Millionnaire malgré lui/p2/ch08

Combet et Cie Éditeurs (p. 326-350).

VIII

CAPTIFS DANS DES PANIERS


— Aoh ! Quoi est cela ?

— Des fugitifs qui ont entendu les paroles échappées à votre bon cœur et qui vous supplient de les sauver du désespoir.

Ces répliques s’échangèrent entre Laura et mistress Arabella, lorsque cette dernière pénétra dans son parloir.

Au premier moment de surprise apeurée succéda de suite chez cette dernière une tranquillité complète. Elle venait de reconnaître la gentille miss, le joli gentleman, que tantôt, de la croisée, elle considérait avec plaisir dans l’hôtel d’en face.

— Oh ! fit-elle, les gracieux fiancés en flirt.

— Surtout en fuite, rectifia la milliardaire.

— Oh ! très drôle le mot. En vérité, humbug (cocasse) au possible.

Et, s’asseyant à son tour, Arabella Soda se mit à rire bruyamment, découvrant ses dents, en personne avisée qui sait les avoir blanches, bien rangées et tout à fait agréables à voir.

Puis elle s’apaisa, et usant de la situation qui mettait les visiteurs à la discrétion de son indiscrétion :

— Alors, jolie petite miss, vous voulez épouser celui-ci ?

Elle désigna Prince.

Laura sentit ses joues se roser, mais il fallait répondre, satisfaire la curiosité de la dame, afin d’obtenir son appui. Aussi murmura-t-elle doucement :

— Oui, je voudrais, ainsi que vous dites.

— Et un autre s’y oppose ?

— Oui, il s’y oppose.

— Bon, cela est clair. Vous fuyez pour éviter ce dernier. Il vous traque, lui, naturellement. Que comptez-vous faire ?

— Quitter la ville.

— Cela est sage ; mais où irez-vous ?

— Nous tâcherons de gagner le Canada.

— Très bonne idée, mais il est loin, le Canada. Et si l’ennemi vous rejoint, s’il vous fait reprendre par la police ?

La jeune fille tira son revolver de sa poche, le mit sous les yeux de mistress Soda, qui se rencoigna dans le fond de son fauteuil avec un petit cri de frayeur, et lentement, son accent indiquant bien la résolution inébranlable :

— S’il me reprend voilà !

Cette réplique provoqua l’enthousiasme d’Arabella. Le revolver remis en poche, elle sauta au cou de la milliardaire.

— Courageuse comme un lion. Ah ! chère petite chose aimante, il ne faut pas que vous soyez martyre des douces affections. Non, en vérité, il ne le faut pas.

Puis, nettement :

— Voyons, qu’attendez-vous de moi ? Dites sans crainte. Sur le drapeau étoilé de l’Union, sur la tête de mon cher mari, je vous jure que, même en cas de danger, je ne vous trahirai pas. Bien plus, je ferai tout pour vous permettre d’échapper à un mariage odieux et de gagner celui qui vous plaît.

— Oh ! madame, que vous êtes bonne !

— Je suis aussi dans l’affection… mais parlez, parlez.

Évidemment, l’excellente personne était sincère. Aussi Laura n’hésita plus. Elle eut un regard triomphant à ses compagnons ; puis, se penchant vers son interlocutrice :

— Vous nous cacheriez ici jusqu’à la nuit ?

— Jusqu’à la nuit ?

La jeune fille ne remarqua pas le léger embarras, avec lequel la femme du lieutenant répéta ces derniers mots.

— Et vous me fourniriez un déguisement plus… convenable que celui dont je suis revêtue. À la nuit, je partirai avec mes amis. Quoi qu’il arrive, je vous conserverai la plus tendre reconnaissance. Si nous réussissons à dépister notre persécuteur… mon père est riche… Vous, le lieutenant, ne regretterez pas de m’avoir secourue…

Arabella l’interrompit vivement :

— Oh ! mon mari, ne parlez pas de lui.

— Pourtant !

— Il doit tout ignorer, tout !

Et comme tous s’interrogeaient du regard, l’accorte brunette expliqua :

— Il est à cheval sur la consigne. La police recherche des personnes ; ces personnes doivent être arrêtées, innocentes ou coupables.

— Mais dans notre cas…

— Croyez-moi, laissez-le en dehors. Il aurait peut-être beaucoup de chagrin de vous faire jeter en prison, car il a le cœur tendre, Josué, comme une femme ; seulement, il vous conduirait lui-même au cachot, du moment qu’un mandat d’arrestation est décerné contre vous.

Elle respira et continua avec volubilité :

— C’est même ce qui m’a troublée tout à l’heure, quand vous m’avez priée de vous cacher jusqu’à la nuit.

— Vous jugez la chose impossible.

— Cela m’a paru impossible… car Josué va rentrer dîner… Jamais il ne lui arrive de ne pas rentrer dîner. Josué est l’homme le plus rangé qui soit au monde, voyez-vous… Il a toujours été semblable sur ce point. Quand il était sergent seulement, il franchissait parfois les murs de la caserne pour venir me voir ; … et alors, quand on est pris, c’est la salle de police. Eh bien ! dans la salle de police, il avait choisi un coin, et il aurait refusé de se laisser enfermer, si le coin n’avait pas été libre.

Elle fit provision d’air avant de reprendre :

— Et lorsqu’il était ainsi en punition, c’était mon tour de le venir voir. J’avais le double des clefs ouvrant la porte de la courette, qui s’étend devant les cachots, et de celle des massives portes des cellules. De la sorte, l’entrée étant du côté opposé au corps de garde, je pouvais aller partager la salle de police de mon cher mari. Ah ! voyez-vous, ce sont de doux souvenirs, et j’ai gardé les clefs en mémoire de ces tribulations militaires.

— Mais en ce qui nous concerne ? interrogea Dodekhan que le bavardage intarissable de la dame agaçait visiblement.

Elle le toisa avec étonnement.

— En ce qui vous concerne ?

Puis, se frappant le front :

— En vérité, je fais comme Dick le sacristain… j’ai affaire au presbytère, et je me rends au moulin[1] ; mais quand j’entame le chapitre de mon Josué, je rajeunis de dix ans et je ne sais plus m’arrêter. C’est que c’est un fier homme, mon Josué.

— Devons-nous nous préparer à être arrêtés à son retour, qui ne saurait tarder ? gronda l’ex-Indien.

— Qui vous parle de cela ?

— C’est une question que je pose, mistress.

— Mais pas du tout.

— Vous consentez à nous cacher ?

— Je ne vous l’ai pas dit ?

— Non, mille fois non.

— En ce cas, je répare cette omission… Tenez, de l’autre côté de l’escalier est la chambre de ma pauvre sœur Mary. Josué l’aimait beaucoup, à tel point qu’il disait que, s’il ne m’avait pas obtenue en mariage, il aurait épousé Mary. Or, ma sœur est allée s’installer à Chicago et sa chambre est restée. Et nous ne l’ouvrons jamais, parce que cela nous attriste de voir toutes ces chères choses dont elle usait quand elle vivait en notre société. Vous vous tiendrez là. Je passerai à la jeune demoiselle une robe de moi, un mantelet, un chapeau. Vous me renverrez le tout aussitôt en sûreté et…

— Ah ! mistress, vous êtes la meilleure des femmes.

Laura, pleine de gratitude pour Arabella qui, nonobstant son flux énervant de paroles, montrait une âme serviable et compatissante, se leva, courut à son hôtesse, et, lui jetant les bras autour du cou, appliqua de bons baisers sur ses joues rondes et fraîches, en bredouillant :

— Merci, merci. Je n’oublierai jamais… J’espère que vous aussi aurez lieu de vous réjouir de notre rencontre.

— Tonnerre !

Ce juron militaire crépita dans le parloir comme un éclatement de grenade.

Tous se dressèrent, comme si un même ressort les avait actionnés.

Laura s’éloigna vivement d’Arabella.

— Tonnerre ! mon épouse dans les bras d’un simple policeman.

Quelle terrible voix claironnante que celle qui lançait ces mots !

Le lieutenant Josué Soda était sur le seuil, la moustache hérissée, les yeux fulgurants, les mains crispées en poings menaçants.

Ah ! que n’ai-je la plume d’Homère, pour retracer l’effrayant aspect de ce guerrier, préposé à l’habillement de la police à cheval.

Il avait l’air d’un chat en furie, d’un alligator hors de lui… Plus encore, il avait l’air d’un homme gradé, galonné, qu’un de ses subordonnés injurie.

— Mais, mon ami, essaya de dire Arabella…

D’une voix de tempête, dont les vitres grelottèrent aux fenêtres, il trancha la phrase :
Le lieutenant crispait ses poings menaçants.
— Assez !

Et se croisant les bras :

— Je comprends pourquoi l’on a éloigné mon vieux Manny, pourquoi on l’a poussé à boire à ce bar maudit, où je l’ai retrouvé à l’instant ivre-mort… Je l’ai fait porter à la salle de police…

Sa main vengeresse désigna les faux policemen.

— Vous allez l’y rejoindre. Demain, Manny en état de s’expliquer, je vous déférerai au conseil de guerre.

Prince, Dodekhan, Laura ouvraient la bouche pour se disculper.

Mistress Soda leur coula à l’oreille :

— Ne dites rien, il vous livrerait… J’ai les clefs de la salle de police… Comptez sur moi.

Et comme le lieutenant revenait vers elle, avec une attitude à la fois très digne et très courroucée, commençant une adjuration à la façon d’Agamemnon :

— Madame…

Elle lui tourna le dos, sans façon, et d’un ton dédaigneux :

— Je ne m’abaisserai pas à me défendre contre une folie… Seulement, Josué, je ne vous pardonnerai jamais de vous être présenté dans le parloir de votre femme en état d’ébriété.

Là-dessus, elle ouvrit brusquement la porte de sa chambre et disparut. Le bruit d’une clef tournant dans la serrure apprit aux assistants qu’elle s’enfermait.

Un instant stupéfait, le lieutenant eut une recrudescence de colère.

D’un organe sauvage, il appela :

— Aux armes ! aux armes !

Il y eut un bruit de course éperdue, des froissements d’acier, et enfin, après une galopade dont gémit l’escalier, une dizaine de horse-policemen, mousqueton au poing, baïonnette au canon, firent irruption dans le parloir, essoufflés, écarlates, ahuris.

Josué lança un rauquement de fauve prêt à bondir sur sa proie.

Sa main vengeresse s’étendit vers les fugitifs,

— Salle de police. Cachot séparé de celui de Manny.

Et les policemen, regardant avec effarement ces inconnus revêtus de leur uniforme, le lieutenant acheva :

— Recrues… Mauvaises têtes… Conseil de guerre… À l’ombre et au trot, rompez !

Vite le poste entoura les prisonniers.

Les bras croisés, la tête rejetée en arrière, les sourcils froncés, Soda, d’un œil méprisant, toisa les captifs que l’on entraînait au dehors.

Il perçut le bruit des pas décroissant, s’éteignant.

Et quand il fut bien sûr que ses ennemis étaient écroués, qu’il restait seul dans son home bouleversé, il courba le front, et doucement :

— Il faut qu’Arabella m’explique cette aventure dans laquelle je ne vois pas clair.

Timidement, il alla frapper à la porte de mistress Soda.

Pas de réponse.

D’une voix melliflue, il susurra :

— Ma chère amie, ma toute sucrée douce épouse.

Un organe sévère, mais suave, répondit :

— Allez cuver la boisson qui vous a rendu insolent et coupable. Allez, nous causerons demain.

— Mais, objecta-t-il, cette boisson dont vous parlez n’existe qu’en rêve.

— J’ai dit, répliqua la voix conjugale d’un ton sans réplique.

Et l’infortuné Josué frappa en vain, supplia vainement devant la porte close. Il n’obtint plus la moindre réponse.

Enfin, de guerre lasse, une heure s’étant écoulée durant cette manœuvre inutile, le digne police-chief se décida à s’aller coucher… sans manger, hélas ! Car pour première vengeance, l’épouse mécontente avait pris soin d’enfermer le souper avec elle-même.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Poussés, tirés par leurs gardiens, Laura et ses compagnons se trouvèrent dans la cour de la caserne.

Ils entrevirent la large porte ouverte sur la rue ; le poste de garde, accolé
Le poste, entoura les prisonniers
à l’entrée comme une loge de concierge ; puis, lui faisant suite, parallèlement au mur extérieur, une clôture de briques rouges et blanches alternées, qu’ils suivirent derrière leurs gardiens. Ainsi, ils parvinrent à l’opposite du poste et s’arrêtèrent devant un massif vantail de bois, renforcé de lourdes ferrures.

L’un de leurs conducteurs introduisit dans la serrure une clef aux dimensions de casse-tête, la fit tourner avec un bruit de moulin et l’huis s’ouvrit.

Une courette, longue, étroite, bordée à droite par de grands paniers constellés de lettres rouges et noires ; à gauche, par un bâtiment comportant seulement un rez-de-chaussée et percé de portes trapues, solides, inquiétantes.

— Manny ; première porte à gauche, déclara un loustic… Il dort comme une souche.

En effet, des ronflements, sonores à décourager une armée de tuyaux d’orgue, arrivaient aux oreilles des assistants, adoucis par l’épaisseur de la clôture.

— Mettons donc ceux-ci au 3.

— Va pour le 3.

— La troisième porte, à son tour, tourna sur ses gonds et se referma sur les prisonniers.

Ceux-ci considérèrent le local mis, bien malgré eux, à leur disposition.

C’était une salle carrée (trois mètres cinquante sur quatre mètres), blanchie à la chaux, prenant jour uniquement par une ouverture en losange pratiquée à la partie supérieure de la porte.

À cette heure de nuit, une lanterne éclairait la courette, et c’était elle qui distribuait aux pauvres captifs quelques rayons parcimonieux.

Grâce à eux cependant, ils discernèrent le lit de camp, sorte de plancher en pente, s’appuyant au mur à cinquante centimètres du sol, pour descendre à son rebord extrême à vingt-cinq.

C’était sur cette couche peu moelleuse, sans matelas, paillasse ou couvertures d’aucune sorte, que les voyageurs allaient devoir passer la nuit.

Oh ! ils ne s’inquiétèrent pas d’abord.

Les paroles de mistress Soda tintaient encore à leurs oreilles.

— J’ai les clefs de la salle de police, avait dit la bonne et potelée créature.

Elle manifesterait sans doute son bon vouloir quand toute la caserne serait plongée dans le sommeil profond qui suit le devoir accompli.

L’extinction des feux sonna.

Un clairon mélomane l’exécuta en fanfare, avec accompagnement de variations du plus harmonieux effet.

— Dix heures, annonça Dodekhan. Allons, notre captivité ne sera plus de longue durée.

Mais onze heures, puis minuit, puis une heure du matin, furent martelés à l’horloge de la caserne et Arabella ne parut point.

Alors le découragement commença à s’appesantir sur les prisonniers.

— Elle ne pourra peut-être pas venir, prononça Laura d’un petit ton très doux et très attristé.

— Ne pensez pas cela ! se récria Prince.

— Il le faut bien pourtant. Le lieutenant paraissait fort irrité, et il a bien pu lui interdire de sortir.

— Mais alors nous serions perdus ?

— Vous ne craignez pas le conseil de guerre, j’imagine.

— Certes non ; mais notre identité sera reconnue.

— Cela est certain.

— Et alors, nous retombons aux mains d’Orsato Cavaragio… C’est le mariage indigne qui se dresse devant vous, Laura, devant moi…

— Que vous importe le mariage ?

— Comment ? Que m’importe ?

— Ne vous ai-je pas juré de n’être la femme d’aucun autre que vous ?

Non, Laura ne l’avait pas encore promis à Albert. Mais la volonté de n’avoir pas d’autre époux était si bien en elle, elle s’était fait tant de serments à ce sujet, qu’à cette heure troublée, elle croyait lui avoir donné l’assurance de son inaltérable tendresse.

— Mon revolver qui me fait libre, ajouta-t-elle avec un peu d’exaltation ; mon revolver ne me quitte pas !

Pour toute réponse, il saisit les mains de la jeune fille et les serra, fiévreusement.

Ah ! qu’il se sentait coupable envers elle.

Et comment supportait-il son regard, lui qui lui mentait sur sa qualité ?

Le remords fut si poignant qu’il lâcha brusquement les mains de la charmante enfant et qu’il se voila la face.

— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle avec surprise.

Il ne répondit que par un vague murmure.

Mais les cœurs aimants devinent le sens des paroles indistinctes et elle perçut :

— Je ne suis pas digne de vous !

— Pas digne… Vous qui souffrez pour moi, qui vous condamnez aux pires tribulations par affection pour moi !

— Eh ! le beau mérite d’aimer un ange.

Elle secoua mutinement la tête.

— Non, pas un ange, mais une petite fille mal élevée, une tête folle qui, toute pétrie de vanité, pensait que la plus admirable vertu était d’avoir un titre, de pouvoir faire peindre sur des écussons, broder sur des velours et des soies, une couronne avec un blason, rébus héraldique qui fait sourire les gens sérieux. Pardonnez-moi de parler ainsi de votre noblesse, prince, mais je me surprends à souhaiter que brusquement votre titre vous soit enlevé, afin de vous démontrer que ce n’est pas lui que mon cœur apprécie en vous.

Il avait les larmes aux yeux.

C’était exquis et désolant de l’entendre déployer aussi ingénument sa pensée devant lui… devant lui, menteur et félon, qui n’avait point la force de lui crier :

— Mais je ne suis pas prince : couronnes, blasons, me sont étrangers. Je suis simplement Albert Prince, représentant de la maison Bonnard et Cie, de Tours, qui, grâce à vos relations, s’est assuré une magnifique clientèle au Canada. Je vous dois tout, jusqu’à ma réussite commerciale. Je suis votre objet, votre chose, votre serviteur. Brisez-moi comme un jouet qui a cessé de plaire pour me punir d’avoir menti !

Tout cela bouillonnait dans son cerveau, accélérait follement les palpitations de son cœur. C’était cela que l’honneur le conviait à dire, cela qu’il voulait exprimer.

— Et cependant sa bouche prononçait :

— Je voudrais que la ruine s’abattît sur vous, afin que disparût cette fortune dont j’ai horreur et souffrance, et que vous comprissiez qu’à vous, à votre chère et douce personne, va l’élan de mon âme.

Elle le regardait, ses grands yeux brouillés de larmes.

Et lui, bouleversé de la voir ainsi, parlait encore.

— Oh ! cette fortune ennemie des saines affections. Qu’est le mariage avec elle ? Une convention qui amène dans la maison un compagnon de plaisir, rien de plus. L’argent est là comme avant, pour acheter, pour payer le luxe qui ne satisfait qu’à moitié, car rien ne vaut que par l’attente, que par le désir prolongé. Au lieu de cela, vous, moi, pauvres, comme tout change ! Nous devenons l’un pour l’autre l’appui, l’ami avec lequel on mêle rires et larmes. J’ai travaillé, donné de ma vie, de mon sang, pour cette robe qui moule votre beauté, pour ce chapeau dont les rubans claquent gaiement au vent, au-dessus de vos frisons d’or, de vos regards d’azur !

Elle respirait avec effort, bouleversée par ces pensées pénétrantes.

Oh ! oui, cela est vrai ! Les riches, les puissants, ne connaissent pas les affections profondes que seules, la lutte en commun, la souffrance partagée, cimentent.

Et elle se surprenait à murmurer :

— Qu’est-ce qu’une couronne ? Qu’est-ce qu’un titre, rivé à la terre par un piédestal plus ou moins élevé, auprès de la tendresse qui, déployant ses longues ailes blanches aux tons roses, pique tout droit en plein ciel ?

Dans ce cœur de milliardaire s’épanouissait la fleur de vérité, méconnue par tant de femmes futiles, de petites bourgeoises, dont toute la conception de la vie est de plagier les élégances ; cœurs vides, esprits creux, qui, tout à la satisfaction d’une ridicule vanité, s’exilent du bonheur, de l’affection confiante et réciproque, de l’indépendance du home, dont la devise est et sera toujours :

« Bien faire et laisser dire. »

Agir selon ce que l’on sent droit, juste, sans s’inquiéter une seconde des appréciations de la foule sotte et vaniteuse que l’on coudoie. L’expérience conduit tous les intelligents à cette conclusion.

Ah ! si les niais, les pauvres hères qui ne sont rien dans le domaine de la bonté ou de la pensée, les ridicules pantins dont toutes les facultés sont tendues non pas à être quelqu’un, mais à paraître quelque chose, si ces fantoches se rendaient compte qu’ils ne trompent personne sur leur nullité, que sous la politesse courante se cachent les sourires d’une ironique pitié, ils s’empresseraient de rejeter leurs prétentions ; mais ils ne sauraient comprendre, parce que sots ; ils s’admirent, ils se croient les égaux des plus illustres. Ils sont comme les ignorants, sachant lire, écrire et compter, qui ne se doutent pas de ce qui leur manque pour mériter la qualification de gens instruits, parlent de leur savoir, avec des phrases boiteuses, des mots écorchés, ou pris hors de leur sens. En toilette, en tenue, en tout, on fait des fautes d’orthographe, et ceux qui les commettent sont les seuls à ne pas s’en apercevoir.

Et, sous toutes les formes, de toutes les façons, Laura et Albert développaient ces pensées.

Ils oubliaient le danger suspendu au-dessus de leurs têtes, tout au plaisir de se voir, de s’entendre.

La voix de leur compagnon les tira de ce doux songe éveillé.

— Quatre heures, fit sourdement le jeune homme. Quatre heures. Dans soixante minutes, on sonnera le réveil. La caserne s’animera et tout espoir de délivrance sera perdu !
Elle appuya sa tête sur son épaule.
Laura enfonça le rayon clair de son regard dans les yeux d’Albert.

— Nous pouvons nous évader ensemble de cette vie méchante.

— Oui.

— Vous le voudrez comme moi ?

— Je le voudrai ; ne pouvant vivre, au moins j’aurai cette suprême douceur de mourir avec vous.

Elle mit sa main dans celle du jeune homme, et appuya sa tête blonde sur son épaule :

— Restons ainsi. Nous avons une heure encore. Ne parlons plus. J’écouterai battre votre cœur, vous entendrez le mien…

Soudain, Dodekhan se dressa.

— Hein ? grommela-t-il. Est-ce que l’horloge retarde ?

— Qu’avez-vous ?

À la question de Prince, le Turkmène répondit :

— Écoutez. Je crois que l’on vient.

— Déjà ! murmurèrent les fiancés sur un ton impossible à rendre.

Leurs têtes se penchèrent en avant, dans l’attitude de l’attention.

Leur ami avait bien entendu.

Une clef avait été introduite avec précaution dans la serrure. Maintenant elle tournait doucement.

On eût cru que le visiteur voulait surprendre les prisonniers.

Un claquement léger, un glissement… la porte s’ouvrit.

D’un même mouvement, les captifs ouvrirent la bouche pour lancer un cri de surprise.

Un « chut ! » énergique arrêta la parole sur leurs lèvres.

Mistress Soda était debout dans l’encadrement de la porte, en robe de chambre, les pieds nus dans des babouches fort petites, le doigt appuyé sur la bouche, ainsi qu’une grassouillette statue du Silence.

Du reste, elle ne fut pas longtemps muette.

— Suivez-moi, dit-elle… pas de bruit.

À sa suite, les prisonniers se précipitèrent dans la courette, à l’extrémité de laquelle la porte, donnant sur la cour de la caserne, apparaissait légèrement entre-bâillée.

Déjà ils se dirigeaient de ce côté.

Arabella les arrêta.

— Où allez-vous ?

Ils montrèrent l’issue.

— Oui, continua la gentille femme. Vous déboucherez dans la cour. Et comment ferez-vous pour ouvrir le portail du quartier, pour passer devant le factionnaire sans qu’il vous arrête ?

Ils baissèrent la tête. Dans la première joie de la délivrance, ils avaient oublié les obstacles qui les séparaient de la ville, de la campagne.

— Je suis sûre, reprit mistress Soda, que vous ne voyez pas le moyen de quitter cette caserne à présent ?

— Nous l’avouons, chuchotèrent-ils en chœur.

— Eh bien, — l’agréable brunette montra les grands paniers ornés de lettres rouges et noires, que les captifs avaient remarqués en arrivant à la salle de police ; — eh bien, voici le chemin de la liberté.

Ils se récrièrent :

— Ces paniers ?

— Parfaitement, ces paniers. Regardez-les bien. L’ordinaire a passé un marché pour les légumes avec des fermiers des environs qui, chaque jour, se rendent aux halles de Nevada. Ces cultivateurs viennent tous les matins à 4 heures 1/2 reprendre les paniers vidés la veille, et les remplacer par des paniers pleins. C’est ici qu’on les remise… Comprenez-vous maintenant ?

— Ah ! s’exclama Laura, je crois bien que oui.

— Dites ?

— Nous allons entrer dans les paniers.

— C’est cela même, chère jolie petite miss. Je les referme, les fermiers les emportent sur leur voiture sans que le poste s’en émeuve, et vous voilà libres.

Ma foi, bien qu’une première accolade lui eût mal réussi, miss Topee embrassa tendrement Arabella.

— Nous voici hors de danger, nous ; mais vous, chère, mistress, ne serez-vous pas ennuyée, le lieutenant paraissait si courroucé !

La brune moitié de Josué haussa les épaules.

— Il me fera des excuses ce matin.

— Quoi, vous pensez ?

— Oh ! je suis sûre ; hier, je l’ai puni déjà…

— Comment ?

— En le laissant s’aller coucher sans souper.

En comme tous riaient, elle ajouta très gravement :

— Je devais, vous pensez bien. Il était en si grande fureur que la diète seule pouvait le ramener à l’apaisement nécessaire pour reconnaître ses torts.

Vraiment, mistress Soda paraissait si certaine du dénouement, qu’il y eût eu mauvaise grâce, presque impolitesse, à émettre le moindre doute.

Aussi lorsqu’elle dit :

— Mais ne vous laissez pas surprendre. Entrez vite dans les paniers.

Chacun choisit l’un des récipients d’osier et, après avoir adressé un dernier remerciement à l’obligeante épouse de Josué Soda, laissa retomber le couvercle sur sa tête.

Alors, trottinant, s’empressant, Arabella assura par de savantes bouclettes la fermeture hermétique des paniers.

Elle donna un tour de clef à la porte de la cellule, dans laquelle les voyageurs avaient passé la nuit, se pencha sur le panier de Laura, susurra à travers la cloison de jonc et osier :

— Au revoir, chère miss, mon cœur accompagne votre odyssée.

Elle perçut en échange un doux :

— Je n’oublierai jamais, je jure…

Puis, légère comme une sylphide, elle traversa la courette, en franchit le seuil, referma la porte avec le même soin méticuleux que celle du cachot, puis longeant les murailles, demeurant dans la zone d’ombre projetée par les bâtiments de la caserne, elle parcourut la grande cour sans attirer l’attention du poste, rentra dans le magasin par une issue, faisant à l’intérieur pendant à l’ouverture sur la rue, grimpa l’escalier sans produire plus de bruit qu’un chat, et se trouva enfin dans son parloir.
Chacun laissa retomber le couvercle sur sa tête

Là, elle se laissa tomber sur un fauteuil.

— Ouf !

Délicieux, cet « ouf » satisfait, triomphant, un peu las, et aussi un peu ému.

Après l’avoir expiré, elle se pelotonna, ferma les yeux et demeura immobile comme si elle attendait.

Tout à coup, un sourire distendit sa physionomie.

— Les voici, je le gagerais ! fit-elle.

Un bruit lointain rompait le silence de la ville endormie.

Il s’enfla, se précisa bientôt.

C’était le roulement sur la chaussée d’une charrette pesamment chargée.

Cela cessa en face du haut portail d’entrée de la caserne.

Sur la pointe des pieds, Arabella se porta vers la fenêtre, et le front aux vitres, coula au dehors un regard curieux.

— C’est bien cela, murmura encore la bonne créature.

Un chariot, encombré de paniers de légumes, stationnait dans la rue.

Des hommes en blouse en descendaient, échangeaient quelques paroles avec le factionnaire.

Les hauts battants pivotaient avec un grincement sourd bien connu. Les agriculteurs pénétraient dans la caserne.

Et comme Arabella se tenait ainsi près de la croisée, souriant à la pensée de l’évasion presque accomplie, un léger craquement du parquet, en arrière d’elle, la fit se retourner brusquement.

Josué Soda, en manches de chemise et pantalon d’uniforme, le chef coiffé d’un madras bleu, venait de pénétrer dans le parloir.

Un instant, mistress Soda demeura interdite. Mais le lieutenant ayant dit d’un ton un peu sec :

— Je suis heureux de voir que le remords vous tient éveillée.

Elle se cabra.

— Quel remords ?

— Le remords d’être pressée sur le cœur d’un policeman non gradé.

Du coup, elle le toisa avec une souveraine impertinence.

— Ah çà ! vous êtes encore sous le coup de libations trop nombreuses.

— Vous savez bien qu’il n’y a pas de libations.

— Comment, je sais.

— Mais que, par contre, il y a introduction d’étrangers dans ma demeure, injure qui va se dénouer devant un conseil de guerre.

Josué ne continua pas.

La figure de sa femme exprimait un tel ahurissement, ses yeux noirs s’ouvraient d’une façon si inquiètement interrogative, qu’il grommela :

— Ah çà ! auriez-vous la mémoire si brève que tout cela soit déjà sorti de votre esprit ?

Le plus naturellement du monde, elle balbutia :

— Tout cela : de quel « tout cela » me parlez-vous ?

— Comment… de quel… ?

— Oui… et je vous prie de me répondre, car en vérité, si nous étions dans la période de la canicule, je croirais, depuis hier soir, que vous avez un coup de soleil.

— Non, mistress, c’est un coup du sort qui m’a frappé en plein cœur.

Il dit cela d’un ton si affectueusement bête qu’Arabella eut pitié de lui.

Elle se rapprocha, lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle, et doucement, avec un regard languissant :

— Voyons, expliquons-nous, car enfin, depuis hier, règne entre nous un malentendu auquel je ne comprends rien.

— Ah ! vous n’y comprenez rien.

La face ébaubie du lieutenant faillit déterminer chez son épouse un accès de fou rire, qui en la circonstance aurait été du plus fâcheux effet.

Elle se mordit donc les lèvres, très fort, pour arrêter cette hilarité intempestive et, d’un accent convaincu :

— Hier soir, j’attendais votre retour en pensant à vous.

— Hum ! bougonna Josué.

— En pensant à vous, répéta la potelée mistress avec plus de force. Tout à coup, vous faites irruption dans cette pièce comme un furieux… Vous m’injuriez… Vous criez que je suis dans les bras d’un policeman.

— Certainement, je le crie.

— C’est ce qui me fait dire que vous étiez ivre.

— Comment ivre ?

— Certainement, mon pauvre ami… Car enfin, il faut bien raisonner… je ne pouvais pas être à la fois dans les bras d’un policeman et être toute seule.

— Mais vous n’étiez pas seule.

— Je vous demande pardon.

— Ils étaient trois à l’entour de vous.

— Trois ?

Arabella se prit la tête à deux mains.

— Trois à présent !… Ce policeman fait des petits.

Puis, levant les bras au ciel en un geste d’ardente prière, elle gémit d’une intonation si parfaitement sincère, que le lieutenant sentit sa conviction ébranlée.

— Seigneur, Seigneur, s’il devient fou, ôtez-moi l’existence, afin que je ne voie pas la démence de celui qui est la fleur de ma vie !

Presque timidement, Soda murmura :

— Cependant j’ai appelé la garde.

— Oui, cela est vrai ; vous l’avez appelée.

— Et j’ai fait conduire ces trois hommes à la salle de police.

— Vous avez en effet donné un ordre dans ce genre.

— Eh bien ?

— Eh bien, cela n’a fait que m’ancrer dans cette idée d’ivresse.

— C’est trop fort !

— Comme il n’y avait personne, j’ai fait signe aux hommes de garde de ne pas vous contrarier, et ils ont emmené très gravement personne à la salle de police.

Du coup, Josué ouvrit des yeux énormes.

Ahuri, il bégaya :

— Ils ont emmené personne, dites-vous ?

— Oui, mon cher Josué, je dis cela.

— Mais, alors, j’aurais été seul à voir ces trois policemen.

— Je le crois… car moi, bien certainement, je ne les ai pas vus ; et la garde ne semblait pas non plus les voir, en vérité.

Le lieutenant leva les yeux au plafond, les abaissa vers le plancher, et songeur :

— Ce serait alors, d’après vous… ?

— Une hallucination, si vous m’affirmez que vous n’avez rien pris.

— Cela, je le jure sur mon sabre.

— Alors, ami, vous fûtes halluciné.

La voix de la jeune femme était parfaitement calme. Rien dans son accent, dans son maintien, ne pouvait indiquer à quelle énorme invention elle se livrait en ce moment.

— C’est égal, cela n’est pas croyable, reprit enfin Josué… Croire que l’on voit ce que l’on ne voit pas… Vous me le dites, ma douce Arabella, je ne doute pas… mais c’est pour l’apaisement de mon esprit, il faut que j’interroge les hommes de garde.

— Si vous le désirez.

— Vous ne vous y opposez pas, Arabella, ma fleur de tendresse.

— Bien au contraire, et même je veux vous accompagner… Des soldats, vous concevez, ils hésitent à avouer à leur chef qu’ils l’ont un peu berné pour ne pas le contrarier.

Josué fronça les sourcils.

— Tenez, reprit-elle en riant. À cette seule idée, vous prenez votre air rébarbatif. Les malheureux n’oseraient plus vous dire la vérité. Ma présence leur donnera du courage, et, au besoin, je leur affirmerai qu’ils n’ont aucune punition à craindre.

Pour un peu, Soda eût renoncé à l’expérience.

Mais tout au fond de lui-même, une voix lui criait :

— Tu n’as pas la berlue, on ne prend pas un brouillard pour trois policemen. Tu as bien vu.

Bref, il passa un veston et descendit.

Le poste était tout entier dehors.

Les fermiers, ayant chargé leurs paniers, montaient sur le siège pour continuer leur chemin vers les halles.

Arabella salua leur départ d’un sourire satisfait.

— Hoffstall ! appelait au même instant le lieutenant.

Le sergent, chef de poste, debout à la droite de la petite troupe qui s’était alignée et avait présenté les armes à l’approche de l’officier, le sergent répondit respectueusement :

— À vos ordres, lieutenant.

— Hoffstall, tu vas me répondre en toute franchise.

— En toute franchise, lieutenant.

— Bien. Hier soir, à la nuit, j’ai appelé à la garde ?

— Vous avez appelé, lieutenant ; même à ce propos, j’ai dit : « Mâtin, il en a un Coffre, le lieutenant ! »

— Tu es monté avec tes hommes ?

— Comme vous le dites, lieutenant.

— Là-haut, je vous ai ordonné d’arrêter trois hommes et de les conduire à la salle de police.

— C’est bien l’ordre, lieutenant.

— Eh bien ! l’as-tu exécuté ?

À cette question, Hoffstall allait répondre :

— Oui.

Quand Arabella, se mêlant à la conversation, prononça ces paroles étranges :

— Sergent, vous ne serez pas puni. Vous pouvez donc dire tout sincèrement qu’il n’y avait personne à arrêter, et que vous avez fait semblant d’opérer l’arrestation pour ne pas mécontenter votre officier.

— Ah !… ah !…

Ces deux monosyllabes furent tout ce que la gorge contractée de Hoffstall put laisser passer.

Sa situation lui paraissait très embarrassante.

Le lieutenant voulait qu’il affirmât avoir arrêté trois personnes.

Et l’épouse de Josué lui enjoignait de déclarer qu’il n’avait rien arrêté du tout.
les fermiers chargeaient leurs paniers

Ces deux affirmations étant contradictoires, il lui paraissait évident qu’il mécontenterait fatalement l’un de ses interlocuteurs.

Déplaire à un officier est grave.

Déplaire à la femme d’un officier est grave également.

In petto, le pauvre diable maudit le sort qui l’avait fait chef de poste, en un jour où le service était si difficile.

Mais sans lui laisser le temps de se reconnaître, Soda lui demandait :

— Enfin, avez-vous vu trois policemen étrangers dans mon parloir ?

— Oui, commença le sergent.

Mais, rencontrant le regard impératif d’Arabella :

— C’est-à-dire non, lieutenant.

— Enfin, est-ce oui ? Est-ce non ?

Le pauvre gradé regarda alternativement chacun des époux Soda, puis avec un véritable désespoir :

— Ce que vous voudrez, lieutenant, car, aussi bien, je n’en sais plus rien moi-même.

— Mais, intervint encore mistress Soda en désignant le premier policeman du rang, ce garçon-là aussi est monté à votre appel ?

— Oui, mistress.

— Interrogez-le.

Profitant de ce que l’attention de son mari était concentrée sur le sergent, la maligne créature venait de glisser un dollar dans la main de celui qu’elle interpellait.

Et celui-ci, l’intelligence ouverte par cette libéralité, répondit sans hésiter à la question de Josué :

— Non, lieutenant, il n’y avait personne. Par respect pour vous, nous avons fait semblant d’arrêter des gens. Dussiez-vous me punir, voilà l’exacte vérité.

— Te punir, mon brave… je suis trop content pour cela.

Et tirant à son tour un dollar de sa poche, il le tendit à l’homme.

— Tu boiras cela à ma santé.

Ce qui ne laissa pas d’étonner le digne militaire. Quant au sergent, il grinça des dents en murmurant :

— On n’obtient plus rien que par le mensonge, aujourd’hui. Voilà un officier qui sème dès dollars, pour avoir la satisfaction d’entendre ses subordonnés piétiner la vérité.

Quant à Arabella, sans afficher la joie de son triomphe :

— Je tiens à une dernière expérience, mon cher mari.

— Vous savez que je ne puis rien vous refuser, ma chère femme.

— Venez vous assurer que vos apparitions ne sont pas à la salle de police.

— Inutile.

— Si, je vous en prie. Vous avez eu une hallucination, je tiens, pour notre bonheur, que jamais un nuage ne s’élève chez nous de ce fait, et pour cela, que votre raison soit si bien convaincue, qu’il ne reste aucun interstice par lequel se puisse glisser le doute le plus mince.

Sur les rangs tous les visages avaient revêtu un masque hébété.

Les policemen se demandaient si la lieutenante n’avait pas perdu la raison.

Comment, elle arrivait à persuader au lieutenant qu’il n’y avait pas de prisonniers, et à présent, elle allait les lui montrer.

Car, par l’Orteil de Satan, ils étaient bien et dûment enfermés dans la cellule n° 3.

Mais les événements se précipitaient.

— Puisque c’est pour votre bonheur, Arabella, consentit galamment Josué, allons visiter les salles de police. Hoffstall, prenez les clefs et venez ouvrir.

— Vous voulez que j’ouvre ? fit le sergent consultant mistress Soda du regard.

— Certainement, affirma celle-ci. Il n’y a personne, nous le savons… il n’y aura donc pas de surprise.

— Mais, mille éperons ! gronda l’officier… Qu’est-ce que vous avez donc, ce matin, Hoffstall, vous avez l’air gâteux ?

— C’est une maladie qui est dans l’air, mon lieutenant.

Il s’engouffrait dans le poste, décrochait les clefs, tout en monologuant :

— Il trouve que j’ai l’air gâteux… Qu’est-ce que je dirais de son air, moi… Comment tout cela va-t-il finir ?

— Hoffstall, appela Josué du dehors.

— Voilà, voilà, lieutenant.

Et se précipitant :

— Au diable !… S’il se fâche en voyant les prisonniers, je mets tout sur le dos du diable qui a visité hier Montagnes-Neigeuses-Hôtel.

À un soldat du second rang, il souffla cet avis :

— Avertis tes camarades… il va y avoir un coup de torchon. Dites tous comme moi. C’est la faute au diable qui est venu à l’hôtel d’en face. Puis, bravement, il se mit en marche le long du mur de briques de la salle de police, suivi de près par Josué et son épouse réconciliés, bras dessus, bras dessous, lesquels entraînaient dans leurs traces tout le poste curieux, railleur et, au fond, plutôt inquiet.

La main du sergent tremblait un peu en ouvrant la porte de la courette, mais l’idée du diable seul coupable soutenait le digne sous-officier.

— Cellule 1 : Manny enfermé pour ivresse ; faut-il ouvrir ?

— Il faut tout ouvrir, ordonna mistress Soda avec une œillade assassine à son mari. Il faut ouvrir toutes les cellules, afin de bien voir ce que nous avons comme prisonniers.

Hoffstall eut le geste découragé de l’homme qui se désintéresse de l’affaire.

La cellule 1 s’ouvrit.

Manny, couché sur la planche du lit de camp, dormait à poings fermés.
Vous le voyez, il n’y a personne.

— Renfermez cet incorrigible buveur.

Le sergent obéit, passa à la cellule 2 qui était vide. Puis il se dirigea vers le cachot n° 3.

Un à un, les hommes de garde s’étaient glissés dans la courette, et silencieux, rangés le long des paniers pleins de légumes que les fermiers avaient changés contre les paniers vides de la veille, ils regardaient, les yeux écarquillés, se questionnant tout bas.

— Comment cela finira-t-il ? Pourquoi fait-elle cela, la petite dame au lieutenant ?

Les points d’interrogation doivent être une mauvaise herbe, car il est effrayant de constater la quantité innombrable de ces signes de ponctuation qui demeurent sans réponse satisfaisante.

Les questions des policemen se trouvaient être de cette armée improductive.

D’un geste brusque, héroïque, le geste du vaillant qui pénètre dans une maison alors qu’un ennemi l’y attend, le fusil chargé à la main, Hoffstall tira violemment la porte de la cellule n° 3 et dernière, l’ouvrant au large.

Arabella, très calme, dit à ce moment à son mari :

— Vous le voyez, mon cher mari, il n’y a personne.

Le sergent, les non-gradés se regardèrent effarés, épouvantés. Ils se poussaient pour mieux voir le cachot vide.

Certains se baissaient, cherchant à retrouver les prisonniers évaporés sous le lit de camp.

Il ne vint à la pensée de personne que les disparus étaient tranquillement sortis de la caserne en paniers, mollement bercés par le pas rythmé des fournisseurs de légumes.

Et l’explication diabolique, jetée par Hoffstall dans l’entendement de ses subordonnés, prit tout à coup, dans un autre sens, une importance énorme.

Et la terreur sacrée qui se propagea, dans la journée, du poste de garde à toute la caserne, fut telle que Manny, dégrisé, ne fut pas puni. Son histoire de recrues introuvables, de deux uniformes distribués alors que le comptage accusait la disparition de trois ; ce chiffre trois coïncidant avec la prétendue hallucination de Josué ; tout cela réuni amena à croire que Manny, lui aussi, avait été victime d’une influence diabolique, ce que l’intéressé admit, d’autant plus facilement qu’il déclarait avoir perdu la raison après avoir bu un simple verre de bière.

Le directeur du bar affirma la même chose. Seulement le curieux qui eût consulté le compte du garde-magasin à cette journée mémorable, eût constaté que Manny, croyant n’ingurgiter qu’un simple bock, avait englouti pour vingt-trois francs soixante-cinq d’apéritifs (4 dollars 73 cents).


  1. Dicton populaire américain.