Minou-Minette (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 153-166).

III


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Dix années se passèrent heureuses et paisibles. Le jeune ménage habitait le château, et y attirait la noblesse du voisinage à certaines époques de l’année. On citait dans tout le pays la jeune vicomtesse d’Algueville comme le modèle des mères de famille et des dames châtelaines. Nulle part la Saint-Hubert, le réveillon de Noël, les festins de Pâques, n’étaient plus joyeux qu’au château d’Algueville, et la présence de l’abbé, devenu curé du village et commensal du château, aidait Madeleine à maintenir ses convives dans les bornes d’une honnête et gracieuse gaieté. Après avoir vu naître les deux premiers enfants de sa belle-fille, la comtesse d’Algueville, Anglaise de naissance, avait souhaité retourner dans ses terres du comté de Sussex, et son mari, dont l’esprit commençait à s’affaiblir beaucoup, avait consenti à s’expatrier de nouveau. Il ne tarda pas à succomber à la maladie de cœur qui le minait depuis longtemps.

La douairière d’Algueville était morte aussi. Son fils aîné, marié au Canada, où il était allé refaire sa fortune dilapidée par des folies de jeunesse, ne voulait pas revenir en France, de sorte que les jeunes époux devinrent de très bonne heure chefs de famille. Cette tâche ne les effraya point, et, guidés par les conseils de leur frère l’abbé, ils vécurent aussi irréprochables qu’heureux jusqu’à la funeste année 1789.

Alors commencèrent à s’avancer des nuages dans le ciel si pur de leur destinée. Alain d’Algueville et son frère furent nommés députés aux états généraux, et partirent pour Versailles. Madeleine ne pouvait accompagner son mari. Déjà mère de trois enfants, elle nourrissait sa petite Aline, aussi frêle que les deux garçons, nés avant elle, étaient vigoureux, et elle dut rester au château.

Les deux messieurs d’Algueville ne se quittèrent pas, et assistèrent à toutes les péripéties du drame révolutionnaire. Fidèles à leur mandat de députés, ils firent jusqu’au bout partie de cette minorité, toujours vaincue, toujours insultée, qui essayait d’arrêter l’Assemblée constituante sur la pente effroyable où elle s’était engagée. Dès le début, ils avaient perdu toute espérance. En effet, les gens superficiels qui prétendent établir une distinction entre 89 et 93 oublient tout d’abord les dates. Le 5 mai, Sa Majesté très chrétienne, Louis XVI, ouvrait les états généraux au milieu des acclamations et des espérances enthousiastes de la nation tout entière.

Le 23 juin, le tiers état se séparait de la noblesse et du clergé, bravait l’autorité royale, par le fait s’emparait du pouvoir.

Le 14 juillet, la Bastille était prise.

Le 17 juillet on tirait sur le carrosse du roi, venu à Paris, et Louis XVI prenait la cocarde tricolore.

Le 6 octobre, roi, reine, enfants de France, entraînés à Paris dans l’épouvantable appareil que l’on sait, précédés par les têtes sanglantes de leurs plus fidèles serviteurs, commençaient l’ère de la captivité, et savouraient par avance le calice de la mort. Le désordre, la ruine, l’effroi, régnaient partout en France. En quatre mois, le plus beau royaume du monde en était devenu le plus infortuné.

Madame Élisabeth, le 6 octobre, passant devant sa maison de Montreuil, en regarda les ombrages, et dit : « Adieu, Montreuil, adieu pour toujours ! » Elle ne se trompait pas. Quand la majesté royale cesse d’être considérée comme sacrée, quand le roi accepte le symbole de la révolution, il n’est plus que le jouet et la victime du peuple. La cocarde tricolore acceptée, c’était le premier pas vers l’échafaud.

Pendant deux mortelles années, la vicomtesse d’Algueville ne vit pas son mari. Il lui écrivait souvent et tâchait de calmer ses inquiétudes. « Ma qualité de député me rend inviolable, disait-il. Dès que l’assemblée sera dissoute, j’irai vous retrouver. »

Madeleine ne pouvait quitter ses enfants. Respectée, chérie de ses fermiers et de ses domestiques, elle semblait n’avoir rien à craindre. On espérait encore.

La fuite et l’arrestation du roi à Varennes enlevèrent les dernières illusions. L’émigration augmentait toujours. Les lois les plus iniques, les plus extravagantes étaient promulguées. Enfin le 30 septembre 1791, après avoir tout détruit en France, l’Assemblée constituante se sépara, décidant que pas un de ses membres ne pourrait être réélu. Elle avait enlevé le toit et sapé les fondements de l’édifice social, mis la torche aux mains des incendiaires, ouvert les portes, et chassé les gardiens. Il ne restait plus qu’à mettre le feu.

L’Assemblée législative se chargea de ce soin.

En apprenant la dissolution de l’Assemblée constituante, Madeleine espéra que son mari reviendrait au château. Il revint en effet avec l’abbé, mais ce fut pour bien peu de temps. À peine eut-il passé quelques heures avec sa femme et ses enfants, qu’il annonça son projet bien arrêté de retourner à Paris. « Le roi a besoin de défenseurs, dit-il à Mme d’Algueville. J’ai promis à Madame Élisabeth que je reviendrais. J’habiterai près des Tuileries, à l’hôtel de Nantes, et me tiendrai jour et nuit à la disposition de la famille royale. Comme député, je n’ai rien pu empêcher. Peut-être comme gentilhomme, comme soldat au besoin, pourrai-je servir le roi. Épargnez-moi vos instances, chère Madeleine, ma résolution est irrévocable. L’abbé restera près de vous. Je reviendrai quand l’honneur le permettra. »

Pâle et froide, Madeleine restait muette. Un combat violent se livrait en son cœur. Ce mari tant aimé, ces enfants si heureux de revoir leur père, les jours de bonheur qu’elle avait espérés, il fallait tout sacrifier. Mais deux années de pleurs, de solitude et de prières avaient mûri cette jeune mère. Sans se faire illusion sur le poids de la croix qui lui était présentée, Madeleine l’accepta, et dit simplement à son mari : « Faites votre devoir, mon ami. À Dieu ne plaise que je vous en détourne jamais ! Je resterai ici, avec vos enfants. Oubliez-nous s’il le faut, et ne songez qu’à l’honneur. »

L’abbé se leva brusquement, et sortit du salon en étouffant ses sanglots.. Les enfants jouaient au jardin Le crépuscule d’une belle soirée d’automne commençait à voiler de ses ombres légères les prairies d’Algueville, et l’étoile du soir brillait déjà.

Les deux époux, la main dans la main, restèrent silencieux. Ils osaient à peine se regarder, de crainte de pleurer. Ces deux années d’angoisses avaient effacé leur jeunesse. Déjà, sur leurs fronts pâlis, quelques traces de neige paraissaient. Aucun bruit, aucun mouvement autour d’eux ne troublaient leur rêverie douloureuse. Tout à coup la vieille Minou-Minette, qui dormait sur un coussin, se leva doucement et vint se frotter contre la robe de sa maîtresse. M. d’Algueville ne s’en aperçut pas. Alors Minou-Minette, agile encore, sauta sur les genoux d’Alain.

« Pauvre Minou-Minette, lui dit-il, je t’ai bien caressée le jour où j’entrai ici pour la première fois. T’en souviens-tu, Madeleine ?... »

Et tous deux éclatèrent en sanglots.


Quand le souper et la prière du soir furent terminés, et les enfants couchés, Alain, prenant une bougie sur la table du salon, pria sa femme et l’abbé de le suivre, et les emmena au premier étage, dans un petit cabinet boisé en chêne, voisin de sa chambre à coucher, et que l’on appelait la bibliothèque. Quelques livres poudreux posés sur des rayons justifiaient à peine ce titre avant le mariage de Madeleine ; mais le jeune vicomte et l’abbé avaient acheté une centaine de volumes destinés à l’éducation des enfants ; Rollin, Fénelon et les classiques avaient pris place à côté des mémoires et des romans du XVIIe siècle. Depuis le départ des deux frères, Mme d’Algueville venait rarement dans la bibliothèque, et le précepteur de ses enfants était, avec elle, le seul habitant du château qui en eût la clef. Ce précepteur, prêtre déjà âgé, souffrant, et naturellement timide, était parti depuis deux jours pour l’Angleterre, à bord d’un bateau pêcheur. Tous les maîtres des domaines voisins d’Algueville avaient émigré comme lui. Mme d’Algueville était la seule châtelaine qui fût restée chez elle.

Le vicomte referma la porte avec soin, et posa sa bougie sur une table. « Le moment est venu, dit-il, de vous faire connaître à tous deux la cachette pratiquée autrefois dans les murailles de ce château. Votre père, ma chère Madeleine, me la fit voir le lendemain de notre mariage, et il me demanda ma parole que je ne la révélerais jamais qu’à mon fils, à moins d’absolue nécessité.

« Le temps où nous vivons, les malheurs qui nous menacent, m’obligent à ne pas attendre que mon fils ait l’âge d’homme pour transmettre mon secret. Je prévois que d’ici à peu de temps les prêtres restés fidèles seront poursuivis. Mon frère aura besoin d’un asile sûr, et qui ne l’éloigne pas des chers trésors que je lui confie. Cet asile est ici même. Vous l’allez voir. »

Et déplaçant quelques livres du rayon inférieur de la bibliothèque, il fit jouer un ressort, un panneau de boiserie glissa, et découvrit un enfoncement obscur, entre la cheminée et la bibliothèque.

« Prenez chacun une bougie et suivez-moi, dit Alain. »

Ils pénétrèrent dans un étroit corridor, pratiqué dans l’épaisseur du mur, et, montant quelques marches, suivirent un autre passage. Ils arrivèrent dans une très petite pièce, aérée par des meurtrières, et qui communiquait avec la plate-forme d’une tourelle, dont l’escalier rompu ne servait plus depuis deux cents ans au moins. Pour descendre de cette tourelle il eût fallu avoir une échelle assez longue. Le cas était prévu ; une échelle de cordes goudronnées était roulée dans la cachette. Madeleine, qui habitait le château depuis douze ans, ne s’était jamais doutée de l’existence de cet étrange réduit.

« Je vous recommande les plus grandes précautions vis-à-vis des enfants et des domestiques, dit Alain. Petit à petit, sans que personne le puisse voir, il faudra garnir cette cachette, y placer de vieux tapis, de la paille, du linge, de l’eau surtout, et quelques provisions. Dieu veuille que ce soit inutilement ! »

Ils revinrent dans la bibliothèque. Alain referma soigneusement la cachette, enseigna la façon de l’ouvrir à la vicomtesse et à l’abbé, et après s’être bien assuré qu’ils en venaient aisément à bout, les embrassa tous deux et se retira dans sa chambre.

Il repartit le lendemain, bien armé, muni d’argent, mais vêtu fort simplement, et voyageant tantôt à pied, tantôt par les voitures publiques pour ne pas attirer l’attention. Toutes ses mesures étaient prises pour qu’il pût correspondre avec la vicomtesse sous le couvert d’un de leurs fermiers. Après avoir dit adieu à sa famille et à ses domestiques en pleurs, il s’éloigna, le cœur douloureusement oppressé de ce qu’il délaissait et de ce qu’il prévoyait, et mit près de huit jours à gagner Paris.

Un ancien valet de son père tenait, sur la place du Carrousel, l’hôtel de Nantes. C’est là qu’Alain se logea et reçut souvent les visites de nombre de ces fidèles et derniers serviteurs de la maison de France, qui erraient autour des Tuileries, guettant l’occasion de saluer les augustes captifs et de leur montrer encore quelques visages sympathiques et respectueux. Les révolutionnaires les surnommaient les chevaliers du poignard, probablement parce qu’ils n’en portèrent jamais. Ils devaient presque tous périr assassinés.

Le 20 juin 1792, le roi et le Dauphin furent coiffés du bonnet rouge. Le 10 août, la famille royale, emmenée des Tuileries, fut enfermée au Temple. Un massacre horrible ensanglanta les Tuileries. Le soir vint ; M. d’Algueville n’avait pas reparu à l’hôtel de Nantes. Ses hôtes le cherchèrent parmi les cadavres des Suisses et des autres défenseurs du château. Ils ne le trouvèrent pas. Un portefeuille qui lui appartenait fut ramassé dans le sang. Après de vaines recherches, Gervais l’hôtelier envoya ce funeste gage à Mme d’Algueville.

Sa douleur fut de celles qui n’éclatent point au dehors. On la vit rester plusieurs heures immobile, agenouillée devant un crucifix, les lèvres collées sur le portefeuille sanglant. Ses enfants l’entouraient en pleurant.

L’abbé, à genoux près d’elle, lui disait quelques paroles à voix basse. Elle ne semblait rien entendre. Enfin on la vit se relever. Elle tendit la main à son frère, bénit ses enfants, et, montrant à l’abbé une statue de la Vierge des Sept douleurs qui ornait son oratoire, elle lui dit : « Ne soyez pas en peine de moi, mon frère. Je sais quel est mon devoir. Je resterai debout pour mes enfants. Stabat Mater. »

De ce jour, en effet, elle ne montra plus aucune faiblesse. Sous l’étreinte d’une douleur cruelle, on vit cette jeune femme grandir en force, en courage, en invincible espérance. Elle ne voulut pas émigrer, resta dans son château, centre et providence des malheureux du pays, et, secondée par son frère, ne songea plus qu’à instruire et à élever ses enfants.

Bientôt l’abbé dut fuir. Un prêtre intrus fut envoyé au village, et resta seul dans l’église, tandis que les paysans se rendaient dans une forêt voisine, où l’abbé de Saint-Aubin, caché dans la hutte d’un bûcheron, leur disait la messe sous les chênes ou dans quelque caverne. Puis, l’hiver l’obligeant à quitter cette vie errante, il rentra une nuit au château, et s’installa dans l’appartement secret. La vicomtesse seule le savait. Elle prit l’habitude de se tenir presque toujours dans la bibliothèque, et grâce aux nombreuses aumônes en nature qu’elle avait coutume de distribuer elle-même, elle put donner au prêtre caché tout ce dont il avait besoin sans éveiller l’attention des domestiques.

L’hiver se passa ainsi. L’abbé ne sortait que lorsqu’on le réclamait pour assister un mourant ou baptiser un nouveau-né. C’était alors la vicomtesse elle-même qui le guidait pendant la nuit jusqu’à la petite porte de sortie, l’attendait, et, lorsqu’il rentrait avant l’aube, lui rouvrait sa cachette. Les paysans ne savaient pas où il s’abritait, et, soit peur, soit discrétion, ne le demandaient pas. Les domestiques, quoique fidèles, n’avaient été mis qu’à moitié dans le secret. Ils croyaient que l’abbé logeait encore dans la forêt.

Une belle nuit de printemps était sur le point de finir. Le ciel blanchissait à l’orient, et un vent plus frais agitait les feuillages. Enveloppée d’une mante et assise près du feu dans la bibliothèque, la vicomtesse d’Algueville priait et sommeillait tour à tour. Elle priait pour l’âme de son mari, pour les captifs du Temple, et ses courts instants de sommeil étaient troublés par d’affreux rêves. À côté d’elle, sur une table recouverte d’un tapis, Minou-Minette dormait paisiblement. La lampe posée sur la cheminée n’éclairait presque plus. On entendait déjà les chants d’oiseaux, annonçant le lever du jour. L’abbé ne rentrait point, et sa sœur frissonnait de crainte.

Tout à coup la petite sonnette qui annonçait son retour tinta dans l’angle obscur où elle était cachée. La vicomtesse se hâta de descendre l’escalier de service, et ouvrit sans bruit une petite porte qui donnait sur le parc. Elle se trouva en face de l’abbé, mais il n’était pas seul. Un homme enveloppé d’un manteau à capuchon te suivait. « Je vous amène un messager de bonnes nouvelles, ma sœur, dit l’abbé tout bas, avec une singulière expression de joie. Montez vite, je fermerai la porte. »

Madeleine les précéda, et rentra dans la bibliothèque.

« Asseyez-vous là, dit l’abbé à l’inconnu. Ma sœur, continua-t-il en se tournant vers Madeleine et en la faisant asseoir, je viens de chez le garde-côte. Vous savez qu’il est pour nous. Il m’a remis cette lettre. Lisez-la tout haut, je vous prie. Monsieur doit l’entendre ; il sait de qui elle est.

– C’est l’écriture de ma belle-mère, dit Madeleine. Elle me dit :


« Chère amie, il faut venir me rejoindre avec vos enfants. Mon frère a mis son yacht à ma disposition. Le passager qu’il vous amènera vous dira combien ce bâtiment est fin voilier ; il sera la nuit prochaine à l’îlot de Sainte-Barbe ; prenez la barque de pêche du château. Emmenez avec vos enfants et l’abbé un ou deux domestiques bien sûrs. N’emportez que vos diamants et vos papiers. Tout ce que je possède est à votre disposition, mais il faut fuir. La France est perdue. Je vous attends.

« Votre mère, Georgina d’ALGUEVILLE. »


« Je ne partirai pas, dit Madeleine. Les biens des émigrés sont confisqués. Partir ce serait ruiner mes enfants. Je n’ai rien à craindre, d’ailleurs.

– Si on me découvre, dit l’abbé, vous serez arrêtée. Il y a une loi terrible contre les personnes qui cachent un prêtre réfractaire.

– Eh bien, mon frère, partez. Profitez du moyen d’évasion qui vous est offert. Emmenez mes enfants.

– Non, dit l’abbé, je suis encore, je serai, jusqu’au dernier jour de ma vie, curé d’Algueville. Je ne dois point abandonner mon poste.

– Ni moi le château, dit Madeleine ; c’est mon poste à moi.

– Mais, ma sœur, si votre mari était proscrit, ne le suivriez-vous pas ?

– Je veux le suivre au ciel où il m’attend, dit Madeleine ; et le chemin du ciel, c’est le devoir et non la fuite. »

L’inconnu fit un mouvement.

« Ma sœur, reprit l’abbé, peut-être n’est-il pas mort. »

Madeleine se leva droite, les mains étendues et tremblantes : « Que dites-vous ? s’écria-t-elle. Il vivrait lui, lui ! Alain !

– Il est près de vous, ma sœur », s’écria l’abbé. Elle chancela, et Alain, s’élançant, la reçut dans ses bras.

Il est des choses que les mots ne peuvent décrire, des joies si grandes, qu’on ne saurait les peindre. Madeleine, dès qu’elle eut retrouvé assez de force pour marcher, conduisit son mari dans les chambres où dormaient leurs enfants. Il eut bien de la peine à ne pas les éveiller.

« Retournons dans la bibliothèque, dit l’abbé. Il ne faut pas que personne nous voie, mon frère. La nuit prochaine, vous partirez avec votre femme et vos enfants.

– Oui, si vous venez avec nous, mon frère, dit Madeleine ; sinon, nous resterons.

– Il faut que l’abbé parte, dit Alain. Sa tête est mise à prix, comme la mienne le serait, si je ne passais pour mort. La Providence nous envoie le salut, acceptons-le. Je ne puis plus combattre. Madeleine, regardez ! »

Et il découvrit sa main droite, qu’il avait tenue jusque-là cachée dans les plis de son manteau. Elle était affreusement mutilée.

« J’ai reçu vingt blessures, dit-il, et, sans le dévouement d’un ami, je serais mort sur la place. Il m’a tenu caché six mois, et grâce à lui j’ai pu m’échapper de Paris et passer en Angleterre. Je suis allé à Talbot-House, chez votre belle-mère, espérant vous y trouver. C’est elle qui, à force d’argent et de soins, m’a donné les moyens de venir vous chercher. Hâtez-vous de tout préparer. Ce soir, nous partirons, et le garde-côte s’embarquera avec nous. Il n’y a pas à hésiter. »

À peine achevait-il ces mots, qu’on entendit frapper violemment à la porte du château, et une voix brutale cria : « Ouvrez, au nom de la loi ! »

Madeleine s’élança vers une fenêtre qui donnait sur l’entrée principale, et, pâle d’effroi, se rejeta en arrière en disant :

« Ce sont les républicains. Ils viennent faire une perquisition ; nous sommes perdus !

– Non, s’écria l’abbé. Personne ne nous sait au château : la cachette est introuvable. Viens, Alain. Faites bonne contenance, ma sœur. À ce soir. »

Et, entraînant son frère, il courut s’enfermer avec lui dans l’appartement secret.

Restée seule, Madeleine éteignit la lampe qui brûlait encore, rentra dans sa chambre et poussa les verrous de la porte. Puis, à genoux, près du lit de sa fille endormie, elle écouta.

Les domestiques s’étaient levés et avaient ouvert. On montait l’escalier. Des pas et des voix retentirent dans la galerie, et on frappa du poing à la porte de Mme d’Algueville.

D’un geste brusque elle défit sa longue chevelure, et, tout enveloppée d’un peignoir blanc, comme si elle sortait du lit, elle ouvrit sa porte et se présenta d’un air tranquille et fier aux yeux d’une troupe d’hommes de mauvaise mine dont pas un ne lui était connu.

« Que voulez-vous, citoyens ? dit-elle. Je suppose que vous êtes fort pressés pour vous présenter ainsi, avant le lever du soleil, chez une femme peu accoutumée à recevoir des visites aussi matinales ? »

Ébloui de la beauté de la jeune châtelaine, le chef de la troupe, manant coiffé d’un chapeau à plumet et ceint d’une écharpe tricolore, se troubla un instant ; puis, reprenant son aplomb : « Citoyenne, dit-il, je suis délégué de la municipalité de Valognes, et je viens arrêter le conspirateur que vous cachez ici.

– Je ne cache point de conspirateurs, citoyen. Cherchez partout : si vous en trouvez un seul, je consens à passer pour traître à la patrie. Mes gens vont vous ouvrir toutes les portes. Laissez-moi, je vous prie, terminer ma toilette et habiller mes enfants.

– Oui-da ! voilà qui serait fort commode pour vous, citoyenne, mais ce n’est pas ainsi que nous procéderons. Vous allez nous conduire vous-même partout et nous livrer les suspects qui sont ici. Allons. »

Et prenant le poignet à Mme d’Algueville, qui frémit au contact de sa main, il l’emmena d’abord dans la chambre de ses fils. Heureusement ils dormaient encore.

« Par pitié, ne les éveillez pas, dit la pauvre mère. Je vous le demande au nom de vos enfants. »

Le commissaire en avait. Il ne fit pas de bruit, supposant bien, dans sa sagesse normande, que si Mme d’Algueville avait des secrets elle ne devait pas les confier à de si jeunes enfants. Il sortit de la chambre, qui n’avait d’issue que dans celle de Mme d’Algueville, et un de ses compagnons lui dit tout bas :

« Je crois que tu te laisses enjôler, Marcus. J’aurai l’œil sur toi. » Et il le suivit d’un air sombre.

Ils parcoururent toutes les pièces du premier étage. Les domestiques consternés étaient gardés à vue au rez-de-chaussée.

Tandis que le délégué et ses hommes fouillaient partout, la vicomtesse faisait bonne contenance. Elle se disait : « Ils auront bientôt fini. La cachette est introuvable. Rien dans la bibliothèque ne peut la faire soupçonner. »

Tout à coup une pensée lui vint, et son cœur se glaça. La lettre apportée par son mari était restée sur la table. On la verrait du premier coup.

Elle pâlit et chancela.

« Oh ! dit l’homme qui avait menacé Marcus ; la citoyenne se pâme. Regardez dans ce coffre. »

Il y avait là un grand bahut où deux personnes auraient pu se cacher. On le fouilla ; il ne contenait que du linge.

Rien de suspect n’apparaissait aux yeux des républicains. Les domestiques, interrogés séparément, juraient tous que personne au monde n’habitait le château qu’eux, madame et les enfants. Le commissaire, un peu déconcerté, ordonna de servir à boire dans le salon. Il s’étendit sur un canapé, but deux verres d’eau-de-vie, et dit à la vicomtesse, qui se tenait debout devant lui : « Citoyenne, je sais que vous êtes veuve et que vous donnez beaucoup aux indigents. Vous n’avez pas émigré. C’est bien. Écoutez, si vraiment vous n’avez pas ici de traîtres cachés, ni d’armes, ni de poudre à canon, si vous voulez bien trinquer avec moi et crier : Vive la nation ! je m’en irai pénétré d’estime pour vous. Ça vous va-t-il ? »

La vicomtesse assura qu’elle ne cachait ni traître ni munitions, se versa un peu de vin ; et approchant son verre de celui du délégué, dit le plus fort qu’elle put : Vive la nation ! Elle but, et se croyait quitte, lorsque l’homme qui surveillait le commissaire vint lui dire : « Il y a au bout de cette galerie une petite pièce pleine de livres que vous n’avez pas visitée.

– Allons-y », dit le commissaire en avalant une troisième rasade.

Il se leva chancelant, reprit la main de Mme d’Algueville, et, tout en s’avançant le long de la galerie, lui dit tout bas : « Vous me plaisez, foi de patriote ; si vous voulez, citoyenne, je suis veuf, vous êtes veuve, et...

– On nous écoute, murmura Madeleine plus morte que vive : prenez garde ! »

Ils arrivaient à la bibliothèque. D’un coup d’œil rapide Mme d’Algueville vit que Minou-Minette s’était couchée sur la lettre et la cachait entièrement. Elle dormait, mais un bruit, un geste pouvait l’éveiller... Il y eut un moment d’indicible angoisse. Marcus et son compagnon firent le tour de la pièce ; n’y voyant d’autre issue que celle par laquelle ils étaient entrés, et nulle autre chose que des livres bien rangés, ils sortirent en peu d’instants.

Ils retournèrent aux flacons, burent encore un peu, puis s’éloignèrent enfin en promettant de revenir bientôt.

Il était temps. Mme d’Algueville, à bout de forces, ne pouvait plus se soutenir. Elle s’évanouit, et ce ne fut que plus d’une heure après le départ de la troupe maudite qu’elle put aller reprendre la lettre, et tirer d’inquiétude les habitants de l’appartement secret.

Ils se hâtèrent de faire leurs préparatifs ; la nuit suivante ils sortirent du château et s’embarquèrent. Est-il besoin de dire qu’ils emportaient au nombre de leurs trésors la vieille petite Minou-Minette ? Elle vécut encore plusieurs années en Angleterre, et lorsque ses maîtres revenus dans leur pays rentrèrent en possession du château d’Algueville, acheté par un de leurs fermiers, ils y ramenèrent quelques Minou-Minette nées dans l’exil, et dont les arrière-petits-chats jouissent encore des privilèges et de la rente dont la reconnaissance des châtelaines d’Algueville a gratifié toute la descendance de Minou-Minette Ire du nom.