Mirabeau d’après un livre récent/01
Voici un livre qui vient à son heure[1]. L’histoire de Mirabeau semble faite tout exprès pour le centenaire de 1789. Et cependant cette histoire aurait paru, sans doute, quelques années plus tôt, si celui qui en est le premier auteur, qui en avait tracé le plan et réuni les matériaux, n’avait été interrompu par la mort dans son œuvre commencée. On se rappelle le travail si curieux et si instructif de M. Louis de Loménie sur les Mirabeau, dont nous avons parlé au moment même où il venait de paraître. Dans la pensée de l’historien, ce n’était là qu’une œuvre préparatoire, le commencement d’une étude approfondie sur le grand orateur, dont il n’est guère possible de comprendre le génie tourmenté si on le sépare de sa race, de sa famille, du milieu dans lequel il a grandi, de l’influence qu’ont pu exercer sur lui certaines fatalités héréditaires et la contagion de certains exemples. M. Louis de Loménie venait de mettre la dernière main aux Mirabeau ; il allait aborder le sujet principal de ses recherches lorsqu’il fut frappé prématurément, en pleine activité de travail et en pleine vigueur d’esprit. Son fils, M. Charles de Loménie, reprend aujourd’hui l’œuvre paternelle au point où elle en était restée. Les matières étaient distribuées par ordre, des milliers de documens choisis et classés. Restaient un travail délicat de contrôle et un travail non moins délicat de rédaction qui appartiennent en propre au nouvel historien, qui ont exigé de lui plusieurs années d’efforts, et dont il est récompensé par l’heureux à-propos de sa publication. Les jeunes gens de nos jours sont très habiles. Je ne serais pas étonné que M. Charles de Loménie eût prolongé lui-même à dessein notre attente, afin de choisir le moment qui lui paraîtrait le plus favorable.
Que risquait-il, d’ailleurs, à attendre ? Il disposait, comme son père, de documens inédits dont l’authenticité est incontestable, qui viennent de la source la plus sûre, que sa famille doit à des relations personnelles d’amitié avec les descendans de Lucas de Montigny, fils adoptif et unique héritier des papiers de Mirabeau. Le temps ne pouvait ni enlever à M. Charles de Loménie la possession exclusive de ces manuscrits ni en diminuer la valeur. A un autre point de vue encore, M. Charles de Loménie hérite d’une situation-privilégiée. Les documens dont il se sert ont été confiés à son père sans conditions. Il n’est tenu de ménager aucun amour-propre de famille. Les héritiers de Mirabeau, qui ne portent point son nom, témoignent, au sujet de sa renommée, une grande liberté d’esprit. On ne demande au biographe aucune de ces atténuations de complaisance, aucune de ces précautions oratoires que la gratitude ou la simple convenance impose aux détenteurs de manuscrits lorsqu’ils en doivent la communication à des familles très entichées de leur gloire, très jalouses du bon renom de leurs ancêtres. M. Charles de Loménie n’éprouve aucun scrupule de ce genre, il n’a souci que de dire la vérité. Nous lui devons donc non pas un panégyrique, mais une histoire de Mirabeau véridique, impartiale et complète.
Pour bien comprendre le caractère de l’homme, essayons d’abord de le replacer au milieu des siens, parmi les descendans de cette race dure, violente et inquiète qui vient peut-être d’Italie, peut-être simplement de Marseille, et qui a fini par porter jusqu’à Paris son originalité hautaine. Partout où ils passent, les Riquetti ou Riquet, devenus Mirabeau, se font remarquer depuis un siècle par un air de singularité tranchante. D’après le propre témoignage de l’un d’eux, lorsqu’ils se présentent dans le monde, on s’attend toujours, de leur part, à quelque emportement ou à quelque saillie. Auprès du berceau de l’enfant qui serai le comte Gabriel de Mirabeau, au château du Bignon, dans le Gâtinais, le 7 mars 1749, se pressent trois personnes, dont deux au moins exerceront, sur sa destinée une influence décisive. D’abord, la grand-mère, Mlle de Castellane, la veuve de l’héroïque marquis Jean-Antoine, laissé pour mort au combat de Cassano, où toute l’armée du prince Eugène lui passa sur le corps, guéri contre toute attente, et si bien guéri qu’il eut depuis sept enfans. Dans la maison de son fils, la vénérable aïeule est entourée de tous les respects en même temps qu’elle y jouit d’une autorité incontestée. Seulement, elle se mêle peu au reste de la famille ; elle ne se familiarise avec personne, elle tient à distance ses petits-enfans aussi bien que les étrangers. Les habitudes de piété austère qui l’absorbent lui rendent impropre au rôle d’éducatrice. Il ne faut pas compter sur elle pour former le caractère du jeune comte ; elle le verra trop peu et de trop loin. Le chef de la maison, le père de l’orateur, était au contraire un éducateur passionné. M. Louis de Loménie nous a fait connaître à fond ce personnage extraordinaire, qu’on ne connaissait guère auparavant que par le bruit qui s’est fait autour de l’Ami des hommes et par l’éclat de ses démêlés avec son Dis. Nature puissante, mais peu équilibrée, le marquis de Mirabeau était plus capable de concevoir et d’exprimer des idées que de les mettre à exécution. Sa vie se consume en efforts que les événemens déconcertent. Son imagination a des visées grandioses et en même temps systématiques auxquelles ne se plie pas, en général, la nature des choses. Avant tout, et dès sa jeunesse, il est possédé du désir d’augmenter l’héritage qu’il a reçu de ses ancêtres, de laisser à ses descendans une grande situation sociale. C’est pour cela qu’il abandonne le service à vingt-huit ans, afin d’épouser une fille unique et une riche héritière, Mlle de Vassan. Malheureusement pour lui, la succession de Mme de Vassan se fit longtemps attendre ; et, quand elle s’ouvrit, sa femme, brouillée avec lui, la réclama tout entière. Il eut donc tous les inconvéniens d’un mariage mal assorti, sans en recueillir les avantages.
En 1749, au moment où naquit Mirabeau, le ménage n’était pas encore désuni. Onze enfans se succédaient même, comme pour témoigner, disait le marquis, « de la sorte d’attachement turbulent dont sa femme le faisait enrager. » Mais le caractère de Mlle de Vassan, son inégalité d’humeur, ses emportemens, ses violences, le désordre de sa tenue et de sa toilette, détruisent peu à peu la paix du loyer domestique. Avec une femme pareille, le rêve du marquis, celui de consolider et d’agrandir sa maison, ne se réalisera jamais. La marquise ne sait se soumettre a aucune contrainte, obéir à aucun devoir, pas même s’assujettir à des heures de repas régulières. La présence de convives imités à sa table ne l’empêche pas de suivre sa fantaisie. Aucun souci des convenances, aucun respect de soi-même, le règne perpétuel du caprice et des orages, voilà le plus clair de la dot que Mlle de Vassan apporte à son mari. Dans ses rêves d’agrandissement et de gloire, le marquis trouve au contraire, parmi les siens, le plus dévoué des auxiliaires chez son frère le bailli. Celui-ci joue le rôle de frère cadet avec une abnégation admirable : tout ce qu’il possède, tout ce qu’il acquiert, il le met sans compter à la disposition du chef de la famille, en y ajoutant les témoignages d’affection les plus délicats. Il aime les enfans du marquis comme s’ils étaient les siens, et ne s’occupe de sa propre fortune que pour travailler à la leur. Mais le service du roi ou celui de l’ordre de Malte le retiennent bien souvent loin de la France. Il ne pourra donc, comme il le voudrait, prendre sa part de l’éducation de son neveu.
C’est cependant ce neveu, cet unique héritier du nom, qui, avant la naissance d’un second fils, remplit presque complètement la correspondance des deux frères. Sa naissance a été accueillie par eux avec transports ; un premier enfant mâle était mort en bas âge par accident. Le comte Gabriel vint au monde un pied tordu et la langue enchaînée par le filet, mais dans des conditions de vigueur exceptionnelle, avec deux dents déjà formées, comme Louis XIV. Sur cette tête allaient reposer désormais les espérances d’un père et d’un oncle qui poussaient tous deux au plus haut degré le culte et l’orgueil de la race. Tout ce qui le concerne va prendre désormais entre les deux frères les proportions d’un événement. Ils éprouvent, pour commencer, à son sujet une première mortification. Jusqu’à lui, la race des Mirabeau a été remarquable par sa beauté. Celui-ci n’a point hérité des traits réguliers de ses ancêtres. Un accident l’enlaidit encore. Faute d’avoir subi l’opération alors fort redoutée de l’inoculation, il est atteint à l’âge de trois ans d’une petite vérole que sa mère ne sait pas soigner et qui laisse sur son visage des traces profondes. « Ton neveu est laid comme celui de Satan, » écrit le marquis au bailli en 1754. Des symptômes plus graves inquiètent le père, il trouve dans son fils des traits de ressemblance frappante avec la famille de sa femme qu’il déteste. « Cet enfant, dit-il avec amertume, a la pourtraicture achevée de son odieux grand-père, M. de Vassan. » Ces appréhensions ne sont que trop justifiées. Mirabeau ne ressemblera, pas seulement à sa mère au physique, il lui ressemblera aussi beaucoup trop au moral.
Il faut néanmoins faire de lui un homme. Le marquis s’y applique avec un soin qui pourrait paraître excessif si nous ne connaissions les habitudes systématiques de son esprit et les projets ambitieux qu’il caresse pour l’aîné de sa race. Il appartient à un siècle où tous les problèmes de l’éducation sont soulevés ; lui-même professe sur cette question des idées personnelles et il élève son fils d’après des principes qui font penser à l’Émile de Rousseau. D’abord, quoique sa fortune soit déjà embarrassée et que la charge soit lourde, il le confie à un gouverneur qui paraît avoir été choisi de la manière la plus heureuse. Voici le portrait qu’en fait le marquis après cinq ans d’expérience : « Un homme vraiment supérieur par le maintien, l’esprit, et surtout le cœur, également propre aux grandes choses et aux moindres, maître dans tous les arts libéraux, né même avec cette sorte de talent qui comprend l’intelligence et l’exécution de tous les arts mécaniques… un homme enfin que je n’ai pu trouver faible et intercadent sur rien et dont le cœur excellent s’est pris d’un attachement sans bornes pour moi. » Avec un tel maître, l’esprit de l’enfant sera bien dirigé, peut-être même trop dirigé. Plus tard Mirabeau s’en plaignit souvent. Il semble qu’une main trop lourde ait pesé sur sa jeunesse pour en comprimer l’essor. C’était l’avis de l’excellent bailli, qui, dans une de ses rares visites, avait jugé le gouverneur et l’élève. « J’avoue, écrit-il, que Poisson m’a paru un homme de mérite ; je crains cependant qu’il n’ait pas laissé assez de ce que les Italiens appellent sfogo aux saillies de l’esprit chaud de cet enfant, et qu’en le contenant il n’ait pour ainsi dire encombré le fourneau. »
Si « le fourneau » avait été moins solide, il aurait pu en effet éclater. Mais la puissante organisation de Mirabeau résista à cet encombrement de matières, à l’accumulation de connaissances que l’imagination fumeuse du père et l’érudition solide du gouverneur entassaient à l’envi dans ce jeune cerveau. Il en tira même ce profit particulier, d’acquérir des notions de tout supérieures à celles de son âge, de ne se trouver plus tard dépaysé dans aucun genre d’études, et d’avoir appris de bonne heure à supporter sans fléchir une somme de travail extraordinaire. Par la fécondité et par l’activité de son esprit, Mirabeau sera bien le digne fils de son père. Au milieu des entraînemens d’une vie dissipée, il écrivit presque autant et sur autant de sujets que l’infatigable Ami des hommes. « Si ma main était de bronze, disait le père, elle serait usée à force d’écrire. » La plume à la main, le fils lui tiendra tête sans jamais se lasser.
Le marquis ne peut méconnaître la précocité de cette belle intelligence. Il en est même quelquefois étonné. Le caractère de son fils, qu’il étudie de près, le surprend surtout par des inégalités dont on suit la trace dans les confidences qu’il adresse tantôt à Mme de Rochefort, tantôt à son frère le bailli. Un jour il est content de lui, il fait son éloge ; le lendemain il le juge avec une extrême sévérité. En septembre 1759, il annonce que l’enfant « promet un fort joli sujet, n’ayant plus trace d’humeur, de bassesse ni de mensonges. » Un mois auparavant il écrivait à Mme de Rochefort : « L’aîné de mes garçons vendra son nom. » A mesure que Mirabeau grandit, les appréhensions du père augmentent.
Il y a surtout un moment difficile. C’est celui où, l’excellent gouverneur Poisson ayant épuisé sa science, n’ayant presque plus rien à apprendre au jeune comte, il semble nécessaire d’éloigner celui-ci de la maison paternelle pour le préparer au service militaire, comme il convient à un gentilhomme de son nom et de sa race. « On ne le peut, écrit le marquis, ni lâcher ni tenir davantage. » Un autre serait naturellement envoyé à une de ces académies dans lesquelles la jeune noblesse se forme pour la guerre. Mais le marquis craint la liberté dont on y jouit, il cherche un moyen terme entre la vie de famille et l’académie. Après avoir essayé sans succès d’une maison particulière, il se décide à placer son fils dans une pension célèbre du temps, chez l’abbé Choquard, rue et barrière Saint-Dominique à Paris. Ce n’était point du tout, comme l’ont dit quelques biographes, une maison de correction. C’était, au contraire, une institution fort à la mode, où Mirabeau passa plusieurs années avec des étrangers de distinction, notamment avec les deux Elliot, dont l’un devint comte de Minto et resta son ami.
Chez l’abbé Choquard, on consacrait beaucoup de temps aux exercices militaires, mais on ne négligeait pas la vie intellectuelle. C’est là que, pour la première fois, Mirabeau va être jugé par ses pairs. Il donne déjà de lui une opinion analogue à celle que le monde portera plus tard sur sa personne. « Tranchant dans la conversation, gauche dans ses manières, disgracieux de tournure, sale dans ses vêtemens, par-dessus tout d’une suffisance sans bornes. » Voilà la première impression qu’il produit sur ses camarades. Mais ce qui corrige, ce qui adoucit ce jugement, c’est que, malgré ces défauts extérieurs, il y a en lui une irrésistible puissance de séduction. Chaque fois qu’il le voulut ou qu’il y eut intérêt, il réussit à séduire et à dominer ceux qui l’entouraient, son père lui-même, quoique celui-ci fût si en défiance, si prévenu contre des manières « qui sentent le comédien. » Le marquis ayant voulu le transférer un jour dans une pension plus sévère, tous les élèves de l’abbé Choquard protestent et pétitionnent en faveur du jeune comte.
Là aussi ils applaudissent à ses débuts littéraires et oratoires. Le jour de la Saint-Louis, en 1769, toute la pension écoute un éloge du prince de Condé mis en parallèle avec Scipion l’Africain, dont l’abbé Choquard est si content qu’il en fait faire un compte-rendu dans les journaux, sans doute, pour recommander sa maison au public. Le rédacteur du recueil de Bachaumont dit à ce propos : « On voit que ce jeune aiglon vole déjà sur les traces de son illustre père. » Et il ajoute avec raison : « Le fils a plus de netteté, plus d’élégance dans son style. » Les idées tumultueuses du porc s’éclairciront, en effet, dans le cerveau mieux équilibré du fils.
En attendant, le futur orateur fait son apprentissage à Saintes dans le régiment de Berri-cavalerie, que le marquis a choisi parce qu’il est commandé par un colonel très sévère. Cet apprentissage réserve au père plus d’une pénible surprise, Mirabeau passe en prison une partie de la première année et au commencement de la seconde se sauve à Paris après avoir fait au jeu une dette de 80 louis. On le rattrape et on l’enferme à l’île de Ré. À ce moment, le bailli, qui craint de nouveaux éclats, enverrait volontiers son neveu aux colonies hollandaises, d’où on ne revient pas. « Ces choses-là, répond le marquis, sont plus faciles à projeter qu’à parfaire, surtout dans le temps qui court et avec un drôle qui a toute l’intrigue du diable et de l’esprit comme un démon. Le marquis de Lambert me disait. L’autre jour qu’il avait partagé la ville et la province et que, malgré son caractère odieux, il aurait trouvé dans la ville de Saintes 20,000 livres qui n’y sont pas. »
Le bailli subira à son tour l’ascendant de ce neveu maudit lorsque Mirabeau reviendra de. L’expédition de Corse, où il servit comme sous-lieutenant dans la légion de Lorraine. Il semble qu’il y ait eu là une heureuse secousse dans cette vie jusqu’alors si dissipée. L’action a été un instant pour cette nature fougueuse le meilleur des dérivatifs. A quelque tâche que Mirabeau s’applique, il y paraît tout de suite supérieur. C’est là le secret de l’empire qu’il exerce. En Corse, il se croit fait pour la guerre, il le dit hautement, il le prouve dans une certaine mesure et il le persuade autour de lui. Le major de la légion de Lorraine, le chevalier de Villereau, déclarait « n’avoir pas connu d’homme né avec de plus grands talens que le comte de Mirabeau pour le métier des armes. »
Ce sera aussi l’avis du bailli, qui, lassé de ses longues croisières, a fini par s’établir en Provence, oui il défend les intérêts de son frère et où il reçoit son neveu. Celui-ci, comme dit son père, « joue aussitôt ses grandes marionnettes » pour s’emparer de l’esprit du bailli dont il connaît la bonté et l’influence. Il compte sur lui pour rentrer en grâce auprès du marquis toujours résistant. Dès le soir de son arrivée, il pousse sa pointe et enlève la position d’assaut. Il laisse l’honnête marin tout étourdi de sa verve méridionale, de sa faconde, de la prodigieuse fàcilité avec laquelle il traite au pied levé les questions les plus difficiles. S’agit-il du militaire, il en parle en homme du métier, on dirait qu’il a blanchi sous le harnais. S’agit-il d’histoire ou de politique, il a commencé une histoire de Corse qui émerveille le bailli : « S’il n’est pas pire que Néron, écrit l’excellent homme au marquis, il sera meilleur que Marc-Aurèle, car je ne crois pas avoir jamais trouvé tant d’esprit. Ma pauvre tête en était absorbée… ou c’est le plus adroit, et habile persifleur de l’univers, ou ce sera le plus grand sujet de l’Europe pour être pape, ministre, général de terre ou de mer, chancelier et peut-être agriculteur. Tu étais quelqu’un à vingt-deux ans, mais pas la moitié. » Pendant que le bailli parle, Mirabeau, prend des notes comme pour témoigner de l’intérêt qu’il prend à ce qu’on lui dit et pour flatter la vanité de son interlocuteur. C’était du reste son habitude. Il meublait, ainsi sa mémoire et son cerveau aux dépens des autres. Son père l’appelait ironiquement « la pie des beaux, esprits et le geai des carrefours. »
Le bailli reste sous le charme, tant qu’il garde Mirabeau auprès de lui. Après son départ, il en rabat un peu, lorsqu’il s’aperçoit que le bon apôtre, non content de faire payer ses anciennes dettes, en a contracté de nouvelles en tirant à vue sur son excellent oncle. Le père, qui connaissait mieux le caractère de son fils pour l’avoir pratiqué plus longtemps, avait cependant prévenu le bailli. « Prends garde, écrivait-il, si tu veux le mener dans le grand, qu’il ne mène ta bourse dans le vide… pour manger dans la main, c’est le premier homme du monde. » Si bien averti et si défiant qu’il soit, l’intraitable marquis ne résiste pas davantage à l’ascendant de Mirabeau, une fois qu’il a consentit, le recevoir dans le château d’Aigueperse en Limousin, où ses affaires l’appellent. Sa première impression a été peu favorable. « Or sus, s’est dit le père en écoutant et en regardant l’aîné de sa race, voici encore un Mirabeau tout craché, c’est-à-dire un être fort incommode, homme d’esprit d’abord, et de mérite, ensuite sur le pavé. Adieu, projets de fortune, etc. C’est la fable du pot au lait. » Puis la séduction personnelle opère, Mirabeau devient le secrétaire de son père, s’empare de sa confiance et pendant deux ans va le dominer. Il fait même sous la direction de l’Ami des hommes un premier apprentissage de la politique, d’abord en constituant dans la province du Limousin un tribunal de conciliation, une sorte de justice de paix ou de conseil de prud’hommes ; puis en maintenant, au contraire, parmi les vassaux turbulens de Provence tous les droits du seigneur suzerain. Dans ces deux rôles si différens, il montre déjà les deux aspects de son caractère, le sentiment d’humanité et de justice qui fait de lui un homme des temps nouveaux, la hauteur de manières par laquelle il se rattache, quand il le veut, aux vieilles races aristocratiques.
Surtout, il ne passe nulle part inaperçu. « Monsieur l’ouragan, » comme l’appelle son père, emporte de haute lutte les positions les plus difficiles. A Versailles, il se fait tout de suite sa place à la cour, il s’impose par son esprit et par son originalité autant que par la qualité de ses alliances. La première fois qu’il est présenté au vieux comte de Maurepas, il le saisit par le bouton de son justaucorps. « Au reste, écrit le marquis au bailli, depuis cinq cents ans on a toujours souffert des Mirabeau qui n’étaient pas faits comme les autres, on souffrira encore celui-ci. Je te promets en outre que celui-là ne descendra pas le nom. »
Mirabeau aborde avec la même confiance en soi et la même audace l’entreprise capitale de sa jeunesse. Il se met en tête d’épouser une des plus riches héritières de Provence, Mlle de Marignane, que se disputent les principaux gentilshommes du pays ; il a contre lui la famille et l’entourage de la jeune personne. Celle-ci ne témoigne même pas pour lui un goût très vif, elle paraît hésiter entre ses nombreux prétendans. Mais il la presse, il abuse de son humeur pacifique, il réussit à la compromettre et à rendre le mariage indispensable. Victoire sans lendemain du reste, qui n’a ni plus de durée ni plus de portée qu’une aventure. Au bout de quinze mois de mariage, Mirabeau, quoique sa femme et lui eussent un fort beau revenu, avait déjà souscrit pour 200,000 livres de lettres de change. Son père et son beau-père, justement effrayés, ne trouvaient d’autre moyen de le soustraire aux poursuites de ses créanciers que de le placer sous la main du roi, suivant l’expression du temps, en le faisant enfermer au château de Mirabeau.
Tel fut le commencement d’une série d’emprisonnemens qui allaient jeter le jeune comte hors de la famille et de la société. Interné au début à Mirabeau, un peu plus tard à Manosque, il commet l’imprudence de rompre son ban et d’aller se prendre de querelle à Grasse avec un gentilhomme provençal. Cette fois, il est accusé d’avoir voulu assassiner son adversaire et décrété de prise de corps. Le marquis en est réduit pour le sauver à solliciter des ministres l’internement de son fils au château d’If par une lettre de cachet.
C’est là un procédé dont l’Ami des hommes se servira trop souvent contre les membres de sa famille, que le pouvoir royal aura le tort de mettre à sa disposition, et dont l’abus pèse sur sa mémoire comme une infraction impardonnable aux idées de justice dont il se faisait volontiers le représentant. Les lettres de cachet sont un des plus odieux souvenirs de l’ancien régime. On peut juger de leur puissance corruptrice par la facilité avec laquelle s’en accommodait une conscience aussi honnête que celle du marquis de Mirabeau. Il ne faut cependant pas se méprendre sur le premier effet qu’elles produisent. Mirabeau s’est beaucoup plaint de la tyrannie paternelle, il a dénoncé son père à l’opinion avec une véhémence croissante, mais il a commencé par profiter de la mesure contre laquelle il proteste. C’est grâce à son emprisonnement qu’il peut se soustraire aux menaces de ses créanciers, échapper aux conséquences d’une condamnation infamante prononcée contre lui pour tentative d’assassinat. Son père, il est vrai, se débarrasse de lui ; mais lui-même se débarrasse de tous ceux qui le guettent pour lui mettre la main au collet. Il n’est donc pas victime, du moins au début, il est plutôt protégé par la première lettre de cachet demandée contre lui. Les véritables victimes sont ceux auxquels il doit de l’argent ou qu’il a roués de coups sans qu’il leur soit possible d’obtenir satisfaction.
La translation du prisonnier au fort de Joux n’aggravait pas la peine de la détention. Quoique « ce nid de hiboux, égayé par quelques invalides, » ne fût pas un lieu de délices, Mirabeau allait y jouir d’une liberté relative dont il ne manqua pas d’abuser. Le commandant du fort, bon gentilhomme, se déclarait tout à fait incapable d’exercer le métier de geôlier. Mirabeau obtint de lui d’avoir un logement dans la petite ville voisine de Pontarlier, d’y prendre ses repas à l’auberge et d’y fréquenter la société du pays. En principe, il était tenu de rentrer chaque soir au château ; mais, en réalité, il en vint à s’absenter plusieurs jours de suite et à pousser même ses courses jusqu’en Suisse.
Le séjour de Mirabeau au fort de Joux rappelle surtout la célèbre histoire de ses amours avec Mme de Monnier. Cette aventure, qui fit tant de bruit et qu’ont immortalisée, les Lettres de Vincennes, est racontée par M. Charles de Loménie avec la plus scrupuleuse exactitude. Le consciencieux historien a eu entre les mains, outre les dialogues inédits prêtés autrefois à Sainte-Beuve par M. Lucas de Montigny, la correspondance secrète de Mme de Monnier avec son amant. Il s’est servi de ces précieux documens pour retrouver la vérité sous la légende que les romans, les pièces de théâtre, et même de prétendus récits historiques ont répandue dans le public. Les Lettres de Vincennes, quoique souvent brûlantes de passion, ont un caractère oratoire ; elles sont destinées à être lues par le lieutenant de police ou par son premier commis ; elles sentent le plaidoyer, elles arrangent et dénaturent les faits pour le besoin d’une cause. Il n’y faut pas chercher une sincérité absolue. L’émotion y est fréquemment remplacée par la rhétorique. Le caractère des deux amans se montre plus au naturel dans l’intimité de leurs confidences secrètes. Leur liaison, qui a remué les cœurs et fait travailler les imaginations, se réduit au fond à une histoire d’amour assez prosaïque. Ce serait une profanation de rappeler ici les passions délicates de la fin du siècle, de prononcer les noms de Mmes de Sabran, de Custine, de Beaumont. Sophie de Monnier n’approche pas de ces femmes exquises. Quoiqu’elle appartienne à une bonne noblesse de robe, quoique son père, M. de Ruffey, soit un des correspondans de Voltaire ; quoiqu’elle ait été destinée par ses parens à épouser sur le tard Buffon devenu veuf, il y a en elle un élément de vulgarité qui exclut toute idée de comparaison avec des natures plus fines. Rien de moins poétique pour commencer que l’histoire de son mariage. A seize ans, sa famille, qui paraît beaucoup plus occupée de sa fortune que de son bonheur la marie à un septuagénaire, le marquis de Monnier, premier président de la cour des comptes de Dôle et possesseur de biens considérables. « Je ne savais pas, écrit ironiquement Voltaire au président de Ruffey, que M. de Monnier fût un jeune homme à marier, je lui en fais mon compliment et je le trouve très heureux d’épouser madedemoiselle votre fille. Je leur souhaite à tous deux toute la prospérité possible. » Dans une union si disproportionnée, il ne peut être question d’affection. C’est une affaire que concluent les parens de Sophie. On espère que le mari ne vivra pas longtemps et que la jeune femme, enrichie par ses libéralités, pourra suivre alors le penchant de son cœur. En attendant, Mme de Monnier s’ennuie au domicile conjugal, auprès de son vieil époux, elle cherche des distractions et elle en trouve. Ce qui classe la femme, c’est que Mirabeau ne sera ni son premier ni son dernier amant. Avant de le connaître, elle s’était éprise d’un officier d’artillerie qu’elle tutoyait et dont elle payait les dettes.
« Compromise et affichée dans Pontarlier, » comme elle le dit elle-même, par la fatuité de ce personnage, elle rencontre le prisonnier du fort de Joux au moment où elle commençait à se lasser d’une liaison embarrassante. Mirabeau, très supérieur à tout son entourage, exerce sur elle l’ascendant qu’il n’a jamais manqué d’exercer sur les personnes dont il entreprenait la conquête. La laideur de son visage couturé par la petite vérole, l’épaisseur de sa taille qui lui donnait « l’air d’un paysan, » la gaucherie et l’affectation de ses manières qui causaient au premier abord une impression déplaisante, étaient bientôt effacées par l’éclat de ses yeux pleine de feu, par la grâce de sa bouche spirituelle, par le charme de la conversation la plus séduisante. Lorsqu’il renonçait au ton cérémonieux ; qu’il prenait volontiers en se présentant dans le monde, l’à-propos de son langage, la vivacité de ses saillies, l’aisance de ses répliques, la facilité avec laquelle il jouait les personnages les plus divers, enchantaient et subjuguaient ses interlocuteurs. « Ne regrette pas, lui écrit un jour Mme de Monnier, le brillant d’esprit que tu prétends avoir perdu. Sais-tu pourquoi il fait avoir des femmes ? C’est qu’il les interdit. Tu les mènes plus loin qu’elles ne voulaient, elles ne savent point répondre à tes raisonnemens ; tu attaques leur tempérament, tu les as sans qu’elles le veuillent quelquefois. »
C’est le premier chapitre de son propre roman qu’écrit ici la marquise. Après une résistance de pure forme, facilement vaincue par des raisonnemens analogues à ceux de Saint-Preux dans la Nouvelle Héloïse, après un très court essai d’amour platonique, cette nouvelle Julie cède aux instances de Mirabeau. Le quatrième dialogue inédit où les deux amans se tutoient-déjà indique le moment précis de la chute. « Quoi ! dit le comte, tu partages mes désirs et tu repousses mes transports ! .. tu m’as donné ton cœur et tu me refuses tes faveurs ! Je presse de mes lèvres tes paupières mourantes. Je cueille sur ta bouche les plus délicieux baisers… mon âme enflammée s’élance vers la tienne… tu m’enivres d’amour et tu ne veux pas apaiser le feu qui me dévore ; que tu as porté dans mes veines. » La personne qui permettait de telles privautés n’était plus en mesure ni en humeur de se défendre. Sophie n’y met du reste aucune hypocrisie. « Que je suis satisfaite, écrit-elle au mois de juin 1777, de ne pas t’avoir fait souffrir bien longtemps, de t’avoir fait presque aussitôt l’aveu de mes sentimens, et d’avoir vaincu mes résolutions et mes projets d’indifférence, de liberté pour faire notre bonheur à toux deux ! Comme j’ai joui du tien avant de le sentir autant que1 je l’ai fait depuis ! »
Au milieu de cette galante aventure, que devenait le mari ? M. de Monnier fait penser à certains personnages des Contes de Boccace ou des comédies françaises dont l’extrême crédulité divertit le lecteur. Il a pris Mirabeau en amitié, il ne peut plus se passer de sa présence, il donne des fêtes en son honneur, il prend publiquement son parti contre le commandant du fort de Joux, qui s’est lassé des incartades de son prisonnier et lui ordonne de se remettre sous les verrous. Rassurée par la confiance de son mari, Mme de Monnier a l’audace de cacher son amant pendant deux jours dans un cabinet noir qui touche à sa chambre à coucher. Plusieurs fois Mirabeau passe la nuit chez sa maîtresse. Un soir, au moment où il entre à la dérobée dans la maison, il est surpris et arrêté par les domestiques de M. de Monnier. Sans paraître déconcerté, avec un sang-froid imperturbable, il demande à être conduit auprès du président, se jette dans ses bras et, au lieu de s’excuser, se vante de son entreprise comme d’une attention délicate et aimable. Il arrivait de Berne, il allait droit à Paris se présenter au ministre, il n’avait pas voulu passer à Pontarlier sans remercier M. et Mme de Monnier de leurs bontés pour lui ; s’il avait choisi l’heure du souper de leurs gens, c’était avec intention, afin de ne mettre aucun domestique dans sa confidence. En même temps, il prie M. de Monnier de sonner ses gens pour leur ordonner le silence. La scène est si bien jouée, la crédulité de M. de Monnier est si complète, que le mari trompé et satisfait appelle ses domestiques en leur enjoignant de ne parler à personne de ce qu’ils viennent de voir.
La famille de Mme de Monnier n’était pas d’humeur à se laisser jouer comme le trop crédule président. C’est elle qui se chargea à son tour de garder la jeune femme. Elle le fit avec un luxe de précautions qui rappelle encore une fois les scènes les plus comiques de Boccace. Une chanoinesse, sœur aînée de Sophie, couche dans la même chambre qu’elle ; cette vigilante gardienne attache à son bras un ruban qui aboutit au pied de Mme de Monnier. Si celle-ci bouge, la chanoinesse en sera immédiatement avertie. L’histoire de la précaution inutile se renouvelle ici comme dans les contes italiens. L’amour est plus fort que toutes les entraves qu’on lui oppose. Toute surveillée qu’elle est, Mme de Monnier n’en donne pas moins des rendez-vous à Mirabeau dans un jardin où elle passe avec lui des heures délicieuses malgré le froid des nuits d’hiver sous un climat glacial.
Au plus fort de cette surveillance, Sophie trouva moyen de persuader à M. de Monnier qu’on lui faisait injure en la gardant de si près. Le mari débonnaire insista pour qu’on s’en rapportât à la vertu de sa femme et renvoya la famille. C’était le moment qu’attendaient avec impatience les deux amans pour réaliser un projet qu’ils préparaient depuis quelques jours : celui de fuir ensemble à l’étranger. Brouillé, comme il l’était, avec le commandant du fort de Joux pour avoir abusé de son indulgence, sommé de rentrer en prison pour n’en plus sortir, Mirabeau avait les plus fortes raisons de ne plus rester dans un pays où il n’entrevoyait aucune chance prochaine de recouvrer sa liberté. Il semble même, d’après quelques documens, que les ministres et son père, las du bruit qui se faisait autour de son nom, n’aient pas été fâchés de se débarrasser de lui. Qu’il partît seul, rien de mieux. Mais qu’il enlevât une femme mariée, la femme d’un premier président, c’était un scandale qui devait l’exposer, lui et sa complice, à la répression la plus sévère.
Si la société du XVIIIe siècle avait des trésors d’indulgence pour les amours élégantes et discrètes, la sévérité des lois romaines et des ordonnances des rois de France subsistait tout entière pour l’adultère affiché et public. Le séducteur risquait sa tête dans cette aventure. Il fut, en effet, condamné par contumace à la peine capitale, tandis que le même jugement condamnait Mme de Monnier à être enfermée, sa vie durant, dans une maison de refuge de Besançon « pour y être rasée et vêtue comme les filles de la communauté. »
Mirabeau n’ignorait pas cette conséquence certaine de sa fuite. Quelle fut donc la raison qui le décida à braver le péril ? Il a dit et peut-être même a-t-il cru sincèrement qu’il était alors emporté par la violence de sa passion. L’excuse est plus vraie pour Mme de Monnier que pour lui. Sophie s’était donnée tout entière avec la véhémence d’une nature passionnée, avec le dévoûment et l’esprit d’abnégation que les femmes apportent plus que les hommes dans les sacrifices que demande l’amour. Elle revendiqua hautement la responsabilité de son départ et s’employa généreusement à laver son amant de l’accusation de rapt. « C’est moi qui ai tout voulu, » écrivait-elle en se découvrant avec une vaillance qui la relève. D’esprit un peu court, avec un tempérament et des mœurs de fille, avec un cynisme de langage qui rend la lecture de ses lettres secrètes intolérable pour les esprits délicats, elle savait du moins se dévouer et souffrir pour celui qu’elle aimait. Sans hésiter elle eût pris sur elle tout le châtiment comme elle prenait toute la faute. Quoi que Mirabeau put dire, il n’était pas au même diapason. L’amour ne fut pas le seul mobile de sa fuite avec Mme de Monnier.
Criblé de dettes, n’ayant d’autre ressource que la très modique pension que lui faisait son père, s’il passait seul à l’étranger, il y trouvait la misère noire. La pension elle-même allait cesser de lui être servie dès qu’il aurait franchi la frontière. Mme de Monnier pouvait seule le tirer de cette difficulté. Elle était de ces femmes qui « fournissent à leurs amans, » comme on disait dans la langue du XVIIIe siècle ; Mirabeau le savait quand il l’avait aimée, et il ne se faisait pas faute d’en profiter.
Les mémoires et les comédies du temps indiquent que, sous l’ancien régime, on n’attachait pas aux libéralités de ce genre une idée de déshonneur absolu pour le jeune homme de qualité qui en était l’objet. On riait aux dépens de la personne libérale, surtout si elle était vieille ; mais on ne traitait pas avec trop de sévérité celui qu’elle enrichissait. Il passait même dans certains cas pour un homme avisé, en état de bien mener ses affaires. « Moins que personne, dit avec raison M. Charles de Loménie, Mirabeau était capable de se passer d’argent ; à l’origine des déterminations les plus graves de sa vie, il faut toujours chercher une préoccupation de cet ordre.
Les pièces des deux procès instruits contre Mirabeau, à l’occasion de l’enlèvement de Mme de Monnier, sont conservées au greffe du tribunal de Pontarlier[2]. Elles établissent avec certitude que, pendant les journées qui ont précédé la fuite, Mme de Monnier avait dévalisé la maison de son mari et fait passer par petits paquets à Mirabeau des rouleaux de louis, des effets de prix, des bijoux et des dentelles. L’infortuné président évaluait ses pertes à 25,000 livres. On ne savait pas ce qu’il regrettait le plus, de sa femme ou de son argent. Sophie, du reste, ne cachait ni ses larcins ni son amour ; elle convenait de tout et se justifiait à sa manière. « Mes parens m’ont mariée à seize ans, disait-elle, alors que je ne pouvais réellement disposer de ma personne ; aujourd’hui je me marie moi-même, et par la même occasion je rentre dans ma dot. »
Les provisions d’argent qu’avait emportées Mme de Monnier auraient pu suffire à un homme moins prodigue que Mirabeau ; mais après quelques mois de séjour en Hollande, où les deux amans s’étaient réfugiés, leur bourse était à sec. « Je dois plus de cent louis ici, écrivait Mirabeau à sa mère, et je n’en ai pas six. » Avec l’activité habituelle de son esprit et sa puissance de travail, il avait espéré trouver de l’occupation chez les libraires français d’Amsterdam ; il arrivait auprès d’eux précédé du commencement de réputation littéraire que lui avait valu son Essai sur le despotisme. On lui confia des traductions, il fit imprimer un Avis aux Hessois et autres peuples de l’Allemagne vendus par leurs princes à l’Angleterre. Mais le temps lui manqua pour entreprendre une œuvre considérable. La famille de Ruffey d’une part, le marquis de Mirabeau de l’autre, exaspéré par les pamphlets que son fils écrivait de Hollande contre lui, à l’instigation de sa femme, sollicitaient l’extradition des deux fugitifs. Mme de Monnier aurait pu faire sa paix séparément avec M. de Monnier, qui lui avait envoyé un domestique de confiance et fait offrir de l’argent. Le mari ne mettait qu’une condition à son pardon, la séparation des deux amans. Avec la générosité qu’elle apportait dans la passion, Sophie refusa d’abandonner son compagnon. Celui-ci, de son côté, aurait facilement échappé aux agens chargés de l’arrêter s’il avait voulu s’éloigner. Il faut dire à leur honneur qu’ils ne consentirent ni l’un ni l’autre à séparer leurs destinées. On les arrêta ensemble comme ils avaient fui ensemble. Lorsqu’ils arrivèrent à Paris, on enferma Mirabeau au château de Vincennes et Mme de Monnier dans une maison de correction.
Ils ne devaient plus se revoir que quatre ans après, dans une rapide entrevue qui ne se renouvela plus. Pour Mme de Monnier, c’était la fin de la folle aventure à laquelle elle avait sacrifié sa vie. Une douleur plus grande que celle de la séparation lui était réservée. Celui qu’elle avait tant aimé allait se détacher d’elle peu à peu. Après la dernière entrevue au couvent de Gien, les lettres de Mirabeau devinrent plus rares et plus froides. Puis toute correspondance cessa de sa part. La pauvre femme continuait à écrire sans recevoir de réponse. Le médecin qui la soignait raconte qu’elle avait presque perdu la vue à force de pleurer. Un peu plus tard, devenue libre par la mort de son mari, elle essaya de se consoler dans les bras d’un lieutenant de la maréchaussée qui la rebuta par sa brutalité et ses mauvais traitemens. Elle allait enfin épouser un jeune gentilhomme qui paraissait digne d’être aimé, lorsque son fiancé lui fut enlevé par un accident. Elle ne se sentit pas la force de lui survivre, elle alluma un réchaud et s’asphyxia. Plusieurs fois déjà son imagination avait été hantée par des idées de suicide. A Amsterdam, elle avait voulu s’empoisonner au moment de son arrestation, et n’en avait été empêchée que par les instances de Mirabeau. Celui-ci apprit sa mort au mois de septembre 1789, au pied de la tribune de l’Assemblée constituante. L’émotion qu’il en éprouva ne parut ni bien sincère, ni bien forte à ceux qui en furent les témoins. Les femmes ne devraient pas oublier que c’est presque toujours ainsi que finissent les amours des grands hommes. Pendant qu’elles sacrifient tout à leur passion, elles sont elles-mêmes sacrifiées aux plus impérieuses des maîtresses, à l’ambition, à la recherche du succès, de la popularité, de la gloire.
Au donjon de Vincennes, Mirabeau fut enfermé pendant plus de trois années dans une prison beaucoup plus dure que toutes celles qu’il avait connues jusque-là. Il n’était plus question, comme au fort de Joux, de passer ses journées à la ville, d’y prendre ses repas et d’y coucher quelquefois. Les prisonniers du donjon étaient au régime du secret le plus absolu ; point de communications entre eux, point de communications avec l’extérieur ; point d’autres livres que ceux qui étaient fournis par le commandant du château, pas même la liberté complète d’écrire. On comptait les feuilles de papier qui leur étaient remises et qu’ils devaient représenter après les avoir remplies. Là, comme partout, Mirabeau réussit à obtenir les adoucissemens qui se conciliaient avec le régime général de la prison. On le laissa d’abord passer quelques heures, puis la plus grande partie de la journée hors de sa cellule, dans les jardins intérieurs du donjon ou dans les galeries de l’enceinte. Il lui arriva même d’échanger quelques mots avec les habitans du château et d’attirer sous sa fenêtre par des chansons qu’il chantait fort bien un petit cercle de curieux. Mais il ne lui fut pas permis de sortir une seule fois, de respirer l’air du dehors, de recevoir la visite de ses parens ou de ses amis[3].
C’était l’isolement et la claustration à l’âge où l’homme a le plus besoin de dépenser son activité physique et son activité intellectuelle. Qu’on songe aux horreurs de la réclusion pour ce corps d’athlète, pour cette imagination ardente, pour cet esprit toujours en mouvement. Une constitution moins robuste, une âme moins forte, eussent fléchi dans cette épreuve. Il semble, au contraire, que le prisonnier se soit raidi contre le malheur de toute l’énergie de sa volonté. Non seulement il ne sortit pas de Vincennes amoindri, mais il y avait fortifié son intelligence par la méditation, rassemblé ses forces pour les luttes de la vie. Comme les natures vigoureuses, au lieu de plier sous la contrainte, il se redressa plus hardi et plus redoutable que jamais. Ni dans ces années de solitude, ni dans la période précédente, il ne ménagea son père, dont il avait tant de motifs de maudire la sévérité. Il lui devait cependant sans s’en douter quelque reconnaissance ; c’est de lui qu’il tenait l’habitude et la puissance du travail. Le marquis avait noirci, sans se lasser, des milliers de feuilles de papier ; son fils était de la même trempe. Enfermé entre quatre murs, sevré de tous les plaisirs et de toutes les affections, Mirabeau fut sauvé du désespoir par son goût pour l’écriture. La nomenclature de tout ce qu’il composa à Vincennes effraie l’imagination. D’abord il écrivait à Mme de Monnier, en caractères très serrés pour économiser le papier distribué aux prisonniers, une ou deux lettres par jour. Celles qui ont été publiées par Manuel ne donnent qu’une idée fort incomplète de cette correspondance. C’étaient, nous l’avons dit, des pièces, en quelque sorte, officielles, destinées à être lues par le lieutenant de police ou par son premier commis avant d’arriver à Sophie. Mirabeau s’épanchait avec plus de liberté et d’abondance dans la correspondance secrète à propos de laquelle Mme de Monnier disait, en 1780 : « Depuis un an juste que nous nous écrivons, je viens de faire le relevé de nos lettres ; nous nous en sommes écrit, tant toi que moi, entre nous deux, trois cent soixante. »
En même temps, il rédige à l’adresse du lieutenant de police, de son père, de M. de Maurepas, un grand nombre de mémoires. Ayant épuisé la bibliothèque de la prison, il demande et il obtient l’autorisation d’acheter des livres nouveaux qu’il dévore. Il en tire la matière d’une série d’ouvrages qu’il entreprend ; il traduit pêle-mêle Tibulle, les Baisers de Jean second, les Contes de Boccace, la Vie d’Agricola ; il compose un Essai sur les élégiaques latins, des Mémoires sur le ministère du duc d’Aiguillon, un Essai sur la tolérance, des Mémoires sur l’inoculation, sur l’usage des troupes réglées, une Histoire de Philippe II, deux tragédies et un drame bourgeois. Il y a dans tout cela beaucoup de fatras, mais le travail accompli est extraordinaire. La pensée persistante du prisonnier et son talent personnel éclatent surtout dans le livre décisif qu’il écrit sur les Lettres de cachet et les prisons d’État. Mirabeau qui avait passé successivement par le château d’If, le fort de Joux, le château de Dijon et le donjon de Vincennes, était plein de son sujet. Nulle part on n’a démontré avec plus de force et de chaleur l’illégalité des emprisonnemens arbitraires, d’après les maximes mêmes du droit public ancien. Celui qui écrivait de telles pages contre les abus de l’ancien régime, qui pouvait les appuyer d’exemples choisis dans sa propre vie, était naturellement désigné pour devenir bientôt le champion de la Révolution. Il était la preuve vivante du pouvoir exorbitant qu’un père pouvait s’arroger avec l’autorisation du roi sur un citoyen de plus de trente ans. Ce sont là des griefs qu’une âme fière ne pardonne ni n’oublie. L’humiliation et les souffrances qu’avait endurées Mirabeau le portèrent à l’Assemblée constituante dans les rangs du tiers-état, parmi les adversaires les plus résolus d’un ordre de choses dont il avait été si longtemps la victime.
Au bout de quarante-deux mois, lorsque le marquis croit son fils non pas corrigé, mais hors d’état de lui nuire et de se liguer de nouveau avec les membres révoltés de sa famille, surtout lorsque la mort de l’unique héritier légitime de Mirabeau lui inspire le désir d’avoir des petits-enfans pour continuer le nom et la race, il se décide à le faire sortir de prison. Mais il ne le fait qu’après les négociations les plus longues et les plus épineuses, après avoir imposé au prisonnier les plus cruels sacrifices. Il veut d’abord le rapprocher de la comtesse de Mirabeau, qui, depuis des années, ne témoigne à son mari qu’une parfaite indifférence. Pour conquérir sa liberté, Mirabeau en est réduit à faire des avances à une femme qu’il méprise, qui l’a trompé le lendemain de son mariage, à laquelle il a généreusement pardonné, qui n’a répondu à sa générosité que par l’ingratitude, qui aurait pu le délivrer d’un mot si elle avait simplement annoncé l’intention de partager sa captivité, mais qui n’a jamais voulu y consentir. On exige de lui un sacrifice plus douloureux encore. On le condamne à insister auprès de Mme de Monnier pour qu’elle se réconcilie avec son mari, qui continue à offrir le pardon et l’oubli. La malheureuse femme, toujours consumée par le feu de la passion, se débat contre les instances de son amant et ne se résigne à céder que lorsqu’il est trop tard. Comment Mirabeau aurait-il pu oublier l’odieuse violence faite à ses sentimens, comment n’aurait-il pas pensé qu’une société où un père pouvait exiger de telles choses de son fils était une société à refaire ? On peut dire du bien de l’ancien régime à distance, lorsqu’on c’en considère que les grandes lignes et l’architecture extérieure ; dès qu’on y regarde de près, on s’aperçoit qu’aucune révolution n’était plus nécessaire, n’a été plus justifiée que la révolution de 1789.
Au moment où il rendait son fils à la liberté, le marquis espérait relever et reconstituer sa famille, d’abord en faisant purger par Mirabeau la condamnation capitale prononcée contre lui à Pontarlier, puis en l’envoyant à Aix auprès de sa femme pour y reprendre la vie conjugale. Le premier résultat fut obtenu sans trop de peine ; mais la seconde entreprise trompa toutes les espérances du marquis. Celui-ci ne soupçonnait pas les griefs de son fils contre Mlle de Marignane. Il se doutait encore moins que la jeune femme s’effrayait par-dessus tout de retrouver un mari qu’elle avait outragé, dont la présence à son foyer eût été un reproche et pouvait devenir un danger. D’ailleurs, pendant neuf années de veuvage réel, la comtesse de Mirabeau s’était créé une existence nouvelle : elle vivait au milieu d’un cercle d’amis qu’elle charmait par sa grâce, dans un tourbillon de réunions joyeuses, de bals, de comédies, de petits soupers dont elle était l’âme. Le retour de son mari menaçait de troubler cette vie de plaisirs. Qu’avait-elle besoin d’un revenant que l’on regardait comme mort civilement, qui aurait dû avoir le bon goût de ne pas reparaître ? Entourée d’hommages, elle se sentait soutenue par la résistance de sa famille, par l’émotion que causait, dans la société provençale, la crainte de la perdre. En échange de cette souveraineté élégante qu’avait-on à lui offrir ? La gêne domestique, les embarras financiers, des récriminations possibles sur le passé, des ombrages pour le présent. Elle reculait devant cette perspective. Avec une politesse et une mesure calculées, non point assurément par amour, mais pour se refaire un état social et reprendre son rang dans le monde, Mirabeau réclamait son droit. Forcés dans leurs derniers retranchemens, obligés de prendre un parti, M. de Marignane et sa fille répondirent à ces instances par un procès en séparation de corps.
L’histoire du procès a été bien souvent racontée. Il n’en faut retenir que la hardiesse avec laquelle Mirabeau plaide lui-même sa cause. C’était un signe des temps, l’indice d’un profond changement dans les mœurs. A une époque où la noblesse d’épée et le barreau formaient deux classes tout à fait distinctes de la société, il semblait extraordinaire de voir un gentilhomme de race, un ancien capitaine de dragons, descendre au rôle d’avocat. Le cas paraissait même si nouveau que les syndics de l’ordre des avocats se réunirent pour en délibérer et n’accordèrent qu’avec peine l’autorisation demandée par Mirabeau. Le marquis y voyait l’annonce d’une révolution qu’il prédisait du reste depuis longtemps et dont les symptômes frappaient ses yeux à Versailles aussi bien que dans les provinces : « Quoique ayant de la peine, écrit-il, à avaler l’idée que le petit-fils de notre père tel que nous l’avons vu passer sur le Cours, tout le monde ôtant de loin son chapeau, va maintenant figurer à la barre de l’avant-cour, disputant la pratique aux aboyeurs de la chicane, je me suis dit après que Louis XIV serait un peu plus étonné s’il voyait la femme de son arrière-successeur en habit de paysanne et tablier sans suite, pages ni personne, courant le palais et les terrasses, demander au premier polisson en frac de lui donner la main qu’icelui lui prête seulement jusqu’au bas de l’escalier. Autre temps, autre mœurs. »
Depuis le temps où il haranguait en Limousin les tenanciers de son père, Mirabeau va parler en public pour la première fois. Il n’y aura chez lui ni apprentissage ni tâtonnemens ; il a si naturellement un tempérament oratoire qu’il produit tout de suite sur ceux qui l’entendent l’impression la plus forte. N’oublions pas que nous sommes dans le midi, que c’est un méridional qui parle et qu’il s’adresse à une population facile à émouvoir. Bien de ce qu’il dit ne sera perdu pour ses auditeurs ; se sentant soutenu par leur attention, bientôt par leur sympathie et par leur émotion, il dominera peu à peu l’embarras d’un début ; s’inspirant des circonstances à mesure qu’elles lui paraîtront plus favorables, il s’abandonnera à des mouvemens plus libres et finira par électriser l’auditoire. Dans ce long débat, il prit la parole à quatre reprises différentes devant deux juridictions successives, et chaque fois il obtint un succès extraordinaire. Avec un art infini, en artiste déjà consommé, il renouvelle par la variété des argumens et des intonations une cause qui ne change pas. Il commence avec mesure et avec dignité, il cherche à attendrir le public sur ses malheurs, il parle de sa femme avec grâce, avec tendresse, en homme qui a aimé et qui a souffert, et dès le premier jour il arrache des larmes de tous les yeux. Son beau-père lui-même, qui écoutait en ricanant le commencement de la plaidoirie, quitte l’audience, suffoqué par l’émotion.
On ne répond aux avances de l’orateur que par des insultes. Alors piqué au vif, animé d’une indignation légitime, il s’échauffe à son tour, il rend à ses adversaires coup pour coup, il attaque, il accuse et il cloue à son banc l’avocat de Mlle de Marignane foudroyé. Quoique préparés avec le plus grand soin et en partie écrits, les quatre plaidoyers de Mirabeau n’ont pas été publiés ; mais M. de Loménie, qui possède le manuscrit du plus important de ces discours, nous le donne aux pièces justificatives. C’est celui du 23 mai 1783, le jour où Mirabeau plaida, nous dit son père, « depuis huit heures et quart du matin jusqu’à une heure, sans cracher ni moucher. » La lecture en est attachante sans cependant nous rendre l’impression exacte de l’audience. Bien des passages ont dû être changés dans le mouvement de l’improvisation, sous les yeux et en quelque sorte sous l’influence du public. Il faudrait d’ailleurs ajouter à la parole écrite et nécessairement refroidie le port, le geste, la voix, la mimique, l’action oratoire en un mot, qui était merveilleuse chez Mirabeau et que sa sensibilité méridionale rendait irrésistible. Il ne lui arriva pas une fois de prendre la parole devant le public d’Aix sans être applaudi et suivi par la foule jusqu’à sa voiture.
Malgré un succès si éclatant, il perdit sa cause et il devait la perdre. On a souvent cité cet exemple pour détourner les orateurs même les plus habiles de se défendre personnellement en justice. Outre que le parlement, composé d’amis de M. de Marignane, était prévenu contre Mirabeau, le tempérament passionné de celui-ci devait l’entraîner à commettre des fautes de tactique presque inévitables. Ses adversaires l’avaient prévu ; leur injurieuse campagne avait pour objet de le mettre hors de lui : « Il faut le piquer, disait Pascalis, il s’emportera comme un cheval entier, et nous le tiendrons. » On réussit, en effet, par ce moyen à mettre les juges contre lui ; mais s’il perdit son procès devant eux, il le gagna devant le public : « Il est incroyable, écrit le marquis, comme ce bourreau-là a gagné le peuple. » Il l’avait si bien gagné que, six ans plus tard, lorsqu’il retournera en Provence pour y briguer la députation aux états-généraux, il retrouvera les mêmes sympathies et le même enthousiasme. La foule reconnaîtra dans l’orateur politique l’avocat qu’elle avait tant applaudi.
Mirabeau se rendait instinctivement compte de la victoire morale qu’il venait de remporter. Il sortait de l’audience, non en vaincu, mais en triomphateur, il savourait la jouissance d’avoir enfin montré et déployé son talent. Célèbre jusque-là par les aventures scandaleuses de sa jeunesse, il acquérait une célébrité plus relevée par le double succès que venaient d’obtenir ses mémoires judiciaires à Pontarlier et son éloquence à Aix. Le retentissement du procès, le bruit qui se faisait autour de son nom, n’étaient pas non plus de nature à lui déplaire. En attendant la gloire, il entrait dans la popularité : « C’est uniquement ce qu’il a en vue, disait son père, et de cette race extravagante il n’y en a aucun dont le de physique ne soit de regarder comme un triomphe le jour où ils sont pendus, parce qu’il a été question d’eux. » Le marquis commençait à s’effrayer du murmure de l’opinion publique et du cri universel qui retentissait, disait-il, à ses oreilles : « N’entendrons-nous jamais parler que de cette race effrénée des Mirabeau ? » Son fils, tout entier à la joie de rentrer avec éclat sur la scène du monde, après de longues années d’emprisonnement, n’avait ni les mêmes frayeurs ni les mêmes scrupules.
Si l’issue du procès avait été différente, si Mirabeau s’était rapproché de sa femme, il aurait pu reprendre son rang dans la société et retrouver au loyer conjugal la paix d’une vie régulière. Tel était l’espoir du marquis et de l’excellent bailli, qui, dans cette campagne judiciaire, avait soutenu son neveu de toute l’autorité de son caractère et de tout le poids de sa fortune : « Si cet homme, disait le chef de la famille, avait une femme non gâtée, ou seulement sensée, elle en ferait ce qu’elle voudrait. » Le jugement prononcé coupait court à ces espérances. Par la perte de son procès, Mirabeau allait être rejeté dans tous les hasards d’une vie aventureuse et besogneuse. Hors d’état de satisfaire à ses goûts de dépense avec le modique revenu qui lui restait, il en était réduit encore une fois à vivre d’expédiens ou à intenter des procès à un père dont il avait précipité la ruine. Il ne trouvait même pas un asile dans la maison paternelle, qui lui fut impitoyablement fermée quand il revint à Paris. Pendant cinq ans, les communications du père et du fils se borneront à des envois mutuels de papier timbré.
La comtesse de Mirabeau, qui avait l’âme plus frivole que méchante, regretta plus tard de n’avoir pas joué dans la vie de son mari le rôle bienfaisant qu’on lui réservait. Quand elle le vit entouré de gloire, elle eût voulu le rejoindre. Les habitans du pays l’en pressaient. Les paysans des environs d’Aix la suppliaient de partir : « C’est une trop belle race, lui disait-on, ce serait péché qu’elle manquât. » — « vous savez sans doute, écrit un Provençal à Mirabeau, que Mms la comtesse veut retourner absolument dans les bras de son cher et glorieux époux, malgré la famille qui a intérêt à s’y opposer. » Il était trop tard. Mirabeau ne se souciait plus d’un rapprochement dont il n’avait plus besoin depuis que l’argent de la cour affluait chez lui. Il mourut sans avoir même revu sa femme. Celle-ci se remaria pendant l’émigration ; mais après avoir perdu son second mari, elle reprit le nom du premier pour lequel elle s’enflamma d’une passion rétrospective. En 1800, elle habitait l’hôtel de Mirabeau, où une de ses belles-sœurs lui avait offert l’hospitalité : « C’est là qu’elle mourut, dit M. Lucas de Montigny, dans la chambre et dans le lit même de Mirabeau, dont le souvenir lui inspirait chaque jour des regrets plus passionnés. »
Le rôle que n’avait pas voulu jouer à temps Mme de Mirabeau, une autre femme allait le reprendre et apporter quelque douceur dans la vie tourmentée du grand homme. C’était une étrangère, fille naturelle d’un personnage considérable des Pays-Bas et d’une Française, Mme de Nehra, que M. Louis de Loménie nous a fait connaître dans un chapitre attachant de ses Esquisses historiques et littéraires. M. Charles de Loménie complète par de nouveaux détails le portrait charmant que son père a tracé d’elle. Il s’agit ici d’une personne tout à fait supérieure à Mme de Monnier par la distinction de l’esprit et par la délicatesse morale : « Jamais femme, dit Etienne Dumont dans ses Souvenirs, ne fut plus faite pour mériter de l’indulgence à l’amour. » Elle aima en effet Mirabeau avec une tendresse infinie et n’aima que lui. Comment une jeune fille de dix-neuf ans, d’une physionomie charmante, d’une réputation intacte, tout à fait libre de ses actions puisqu’elle était orpheline, mais habituée à une vie décente et retirée, se décida-t-elle à partager publiquement la destinée d’un homme de trente-six ans, vieilli avant l’âge, déconsidéré par le scandale de ses aventures, réduit à vivre d’expédiens, « ignorant toujours, comme il le dit lui-même, les ressources du mois qui soit ? « Il faut d’abord tenir compte de la liberté des mœurs au XVIIIe siècle, de l’indépendance philosophique dont se piquaient beaucoup de femmes qu’auraient retenues au siècle précédent les conventions sociales et les principes religieux. Cela explique à la rigueur que Mme de Nehra se soit résignée à une union libre, mais cela n’explique pas pourquoi elle a aimé Mirabeau. Elle avait résisté longtemps. Séduit par le charme de cette nature exquise, Mirabeau alla pendant trois mois la voir chaque jour au parloir grillé de son couvent sans obtenir autre chose que des témoignages d’amitié. Elle nous explique elle-même pour quels motifs désintéressés elle finit par céder. « Je m’aperçus, dit-elle simplement, combien le refus constant de m’attacher à lui le rendait malheureux, j’osai croire que j’étais la femme qui convenait à son cœur, j’espérai calmer quelquefois les écarts d’une imagination trop ardente ; mais ce qui me détermina surtout, ce furent ses malheurs. Dans ce moment-là tout était contre lui : parens, amis, fortune, tout l’avait abandonné, je lui restais seule, et je voulus lui tenir lieu de tout. Je lui sacrifiai donc tout projet incompatible avec nos liaisons, je lui sacrifiai une vie tranquille pour m’associer aux périls qui environnaient sa carrière orageuse. Dès lors je fis serment de n’exister que pour lui, de le suivre partout, de m’exposer à tout pour lui rendre service dans la bonne ou la mauvaise fortune. Je laisse aux amis de Mirabeau à juger, si j’ai rempli fidèlement cet engagement sacré, »
Elle le remplit avec un dévoûment admirable, souvent même aux dépens de son bonheur. Elle eut à souffrir plus d’une fois, non-seulement de la situation précaire dans laquelle se débattait son amant, mais de l’influence qu’exerçaient sur l’imagination mobile et sur les sens corrompus de Mirabeau des rivales indignes d’elle. En dehors de ces heures de passion, il rendait justice à Mme de Nehra, il ne parlait d’elle et il ne lui écrivait que dans les termes les plus tendres, avec un sentiment de respect qu’il n’a jamais témoigné à aucune autre femme. « Je vous jure, disait-il à Chamfort, que je ne la vaux pas, et que cette âme est d’un ordre supérieur par la tendresse, la délicatesse, la bonté. » — « Chère amie, lui écrivait-il à elle-même, je n’ai été heureux qu’un jour en ma vie, celui où je vous ai connue, où vous me donnâtes votre amitié… Il faut renoncer au bonheur lorsqu’on est loin de vous. Depuis les plus petits détails jusqu’aux pensées les plus hautes, tout sentiment est détruit lorsque je ne le partage pas avec vous. » Ce langage délicat contraste singulièrement avec la passion toute sensuelle qu’expriment les Lettres de Vincennes.
Mme de Nehra pouvait bien mettre un peu d’ordre, d’économie et de décence dans l’intérieur de son ami jusque-là fort misérable. Mais n’ayant elle-même qu’une modeste pension viagère, elle était sans cesse débordée par les goûts de dépense de ce bourreau d’argent. Les années qui précèdent la convocation des états-généraux sont pour tous deux des années de gêne et d’embarras financiers, pour lui des années d’intrigues, d’efforts et de travail à la recherche d’une position sociale. Un instant Mirabeau espère s’établir en Angleterre. Ses anciens camarades de la pension Choquard, les deux frères Elliot, y occupaient des positions importantes. L’un d’eux lui ayant donné une marque de souvenir à propos de son ouvrage sur les Lettres de cachet, il se persuade qu’il trouvera auprès d’eux un appui, des conseils, peut-être le moyen de faire fortune ou de s’ouvrir une carrière à l’étranger. Hugh Elliot, alors ministre d’Angleterre à Copenhague, qui avait d’abord témoigné beaucoup de bonne volonté, se refroidit sensiblement sans doute à la suite des renseignemens qui lui furent envoyés de France sur son ancien condisciple. Ce fut Gilbert Elliot, membre du parlement, qui accueillit Mirabeau, sans se faire néanmoins aucune illusion sur le compte de son hôte. La correction anglaise ne devait guère s’accommoder du sans-gêne, du débraillé et de la faconde méridionale du voyageur.
« J’ai retrouvé, écrit Gilbert à son frère, notre ancien camarade d’école persécuté… aussi peu changé que possible par vingt années, dont six se sont passées en prison, et le reste en agitations domestiques et personnelles… Mirabeau est aussi tranchant dans sa conversation, aussi gauche dans ses manières, aussi laid de visage et mal tourné de sa personne, aussi sale dans ses vêtemens, et avec tout cela aussi suffisant que nous nous le rappelons il y a vingt ans. » L’impression produite sur les femmes de la maison par l’arrivée du nouveau-venu est encore moins favorable. « Il a fait une cour si précipitée à Henriette (la sœur des deux Elliot), qu’il ne doutait pas de subjuguer en une semaine, si absolument abasourdi ma John Bull de femme, si bien épouvanté mon petit garçon en le caressant, si complètement disposé de moi depuis le déjeuner jusqu’au souper, tellement étonné tous nos amis, que j’ai eu grand-peine à avoir la paix à son endroit, et s’il n’avait pas été rappelé à l’improviste à la ville, ce matin, je suis sûr que la patience de ma femme, je ne veux pas dire sa politesse, n’y aurait pas tenu. »
Gilbert Elliot n’en rend pas moins justice aux talens, à l’énergie et aux vastes connaissances de Mirabeau ; il le présente même à quelques-uns des plus grands personnages de l’Angleterre, notamment au marquis de Lansdowne et à Burke ; mais il ne réussit pas à lui trouver la position sociale dont son ami a besoin. Mirabeau ne rapporte d’Angleterre qu’un assez grand mépris pour les Anglais avec une grande admiration pour la liberté dont ils jouissent. Suivant lui, quoiqu’ils aient plus de défauts que la plupart des peuples connus, ils valent mieux qu’eux, uniquement parce qu’ils ont une constitution libérale. C’est bien là l’esprit dans lequel va se faire chez nous la révolution, la donnée première que Mirabeau y apportera.
En attendant l’heure de la délivrance, le voyageur revient en France, où il établit pour vivre une véritable fabrique de brochures et de pamphlets. C’est un moyen de gagner un peu d’argent, c’est aussi un moyen d’être compté par le pouvoir, de lui faire sentir le poids de son influence et d’obtenir de lui quelque faveur en échange. Déclassé et décrié, Mirabeau entend forcer la société à le reconnaître comme une puissance, lui imposer l’ascendant d’une popularité grandissante. Il aborde ainsi les questions à la mode, il parle de finances, de politique, de diplomatie avec une imperturbable assurance. D’habiles collaborateurs, le banquier suisse Panchaud, Clavière, Dumont de Genève, lui préparent des matériaux, quelquefois même des parties d’ouvrage complètement rédigées ; il les retouche, il y met le trait et le vernis, pour employer ses expressions favorites, et il monde la France de publications fréquemment composées par d’autres, mais toujours signées du nom sonore de Mirabeau. Il prend à partie tantôt M. de Calonne, tantôt M. Necker, il engage même avec Beaumarchais un duel de plume d’où il ne sort pas à son honneur. Il serait difficile de distinguer aujourd’hui la part de travail personnel qui lui appartient dans chacune de ces œuvres. Elles sont à la fois trop éphémères et trop collectives pour ajouter quelque chose à sa gloire. Elles indiquent seulement la prodigieuse activité de son esprit et le besoin qu’il a de faire parler de lui. Il poursuit avec passion la célébrité, et, il l’atteint. Dès 1787 il peut se flatter en écrivant à Mme de Nehra qu’il n’y ait pas « un salon, un boudoir, une borne qui ne retentisse du nom de Mirabeau. » Vienne maintenant la convocation des états-généraux, il sera résolu et tout prêt à y jouer son rôle. Dans ce premier volume, M. Charles de Loménie nous conduit jusqu’à la veille de la révolution ; il abordera enfin les années glorieuses de la vie de Mirabeau dans un second volume, qui est terminé, qu’il soumet en ce moment à un dernier travail de révision et que nous lui demandons de ne pas nous faire attendre trop longtemps[4].
A. MÉZIÈRES.
- ↑ Le titre exact du volume que publie l’éditeur Dentu est celui-ci : les Mirabeau, par Louis de Loménie. Deuxième partie continuée par son fils. — Avec un sentiment très respectable de piété filiale, M. Charles de Loménie se présente au public comme le simple continuateur de l’œuvre de son père. En réalité, ce nouveau volume, qui est le troisième de la série, devrait être intitulé Mirabeau, car il est consacré tout entier au grand orateur. Les deux volumes précédons ne sont eu quoique sorte que la préface et l’introduction de celui-ci.
- ↑ À ce sujet, un Charles de Loménie a consulté avec fruit une brochure de M. Georges Leloir, intitulée : Mirabeau à Pontarlier, et l’ouvrage que vient de publier, à Berlin, M. Alfred Stern, professeur à l’École polytechnique de Zurich : das Leben Mirabeaus. Siegfried Cronbach.
- ↑ Une exception paraît avoir été faite vers la fin pour Dupont de Nemours, qui venait voir le prisonnier de la part de son père.
- ↑ Nous adressons cet appel à M. Charles de Loménie avec d’autant plus d’insistance que M. Rousse prépare, depuis quelque temps déjà, pour prendre place dans la collection des grands écrivains français de la maison Hachette, une étude sur Mirabeau. Cet important travail ne pourra évidemment pas être terminé tant que M. Charles de Loménie n’aura pas lui-même fait usage des documens inédits qu’il a entre les mains.