Minerve ou De la sagesse/Chapitre XVIII

Paul Hartmann (p. 63-65).

XVIII

INSOMNIE

Il vous est arrivé plus d’une fois, dans la nuit, de mettre le pied sur une marche d’escalier imaginaire : il en résulte comme une courte chute, sans réel dommage, mais qui produit dans tout le corps une agitation incroyable. En tous ces mouvements déréglés nous nous sentons repris par la pesanteur, tyran infatigable. Nos travaux musculaires et nos précautions sont principalement contre elle, et depuis le jeune âge. Point de répit ni de tricherie. L’homme, en sa station debout, est un étonnant équilibriste ; il ne peut pas allonger le bras s’il ne penche son corps de l’autre côté. Chaque pas est une sorte de chute en avant, aussitôt arrêtée. On peut s’étonner de voir que la peau n’est pas moins sensible sous les pieds qu’à l’intérieur des mains ; car les pieds n’ont rien à prendre, ni à palper. Mais je crois au contraire que la plante des pieds ne cesse pas un seul moment de palper le sol, et d’éprouver, par des déplacements de la pression, les moindres changements dans l’équilibre du corps entier. On peut imaginer une situation telle que les mains, les oreilles, le nez et les yeux n’envoient au gouvernement de notre corps aucun message d’importance ; il suffit que tout soit dans l’ordre accoutumé autour de nous. Mais tant qu’un homme est debout, la surface de ses pieds ne cesse pas d’envoyer des messages pressants, qui doivent produire immédiatement effet, sous peine de chute. Et tous les muscles sans exception doivent ici travailler d’accord ; car la pesanteur prend aussitôt ses avantages, et rien ne nous est plus sensible que ce petit commencement de chute. C’est pourquoi aussi rien n’est plus facile à imaginer que la chute ; il dépend de nous de tomber un peu ; ainsi la crainte de tomber est aussitôt fortifiée par un commencement de preuve, que la moindre panique musculaire modifie aussitôt. Par ces causes le vertige est sans doute la première puissance d’imagination.

Par opposition à ces alertes toujours renouvelées, je veux définir la position du repos comme celle où toute la chute possible est faite. Il faut alors que le corps humain prenne autant qu’il peut la forme d’un liquide, de façon qu’aucun muscle ne travaille contre la pesanteur, mais que tous reposent en nappe les uns sur les autres, autant que la structure du corps le permet. Or ce n’est point si commun ; il n’y a sans doute que le tout petit enfant qui y arrive sans peine ; c’est qu’il n’a point encore cette défiance d’imagination à l’égard de la pesanteur. Je soupçonne que beaucoup d’hommes se couchent debout, en quelque sorte, c’est-à-dire qu’ils restent pour quelque partie de leur corps en état d’équilibre et de défense devant l’ennemie intime et trop connue. Et c’est par là qu’ils restent souvent éveillés, bien malgré eux, et sans savoir pourquoi. Tous nos soucis, quelle qu’en soit la nature, sont vraisemblablement comme brodés sur notre souci principal, qui est de guetter et de déjouer la pesanteur.

Il arrive que l’on dorme debout. Les soldats en guerre ont connu cet état pénible, et savent bien que la chute ne tarde pas et aussitôt les réveille ; moins heureux en cela que les chevaux, qui ont quatre pieds. Or, je crois qu’il arrive la même chose à ceux qui se couchent mal, c’est-à-dire qui, étant couchés, restent en quelque façon debout. Ils s’endorment par degrés ; mais par cela même ils se relâchent et cèdent à la pesanteur, pour la partie de leur corps qui était debout, en équilibre et défense. De là une chute imperceptible ou presque mais qui parle éloquemment, de façon à réveiller aussitôt le dormeur. Car nul n’a appris, nul ne peut apprendre à négliger le plus petit commencement de chute. Et chacun connaît ces rêves indéterminés et fort désagréables, qui vous réveillent par le sentiment d’une chute. Ces rêves sont plus ou moins ornés ; mais l’alerte est toujours la même ; et sans doute il arrive souvent que l’alerte nous réveille, sans aucun commentaire d’imagination. Tout est si défiant et armé en nous contre la pesanteur que cette petite peur nous retourne, et nous met de nouveau debout en attitude, quoique le corps semble couché. Ces remarques peuvent expliquer plus d’une insomnie. Le remède est de laisser d’abord agir la pesanteur, de façon qu’elle n’ait plus aucune prise. Prenez la forme d’un liquide.