Minerve ou De la sagesse/Chapitre XXXVIII
XXXVIII
LA MORALE CONTRE LES FAITS
La défense est chose excusable, non point chose louable. Il peut se trouver des moments où il est difficile de traiter le semblable comme un semblable, c’est-à-dire selon le respect et l’amitié. Un brigand sort de l’ombre et menace, ou simplement quelque malheureux, qui me prend pour ennemi, commence à se venger sur moi sans autre avertissement. Alors, l’instinct m’avertit assez que je dois suspendre les droits de l’homme et ajourner la reconnaissance. Je me mets au niveau de l’autre, et je fais seulement attention à frapper plus vite et plus fort que lui. Toutefois, si je le tue, la police elle-même veut qu’on examine si je n’ai point déclaré la guerre précipitamment, et sans avoir assez mesuré le danger. Un impatient, dans une foule, soufflette un homme qui lui marchait sur les pieds : « Combien vous regretterez cette action, dit l’homme, quand vous saurez que je suis aveugle ! » Ce mot est reproduit dans les petits traités de morale, et il y est bien à sa place, car il peut éveiller la honte, et il porte loin par une sorte de symbolisme ; car toute violence est aveugle. Ce n’est pas ua grand sujet d’être fier que d’être toujours prêt à la riposte ; et, même dans les discours, il est digne d’un homme de ne pas prendre tout avantage, et de garder pour soi un mot perçant. L’homme d’esprit et l’athlète sont doux par leur force, et contrôlent le premier mouvement.
On rit de celui qui enseigne qu’il faut tendre l’autre joue. Toutefois, cette idée mystique a la vie dure. On la voit toujours revenir. Je crois que c’est François d’Assise qui courait après le voleur, disant : « Vous ne m’avez pas tout pris ». On dira que c’est un saint, qui croyait à des choses qui ne sont pas. C’est justement, à mes yeux, parce qu’il croyait à des choses qui ne sont pas, que son témoignage a une valeur. Car enfin, les hommes ont inventé la religion de leur propre fonds. Et le commun des hommes, qui s’arrange si bravement du ciel et de l’enfer, n’aurait pas nommé saints, mais plutôt fous, les inspirés et illuminés, s’il n’y avait reconnu une étincelle de l’homme tel qu’il se voudrait. Et, au reste, les légendes sont fausses quant aux faits : il reste à savoir pourquoi on les invente telles et non autrement.
Plus près de nous, encore légendaire, et dans le fait très lue, est l’histoire de l’évêque Bienvenu, qui, rencontrant un forçat très suspect, le traite premièrement comme on doit traiter un homme, c’est-à-dire selon le respect et l’amitié. Et advienne que pourra. Cette sagesse n’est point tant au-dessus de nous ; elle brille parmi nous, ici et là, comme un éclair. Il y a des médecins d’arriérés qui se font une joie de tirer quelque marque d’affection ou seulement d’attention, de faces à peines humaines. Et l’on ne peut presque pas instruire sans supposer toute l’intelligence possible dans un marmot. Je ne sais pas quelle amitié il pourrait y avoir en ce monde des hommes si l’on n’était quelquefois disposé à pardonner tout. Et je n’étais pas loin du bon sens, quand je disais à un garçon qui s’indignait de ce que son ami l’avait volé : « S’il est voleur ou non, cela dépend de vous ; c’est vous qui avez à dire si ce qu’il a pris était à vous ou à lui. » Il y a un secret mouvement qui nous avertit que l’équitable jugement sur les autres dépend autant de nous que de l’autre, et qu’enfin être juste seulement avec le juste, ce n’est pas justice. Vous dites que de telles idées vont contre les faits. Oui. Exactement contre les faits ; et voilà la morale. Vous dites qu’il n’y a point de morale ? Très exactement la morale n’est pas. C’est à cela qu’on la reconnaît. Si elle était à la manière du blé ou de l’arbre, ce ne serait plus la morale. Et ce que je remarque en ceux qui renoncent à ce qu’ils nomment des illusions, c’est une profonde misanthropie qui enferme tous les hommes et eux-mêmes, et une colère qui descend toujours plus bas. En quoi ils sont terriblement punis, et par leur propre jugement, comme Platon voulait.