas, et quand Mme de Polignac revendiquait le droit de recevoir également dans son salon tous ses amis, sans tenir compte des goûts de la reine, elle faisait, sans le savoir, une réponse révolutionnaire à une reine qui, sans le savoir non plus, avait eu aussi une idée révolutionnaire, en croyant qu’elle pouvait être dans un salon quelconque sur un pied d’égalité.

Non-seulement la reine ne trouva pas dans le cercle de Mme de Polignac le commerce aimable et doux dont son ame et son imagination avaient besoin ; elle y trouva aussi la médisance et la calomnie. « La reine, dit M. de La Marck[26] était très sensible à la grace ; la tournure chez les hommes, la figure chez les femmes, ne lui étaient pas indifférentes. » Au bal, elle aimait mieux un danseur élégant et bien tourné qu’un danseur gauche et embarrassé. Quoi de plus naturel ? La reine ne songeait pas à cacher son goût et sa préférence à ce sujet, parce que c’est le privilège des ames honnêtes, hommes ou femmes, d’avoir des goûts qui ne deviennent pas des passions et de ne pas les cacher.

C’est de ce côté cependant que la calomnie attaqua la reine, et M. de La Marck raconte avec indignation que, dans le cercle même de Mme de Polignac, on parlait avec malignité de ce que la reine aimait à danser des écossaises avec un jeune lord Strathavon, aux petits bals chez Mme d’Ossun. Un habitué du salon Polignac, et qui devait avant tout une profonde reconnaissance et les plus respectueux égards à la reine, fit contre elle un couplet très méchant, et ce couplet fondé sur un infame mensonge, alla circuler dans Paris. « Il faut le reconnaître, dit M. de La Marck, l’infortunée Marie-Antoinette a trouvé de bien dangereux ennemis parmi ceux qui auraient dû être ses serviteurs les plus dévoués et, les plus reconnaissans. Ils ont été d’autant plus dangereux que ce sont eux qui ont livré à la malignité publique d’odieuses calomnies qui sont retombées cruellement sur la tête de cette malheureuse princesse dès le début de la révolution française, et c’est dans les méchancetés et dans les mensonges répandus de 1785 à 1788 par la cour contre la reine qu’il faut aller chercher les prétextes des accusations, du tribunal révolutionnaire en 1793 contre Marie-Antoinette[27]. »

Paroles judicieuses et profondes : oui, je viens de relire le procès de la reine, et j’ai retrouvé avec terreur dans la bouche de Fouquier-Tinville et du président du tribunal révolutionnaire les médisances du beau monde de Versailles et de Paris transformées en accusations sanguinaires. Écoutez comme Fouquier-Tinville accuse Marie-Antoinette, veuve de Louis Capet, « d’avoir dilapidé d’une manière effroyable les finances de la France, fruit des sueurs du peuple, pour satisfaire à des plaisirs désordonnés. » Quelle infamie ! direz-vous. Que voulez-vous ? les salons ont ricané sur les écossaises que lord Strathavon dansait avec la reine : Fouquier a traduit dans son argot les ricanemens des salons. « Où avez-vous donc pris, dit à Marie-Antoinette le président du tribunal révolutionnaire, où avez-vous donc pris l’argent avec lequel vous avez fait construire et meubler le petit Trianon, dans lequel vous donniez des fêtes dont vous étiez toujours la déesse ? » Sotte et misérable insulte ! — Oui ; mais qui vous dit que quelque beau seigneur de 1780 n’a pas dit à son valet de chambre, le lendemain, d’une fête à Trianon où il n’avait pas été invité : C’était beau, mais c’était cher ! ou quelque banalité médisante de ce genre, et le valet de chambre l’a redit à la frisette, et la grisette, vieillie et aigrie, l’a répété dans son monde subalterne et envieux, et d’échos en échos, toujours descendant, toujours grossissant, toujours s’envenimant, le mot est arrivé au tribunal révolutionnaire. L’épigramme de 1789 est devenue la déclamation furibonde de 1793 ; l’épingle s’est changée en hache.

Je ne connais pas, à ce propos, de plus singulier et de plus terrible exemple de la transformation que la bêtise et la malignité populaire font subir aux mots même les plus innocens, aux plaisanteries même les plus insignifiantes, que la déposition de Renée Millot dans ce lamentable procès de la reine, où je recherche à dessein les traces des médisances et des conversations de Versailles. « Renée Millot, fille domestique, dépose qu’en 1788, se trouvant de service au grand commun, à Versailles, elle avait pris sur elle de demander au ci-devant comte de Coigny, qu’elle voyait un jour de bonne humeur : Est-ce l’empereur continuera toujours à faire la guerre aux Turcs ? Mais, mon Dieu ! cela ruinera la France par le grand nombre de fonds que la reine fait passer pour cet effet à son frère, et qui en ce moment doivent au moins se monter à deux cents millions. — Tu ne te trompes pas, lui dit-il ; Oui, il en coûte déjà plus de deux cents millions, et nous ne sommes pas au bout. » Qui ne voit d’ici la scène du grand commun en 1788 ? Le comte de Coigny en belle humeur, une petite fille qui se met à lui parler politique et qui sait exactement combien de millions la reine a fait passer en Autriche, ce qui redouble la bonne humeur du comte et ce qui lui fait répondre avec un ton de persiflage que la pauvre sotte ne comprend pas : Oui, deux cents millions, et nous ne sommes pas au bout ! — Voilà la scène de 1788. Voyez ce qu’elle est devenue en 1793 !

Si j’ai insisté sur le rapprochement instructif que M. de La Marck fait entre les méchancetés de cour de 1785 et le procès de Marie-Antoinette en 1793, c’est pour faire une réflexion qui peut avoir son à propos. Je ne dirai pas, comme Mme de Campan, qui a raconté aussi les méchancetés de la cour contre la reine, que les princes doivent être d’autant plus circonspects qu’ils sont plus exposés ; je laisse de côté les devoirs des princes, pour m’occuper de ceux des citoyens, qui nous touchent de plus près, et je dis que quiconque tient au maintien de la hiérarchie sociale doit dans les temps de faction et de révolution, se garder soigneusement du péché de médisance. J’ai vu de fort honnêtes gens, qui aimaient beaucoup la monarchie et qui l’aiment encore un peu plus aujourd’hui, lesquels pourtant médisaient volontiers du roi Louis-Philippe et ne se refusaient pas un bon mot, dût ce bon mot discréditer la monarchie ou le monarque. Ils ont cessé de railler le 22 ou le 23 février ; il était trop tard. On dirait qu’en France il y a des temps où l’on ne veut supporter de princes qu’à condition qu’ils seront parfaits. C’est pour la monarchie un cahier des charges difficile à exécuter, d’autant plus que la perfection, comme nous l’entendons en France, ce n’est pas seulement d’avoir les qualités, mais surtout les défauts que nous aimons.

Ce que j’aime dans M. de La Marck, c’est qu’il est point le panégyriste aveugle de la reine ; il l’admire, mais il la juge. Voyez cette conversation qu’il a avec elle au moment où Mirabeau commence à entrer en relations avec la cour « Cette partie de notre conversation terminée (celle des affaires), dit M. de La Marck, la reine me parla des temps passés. L’espoir qu’elle avait conçu des services que rendrait Mirabeau semblait avoir dérobé à ses regards les dangers qui la cernaient de toutes parts. Dans son confiant abandon, elle me donna de nouveaux témoignages de cette bienveillance à laquelle elle m’avait accoutumé dans des temps heureux qui avaient fui, hélas ! pour toujours. Elle se laissa même entraîner par les souvenirs du passé à parler de ces choses indifférentes qui alimentent la conversation habituelle de la société. L’entretien dura plus de deux heures, sur un ton de gaieté qui était naturel à la reine, et qui prenait sa source autant dans la bonté de son cœur que dans la douce malice de son esprit. Le but de mon audience avait été presque perdu de vue ; elle cherchait à l’écarter. Dès que je lui parlais de la révolution, elle devenait sérieuse et triste ; mais, aussitôt que la conversation portait sur d’autres sujet, je retrouvais sors humeur aimable et gracieuse, et ce trait peint mieux son caractère que ce que je pourrais en dire. En effet, Marie-Antoinette, qu’on a tant accusée d’aimer à se mêler des affaires publiques, n’avait aucun goût pour elles… – Je sortis, non sans faire de nouveau les plus pénibles réflexions sur tout ce que je voyais et ce que je venais d’entendre. Il était évident que ni la reine ni le roi ne se rendaient un compte exact des dangers qui les menaçaient. Environnés depuis leur naissance et dans tous les instans de leur vie de tout ce que le respect et l’amour des hommes peut avoir de séduisant, comment, naturellement bons et confians, auraient-ils pu imaginer les horreurs dont ils devaient être victimes[28] ? » Quelle peinture à la fois piquante et touchante ! Comme M. le comte de La Marck, dans cet entretien avec la reine, a en même temps le cœur ému et l’esprit attentif et sagace ! A mesure que les événemens marchent et que les dangers deviennent plus grands, M. le comte de La Marck est chaque jour plus dévoué et plus effrayé aussi, en voyant comment la reine garde en face du danger cette imprévoyance du mal et cette répugnance aux affaires ou aux idées pénibles qui autrefois dans une femme et dans une reine heureuse étaient presque un charme, et qui deviennent chaque jour de plus grands et de plus périlleux défauts. « La reine, écrit-il au comte de Mercy-Argenteau le 30 novembre 1790[29], la reine a certainement l’esprit et la fermeté qui peuvent suffire à de grandes choses, mais il faut avouer, et vous avez pu le remarquer mieux que moi que, soit dans les affaires, soit même simplement dans la conversation, elle n’apporte pas toujours ce degré d’attention et cette suite qui sont indispensables pour apprendre à fond ce qu’on doit savoir, pour prévenir les erreurs et pour assurer le succès. »

Il y avait deux vocations dans Marie-Antoinette : la vocation d’une reine heureuse et brillante, le sort la lui a ôtée ; la vocation d’urne héroïne, la faiblesse de Louis XVI l’a empêchée. Heureuse, elle aurait embelli son bonheur et l’aurait rendu aimable par la bonté de son ame et par la grace de son esprit. Jetée dans les grandes entreprises, elle eût montré ce qu’elle avait d’héroïque. Tous ceux qui l’ont vue dans les jours où le péril arrivait devant elle sous la forme d’une menace, et non pas sous la forme d’un malheur, ont gardé de son courage et de sa grandeur d’ame un souvenir ineffaçable. « Dans la soirée du 5 octobre, elle reçut un monde considérable dans son grand cabinet, parla avec force et dignité à tout ce qui l’approchait, et communiqua son assurance à ceux qui ne pouvaient lui cacher leurs alarmes. — Je sais, disait-elle, qu’on vient de Paris pour demander ma tête ; mais j’ai appris de ma mère à ne pas craindre la mort, et je l’attendrai avec fermeté[30]. » Et l’admiration que la reine inspira ce soir-là fut si vive que dans son procès même, en 1793, il lui en revint un témoignage inattendu. Le comte d’Estaing, cité comme témoin contre la reine, déclara qu’ayant été au château dans la soirée du 5 octobre, comme commandant de la garde nationale de Versailles, « il entendit des conseillers de cour dire à l’accusée que le peuple de Paris allait arriver pour la massacrer, et qu’il fallait qu’elle partît ; à quoi elle avait répondu avec un grand caractère : — Si les Parisiens viennent ici pour m’assassiner, c’est aux pieds de mon mari que je le serai ; mais je ne fuirai pas. »

L’ACCUSÉE. — « Cela est exact : on voulait m’engager à partir seule, parce que, disait-on, il n’y avait que moi qui courais des dangers. Je fis la réponse dont parle le témoin. »

Ces paroles dans la bouche de la reine n’étaient pas de vaines paroles, et l’on sait comment, le 6 octobre au matin, quand on lui demanda de paraître au balcon de la cour de marbre, elle s’y présenta d’abord avec sa fille et son fils. « Pas d’enfans ! » cria-t-on : cri sinistre et qui semblait annoncer que les insurgés voulaient tirer sur la reine. Elle le crut elle-même, et, renvoyant ses enfans, elle s’avança sur le balcon comme si elle allait à la mort, mais ne changeant pas de visage. Ce jour-là, elle essaya l’échafaud, mais c’était là un échafaud qui lui convenait, puisqu’elle périssait reine encore, au milieu de sa cour, à Versailles, et, comme elle le voulait, à côté du roi.

Malheureusement cette reine, si bien faite pour une vie facile et brillante ou pour une vie de périls et d’aventures, n’avait pas ces qualités d’une reine habile, attentive, laborieuse, que lui demandait M. de la Marck. Elle n’était fille de Marie-Thérèse que pour les périls hardiment bravés ; elle ne l’était pas pour l’art et le travail du gouvernement. Quand même elle aurait eu l’art et le goût du gouvernement, je ne sais pas si elle aurait pu vaincre la révolution, enchaînée surtout comme elle l’était à la volonté faible et incertaine de Louis XVI et forcée de flotter après lui. N’ayant point, par le malheur des temps, douce et brillante destinée qu’elle avait souhaitée, ni, par le caractère de son époux, la vie héroïque et périlleuse qu’elle eut acceptée de si grand cœur, réduite aux malheurs de la prison, du procès, de l’échafaud, c’est-à-dire à une adversité qui n’avait d’autre éclat que celui d’un affreux changement de fortune, la reine Marie-Antoinette se fit donc, et c’est par là surtout que je l’admire, les vertus qui n’étaient pas celles de son caractère, mais qui devenaient celles de sa destinée. Elle fut patiente et calme, elle changea son énergie en fermeté ; l’héroïne se fit martyre, trouvant dans la force de son ame un autre genre de courage, plus grand parce qu’il a besoin de persévérance et montrant par là que les grandes et fortes ames savent honorer par leur constance toutes les sortes de malheurs.

J’ai cru devoir d’abord retracer le caractère de Louis XVI et de la reine, tels que les dépeint la correspondance de M. de La Marck, avant d’arriver à Mirabeau, c’est-à-dire à celui qui, à l’instigation de M. de La Marck, entreprenait de sauver le roi et la reine du péril que leur créaient les événemens, les partis et leurs propres caractères. J’étudierai Mirabeau et son plan politique dans un second article ; mais je ne veux pas finir le premier sans remercier M. de Bacourt du service qu’il a rendu à l’histoire et à la littérature en publiant avec tant de soin cette curieuse correspondance, et en y joignant une si excellente introduction. M. de La Marck, dans les notices de sa main qui font partie de l’introduction, aime à s’effacer derrière Mirabeau, et M. de Bacourt s’efface aussi tant qu’il peut, derrière M de La Marck ; mais si la modestie de M. de La Marck ne nous empêche pas de lui rendre son rang à côté de Mirabeau, M. de Bacourt nous pardonnera de ne pas être plus aveugle et moins reconnaissant à son égard qu’à l’égard de M. de La Marck.


SAINT MARC GIRARDIN.

  1. 3 vol. in-8o, librairie de Lenormand, rue de Seine, 10.
  2. Tome II, p. 285.
  3. Tome III, p. 451.
  4. Le roi Louis XVI, t. Ier, p. 125.
  5. Tome Ier, p. 125.
  6. Tome Ier, p. 192.
  7. Tome Ier, p. 441.
  8. 20 janvier 1790, t. Ier, p. 456.
  9. Tome Ier, p. 456.
  10. 27 janvier 1790, t. Ier, p. 460.
  11. Tome II, p. 63.
  12. Bergasse avait été un des partisans de Mesmer et du magnétisme.
  13. Tome II, p. 238.
  14. Tome II, p 325
  15. Tome II, p. 325-326.
  16. 1er juin 1790, t. II, p. 21.
  17. Note du 20 juin 1790, t. II, p. 41.
  18. Note du 13 août 1790, t. II, p. 130.
  19. Tome II, p, 288.
  20. Lettre du 9 novembre 1790, t. II, p. 295.
  21. Il y a une réponse de la reine au tribunal révolutionnaire qui semble une sorte de retour involontaire sur le peu d’efficacité des conseils qu’elle donnait au roi.
    L’ACCUSATEUR PUBLIC. — Il parait prouvé, nonobstant les dénégations que vous nous faites, que par votre influence vous faisiez faire au ci-devant roi votre époux tout ce que vous désiriez.
    L’ACCUSÉE. — Il y a loin de conseiller de faire une chose à la faire exécuter.
  22. Lettre à M. Mercy-Argenteau, 21 septembre 1791 ; t. III, p. 237 et 238.
  23. 10 octobre 1791.
  24. Tome III, p. 248-249.
  25. Tome III, p. 298.
  26. Tome Ier, p. 31.
  27. Tome Ier, p. 60.
  28. Tome Ier, p. 156-158.
  29. Tome II, p. 532.
  30. Mémoires de Rivarol cités par M. de Bacourt dans l’Introduction de la Correspondance de Mirabeau, page 119.