Mimes (Hérondas, trad. Dalmeyda)/Mime II

Traduction par Georges Dalmeyda.
Hachette et Cie (p. 67-73).

MIME II

LENO

PERSONNAGES :


BATTAROS.
Un greffier. 

(La scène est à Cos, au tribunal.)
MIME II
LENO

Domo me eripuit, verberavit, me invito abduxit meam,
Homini misero plus quingentos colaphos infregit mihi.

Térence, Adelphes, vers 199-200.
BATTAROS.

Citoyens, vous n’êtes pas ici juges de notre naissance ni de notre réputation. Si Thalès que voici possède un vaisseau qui vaut cinq talents, et si je n’ai, moi, que mon pauvre pain[1], il ne l’emportera pas en justice sur Battaros, après l’avoir maltraité[2]. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… Sans doute, quand je suis venu[3] jadis d’Aké, je n’apportais pas de froment, et je n’ai pas mis fin à la dure famine, mais j’importe, moi, de la marchandise de Tyr à l’usage du peuple, et Thalès ne vous fait pas plus cadeau de son froment que je ne vous livre mes femmes pour rien. Sans doute il passe la mer, il possède un manteau de trois mines attiques, et moi je reste dans le pays à traîner un vêtement râpé et de vieux chaussons ; mais s’il s’arroge pour cela le droit d’enlever une de mes femmes contre mon gré, et cela de nuit, c’en est fait de la sécurité de la ville, citoyens, et cette liberté dont vous êtes si fiers, Thalès va l’anéantir. Il devrait bien plutôt savoir le peu qu’il est, songer de quel limon il est pétri, et vivre comme moi dans la crainte des hommes du peuple, même des plus humbles. Cependant les gros bonnets de la ville, des gens bien plus huppés que ce Thalès, sont pleins de respect pour les lois : quoique étranger, aucun citoyen ne m’a jamais frappé, aucun n’est venu nuitamment à ma porte avec des torches, n’a mis le feu à la maison, ni enlevé de force une de mes femmes. Eh bien, citoyens, ce Phrygien[4] qui se donne aujourd’hui le nom de Thalès et n’était autrefois qu’Artimmès a fait tout cela sans respecter ni loi, ni prostate, ni archonte. Allons, greffier, donne lecture de la loi sur les sévices, et toi, mon cher, bouche le trou[5] de la clepsydre tandis qu’il parle, de peur que[6], comme dit le proverbe, on ne nous arrache à la fois cul et chemise.

LE GREFFIER.

Item, si un homme libre maltraite une esclave ou l’enlève de force, il paiera le double du dommage.

BATTAROS.

Et c’est Chairondas, juges, qui a édicté cette loi, non point Battaros, par haine de Thalès. Pour une porte enfoncée, dit-il encore, il paiera une mine ; s’il a donné des coups de poing, encore une mine ; s’il a mis le feu à la maison ou violé les limites d’une propriété, l’amende est de mille drachmes ; s’il a fait quelque dégât, il paiera deux fois la valeur de l’objet. — C’est qu’il habitait une cité, Thalès, mais toi tu ignores ce que c’est qu’une cité, et comment une cité s’administre. Aujourd’hui tu demeures à Brikindéra, tu étais hier à Abdère, et demain, si quelqu’un te paie le fret, tu partiras pour Phasélis. Bref, citoyens, pour ne pas vous rompre la tête avec mes proverbes, j’ai été arrangé par Thalès d’aussi belle façon que Mys à Olympie[7] : j’ai été roué de coups de poing ; la porte de ma maison a été défoncée (et je paie le tiers du loyer), le linteau a été roussi. Ici, Myrtalé, viens à ton tour, montre-toi, n’aie pas de honte : regarde les juges que voici comme des pères ou des frères. Voyez-la, citoyens, comme elle est ravagée du haut en bas : il ne lui reste plus un poil grâce à cet infâme qui l’a traînée et violentée. Ô Vieillesse, il te doit un fier sacrifice, sans toi il eût vomi tout son sang comme autrefois Philisteus à Samos… Tu ris ! Eh bien oui, je suis un prostitué, je ne le nie pas. Battaros est mon nom, mon aïeul était Sisymbros, mon père était Sisymbriskos, et tous trafiquaient de ma marchandise[8] ; mais quant à la bravoure…

… Voyons, Thalès, tu es amoureux de Myrtalé, n’est-ce pas ? il n’y a pas de mal, moi j’aime le pain : donne l’un, tu auras l’autre ; ou si, par Zeus, le désir te travaille, mets l’argent dans la main de Battaros, prends ton bien et uses-en comme il te plaira. C’est ton droit. Voilà pour Thalès. Vous, citoyens, puisqu’il n’y a pas de témoins, jugez la cause en conscience. Demande-t-il à interroger les esclaves, je m’offre aussi à la question ; prends-moi, Thalès, torture-moi, mais que la somme soit déposée tout d’abord. Minos avec sa balance n’eût pu rendre un plus juste arrêt. D’ailleurs, citoyens, songez que vous jugez aujourd’hui la cause non de Battaros le marchand d’esclaves, mais de tous les étrangers domiciliés dans cette ville. Et maintenant montrez-vous les dignes fils de Cos[9] et de Mérops ; songez quelle était la gloire de Thessalos et d’Héraklès, comment Asklépios vint de Trikka dans cette île, et pourquoi Phœbé donna ici le jour à Latone. Rappelez-vous toutes ces gloires et que la justice guide votre arrêt. Étrillez aujourd’hui le Phrygien pour qu’il s’amende, vous verrez que le vieux proverbe ne ment pas.


  1. Mon pauvre pain. Κοὐδέ est inadmissible. Nous suivons le texte de Buecheler : ἐγὼ δ’ ἐμοὺς ἄρτους.
  2. Après l’avoir maltraité. Suivent 10 vers qu’il est presque impossible de restituer. Les suppléments proposés par Crusius ne s’accordent plus avec les lectures de Blass. Battaros, si grossier qu’on le suppose, ne peut être assez maladroit pour déclarer aux juges « qu’il les enverra promener » ou « qu’il les plantera là », ὑμέας κλαῦσαι λέγων. La répétition de καὶ οὐ ζ]ῶμεν serait bien lourde ; enfin nous comprenons fort mal ce que le leno dit d’Aristophon, de Mennès et de Philisteus.
  3. Quand je suis venu… Nous suivons encore ici la lecture de Blass :

    κεἰ μὴ τὸ πρῶτο]ν ἐξ Ἄκης ἐ[λήλουθ]α
    … κἤστησα κ. τ. λ.

  4. Ce Phrygien. Il est à peine besoin de faire observer que le nom d’Artimmès a une physionomie barbare. Thalès est au contraire un nom glorieux que « le Phrygien » est indigne de porter.
  5. Bouche le trou. Le texte grec est ici beaucoup plus vulgaire que la traduction.
  6. De peur que… Nous avons adopté, faute de mieux, l’interprétation de Buecheler : elle est d’un réalisme qui n’est pas fait pour nous surprendre, de la part de Battaros. Crusius a proposé plusieurs explications : la dernière de toutes serait de beaucoup là meilleure : de peur que je ne sois berné (μὴ ὁ τάπης ληΐης κύρσῃ). Mais il resterait à expliquer μὴ πρός τε κυσός φησι. La traduction : « damit das Loch nicht dazu spricht » ou « damit er nicht zum Loche spricht » est inadmissible (Untersuchungen, p. 32-33 et 179).
  7. Mys à Olympie. Comme on l’a fort bien observé, il y a là un mélange de deux locutions proverbiales : « comme une souris dans la poix » et « arrangé comme Mys à Olympie ». La mésaventure de l’athlète se place, suivant les parémiographes, ol. CXI (336).
  8. Aucune explication acceptable n’a été proposée pour la fin de ce vers et pour celui qui suit.
  9. Cos, l’héroïne éponyme de l’île, passait pour la fille de Mérops, premier roi des Μέροπες. Thessalos est le fils de Héraklès qui conduisit, dit-on, une colonie dorienne dans l’île. Trikka, en Thessalie, est le berceau du culte d’Asklépios, fils d’Apollon et petit-fils de Latone, mentionnée dans le vers suivant.