Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap IX

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 120-127).

CHAPITRE IX

Tels étaient les principes et les idées politiques qu’allait porter à Versailles le député du Tiers-État de Provence ; mais ce qu’on allait y voir paraître avec lui, c’était une puissance nouvelle dont rien, dans le passé, ne pouvait donner à la France le pressentiment ni le souvenir : la Puissance de la Parole.

Les grands sermonnaires du siècle de Louis XIV, défendant devant les puissants de ce monde la cause des petits et des opprimés, avaient ébranlé de leur éloquence des consciences royales et des multitudes choisies ; mais ce n’étaient pas eux qui parlaient ; c’était un Dieu qui, dans ce temps-là, n’avait pas d’athées,… c’était la parole sacrée s’excitant elle-même, s’échauffant au foyer solitaire de la méditation et de la foi ; écoutée en silence, sans contradiction et sans réplique ; soutenue par les pieuses croyances ou l’admiration mondaine d’une assistance accoutumée de longue main au respect.

D’ailleurs, depuis les temps héroïques des Bourdaloue, des Massillon et des Bossuet, la chaire chrétienne avait perdu son éclat. Elle entendait plus d’homélies que de discours ; elle comptait plus d’abbés que d’orateurs ; et l’abbé Poulle lui-même ne valait ni Mascaron ni Fléchier.

Au barreau, de graves avocats, hommes de bien et hommes de goût, secouaient lentement, pour plaider les droits de la conscience et de la liberté, le fatras d’érudition ridicule, de citations extravagantes et de pompeux lieux communs dont la vieille rhétorique du Palais chargeait les plaidoyers d’autrefois. Fils de la bourgeoisie, pénétrés des idées et des passions de leur temps, ils se trouvaient sans cesse mêlés aux philosophes, aux publicistes, aux hommes de lettres ; et les occasions les plus diverses les amenaient peu à peu aux polémiques bruyantes de la presse ou aux aventures dangereuses de la politique. C’était Gerbier défendant contre quelque abbaye puissante la cause dune religieuse révoltée ; c’était Bergasse provoquant par ses honnêtes hardiesses la rancune mortelle de Beaumarchais ; ou bien Élie de Beaumont partageant, sans avoir trop à souffrir de ce voisinage, la défense posthume des clients de Voltaire.

Dans ces luttes rapides, dans ces mêlées corps à corps et dans ces confraternités profitables, les avocats apprenaient à penser vite, à dire juste, et arrivaient souvent à parler, mieux que personne, la langue de tout le monde. Voltaire lui-même, dans plus dune rencontre, a porté, sans s’en vanter, la marque de leurs coups. Mais leurs plus beaux discours ne dépassaient guère les murs du Palais et la lanterne de la Grand’Chambre. Ils ne rencontraient, ils ne rencontreront jamais que par occasion, par échappées et comme en des digressions généreuses, les intérêts publics ou les hautes pensées qui sont le fond éternel de l’éloquence. Si touchante qu’elle soit, une aventure domestique ne laisse pas dans la mémoire des hommes un long souvenir ; et ce n’est que dans les chœurs de Sophocle ou d’Eschyle que la tragédie d’un seul homme émeut un peuple tout entier.

Cette fois, le drame qu’on attendait, c’était le drame de tout un peuple, où chaque citoyen avait son intérêt, son rôle et sa place. Ce n’était pas la première fois, sans doute, que la nation était ainsi convoquée ; et la tradition monarchique, remontant le cours du temps, rattachait habilement les États généraux de demain aux États généraux d’autrefois. Mais, en dépit du cérémonial, des manteaux de cour, des hérauts d’armes et des fleurs de lis, il était trop clair qu’entre 1614 et 1789, tout était changé. De ces époques lointaines, il était bien resté, dans la mémoire des érudits et des lettrés, quelques fragments d’éloquence politique ; mais aucun qui fut devenu populaire ; et le plus célèbre de tous est un discours de pure invention, un chapitre d’un beau livre : « la harangue de Daubray dans la Satire Ménippée. »

D’ailleurs, en 1789, il ne s’agissait plus de quelques mesures de circonstance, d’un impôt à voter, d’une guerre à entreprendre ou à terminer ; ni même, comme en d’autres temps, de paver la rançon d’un Roi, de défendre contre une bulle du Pape l’indépendance du Royaume, ou contre l’Espagnol la loi salique et le droit héréditaire de la monarchie.

Sur le vaste théâtre qui allait s’ouvrir, on sentait que l’établissement social tout entier allait remplir la scène et la déborder. À travers les ruines que de longs abus avaient entassées, il fallait creuser une pente et un lit au torrent d’idées nouvelles qui s’était répandu dans tous les esprits. La religion, la philosophie, la politique, l’autorité du Roi, les privilèges de la noblesse, les droits du peuple : il n’était pas une partie de l’édifice national dans laquelle des écrivains hardis n’eussent enfoncé leur pensée ; qu’ils n’eussent, depuis cinquante ans, ébranlée ou à moitié démolie.

Mais le temps des livres est déjà passé ; le temps des hommes « de plume et d’écritoire », commodément assis à leur bureau devant un public imaginaire, s’adressant de loin, sans contradicteurs, à des lecteurs sans défense. Il y aura désormais une salle pleine et bruyante, un auditoire présent et vivant devant lequel il faudra parler ; parler de sa personne, face à face, à des adversaires prêts à répondre, auxquels il faudra répondre à son tour. Aux utopies sorties des livres des philosophes, aux sages réformes mûries dans la tête des politiques, il faut une voix sonore et hardie, qui se fasse clairement entendre. Elle est prête. C’est la voix de Mirabeau. Il n’a plus qu’à parler ce que d’autres ont pensé et ont écrit, ce qu’il a écrit et pensé lui-même.

Dans ce rôle nouveau, jamais homme ne fut moins surpris ni mieux servi par la Fortune. De toutes les idées, de toutes les passions de son temps, il n’en était pas une que, de près ou de loin, il n’eût essayée et qui ne lui fût, par ses dehors au moins, familière…. De tous les excès, de tous les abus d’un régime caduc, il n’en était pas un que, pour l’avoir commis ou subi, il ne connût mieux que personne. Il en était comme le monument vivant. Il en portait sur toutes ses surfaces l’empreinte et l’image.

Il semblait d’ailleurs que la nature l’eût construit pour se faire voir et se faire entendre ; tout en dehors, en relief et en saillie ; la voix forte, claire, et naturellement habile ; le geste prompt, les traits gros et heurtés, qui se reconnaissaient à distance.

Ce n’était plus, à cette époque, le « mâle monstrueux » dont avait parlé son père ; mais il lui restait, de sa laideur, ce qu’il fallait pour surprendre les regards et les retenir. Il lui restait, de ses passions, ce qui devait faire tout céder à son ambition, comme autrefois à ses désirs. Il était né ainsi, orateur de la tête aux pieds ; « un personnage toujours sûr les tréteaux », a écrit son père. À neuf ans, on s’en souvient, il brûlait les planches sur un théâtre d’écoliers, « comme s’il était le fils de l’ancien La Thorilière », et à dix-sept ans, il déclamait sans broncher, dans un réfectoire de collège, une façon d’oraison funèbre dont il était le Bossuet intrépide et précoce.

Qu’on lise ses écrits, fût-ce ses lettres les plus intimes, ce sont des discours. Les mots tombent de ses lèvres en même temps que de sa plume ; un geste invisible les accompagne. Il a devant lui un auditoire, un adversaire qui le combat ou un ami qui l’applaudit. Si c’est un ami, il le regarde « avec ses yeux couchés » ; il lui sourit ; il lui fait signe qu’ils sont d’accord. — Et, avec « sa voix mielleuse », il lui prend traîtreusement ce que l’autre allait dire ; — si c’est un contradicteur, il l’interrompt, il l’interpelle et le force à se taire. « Silence aux trente voix », dira-t-il plus tard.

La ponctuation même de ses phrases trahit l’homme qui parle en écrivant. Il interroge, il admire, il s’attendrit, il s’indigne : « Ô ma Sophie ! ô mes amis ! ô mon père !… »

Il anime tout, il fait tout vivre. Sous sa plume, tout est mouvement, effet d’audience, rhétorique naturelle et prosopopées. Il crée des personnages et les met en scène. Il invente, sur les événements les plus intimes de sa vie, des dialogues où la vérité se mêle à la fable, sans que lui-même semble s’y retrouver et s’y reconnaître. Il compose pour Mme de Monnier des plaidoyers contre son mari ;… discours, réplique, exordes, péroraisons, tout y est….

À Manosque ou à Marseille, dans la vieille maison d’Amsterdam ou au donjon de Vincennes, sa table de travail est une tribune sur laquelle il se penche, la barre d’un tribunal sur laquelle il s’accoude. Comme l’acteur qui répète son rôle, il se promène à grands pas dans sa chambre, s’arrêtant, s’asseyant de temps en temps, se relevant, s’arrêtant encore pour écrire. Si le mot lui plaît, il le répète, l’écoute et en prolonge l’écho. S’il avait un miroir devant lui, il s’y regarderait sans rire ; car il ne connaît pas cette peur de soi-même et des autres qui gêne les esprits timides. Comme les gens de son pays, il n’a ni le sentiment de ce qui est excessif, ni la conscience de ce qui est ridicule. Il n’a jamais pensé que sa lettre à l’amant de sa femme pût sembler comique à personne, ou que les coups de parasol du Bastidon de Moùans pussent prêter à rire à qui que ce fût. Tout ce qui le touche prend à ses yeux des airs d’importance et de grandeur. Il peut ainsi ne rien perdre de lui-même, se montrer tout ce qu’il est, donner tout ce qu’il a dans la tête et dans le cœur….

Un cœur généreux, malgré tout ! plus ardent que tendre ; sincère et changeant à la fois ; sans rancune et sans fiel ; où l’amour de soi ne tenait pas toute la place, et que les fureurs d’un tempérament insatiable n’avaient pas avili sans retour. Une tête puissante où trônait une raison souveraine, et que des passions désordonnées menaient, de faute en faute, aux pires extrémités ; image bizarre de ce que pourrait être, dans la politique qu’il avait rêvée, une monarchie où régnerait un roi très sage, et que gouverneraient des ministres en démence.

Tel était l’homme, autant que j’en peux juger, au moment où il va paraître sur la scène : une vaste intelligence sans emploi ; une ambition sans bornes ; une audace sans frein, des besoins sans mesure ; une conscience sans scrupules ; avec cela, le génie de parler et le talent d’écrire,… voilà bien ce qu’avait prévu la sagacité haineuse de son père quand il disait : « Le siècle des gens de sa sorte arrive à grands pas, car il n’est aujourd’hui ventre de femme qui ne porte un Arteveld ou un Masaniello ». Arteveld ou Masaniello, c’était peu dire !… « Il ne sera qu’un cardinal de Retz », avait-il écrit une autre fois : c’était mieux, et plus juste.