Mirabeau (Rousse)/Partie 1/Chap I

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 9-11).

CHAPITRE I

Une phrase et un geste ; — quand j’étais jeune, c’est tout ce que nous savions de Mirabeau : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes…. »

Une belle phrase, qui sonne bien — et qui n’a peut-être jamais été dite ; — un geste superbe, que depuis cent ans de grands artistes ont, à l’envi, rendu populaire.

Ce bras étendu, cette main menaçante, cette grosse tête poudrée, ces grosses lèvres bouffies d’éloquence ; ce gros corps planté fièrement ; cette laideur tumultueuse et trapue enfoncée dans les plis corrects de l’habit à la française, relevée par l’extravagance pompeuse de la coiffure à la mode, et prenant dans ces atours solennels je ne sais quelle majesté emphatique, colossale et bizarre ; c’est ainsi que cette image était restée dans ma mémoire, comme le pendant démocratique de Louis XIV entrant tout botté dans la grand’chambre du Parlement.

Ajoutez à ce tableau la figure élégante et frêle du marquis de Dreux-Brézé dans son costume de cour, avec le chapeau à plumes et les talons rouges, s’effaçant devant l’habit noir du Tiers-État comme le fantôme de la royauté devant l’apparition soudaine du peuple. Voilà, sans l’envisager de plus près, dans quel cadre, dans quelle auréole nous avions entrevu Mirabeau.

Tout n’était pas faux dans cette vision écourtée. Ce qui l’était absolument, c’était l’impression que nous en devions garder. Avec cette mise en scène et ces airs de gloire, avec ce jour de théâtre qui éclaire un seul point , supprime les détails et déplace les ombres, on avait, non pas l’homme, mais le personnage ; et l’on passait, sans le voir, comme si ce n’était qu’un orateur et un tribun, devant un des mortels les plus compliqués que l’histoire ait jamais trouvés sur sa route.

Pour le débrouiller et le voir comme il est, à travers les fables de la politique et les mensonges des partis, ce n’est pas lui seul qu’il faut connaître ; ce sont tous les siens.

Je ne crois ni aux fatalités héréditaires, ni aux destinées inévitables. Chacun répond de soi dans ce monde, et la loi des origines n’est peut-être que la superstition commode des âmes dégoûtées de la liberté. Mais cet homme est si fortement engagé dans toute sa race qu’on chercherait en vain à l’en isoler et à l’en déprendre. On a beau faire : avant d’arriver jusqu’à lui, il faut passer par tous les autres.

Quelque soin qu’ils aient pris pour dépayser leur roture, pour pousser jusqu’au xve siècle leur généalogie suspecte, et pour greffer les Riquet de Marseille sur les Riqueti de Florence, rien de plus obscur que les commencements de leur maison. Noblesse équivoque, longtemps marchandée, dont le titre le plus clair est modeste : un jugement de 1564 qui, après une enquête laborieuse, exempte d’une redevance féodale Jean Riquet, premier consul de la ville de Marseille, fils d’un riche marchand.

Quelques années après, Jean Riquet achetait, près de Manosque, une vieille forteresse démantelée. C’était le château de Mirabeau dont les Riquet prenaient aussitôt le nom sonore, et auquel, un siècle après seulement, des lettres royales attachaient un titre de marquis.