Mirabeau (Rousse)/Partie 3/Chap II

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 140-147).

CHAPITRE II

Le 20 juin 1789, les députés du Tiers-État, réunis dans la salle du Jeu de Paume, avaient juré de ne point se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France. On sait quelles diversions funestes devaient, jour par jour, traverser cette grande œuvre.

Le 23 juin, l’Assemblée congédiait le représentant du Roi, déclarait les députés inviolables, et la nation souveraine.

Le 30, la populace de Paris forçait les portes de l’Abbaye et mettait les prisonniers en liberté.

Le 6 juillet, des régiments étrangers, campés entre Paris et Versailles, allaient, disait-on, marcher sur l’Assemblée et la disperser.

Le 11, Necker était renvoyé du ministère et le baron de Breteuil mis à sa place.

Le 12, les Allemands du prince de Lambesc chargeaient la foule aux Tuileries, pendant que les gardes françaises et les Suisses se fusillaient sur les boulevards.

Le 14, la Bastille tombait au pouvoir du peuple ; et, le soir, trois têtes sanglantes, plantées sur des piques, étaient promenées en triomphe dans les carrefours.

Le 22, Foulon et Bertliier étaient assassinés ; huit jours plus tard, le maire de Saint-Denis ; et, dans les provinces, beaucoup d’autres.

Enfin, le 5 octobre, après trois mois d’émeutes meurtrières, au milieu d’une agitation immense qu’entretenaient la terreur de la disette et l’attente d’un coup d’État, la lie des faubourgs de Paris, soulevée par une poussée furieuse, débordait sur Versailles, venait battre les grilles du château, et ne tardait pas à l’envahir ; quinze gardes du corps étaient massacrés lâchement ; et le lendemain, après une odieuse parade où la majesté royale était avilie pour toujours, les vainqueurs emmenaient avec eux leurs otages. Prisonniers l’un et l’autre, le Roi et l’Assemblée quittaient Versailles, escortés par cette vile multitude dont le courage inutile de la Fayette n'avait pas su empêcher les forfaits, et dont la garde nationale de Paris formait, tambour battant, l’avant-garde ridicule.

En trois mois, la Révolution avait fait ces deux grands pas : le 23 juin, le pouvoir était passé des mains du Roi dans celles de l’Assemblée ; le 6 octobre, le peuple seul en était le maître.

Parmi les meneurs de la sédition, à l’instant même, la rumeur publique nomma deux hommes : le duc d’Orléans et Mirabeau. Ni l’un ni l’autre n’étaient coupables. Mais des esprits clairvoyants ont pu s’y tromper. Au lendemain de ces journées tragiques, le duc d’Orléans partait pour l’Angleterre, chargé par le Roi d’une mission diplomatique — qu’il n’avait pas sollicitée. Quant à Mirabeau, après une procédure qu’on fît traîner toute une année, et qui fournit moins de preuves que de témoins, il plaida sa cause à la tribune, et l’Assemblée, qui avait alors d’autres soucis, laissa tomber des poursuites inutiles. Mallet-Dupan, après une enquête laborieuse, déclare que « Mirabeau n’a participé ni à la méditation ni à l’exécution de ces crimes ». C’est le témoignage d’un ennemi ; le plus sage est de s’y tenir.

Aussi bien, pendant les trois mois qui venaient de s’écouler, le député d’Aix avait ameuté contre lui des inimitiés redoutables. Son activité bruyante, son humeur altière, le sans-gène tranchant avec lequel il s’imposait à l’Assemblée, c’était plus qu’il n’en fallait pour le rendre insupportable aux moins patients de ses collègues. Pour beaucoup d’autres, l’envie seule y devait suffire ; ceux-là subissaient avec dépit cet ascendant dédaigneux dont, chaque jour, ils sentaient croître la puissance.

Jamais il ne s’était vu dans aucun pays, jamais il ne s’est retrouvé nulle part, depuis cette époque, une réunion d’hommes plus éclairés, plus honnêtes, animés d’un patriotisme plus pur et d’un désir plus ardent de bien faire. La France avait donné vraiment le meilleur d’elle-même ! Mais, parmi tant de bons citoyens, Mirabeau était le seul politique, je veux dire le seul qui eût, sur toute chose, des vues précises, des projets arrêtés d’avance ; de longues volontés qui semblaient commander l’avenir ; et, en même temps, au jour le jour, à chaque embarras, à chaque obstacle, des expédients rapides pour se débrouiller et sortir d’affaire. « Où il ne faut que parler, lui écrivait le comte de Lamarck, on trouve encore des talents dans cette assemblée ; là où il faut penser, vous êtes sans rivaux…. » À force de l’entendre, on s’accoutumait à l’écouter ; on s’échauffait à le contredire, on s’irritait à lui répondre. Il était le ferment et le levain de ces intelligences en travail ; il y faisait pénétrer l’air et la vie ; il soulevait et mêlait ensemble ces germes obscurs d’où la Révolution allait éclore.

Du politique, il avait surtout la qualité maîtresse, le ressort souple et solide tendu constamment vers son but : la volonté tenace et flexible, fixe dans ses attaches, ondoyante dans ses contours. Rien de plus curieux que de suivre, heure par heure, les élans, les retours, les caprices, les contradictions irritantes de cette immuable activité.

S’agit-il d’une adresse au Roi pour demander le renvoi des ministres, le rappel des troupes et l’armement des milices, c’est lui qui la rédige et la fait voter. S’agit-il d’une adresse au peuple pour le rappeler au respect des lois, c’est lui qui la propose, sauf à combattre celle que Lally-Tollendal porte à la tribune quinze jours après lui.

Veut-on interdire aux députés d’aller discourir dans les districts ; aux communes d’envoyer des députations à l’Assemblée, il combat avec violence des motions injurieuses pour l’indépendance des citoyens et la souveraineté du peuple. Mais parle-t-on de faire recevoir par les municipalités le serment des troupes, le voilà qui défend avec ardeur le pouvoir exécutif contre les empiétements populaires et « la tyrannique autorité des communes ».

Un jour, il fera voter la loi martiale contre les émeutes ; mais, le lendemain, des émeutiers ayant arrêté Bezenval, et l’Assemblée l’ayant fait relâcher, il reprochera de très haut à l’Assemblée cet abus de pouvoir et la fera revenir sur son vote.

Après quoi, lorsqu’un de ses collègues, se risquant à le railler, félicite un jour « le comte de Mirabeau de la supériorité avec laquelle il sait guider l’Assemblée vers des buts contraires », l’impatient orateur relève vertement cette boutade inoffensive comme « une injure vide de sens, un trait lancé de bas en haut, que trente volumes repoussent assez, pour qu’il le dédaigne. Nul écrivain, ajoute-t-il avec solennité, nul homme public n’a plus que moi le droit de s’honorer d’une fière indépendance, d’une uniformité de principes inflexible. »

Peut-être disait-il vrai ; je crois, au moins, qu’il était sincère. Il poursuivait le même but par des routes différentes. Il voulait la même chose par des moyens contraires. Quand on l’observe de près, on croit voir, par instants, deux hommes de même force et de même taille qui, se faisant contrepoids l’un à l’autre, cherchent dans un effort commun leur aplomb et leur équilibre. Entre la cour et l’Assemblée, il ne doutait pas qu’il ne dût, un jour, dicter un accord dont il serait le négociateur et l’arbitre ; créer un pouvoir dont il serait le dictateur populaire et le maître. Pour amener à son point ces volontés rétives, il appuyait plus lourdement, suivant l’occasion, sur celle qui semblait plus près d’échapper à son effort. Pour régler ces forces rebelles, il pesait tour à tour sur les deux bouts du levier.

Rien n’égalait d’ailleurs son dédain pour des résistances inutiles dont il se croyait toujours sur le point de triompher ; et c’est à peine si quelques saillies arrogantes trahissaient chez lui l’ennui des obstacles et l’impatience du succès. « Qu’attendent-ils donc pour me prendre ? » disait-il en parlant des ministres ; — et en parlant de l’Assemblée : « Les imbéciles, je les méprise trop pour les haïr ; mais je les sauverai malgré eux ! »

Dire d’un homme de cette trempe : « C’est un ambitieux », quel enfantillage ! Le lui reprocher, quelle niaiserie ! Il était ambitieux et il devait l’être. Et plût à Dieu que la France n’ait jamais connu que des ambitieux de cette grande espèce, de cette envergure et de cette volée ! Pour ceux-là, du moins, le besoin de commander est l’emploi naturel de leur génie. S’ils prennent le pouvoir, ils sont de taille à en répondre ; ils sont de force à le porter ; et si, par malheur, un pays lassé d’être libre remet dans leurs mains ses destinées, ils peuvent au moins lui payer la rançon de sa liberté.

Mirabeau ne connaissait pas cet amour abject de la faveur populaire qui, dans les révolutions, asservit les petites âmes, les repaît de ses vanités grossières et de ses jouissances d’un jour. Il n’était pas l’esclave de son ambition, mais son maître. Il gouvernait à son gré cette force docile, sans lui rien céder de sa volonté, de sa raison ni de ses principes ; sans lui sacrifier même les goûts ou les habitudes de son esprit, les boutades de son orgueil ou les préjugés de sa naissance.

Ne prenez pas trop au sérieux les éloges qu’au lendemain du 14 juillet, du haut de la tribune, il adresse au peuple. Pour lui, « les vainqueurs de la Bastille sont les plus grands drôles de Paris ».

Ne le cherchez pas dans la séance du 4 août, dans cette nuit fameuse où ducs, marquis et barons, évêques, abbés mitrés et prieurs d’abbayes se pressent, se poussent, se culbutent à la tribune, se disputant l’honneur d’abdiquer les premiers devant la nation leurs droits féodaux et leurs privilèges. Hasard ou prudence, le comte de Mirabeau est absent. Il n’a rien mis à cette folle enchère. Il n’a pas risqué sa raison dans cette orgie ; et quand il en parle le lendemain, c’est avec une résignation hautaine qui ne cache qu’à demi le fond de sa pensée : « On a été bien vite. L’Assemblée était dans un tourbillon électrique, et les commotions se succédaient sans intervalle !… Longtemps nous avons reproché à l’Assemblée nationale de s’appesantir sur des objets minutieux, de ne pas faire assez pour le bien général ; et soudain, dans une seule nuit, elle décide, par acclamation, plus de vingt lois importantes. Tant d’ouvrage fait en si peu d’heures nous étonne…. »

Ce sont là, il est vrai, des objections qu’il va combattre ; mais, au relief qu’il leur donne, et aux ambages dans lesquels s’embarrasse, pour y répondre, cet esprit si résolu d’ordinaire, il n’est pas difficile de voir que ces sacrifices irréfléchis coûtent presque autant à sa raison qu’à son orgueil. « Avec votre Riqueti, dira-t-il plus tard, vous avez désorienté l’Europe pendant trois jours. »