Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Mime IV

Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 85-92).

MIME IV

AU TEMPLE D’ASKLÉPIOS

PERSONNAGES :


KUNNO.
KOKKALÉ (sa jeune amie, peut-être sa parente).
LE NÉOCORE.

Personnage muet : une servante.
MIME IV
AU TEMPLE D’ASKLÉPIOS

Ἁ δάμαλις, δοκέω, μυκήσεται· ἦ ῥ’ ὁ Προμηθεὺς
οὐχὶ μόνος, πλάττεις ἔμπνοα καὶ σὺ, Μύρων.

Anthologie.
KOKKALÉ.

Salut, glorieux Péan qui règnes sur Trikka et qui habites la douce Cos et Épidaure ! Salut à Koronis, ta mère, à Apollon, à Hygieia[1] que tu touches de la main droite, aux divinités dont voici les autels vénérés, Panaké, Épio et Iaso ; à ceux qui renversèrent le palais et les murs de Laomédon, aux guérisseurs des cruelles maladies, Podalirios et Machaon ; salut enfin à tous les dieux et à toutes les déesses qui peuplent ton sanctuaire, vénérable Péan. Venez recevoir favorablement ce coq, notre clairon domestique : c’est un pauvre festin[2], mais notre bourse est petite et l’on n’y puise pas à pleines mains. Sans cela, nous t’aurions offert, au lieu d’un coq, une génisse ou une truie chargée de graisse, car c’est toi, dieu puissant, qui as écarté de nous la maladie en nous touchant de tes mains bienfaisantes.

KUNNO.

Kokkalé, place le tableau (votif) à la droite d’Hygieia.

KOKKALÉ.

Ah, ma chère Kunno, les belles statues ! Quel est l’artiste qui a fait ce marbre, et qui donc l’a offert ?

KUNNO.

Les fils de Praxitèle[3]. Ne vois-tu pas leurs noms sur le piédestal ? Et c’est Euthias, fils de Praxon, qui l’a offert.

KOKKALÉ.

Que Péan soit propice aux sculpteurs et à Euthias pour ce beau travail[4] !

KUNNO.

Vois, ma chère, cette jeune enfant qui regarde en haut vers cette pomme. Elle mourrait de ne pas l’avoir, n’est-ce pas ?

KOKKALÉ.

Et ce vieillard, Kunno !

KUNNO.

Par les Parques, vois cet enfant, comme il étrangle l’oie[5] ! Si le marbre n’était pas là, devant toi, tu jurerais qu’il va parler. Pour sûr, avec le temps les hommes finiront par faire vivre la pierre elle-même.

KOKKALÉ.

Vois-tu, Kunno, cette statue de Batalé, la fille de Muttis ? Comme elle est bien plantée ! Qui ne connaît pas Batalé n’a qu’à regarder cette image : il n’a pas besoin de la voir en personne.

KUNNO.

Viens, ma chère, que je te montre une belle chose, comme tu n’en as vu de ta vie. Kudilla, appelle le néocore[6]. Voyons, c’est à toi que je parle, l’endormie, qui bâilles aux corneilles. Est-ce qu’elle fait seulement attention à ce qu’on lui dit ? Elle reste là sans bouger à me faire des yeux ronds comme une écrevisse. Va, te dis-je, appelle le néocore. Fainéante, goulue[7] ! ni fête ni jour ouvrable[8] ne te trouve bonne à rien et tu ne grouilles pas plus qu’une borne. J’en atteste le dieu, Kudilla, tu me fais bouillir, quand je m’étais promis de ne pas m’échauffer ; oui, j’en atteste le dieu, un jour viendra où[9]

KOKKALÉ.

Crois-tu donc, Kunno, que tout se fasse si vite au gré de nos désirs ? C’est une esclave, et l’esclave a l’oreille paresseuse.

KUNNO.

Mais plus elle va, plus elle est intolérable !

KOKKALÉ (à l’esclave).

Holà, reste ici. Le portique s’ouvre et le sanctuaire apparaît. Vois, ma chère Kunno, vois toutes ces merveilles : ne dirait-on pas que ces sculptures sont d’une autre Pallas ? — soit dit sans blesser la déesse ! — Et cet enfant nu, si je le pinçais, Kunno, n’en garderait-il pas la marque ? Les viandes sautent dans la poêle toutes chaudes, toutes chaudes[10] !… et ces pincettes d’argent ! Si Muellos ou Pataikiskos[11], fils de Lamprion, les voyaient, n’est-ce pas que les yeux leur sortiraient de la tête et qu’ils croiraient voir de l’argent véritable ? Vois ce taureau et l’homme qui le conduit ; et la femme qui marche derrière ; et celui-ci qui a le nez camus ; et cet autre qui l’a retroussé ? Ne sont-ils pas tous vivants, en chair et en os ? N’était la réserve qui sied à une femme, je jetterais les hauts cris : vraiment ce taureau me fait peur : vois cet œil, vois, Kunno, quel regard de travers il me lance !

KUNNO.

C’est qu’elles sont vivantes, ma chère, les œuvres sorties de la main du peintre d’Éphèse. Apelle a su tout rendre. Tu ne diras pas : cet homme voyait ceci, mais pas cela : quoi qu’il se mît en tête[12], fût-ce de s’attaquer aux dieux, il y parvenait promptement. Qui a pu le voir ou voir ses tableaux sans rester bouche bée, comme de juste, mérite d’être pendu par un pied dans l’atelier d’un foulon.

LE NÉOCORE.

Femmes, votre sacrifice est bien accueilli et d’un heureux présage. Personne ne s’est jamais rendu Péan plus propice. Péan, Péan, pour cette heureuse offrande, sois favorable à ces femmes et aux parents qu’elles peuvent avoir, proches et époux[13]. Péan, Péan, qu’il en soit ainsi !

KOKKALÉ.

Ainsi soit-il, dieu puissant ! Puissions-nous revenir en bonne santé, t’apporter de plus belles offrandes, avec maris et enfants !

KUNNO.

C’est bien, Kokkalé. Aie soin de découper et de donner au néocore cette cuisse de l’oiseau ; dépose pieusement la galette dans la grotte du serpent[14] et trempe dans l’huile le gâteau sacré : le reste, nous le mangerons dans la salle commune. N’oublions pas non plus le pain de santé : je veux en emporter moi-même : donne. . . . . . . . . . . . . . . .


  1. Hygieia. Kokkalé se tourne sans doute vers un groupe représentant Asklépios étendant la main sur Hygieia ou appuyé sur elle. Panaké, Épio et Iaso sont des divinités d’ordre inférieur groupées autour du dieu de la médecine.
  2. Un pauvre festin. Τἀπίδορπα signifie littéralement « dessert » ou « hors-d’œuvre » : un coq ne peut-être à lui seul un repas pour toutes les divinités qu’elles invoquent.
  3. Les fils de Praxitèle. Timarque et Céphisodote. Nos deux commères prient le dieu d’être propice aux deux artistes, comme s’ils étaient vivants ; elles les prennent sans doute pour des contemporains — erreur bien excusable chez ces femmes du peuple.
  4. Pour ce beau travail. Nous adoptons dans les vers suivants la distribution proposée par Weil. Le dialogue y gagne beaucoup en vivacité.
  5. Comme il étrangle l’oie. Le χηναλώπηξ est mentionné par Pline (H. N., XXXIV, 19, 24) : c’est l’œuvre du sculpteur Boëthos.
  6. Appelle le néocore. Kunno fait appeler le néocore pour qu’il ouvre la galerie.
  7. Fainéante, goulue ! Le mot λαίμαστρον nous était inconnu : il se rattache au verbe λαιμάω. Crusius en rapproche l’allemand « Fressack », nom de chose appliqué à une personne, comme le mot grec.
  8. Ni fête ni jour ouvrable. Nous adoptons la correction de Weil ὁρτή pour ὀργή.
  9. Un jour viendra où… La lecture et l’interprétation du vers omis sont fort douteuses.
  10. Cf. le σπλαγχνόπτης mentionné par Pline (H. N., XXXIV, 19, 21).
  11. Muellos et Pataikiskos sont évidemment deux voleurs.
  12. Quoi qu’il se mît en tête. Nous supprimons la virgule après γένοιτο.
  13. La phrase grecque prononcée par le néocore paraît être une formule consacrée.
  14. Serpent. On sait que les serpents, consacrés à Asklépios, étaient nourris dans tous ses sanctuaires.