Mirabeau (Rousse)/Partie 2/Chap IV

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 70-78).

CHAPITRE IV

Mirabeau était entré au donjon de Vincennes au mois de mai 1777. Il en est sorti le 13 décembre 1780. Il avait alors trente et un ans. Sa jeunesse allait finir, sans que les passions qui l’avaient agitée eussent rien perdu de leur ardeur. La solitude n’avait fait que les pervertir. Mais les rigueurs excessives qu’il avait subies faisaient excuser des scandales payés si cher, et ses fautes disparaissaient à demi au souvenir des châtiments démesurés qu’il avait soufferts.

Il faut s’arrêter à cette date critique de sa vie, regarder en arrière, et considérer le travail patient qui, jour par jour, à travers les coups de vent et les bourrasques d’une existence démontée, avait mûri lentement cette grosse tête bien construite et mal gouvernée.

En donnant une place à Mirabeau parmi les grands écrivains de la France, les éditeurs de cette étude ont tranché d’ailleurs un peu vite une question assez douteuse. Elle vaut la peine qu’on l’examine.

À vingt ans, en revenant d’Ajaccio, le jeune lieutenant avait lu à son oncle une histoire de la Corse qu’il avait composée, disait-il, dans les loisirs de cette courte campagne, et qui avait émerveillé le digne bailli. De cette première œuvre il n’est rien resté, si ce n’est le soupçon d’une audacieuse supercherie, d’un de ces plagiats effrontés qui devaient faire si souvent le fond de ses écrits et le dessous de ses discours.

Peu de temps après, à Manosque, au moment où il venait de se colleter avec le comte de Villeneuve, il écrivait tout d’un trait une grosse brochure, l’Essai sur le despotisme.

« Je me repens, a-t-il dit plus tard, d’avoir mutilé un si beau sujet. » C’est ce sujet lui-même qu’il est difficile de bien saisir, à travers les citations et les digressions sans nombre sous lesquelles il le faut chercher.

Au début, c’est un traité de philosophie politique à la mode du temps, où résonnent des dissertations creuses « sur l’homme naturel, sur l’homme social », et sur l’origine des communautés humaines : une réfutation du Contrat social par un élève de Jean-Jacques….

L’homme « naturellement bon » a, naturellement aussi, « le désir et l’instinct du despotisme » ; cet instinct, « qui est le vœu constant de l’humanité », il le porte dans tous les gouvernements qu’il s’est donnés. La monarchie est le despotisme d’un seul. L’oligarchie féodale « est le despotisme réparti sur plusieurs têtes ». Quant aux républiques, « ces sortes de confédérations sont, peut-être, les plus despotiques de toutes ».

Cela dit en thèse et pour l’honneur des principes, l’écrivain se rassemble, se ramasse, et se jette tout entier sur l’ennemi qui est le plus à sa portée, qui le presse et le gêne de plus près, c’est-à-dire sur « le despotisme d’un seul », la monarchie absolue ; pour tout dire : la royauté de son pays et de son temps.

Arrivé là, le philosophe fait place au politique, l’écrivain à l’orateur. La thèse devient une harangue et un pamphlet. Pamphlet véhément, où déborde, entraînant pêle-mêle des flots de lieux communs et de paradoxes, une verve puissante, pleine d’audace et de bon sens. Harangue incohérente et confuse, où, à travers la déclamation, perce déjà l’éloquence.

« Le despotisme est une manière d’être effrayante et convulsive ;… un État despotique devient une sorte de ménagerie dont le chef est une bête féroce. »

Puis l’allusion cesse ; la pensée se précise, le trait va droit au but : « Le roi est un salarié, et celui qui paie a droit de renvoyer celui qui est payé. Si d’autres Français l’ont pensé avant moi, je suis peut-être le premier qui ait osé l’écrire. »

S’il rencontre sur sa route Richelieu, il ne s’arrête pas pour si peu ; et reprenant, avec d’autres visées, contre cette grande mémoire, les griefs féodaux de l’Ami des hommes :

« Combien de fois ne l’a-t-on pas loué en France ? dit-il ; ces louanges lui seraient très justement acquises s’il avait été chargé de détruire la nation ; mais elles sont la honte de la France. Malheureusement, très malheureusement, Richelieu, Louvois et Colbert étaient des hommes de génie, et Mazarin lui-même avait de grands talents. »

Louis XIV ne l’intimide pas davantage : en quelques lignes, il fait du grand Roi et du grand règne un tableau qu’il faut retenir.

« Il fut, de nos jours, un roi qui trouva son autorité très ébranlée en apparence, car la moitié de ses sujets avait les armes à la main contre ses ministres ; mais elle était très solide, car elle était gravée dans le cœur de ses sujets. Il oublia les services des grands pour se souvenir des injures qu’ils avaient faites à son ministre, et les regarda comme personnelles. Il énerva toute autorité dont il n’était pas le collateur immédiat, parce qu’il ne voyait, de bonne foi, rien au-dessus de son autorité. Il sembla vouloir imiter les sculpteurs qui, d’un bloc de marbre ou d’un figuier, font un Jupiter. Il crut qu’avec sa pleine puissance, son autorité royale et son bon plaisir, il ferait d’un homme de robe un ministre de la guerre, d’un édit une source de richesses. Il réunit tout le nerf encore existant de la nation et le fit servir à sa gloire et à celle de sa maison qu’il détacha toujours, faute de lumière, de la gloire et des véritables intérêts de son État. Il vécut assez pour éprouver qu’il ne pourrait jamais suffire, par son autorité, à tout ce que faisaient les grands quand ils étaient répandus dans le royaume, et que l’autorité arbitraire affaiblissait ou détruisait tous les ressorts et n’en remplaçait aucun. »

La longue habitude de commander a corrompu le prince ; la longue habitude d’obéir a corrompu le peuple. Quant aux « grands propriétaires, notables et magnats des provinces, rassemblés sous la main du Roi par l’appât du luxe et des honneurs, ils n’ont apporté dans la capitale que des ronces dorées. Dans cet ordre féodal, dont on a tant médit, c’était du moins une maxime constante que nul homme ne pouvait être taxé sans son consentement. »

Ainsi, à chaque effort de cet esprit en travail, on sent fermenter le levain séculaire qui, après avoir couvé sous les ruines des châteaux et des donjons démantelés par la monarchie, soulève, avec la poussière vengeresse de la féodalité vaincue, les germes rajeunis de la liberté populaire.

C’est la théorie arrogante du comte de Boulainvilliers ; c’est la déclamation séditieuse du marquis de Mirabeau dans l’Ami des hommes ; c’est, il faut le répéter, si étrange que ce rapprochement doive ici paraître, c’est « l’invasion des idées démocratiques dans un esprit féodal ».

Quant aux moyens de mettre un terme au despotisme, Mirabeau n’en propose nettement aucun.

« Il ne naît pas, en quatre siècles, quatre hommes capables de prévoir jusqu’où peuvent aller les innovations, d’où l’on peut conclure que les changements constitutifs sont rarement sans danger. »

Les « changements » qu’il semble vaguement entrevoir sont d’ailleurs de purs enfantillages : faites une bonne constitution, que le Prince et le Peuple lui obéissent fidèlement, et tout ira mieux…. « Laissez l’homme libre ; instruisez-le, rendez-le heureux, et fiez-vous à lui pour vous récompenser du mérite d’être justes. » C’est bien simple ! un peu trop peut-être pour les hommes de notre temps qui savent, à l’épreuve, ce que valent ces chimères de la politique contemplative.

Ce qu’il faut louer dans cet essai turbulent, c’est le courant rapide des idées, le souffle vivant qui les pousse ; un patriotisme sincère, assez rare à cette époque, et qui donne à certaines de ces pages une véritable grandeur ; enfin, la variété, l’étendue des connaissances que ce jeune homme semble tenir en réserve et comme sous la main, sans qu’on puisse bien voir d’où elles lui ont pu venir.

Son style, bien moins personnel que celui de son père, moins expressif et moins rugueux, a presque toujours l’élan, l’harmonie flottante et suspecte du discours ; c’est la phrase oratoire, où le mouvement, le bruit et l’image tiennent plus de place que la pensée.

Ce que je dois noter aussi, pour y revenir plus tard, c’est l’habileté naturelle des agencements et des placages ; l’entassement des digressions et des citations, qui atteste de laborieuses lectures, mais qui, trop souvent, par ses prodigalités débordantes, irrite ou fait sourire.

Démosthènes, Cicéron, Tite-Live, César, Salluste, Juvénal, Tacite surtout dont il abuse à l’excès, tous y passent ; Montaigne et Montesquieu comme les autres…. Un seul paraît oublié, à qui cet emprunteur insatiable devait pourtant bien un souvenir. Dans l’Essai sur le despotisme, le Traité de la servitude volontaire, le Contre-Un, n’est pas cité une seule fois. Et tandis que l’empreinte d’Étienne de la Boëtie se montre partout, son nom n’est écrit nulle part.

Mirabeau avait emporté son manuscrit en Hollande. Il le vendit 1500 livres à un libraire d’Amsterdam qui en tira beaucoup d’argent. Grâce à la vogue rapide de son ouvrage, l’écrivain en détresse reçut, de toutes mains, des commandes vulgaires, qu’il exécutait au jour le jour, d’une main fiévreuse et qui ne valent pas qu’on s’y arrête : préfaces, pamphlets, brochures politiques, manuels de franc-maçonnerie, recueils d’anecdotes, poèmes burlesques et nouvelles à la main,… littérature famélique que l’occasion faisait naître et qu’activait le besoin de vivre, ingenii largitor venter.

À côté de ces labeurs mercenaires, il faut noter cependant un écrit plein d’audace, où, sans autre souci que l’horreur du despotisme, Mirabeau défendait la plus touchante des causes et la plus juste.

Les insurgents d’Amérique venaient d’engager la lutte ; pour les combattre, l’Angleterre embauchait partout des soldats ; et le landgrave de Hesse lui avait promis, moyennant finance, six cents de ses sujets : « Vous êtes vendus, s’écrie Mirabeau, et pour quel usage, justes dieux !… Pour attaquer des peuples qui vous donnent le plus noble des exemples. Eh ! que ne les imitez-vous ? Les hommes passent avant les princes,… n’oubliez pas que tous ne furent pas faits pour un ; que celui qui commande un crime ne doit pas être obéi ; et que votre conscience est le premier de vos chefs !… »

C’est aux Hessois que Mirabeau adresse cet avis mais chacun, en France, le pouvait entendre…. Jamais on n’avait porté jusque-là l’audace de parler et d’écrire. Et si l’on veut savoir quel accueil trouvaient ces idées dans les classes les plus proches du trône, on peut mettre à côté de cette harangue enflammée les simples lignes que l’Ami des hommes écrivait quelques années plus tard au marquis de Longo : « La lâtrie est d’instinct pour l’homme, et surtout pour le peuple germain, comme la domesticité pour le chien. Le landgrave de Hesse ayant vendu ses troupes aux Anglais, fut obligé de les aller embarquer lui-même. Ces colosses se soulevaient, presque à chaque départ, contre leurs officiers. Et sitôt que le petit singe paraissait, tout cela se prosternait en bataille…. » Voilà un mot qui en dit plus que bien des discours.

À tous les travaux qu’il entreprit en Hollande, Mirabeau ajoutait, il faut bien le dire, une moins avouable industrie. C’était l’époque où le marquis et la marquise de Mirabeau s’étaient ouvertement déclaré la guerre. La marquise avait formé sa demande en séparation de corps, et l’on plaidait devant le parlement de Paris. Pour contenter ses propres rancunes et en tirer un parti convenable, Mirabeau, par l’entremise de Mme de Cabris, devint l’allié de sa mère et mit sa plume à son service. D’Amsterdam, il envoyait en France et en Angleterre les écrits les plus injurieux contre l’« Ami des hommes, qui n’était celui ni de sa femme, ni de ses enfants ». C’étaient tantôt une « anecdote à ajouter au nombreux recueil des hypocrisies philosophiques », tantôt des mémoires en règle et un « précis » juridique où il accumulait les griefs contre « le plus mauvais des maris, le plus dur et le plus dissipateur des pères », s’excusant seulement auprès de sa cliente de n’en pas dire assez. « J’aurais pu faire mieux si j’avais eu plus de temps ; mais il y a de la chaleur, et j’espère que vous ne serez pas mécontente. »

Mirabeau commençait ainsi cette odieuse campagne où, passant effrontément d’un camp dans l’autre, changeant, suivant le profit, de client et de dossier, il allait servir et trahir tour à tour les deux parties dont il ne pouvait être ni le défenseur, ni le témoin, ni le juge.