Minerve ou De la sagesse/Chapitre XLVII

Paul Hartmann (p. 159-162).

XLVII

LE COURAGE ET LE BONHEUR

On peut défaire n’importe quel bonheur par la mauvaise volonté. C’est ainsi qu’un préjugé défavorable, concernant un livre, un spectacle, une excursion, leur rendra difficile la tâche de nous plaire. L’ennui est une sorte de jugement d’avance, qui défie tous les amusements. Remarquez que les plaisirs n’ont guère de prise sur nous si nous ne nous disposons pas à les goûter. Même dans les plaisirs de la table, qui doivent peu à l’esprit, il faut pourtant apporter une attention bienveillante. Encore bien plus évidemment, quand il s’agit des plaisirs de l’esprit, il faut vouloir les conquérir, et il serait vain de les attendre. Nul ne dira au jeu d’échecs : « Amuse-moi ». C’est par une volonté suivie, exercée, entraînée, que l’on fera son plaisir. Même jouer aux cartes suppose la volonté de s’y plaire. En sorte qu’on pourrait dire que rien au monde ne plaît de soi. Il faut prendre beaucoup de peine pour se plaire à la géométrie, au dessin, à la musique. Et cette liaison de la peine au plaisir se voit bien clairement dans les jeux violents. Il est étrange que les coureurs, lutteurs et boxeurs trouvent du plaisir à toute cette peine qu’ils se donnent ; et cela est pourtant hors de doute. Si l’on réfléchit assez sur ce paradoxe de l’homme, on ne se représentera nullement l’homme heureux comme celui à qui tous les bonheurs sont apportés ; mais au contraire on le pensera debout, en action et en conquête, et faisant bonheur d’une puissance exercée. En ce sens, ceux qui traitent du bonheur n’ont pas tort de mépriser le plaisir, qui en effet bien promptement rassasie et dégoûte, s’il n’est relevé par une vue supérieure de l’esprit. Je dis le même plaisir ; et, par exemple un bon repas est beaucoup relevé par les joies de l’amitié. Cet exemple en fera comprendre d’autres, bien plus importants, mais qui ne se prêtent point à une analyse publique. Je conclus que les plaisirs ont grand besoin de bonheur.

Le bonheur en revanche semble n’avoir pas tant besoin de plaisirs, car il les fait et les compose de n’importe quels matériaux. Les collectionneurs, que chacun a occasion d’observer, peuvent donner là-dessus d’utiles leçons. Car c’est par la formation et l’orientation volontaire de leur jugement qu’ils arrivent à créer de nouvelles valeurs et à découvrir, si l’on peut dire, de nouvelles sources de bonheur. Et leur exemple prouve bien qu’il y a au monde et sous nos mains une foule d’objets qui nous donneraient du bonheur peut-être, si nous avions le courage de vouloir nos plaisirs, au lieu de seulement les désirer.

Ceux qui m’ont enseigné les notions d’optimisme et de pessimisme s’y sont très mal pris ; il leur semblait qu’il fallait faire le compte des biens et des maux comme on pèse du sucre et de la cannelle. Un des traits de notre époque, si je la comprends bien, sera de passer un trait d’encre sur ce genre d’arithmétique. Il suffit de remarquer que le plus petit mal trouble le repos du Sybarite, que l’ennui peut gâter tous les biens, et que la simple possibilité du malheur pour l’instant suivant est une pensée torturante si on ne la surmonte. Il n’y a pas d’arithmétique ni de raison qui puissent nous guérir d’avoir peur en chemin de fer, ou de voir des microbes partout. Ainsi l’esprit fera notre malheur s’il s’abandonne ; le mal de penser et de prévoir est sans remède, comme tant de mélancoliques l’ont dit et écrit, et le pessimisme est vrai de soi, même dans la bonne fortune. Ce genre de pensée est très tonique, comme sont les amers, et change complètement la question. Il s’agit de surmonter la crainte et l’inquiétude, de vouloir être tranquille et heureux dans le train qui roule, ou dans une maison qui, à la rigueur, peut s’écrouler ; il s’agit de se défendre contre ses propres pensées, et notamment contre le pessimisme lui-même, qui compte parmi les pires maux. Descartes conseillait d’écarter les pensées tristes, attendu, disait-il, qu’elles sont mauvaises pour la santé, et contraires au succès de toutes les affaires. Idée immense, et qui n’a pas été encore mesurée ; car, par une sorte de préjugé littéraire, nous estimons trop les tristes. Cela revient à se prescrire à soi-même le sentiment de la sécurité, et l’humeur joyeuse. Et cette sagesse est pratiquée par une foule d’hommes qui ne réfléchissent guère ; c’est la vie même qui les y porte. Le difficile, comme Montaigne l’a remarqué, c’est de ne pas s’attrister par la sagesse même ; et le principal, sur ce sujet-ci, est de n’avoir point le préjugé du xixe siècle, qui fut un siècle triste, c’est à savoir que l’homme ne peut rien sur ses propres pensées. Il n’est que d’essayer pour être assuré du contraire ; et, si l’on veut encore être soutenu de doctrine, on n’a qu’à se procurer les célèbres lettres de Descartes à la princesse Élisabeth, où l’on verra comment l’homme tire secours de sa propre volonté et de ses propres pensées. J’ai voulu seulement faire entendre, en ce peu de lignes, qu’il n’y a de bonheur possible pour personne sans le soutien du courage.