Mirabeau (Rousse)/Partie 1/Chap IV

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 34-39).

CHAPITRE IV

Le XVIIIe siècle a mené si grand bruit de son esprit, de ses folies et de ses vices, qu’on parle rarement de ses vertus. Il a eu pourtant ses braves gens et ses sages. Si l’on veut peindre l’honnête homme du temps de Louis XV, c’est le bailli de Mirabeau qu’on pourra prendre pour modèle. Sa vie est aussi simple, aussi nette, aussi pleine de grandes actions et de beaux exemples que la vie de son frère est embrouillée, emphatique, pleine de désordres et de chimères.

Comme son frère, Jean-Antoine-Joseph-Charles-Elzéar Riqueti était né dans la petite ville de Pertuis. À douze ans et demi, laissant ses classes à moitié route chez les Jésuites d’Aix ou de Marseille, il fut embarqué sur les galères du Roi, comme garde de l’étendard et novice de l’ordre de Malte ; à quinze ans, il avait déjà fait bravement deux campagnes. Dans ce noviciat hasardeux, il semble que le jeune marin ait voulu, d’un seul coup et d’avance, payer toute sa dette au tempérament de sa race. « J’étais un fou sérieux, dit-il, pas très doux », et pour compléter en deux mots la confession de ce héros précoce, ajoutons que c’était un ivrogne achevé ! Mais, après quelques bordées orageuses, de lui-même il s’arrêta de boire et se mit au travail avec ardeur. « La prison des gardes de l’étendard avait d’ailleurs mis de l’eau dans son vin. »

À dix-sept ans, il avait terminé ses caravanes sur les galères de son ordre, et il quittait Malte pour reprendre du service sur les vaisseaux du Roi. À vingt et un ans, il était enseigne ; et, depuis cette époque, dans toutes les mers et sous toutes les latitudes, partout où il y avait des coups à donner et à recevoir, il conquit le renom d’excellent officier et de marin intrépide.

Blessé gravement par un boulet dans la désastreuse campagne du Canada et prisonnier des Anglais, capitaine de frégate à trente ans, capitaine de vaisseau trois ans après, en 1752 il était nommé gouverneur de la Guadeloupe et désigné comme gouverneur général des îles Sous-le-Vent. Il était sur la route des grands emplois ; il s’en fallut de très peu qu’il n’y arrivât.

Malade et forcé de rentrer en France, le bailli de Mirabeau avait cédé aux instances du marquis et s’était laissé présenter à la cour. Il débarque à Versailles les mains pleines de projets et de mémoires sur la marine et sur les colonies, croyant qu’il n’aurait qu’à les produire pour les voir lus et discutés ; mais il se heurte à mille obstacles, perd patience, et, comme on prépare une expédition pour reprendre Minorque aux Anglais, il court tout droit à Toulon, menaçant « de délivrer la terre et la mer » de l’amiral qui ne veut pas le prendre à son bord. Il emporte de haute lutte un poste de second sur l’Orphée, où il va faire son quart côte à côte avec le chevalier de Suffren.

Il sort sain et sauf du glorieux combat de Mahon, où « les Anglais ont manœuvré comme des cochons » ; puis, après de nouveaux démêlés, avec les fièvres de la Guadeloupe, il revient à la cour. Malgré son indépendance et sa brusquerie de métier, il s’assouplit et se civilise à demi. Son grand air, sa beauté remarquable, sa réputation militaire lui assurent partout un bon accueil. Grâce au docteur Quesnay, il est admis à la toilette de Mme de Pompadour que charme sa belle mine, et qui l’examine avec intérêt, comme une curiosité venue de loin. Pendant deux ans, il est flatté, consulté, exploité tour à tour par trois ministres qui, tour à tour, semblent lui préparer leur héritage ; puis, tout à coup, on se débarrasse de lui et de ses projets en l’envoyant inspecter les défenses des côtes de Picardie, de Normandie et de Bretagne. Dans cet exil honorable, il trouve encore le loisir de se battre. Le 12 septembre 1758, il est au combat de Saint-Cast, où il contribue de toutes ses forces « à bien peigner les Anglais », et où il s’en fait un grand massacre. « Je m’en porte très bien », écrit-il avec une joie féroce au milieu des blessés et des morts….

À quarante-trois ans, dégoûté des manèges de la cour, las de naviguer, de guerroyer et de louvoyer, le sage marin est sur le point de jeter l’ancre et de prendre femme. Mais, s’arrachant à toutes les tentations à la fois, il accepte le commandement général des galères de Malte et retourne « à son Africaine », à cette île guerrière qui gardait le souvenir de ses jeunes années, où il trouva malgré lui la richesse, et où il vieillit dans des honneurs bien mérités qui ne devaient rien à la Fortune.

Il ne lui fut pas donné de mourir à temps. Rappelé en France par sa tendresse fraternelle, il vécut assez pour voir sa famille déchirée par d’effroyables discordes que ni ses conseils, ni ses efforts ne purent conjurer ; sa patrie bouleversée par une révolution que, depuis longtemps, il avait prévue. À soixante-dix ans enfin, presque seul survivant de tous les siens, il assistait aux funérailles triomphales du plus fameux de tous.

Trois ans après, le vieux commandeur revenait mourir sur son rocher, devançant de quelques années seulement la disparition de l’ordre illustre dont il avait failli devenir le grand maître, dont il était un des derniers et des plus vaillants soldats.

Le voyageur qui visite, à Malte, la vieille et somptueuse église des Chevaliers, passe, sans s’y arrêter sans doute, devant une des chapelles voisines du chœur. Derrière la grille ouverte, dans un coin que le jour éclaire à peine, une dalle de marbre, surmontée d’un blason tourmenté. Sur le marbre, une inscription latine que, depuis cent ans, personne peut-être n’a jamais lue. C’est là que repose en paix le bailli de Mirabeau. L’épitaphe concise rappelle la date de sa naissance, la date de sa mort, les dignités dont il a été revêtu. Elle laisse entendre, sans le dire, qu’il est mort des suites de ses glorieuses blessures. Ce brave homme est mort comme il a vécu, simplement. C’était le meilleur des Mirabeau[1].

Ce n’était pas seulement un grand homme de bien ; c’était l’âme la plus droite, le cœur le plus tendre, l’intelligence la plus ouverte qui fût au monde. Il avait sur toutes choses des clartés pénétrantes ; des vues politiques d’une justesse, d’une étendue et d’une profondeur singulières ; une érudition vaste et sûre ; enfin, cette pointe d’utopie et ce génie d’écrire qui étaient la marque et comme l’accent particulier de sa race.

Dans l’espace de quarante ans, près de quatre mille lettres furent échangées entre son frère et lui. Elles sont dans de bonnes mains et seront sans doute publiées un jour. Parmi celles que nous connaissons et que le bailli a écrites, plusieurs sont des chefs-d’œuvre de bon sens, d’éloquence et de bonté.

Lorsque la discorde éclate dans la famille, il a, contre ceux qu’il croit les plus coupables, des accès de colère dont il ne cherche pas à modérer la véhémence ; et si parfois il se prête à son étrange neveu, s’il a pour lui, au plus fort de ses emportements, quelques faiblesses, rarement il est son jouet et sa dupe. Jamais, même dans son plein éclat, cette insolente fortune n’a forcé son admiration ni son estime. Le grand tribun, d’un trait cynique et juste, a bien donné la mesure de son oncle et la sienne : « Cet honnête homme n’a de défaut que son invincible faiblesse pour son frère…. »

La biographie du bailli de Mirabeau, qu’il avait écrite lui-même, est perdue ; elle se retrouvera peut-être un jour ; mais, à le juger par ses actions et par ses écrits, je ne crois pas qu’un autre homme puisse donner une idée plus imposante de ce qu’était, il y a cent ans, au déclin et jusque dans les ruines de l’ancienne monarchie française, ce sentiment bien français, cette vertu monarchique qui s’appelle l’honneur.

  1. Je dois ces renseignements à l’obligeance de M. Laurent-Cochelet, consul de France à Malte.