Minerve ou De la sagesse/Chapitre LXXI

Paul Hartmann (p. 245-247).

LXXI

PAIX SUR LA TERRE

« Instruis-les, si tu peux ; si tu ne peux les instruire, supporte-les. » Ce mot de Marc-Aurèle est le dernier sur toute chose. J’ai connu, au temps de mes études, un Russe fort doux, qui expliquait qu’il suffirait de tuer douze mille hommes, en les choisissant bien, pour pacifier l’Europe. Ce sont des idées puériles. Les passions inventent des monstres ; et ces folles imaginations font elles-mêmes un monstre d’un moment. Ce Russe redoutable n’était pas méchant, et il savait beaucoup de choses ; mais, il ne regardait point où il fallait, condamnant, comme nous faisons tous, des hommes qu’il ne connaissait point et qu’il n’avait jamais vus. Le genre de colère qui pardonne le moins a pour objet des êtres purement imaginaires. Et comment pardonnerait-on à ces êtres que l’on a composés soi-même, y mettant tout ce que l’on peut inventer de vaniteux, de sot et d’inhumain, sans rien d’autre ? Bel ami, d’où tires-tu ces merveilles ? De toi-même, je le soupçonne. C’est ta colère qui le fait être ; tu n’as pas besoin de poignard pour le tuer.

En chacun est le secret de tous. Le bien et le mal mêlés, ou plutôt ce poison de violence qui gâte le bien, suppose-le seulement dans les autres comme tu le trouves en toi-même ; il n’en faut pas plus. Les maux humains se développent par les passions des hommes ordinaires. Toutes ces guerres sont faites par des hommes qui aiment la paix, et qui sont doux justement à la manière de ce Russe redoutable qui pensait en son cœur : « Il n’y a plus que douze mille hommes à tuer ; la paix est proche ». Eux aussi ils implorent : « Seulement encore un petit cadavre ». Comme ces fous qui visent un fantôme, et, à chaque fois, tuent un homme.

Au temps de la paix, les hommes étaient ce qu’ils sont maintenant, sujets de la peur, de la pitié, de la colère, de l’enthousiasme. La paix est possible demain ; facile demain. Ne demandez pas : « Comment vivrons-nous ? » Les hommes vivent sur la terre dès qu’ils ont la paix. Cette prudence, que vous faites voir, est aveugle. Vous demandez : « Comment relèverons-nous nos ruines ? » Mais vous ne demandez point : « Comment relèverons-nous ces autres ruines que nous allons faire ? Et d’abord comment paierons-nous cette destruction même ? » Maux sur maux, c’est donc le remède ? Mais attention. Si je m’irrite c’est encore un mal de plus. C’est le seul mal que personnellement je puisse faire. Cette guerre à la guerre est guerre sans fin ; je le comprends. Eh bien donc la paix d’abord dans mon proche gouvernement. Je signe d’abord ma paix avec les hommes ; s’ils ne la signent point eux, avec moi et entre eux, qu’y puis-je ? Et si je me mets en guerre contre eux, parce qu’ils ne veulent point faire la paix, voilà une guerre de plus. Chacun de vous, mes amis, a ce pouvoir royal de faire la paix.

Il faut pourtant bien prendre conscience de ce pouvoir, puisqu’il est admis que la guerre contre l’opinion de tous serait impossible. Les passions font un immense tissu de société. Si tous les passionnés se détendent, le tissu ne sera pas fait ; car cet énorme événement, la guerre, est fait de milliers d’acceptations. Ce que je vois de nouveau dans le monde des hommes, c’est qu’ils se rendent compte de ce referendum muet. Ce grand pouvoir du citoyen, il faut maintenant l’essayer. Non pas demain. Aujourd’hui.