Minou-Minette (1880)
Fleurs de FranceAlfred Mame et fils (p. 141-148).

Minou-Minette


CHRONIQUE NORMANDE



    Je vois encore sa démarche discrète xxx
Sa grâce, sa blancheur et ses yeux caressants :
Sa mort nous fit pleurer ; pourtant Minou-Minette
Était un simple chat.. xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
                (Chants d’autrefois.)


I


LES CHATS D’ALGUEVILLE


Dans une des plus fraîches vallées de Normandie, en vue de la mer, mais abritée du vent du nord-ouest par une haute falaise, s’élève le vieux château d’Algueville. Ses possesseurs ne l’habitent pas, mais le font garder et entretenir avec soin ; et les rares voyageurs qui passent sur la route départementale, en admirant les tourelles reflétées dans l’eau des fossés, la ferme, le parc et les prairies d’Algueville, envient souvent le sort des châtelains absents.

Un vieux régisseur et quelques domestiques jouissent seuls des agrestes beautés de ce domaine ; encore voudraient-ils, s’il existait des fées, prier l’une d’elles de le changer de place, et de le mettre aux portes de quelque gros bourg, loin des brouillards marins, plus près de l’église et du marché. Personne, parmi eux, ne songe à se promener dans le parc au clair de la lune, ni à monter sur la plate-forme de la tour ; encore moins à regarder les anciens portraits qui décorent les appartements fermés, et à lire les volumes poudreux de la bibliothèque. Les hirondelles nichent sous les mâchicoulis, les corbeaux dans les cheminées, et çà et la, dans les interstices des pierres, sur la poussière imprégnée d’humidité par les brouillards du Cotentin, la mousse pose ses petits coussins de velours, et des graines enlevées par le vent s’arrêtent et germent au soleil de mars.

Les maîtres du logis séjournent l’hiver en Italie, au printemps à Londres ou à Paris, l’été en Suisse, l’automne aux Pyrénées, cherchant partout le plaisir, et s’ennuyant partout. Peut-être, sur le soir de leur vie, s’apercevront-ils qu’Algueville est le plus bel endroit du monde pour abriter l’étude, la prière, les affections de la famille, et viendront-ils vieillir sur ces bords charmants où chantent incessamment et la brise et les flots. Ils se diront alors : C’est ici que nous aurions dû passer nos jeunes années, cultiver la terre natale, protéger les pauvres, donner à qui le mériterait cet or que nous avons jeté au vent et aux gouffres insatiables. Que nous est-il resté de ce passé rapide, de ces courses folles ? Hélas ! pas même d’heureux souvenirs.

Quelquefois un promeneur, venu d’une station de bains de mer distante de deux lieues d’Algueville, demande à visiter le parc et le château. La permission lui est aisément accordée ; un garçon jardinier le guide d’abord, puis une fille de basse-cour lui montre les vaches, dont il ne se soucie point ; alors elle appelle son petit frère pour qu’il fasse voir à monsieur les écuries, où pourraient tenir trente chevaux, et où s’abritent, quand il pleut, le bidet du régisseur et quatre ou cinq juments poulinières. Tout cela n’amusant guère le Parisien, un vieux portier en bonnet de coton bleu lui fait visiter le château. Ils parcourent les appartements obscurs et sentant le renfermé, et où les rayons de lumière que fait entrer l’ouverture des volets intérieurs se constellent de myriades de grains de poussière. Au sortir de là, un autre domestique fait voir à monsieur la pièce d’eau et les ifs taillés en forme de dragons volants. Enfin, au moment de s’en aller, le curieux aperçoit, rangés près de la grille, toutes ces bonnes gens, souriant, saluant, lui souhaitant bon voyage et bonne santé. Il ne peut moins faire, vu leur nombre, que d’extraire de ses poches plusieurs piécettes, et il s’en va médiocrement satisfait de son excursion. Je parle ici du curieux banal, de ce personnage que l’on rencontre partout, qui sait un peu de tout, parle de tout, vrai passe-partout, et dans ses voyages n’étudie à fond que les notes des hôtels où il est plus ou moins écorché, plumé ou empoisonné. Mais quand un... – comment dirai-je ? artiste, poète, archéologue, sont des noms si profanés ! – quand un de ces pèlerins de l’idéal qui s’en vont à travers le monde en quête des parcelles de beauté, de grâce et d’harmonie qu’il renferme encore, quand un de ces chercheurs visite Algueville, il y revient, et, tout en donnant pourboire aux rusés Normands qui se sont coalisés pour le servir, il les remercie et se tient leur très obligé.

Sur Algueville j’écrirais des volumes. Il y a certaine tourelle d’où l’on entrevoit la mer entre deux sapins ; certaine chambre voûtée dont l’écho semble être la voix d’un lutin moqueur ; certaine plaque de cheminée... Et quels beaux rosiers, grimpant à la façade de l’est, enserrent de leurs guirlandes embaumées les meneaux de la fenêtre où jadis s’accoudait Blanche d’Algueville, l’héroïne d’une belle histoire que je sais ! Mais ce sera pour une autre fois, ami lecteur. Aujourd’hui je ne veux conter que Minou-Minette.

Au coup de huit heures du matin, tous les jours, la fermière d’Algueville se rend sous un petit hangar voisin de la porte qui de la basse-cour conduit dans la cour des communs du château. Elle porte un grand vase de cuivre brillant, contenant une soupe au lait fort appétissante, bien qu’elle ne soit faite que de pain bis et de lait écrémé. À Paris, ce lait passerait aisément pour crème que Dieu fit. La fermière verse cette soupe chaude dans une grande terrine plate, et elle appelle à claire et haute voix : « Minou-Minette ! Pst ! pst ! »

Alors arrivent de différents côtés dix ou douze chats, tous blancs, la plupart angoras. Les uns, jeunes et alertes, accourent en sautant ; les autres, d’une démarche plus posée, s’avancent avec grâce, tournent autour du plat, choisissent leur place, et, après avoir flairé, goûté, hésité, se mettent à laper doucement, tandis que les plus jeunes se jettent sur la soupe et ne s’interrompent que pour repousser d’un coup de griffe le voisin qui les gêne. Quand ils sont repus, tous ces heureux chats retournent à leurs affaires. Les jeunes montent au grenier, où ils font la guerre aux souris ; les chattes qui nourrissent des petits vont les rejoindre dans les cachettes où elles les ont installés ; les vieux matous se dispersent silencieusement et s’en vont d’un air de mystère guetter le gibier sous les prochains taillis. Quant aux deux vieilles chattes qui, de mère en fille, s’appellent Minou-Minette, elles se placent invariablement vis-à-vis l’une de l’autre des deux côtés du tournebroche, à la cuisine, et y dorment jour et nuit, les pattes repliées, ne donnant d’autre signe de vie qu’un léger ronronnement, et aussi immobiles que les chiens de faïence qui ornent le portail de la Villa-Prudhomme, à Aubervilliers-les-Vertus.

Les chats ne finissent jamais un plat, à moins qu’ils ne l’aient volé. Ceux d’Algueville font de même, et de leur repas du matin il reste toujours assez de pain trempé pour régaler les poules. Aussitôt le dernier chat parti, la gent gallinacée accourt : coqs, poules, poulettes, poulets enroués et poussins effarés, se bousculent, mettent les pattes dans le lait, picorent, barbotent, et en deux minutes font plat net.

À cinq heures du soir en été, quatre heures en hiver, même festin est servi. La fermière se garderait bien d’y manquer. L’obligation de nourrir ainsi les chats d’Algueville est la plus bizarre assurément, mais la première de son bail. Si elle y manquait, elle perdrait tous ses droits à la faisance valoir du domaine, ce dont elle ne se soucie point du tout.

Nourris ainsi, on pourrait croire que les chats d’Algueville se multiplient d’une façon inquiétante. Il n’en est rien : la fermière prend soin d’en noyer une ou deux douzaines en bas âge, chaque année, sans le dire à personne. Et le garde-chasse, aimant mieux tuer lui-même les lapins, qui sont de droit son partage, que de laisser braconner les matous dans la garenne, tend de petits lacets où ceux-ci se laissent prendre parfois. Leur belle fourrure blanche alors s’en va chez quelque « voisin fourreur », et, agrémentée de queues noires, se transforme en manchons d’hermine destinés aux mains des élégantes.

Malgré ces causes de destruction, la dynastie Minou-Minette est florissante et prospère ; il ne lui manque qu’un historien ; les chats n’ont jamais su bien écrire, mais j’aime les chats, je prends volontiers leur défense. Ils ont un instinct (j’allais dire une vertu) fort rare. Ils aiment le logis, et savent y revenir de fort loin, même quand le foyer s’est éteint, quand les maîtres sont partis. Ils aiment mieux souffrir au pays natal que de jouir chez l’étranger. Est-il rien de joli comme un petit chat ? rien d’élégant, de souple et de gracieux comme ses mouvements et ses malices ?

C’est en souvenir d’un mien chat, nommé Ronron, qui fut le compagnon de mes jeunes années, que j’ai promis aux minets d’Algueville de transmettre à la postérité l’histoire de leur trisaïeule, Minou-Minette première du nom. Or donc, écoutez cette histoire.

En 1778, le comte d’Algueville et sa seconde femme, née lady Georgina Talbot, après un séjour de quelques années en Angleterre, se résolurent à revenir habiter leur château de Normandie. L’éducation de la fille unique du comte était terminée ; elle avait dix-huit ans, et le moment de la marier était venu. Sans qu’elle en sût rien, sa main était promise depuis bien des années à un jeune gentilhomme normand. M. et Mme d’Algueville passèrent huit jours à Paris, et, à la veille de leur départ, la comtesse se rendit au couvent des Dames Anglaises pour y prendre sa belle-fille. Elle fit demander au parloir la révérende mère supérieure, et bientôt mère Élisabeth Douglas, grande et belle sous son costume blanc, parut à la grille, et salua Mme d’Algueville avec une grâce majestueuse.

« Vous venez nous réclamer le trésor que vous nous avez confié, madame la comtesse ? lui dit-elle : je vois partir avec regret Mlle  d’Algueville, mais j’ai la consolation de pouvoir vous assurer qu’elle est digne de toute votre affection. C’est la jeune demoiselle la mieux douée, la plus pieuse que j’aie jamais connue. Dieu veuille qu’elle soit heureuse dans le monde !

– Est-elle joyeuse d’y entrer, ma mère ?

Mlle  d’Algueville aurait bien souhaité rester encore un an ici, Madame ; mais elle obéira sans murmurer. Elle pleure cependant beaucoup.

– Hélas ! dit la comtesse, cela ne me surprend pas. Nous avons passé tant d’années loin d’elle, son père et moi, qu’il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle nous préfère son cher couvent. Nous allons l’emmener en province et l’établir richement. Elle va épouser le chevalier d’Algueville, son cousin fort éloigné, bon et loyal jeune homme à peine plus âgé que ma belle-fille. Tout nous fait espérer qu’elle sera heureuse.

– Assurément, Madame, elle le sera. Faut-il la faire appeler ?

– Je vous en prie, ma mère. »

Bientôt après Madeleine d’Algueville entrait au parloir et vint embrasser sa belle-mère. Elle avait les yeux fort rouges, et sa robe noire et son petit voile lui eussent donné l’air d’une novice, si elle n’eût été affublée des paniers et des souliers à talons hauts dont la mode commençait à se passer. En dépit de tout cela elle était fort jolie, bien faite, et ne paraissait pas avoir plus de quinze ans. Mme d’Algueville la caressa, lui fit présent d’une belle montre ornée de perles fines et d’un portrait de M. d’Algueville, et lui demanda si elle n’était pas bien contente de revenir à la maison.

« Oh ! oui, Madame ; oui, maman, dit-elle ; mais j’aime bien ces dames et mes compagnes, et... je ne les verrai plus ! »

Elle fondit en larmes à ces mots. La supérieure et Mme d’Algueville la consolaient doucement.

« Chère enfant, lui dit sa belle-mère, dites-moi ce qui pourrait vous faire plaisir. Vous l’aurez, je veux vous voir contente.

– Je voudrais... je voudrais emporter quelque chose d’ici, dit en sanglotant la pensionnaire.

– Et quoi, ma fille ? Vos compagnes vous ont donné des images ; les religieuses aussi. Vous avez cueilli les fleurs et récolté les graines de votre petit jardin. Que voulez-vous de plus ?

– Je voudrais emporter quelque chose de vivant, ma révérende mère. Je vous en prie, donnez-moi Minou-Minette !

– Oh ! bien volontiers, ma chère enfant. »

La supérieure appela une sœur converse, et, quelques minutes après, la jeune fille montait en carrosse avec sa belle-mère, emportant dans ses bras une toute petite chatte blanche, la plus jolie du monde, et qui, depuis un mois ou deux, était le jouet favori des pensionnaires du couvent.

Minou-Minette s’acclimata parfaitement en Normandie. Elle y fut considérée comme une merveille, les angoras étant encore inconnus dans cette province. Pour l’amour d’elle les chiens favoris du comte d’Algueville furent privés de leurs entrées au salon, au grand scandale du vieux piqueur, Godefroy, qui haïssait les chats. Plus d’une fois, à l’office, il se permit de critiquer l’affection exclusive de mademoiselle pour Minou-Minette.

« Notre demoiselle ne regarde ni chiens ni chevaux, disait-il, pas même les daims du parc, et cette jolie biche que j’ai apprivoisée pour elle. C’est désolant. Pour sûr elle ne chassera jamais. Sa chatte est jolie, c’est vrai, mais c’est une sotte bête, après tout, qui ne fait que dormir, et laisserait volontiers les souris nicher dans ses oreilles, tant elle est paresseuse. Je ne comprends pas qu’on puisse s’attacher à une créature pareille. »

Godefroy ne voyait en Minou-Minette qu’une petite chatte. Madeleine d’Algueville en jugeait autrement. Les mouvements doux et gracieux de Minou-Minette évoquaient pour elle de riants souvenirs. Elle revoyait à son aspect le jardin du couvent, ses amies, ses jeux de jeune fille, et, en écoutant le soir, au moment de s’endormir, le ronronnement de Minou-Minette couchée sur le tapis près d’elle, Madeleine entendait, dans le vague lointain du rêve pressenti, les cloches et les cantiques harmonieux qui avaient bercé sa pieuse et paisible enfance.

Que de fois on se prend à sourire en voyant certaines personnes attacher un prix exagéré à des objets vulgaires, insignifiants, presque ridicules ! Ceux qui les gardent savent pourtant quels parfums, quelles mélodies s’exhalent de ces fleurs fanées, de ces pages jaunies, de ces meubles hors d’usage, et ce que dit encore l’oiseau qui ne chante plus, le clavecin fermé, la harpe muette et la chambre silencieuse où l’on n’entre que rarement, et le cœur oppressé. De ces ruines, de ces débris, sortent incessamment les visions du bonheur évanoui ; les passants ne sauraient les deviner, mais elles n’en sont pas moins douces et précieuses aux cœurs qui l’ont perdu et le pleurent en silence.