Millionnaire malgré lui/p1/ch12
XII
LA LIGATURE DÉFINITIVE
Ce que furent les jours suivants, on s’en doute aisément.
Ah ! la traversée, si monotone à l’ordinaire, avait pour Albert des « imprévus » sans cesse renaissants.
C’était Orsato dont il rencontrait à chaque instant le regard dur fixé sur lui.
C’était Tiennette, c’était Mariole, que tous à présent désignaient sous le titre de général comte Mariole, qui s’évertuaient, en une interminable partie de chat-coupé, à écarter Orsato de leur ami Prince.
C’était surtout Laura.
La jeune fille, si audacieuse jusque-là, venait d’apprendre la timidité.
En dépit de la familiarité autorisée par le voisinage à table, la gentille enfant évitait, en dehors des repas, de s’imposer à l’attention du prince de Tours, ainsi que tout bas son cœur virginal le nommait.
Étendue sur un rocking-chair, elle passait de longues heures, le suivant des yeux, lui souriant, lorsqu’il ne la regardait pas ; prenant un air absorbé s’il se tournait de son côté.
Elle rêvait à ce prince… à la boutonnière ornée de la branche de pin emblématique.
Vingt fois elle fut sur le point d’arborer le même bijou, se disant :
— Cela créerait un rapprochement… de lui montrer que je partage la même superstition !
Mais elle chassait bien vite cette idée :
— Non, cela serait une avance trop marquée. Il ne faut pas qu’il discerne mes projets sur lui… le magicien de l’ambassade, m’a prévenu… Il est fier de sa noblesse, et il a bien raison du reste ; s’il se doutait que je songe à le marier avec moi-même, il s’éloignerait de ma personne… Il ne faut pas.
Albert, de son côté, se livrait au même manège, aux mêmes réflexions.
Chez lui aussi, la branche de pin jouait un rôle ; mais un rôle troublant, inquiétant.
Certes plusieurs personnes à bord avaient remarqué l’original bijou et s’étaient informées du pourquoi de sa présence.
Prince avait classé sans hésitation les curieux parmi les ennemis dont il se croyait entouré.
Mais Laura, non, cela lui eût semblé trop dur de la compter parmi ses adversaires.
C’était une amie… Il n’en pouvait être autrement.
Quand on a des yeux aussi bleus, des cheveux aussi dorés, des joues aussi roses, une taille aussi souple, on ne peut avoir que d’amicales et jolies pensées.
Mais le plaisir que cette conclusion causa au jeune homme, fut le signal du bouleversement de tout son être.
Il sentait que la tendresse était éclose en lui. La tendresse pour une milliardaire, lui, simple représentant de la maison Bonnard… et il souffrit.
Au surplus, le cinquième jour de traversée, cette tristesse se fit jour.
Albert devisait sur le pont avec Mariole, Tiennette, Dodekhan et Kozets.
— Demain, nous serons en vue de la côte canadienne, remarqua Mariole en se frottant les mains.
— Demain ? répéta Prince avec un tressaillement.
— Oui. On a signalé tout à l’heure les petites îles Saint-Pierre et Miquelon, qui appartiennent à la France. Nous parcourons en ce moment le grand banc de Terre-Neuve, et nous allons embouquer le canal situé entre les îles de Terre-Neuve et du Cap-Breton. Il ne nous, restera plus alors qu’à remonter l’estuaire et le cours du Saint-Laurent. Donc, demain…
Dans les yeux d’Albert se produisit comme un brouillard humide.
Tiennette, avec cette subtile intuition de la Parisienne, comprit ce que signifiait cet indice d’émotion. Elle échangea un rapide regard avec Dodekhan et d’un ton détaché :
— Cela vous attriste, monsieur Albert ?
— Moi ? fit-il en se raidissant contre son trouble.
— Je le vois bien. Elle est gentille, la petite Américaine, et dame ! ce serait un beau rêve, une milliardaire.
Un geste violent de son interlocuteur l’interrompit.
— Taisez-vous !
— Mais je n’ai rien dit…
— Si, si… Puisque vous, mon amie, vous verriez là, la belle affaire, le milliard… est-ce que les autres ne penseraient pas de même ? Ce serait un beau rêve si elle était moins riche, mais riche comme cela !… Un pauvre diable qui a de l’honneur ne doit pas songer à si riche héritière.
Pour couper court à toute explication, le jeune homme quitta brusquement ses amis, et s’en fut s’enfermer dans sa cabine, où, le visage collé au hublot, il s’absorba dans la contemplation de la mer terre-neuvienne, brumeuse, grise, terne et triste comme sa pensée elle-même.
— Brave cœur, murmura doucement le Turkmène.
— Oui, un brave garçon, appuya M. Kozets.
Puis se penchant vers Tiennette, Dodekhan reprit en baissant la voix :
— Ce qu’il ne peut pas faire, mademoiselle Tiennette ; nous, ses amis, nous le ferons pour lui.
— Oh ! bien volontiers, s’exclama la pétulante modiste.
Le jeune homme lui sourit :
— Vous aussi êtes une bonne personne… On songera aussi à votre bonheur.
— Mon magasin de modes ?
— Oui… Mais écoutez-moi. Il faut d’abord que notre ami continue à vivre auprès de miss Laura…
— Aïe !… une fois au port, ce sera difficile.
— Attendez donc. Il faut, de plus, qu’il s’attache à elle par les services qu’il lui rendra. Il faut enfin que Topee, lui-même, se rende compte de l’inanité de la fortune.
Elle le considéra d’un air absolument déconfit.
— Tout cela est facile, continua-t-il avec un sourire, si, avec votre adresse habituelle, vous faites ce que je vais vous dire.
— Je ferai tout ce que je pourrai, je ne puis pas promettre mieux.
— Et cela suffira.
Dodekhan se tourna vers Kozets.
— Monsieur Kozets, emmenez donc M. Mariole. Il fait un brouillard désagréable… Vous préparerez un punch… Je vous rejoins dans l’instant.
La face du père de Tiennette s’épanouit.
— Excellente idée !
— Allez donc, je vous rejoins…
Les deux ex-agents de police s’éloignèrent, non sans que Kozets se retournât à plusieurs reprises. Était-ce Dodekhan ? Était-ce Tiennette qu’il regardait ?
Il ne jugea pas à propos de l’apprendre à son compagnon, et tous deux disparurent.
Alors, le Turkmène parla d’une voix si faible que la modiste avait peine à l’entendre.
Toutefois, quand il eut fini, elle se frotta les mains avec une satisfaction évidente, et les lèvres distendues par un sourire radieux :
— Ah ! comme cela… ma foi, c’est tout à fait amusant… Je commence de suite ?
— Si vous voulez.
— Bien… Laura… Nelly, Orsato… ça va… mais le chef indien ?
— Ce sera moi.
— Vous ?
— Pourquoi pas.
— M. Kozets vous suivra, tandis que moi… ce sera plus sûr ainsi. N’avez-vous plus aucune objection ?
— Aucune.
— Alors, je vous laisse…
Il salua gracieusement la modiste et s’en fut retrouver, comme il l’avait promis, Mariole et Kozets, déjà attablés devant un bol de punch préparé selon les règles de l’art.
Libre de ses mouvements, Tiennette murmura :
— Il est drôle… et c’est aussi un brave garçon, bien certainement.
Puis elle promena autour d’elle un regard inquisiteur.
— Où est Laura ? Ah ! la voici.
En effet, emmitouflée dans un ample manteau, la gentille Canadienne se pelotonnait dans un fauteuil à bascule. Le bout du nez rosé par la brise fraîche, ses frisons dorés voletant au vent, elle tenait ses paupières baissées et son visage mutin indiquait le souci.
Elle rêvait.
Si l’on eût pu ouvrir son front, ce qui eût été dommage, on eût lu ainsi qu’en un livre, sur les circonvolutions de son cerveau fantasque, les mots :
— Prince de Tours !
Parfaitement ! Prince, Albert, occupait sa pensée.
— Princesse, murmurait-elle, princesse. Si la traversée était un peu plus longue, je crois bien que je gagnerais le titre d’altesse… Car le prince… je ne sais si je m’abuse… mais je crois que…
Et une rougeur qui, cette fois, n’était pas causée par la bise, donnait à ses joues le ton de pommes d’api.
— Et moi aussi, je crois… Oui, certes, un mariage d’ambition… mais avec un prince qui ne m’est aucunement désagréable… Aucunement… Cela est très doux à constater ; car enfin, s’il est indispensable d’être princesse, il est bon également de rencontrer le bonheur en même temps que la notoriété.
Elle poussa un long soupir.
— Ah ! le bonheur !… C’est Josie Simpson qui disait cela quand elle épousa un simple employé de son oncle : « Le bonheur, c’est comme le cheval ; une fois couronné, il est hors de service… ». Eh bien, je lui prouverais, à cette impertinente Josie…
Nouveau soupir.
— Je lui prouverais, si je vivais encore quelque temps le long de ce charmant prince… Oui, seulement, demain la traversée prend fin et je ne puis lui dire :
— Cher prince, je ne sais pas où vous allez, mais mes affaires m’appellent du même côté, je vous accompagne.
— Bonjour, pretty Laura, comment êtes-vous ce jourd’hui ?
Miss Topee sursauta, brusquement arrachée à son rêve. Elle leva les yeux et reconnut Tiennette. Dès le premier jour, la liberté d’allures de la jeune Américaine avait mis la modiste parfaitement à l’aise.
De plus, Laura, convaincue par son passage rapide à travers la société
la gentille canadienne se pelotonnait dans un fauteuil.cosmopolite de Paris, de la mauvaise éducation des jeunes filles françaises, ne s’était aucunement étonnée des locutions bizarres, des gestes gamins, que Mlle Mariole ne réussissait pas toujours à arrêter au passage.
Ces fantaisies de tenue même avaient servi d’arguments à miss Topee, dans ses discussions avec la correcte Nelly, sa fille de chambre.
— Eh bien, ma chère, vous êtes rêveuse comme une fleur de crépuscule.
— C’est ce temps gris, sans doute, qui influe sur moi.
— Étrange !
— Quoi vous place ce mot sur les lèvres ?
— C’est que vous venez de répéter identiquement ce que m’a déclaré Son Altesse, en se retirant dans sa cabine.
— Ah ! lui aussi.
Et de nouveau les paupières de l’Américaine s’abaissèrent ; ce qui l’empêcha de remarquer le fin sourire voltigeant sur les lèvres roses de la modiste.
— Ah ! si je ne craignais de vous mécontenter, ma chère gracieuse Laura…
— Que feriez-vous ?
— Je vous dirais ce qu’il m’a semblé distinguer…
— À quel sujet ?
— N’insistez pas. Le sujet est trop délicat.
Refuser de parler a, de tout temps, été le meilleur moyen d’exaspérer la curiosité d’un interlocuteur, et surtout d’une interlocutrice.
L’effet se produisit aussitôt.
Laura devint très attentive, et, avec une pointe d’impatience :
— Il me semble que la fille du général comte Mariole peut tout dire à Laura Topee…
— Il vous semble… superficiellement, très chère, fit malicieusement Tiennette.
— Ou bien votre amitié ne serait pas droite et vraie.
— Pardon, elle est cela.
— Alors ?
— Alors, je ne veux pas que vous doutiez de moi ; mais… je tiens à être sûre de votre discrétion.
— Oh ! soyez certaine…
— C’est que, continua l’ouvrière avec un merveilleux aplomb, vous n’êtes pas accoutumée aux embûches des cours… Un mot redit légèrement pourrait avoir les plus funestes conséquences ; pour moi, ce ne serait rien, mais pour mon père, ce valeureux guerrier, qui a consacré une vie de dévouement à son prince légitime.
Dans les yeux de l’Américaine, il y eut de l’admiration…
Embûches des cours, vaillant guerrier, ces expressions ridicules, rendues populaires par des romanciers de pauvre littérature, lui apparaissaient nobles, majestueuses, et, naïve autant que milliardaire, elle se sentait un peu gênée devant des formules aussi pompeuses.
Une fois par hasard, la noblesse enseignait la timidité à la finance, le titre dominait l’argent. Aussi la jeune fille étendit gravement la main, dans la pose attribuée à Guillaume Tell au moment du serment connu.
Et d’une voix qui, vu les circonstances, tremblait quelque peu :
— Je vous jure, chère douce amie de moi, que je clouerais plutôt ma langue sur une plaque de marbre, que de lui permettre de prononcer une parole dangereuse pour vous, petit cœur, ou pour le brave général Mariole.
Ô force incommensurable de la volonté ! Tiennette écouta cela sans rire. Bien plus, ce fut d’un ton pénétré qu’elle reprit :
— J’ai foi en vous, Laura.
— Vous devez avoir.
— Et je vais vous confier…
Elle marqua une dernière et savante hésitation avant d’achever :
— Une idée qui a germé dans mon esprit.
Puis, se penchant à l’oreille de miss Topee :
— Soyez droite, tout à fait droite, pour me répondre sans détour.
Sans prendre garde au calembour, Laura murmura :
— Vous m’impressionnez ; mais je promets d’être droite.
— Eh bien ! ne pensez-vous pas que M. Albert, — je laisse de côté le prince pour ne considérer que l’homme, — ne trouvez-vous pas qu’il serait un mari agréable ?
— Oh ! clama la jeune fille, un mari tout à fait entièrement délectable.
Cet aveu lâché, elle devint écarlate et s’appliqua les mains sur le visage, geste instinctif et ridicule dont usent les âmes pudiques pour cacher leur rougeur, bien que son premier résultat soit de l’augmenter par l’apposition chaude des paumes sur la figure.
Tiennette passa son bras autour du cou de sa charmante compagne.
— La pourpre est une couleur royale, exquise chère ; mais ce n’est pas une raison pour en étendre ainsi sur vos joues.
Puis, câline :
— Donc, vous le trouvez convenable. Eh bien, petit cœur sucré, je crois bien que lui, de son côté…
Les mains de Laura s’écartèrent pour laisser passer un regard anxieux :
— De son côté ? redit-elle, haletante.
— Il me semble qu’il vous considère comme de bonne compagnie, et que, s’il vivait encore quelque temps auprès de vous, il oublierait volontiers ses traditions princières en faveur du cher mignon cœur que vous êtes.
— Il m’épouserait ?
Les mains avaient complètement abandonné la figure de Laura. Toute rose d’émotion, elle regardait avidement son amie.
— Oui, il ferait cela, répondit celle-ci.
Mais miss Topee secoua tristement la tête :
— Demain, le steamer atteindra Québec… Séparation… et alors…
— Séparation, si vous le voulez.
— Comment ! Si je le veux ?
Le corsage de Laura se soulevait avec force sous la poussée de sa respiration haletante.
— Expliquez-vous, chère bonne aimée, car vous me faites entrer dans la mort.
— Je ne suis venue à vous que pour m’expliquer.
Les jeunes filles échangèrent un vigoureux shake-hand, après quoi la modiste reprit :
— Ma chère, le prince va en Amérique surtout pour échapper à de terribles dangers.
— À de terribles dangers, répéta Laura devenue pâle.
— Oui. Le gouvernement le craint et a décidé de le faire assassiner.
Les mains de l’Américaine se joignirent ; ses traits exprimèrent l’épouvante.
— Cela, continua imperturbablement Tiennette, n’aura qu’un temps. Mais je tremble à l’idée de le savoir, par les chemins, exposé à toutes les embûches, à tous les guet-apens.
— Moi aussi, je tremble, fit sincèrement la blonde milliardaire.
— Et votre tremblement ne vous donne pas une idée ?
— Pas la moindre.
— Eh bien, moi, j’en ai une… c’est que dans une maison bien gardée, on se défend mieux contre les surprises que sur la grande route.
Les yeux de Laura dirent l’admiration.
— Ah ! ma chère !… comme cela est vrai !… On voit bien que votre père est un homme expert aux choses de la guerre.
Tiennette se mordit les lèvres pour comprimer une hilarité intempestive.
— Et alors, reprit-elle, j’ai songé que votre père, à vous.
— Mon père ?
— Pourrait prier Son Altesse d’accepter l’hospitalité dans ses immenses propriétés, sous couleur de chasses, de fêtes, que sais-je ?… Il en tirerait profit et honneur…
Laura eut un cri du cœur.
— Ah ! ma chère âme, vous me sauvez la vie.
— Et vous la sauverez peut-être à Son Altesse. Sans lui rien dire, nous veillerons à sa sûreté…
— Veiller sur lui… Ah ! vous êtes l’oiseau Bleu du bonheur !
Dans un élan, Laura noua ses bras autour du cou de Tiennette, l’étouffa à demi en lui appliquant sur les joues des baisers violents ; puis, bondissant sur ses pieds :
— Je cours décider mon père. Cela est tout à fait bien ainsi. Voyez-vous, chère belle, si je me marie, vous serez ma première demoiselle d’honneur, comme si vous étiez ma sœur…
Et, à un véritable pas de course, l’Américaine gagna l’escalier des cabines, dans lequel elle s’engouffra.
Seule, Tiennette se frotta les mains.
— Et d’une, murmura-t-elle ; maintenant il faut décider Orsato à entrer dans notre jeu… à son insu !
Sur ce, elle se mit en quête de Nelly, la camériste.
Elle la découvrit bientôt parmi les passagers de seconde classe.
La femme de chambre se tenait droite et correcte sur une chaise. Elle se livrait à un travail de tapisserie, sans lever les yeux.
Évidemment, pour la pudique camériste, il était tout à fait impropre de donner à son regard la familiarité du contact avec d’autres bipèdes.
— Bonjour, miss Nelly, fit gracieusement Tiennette.
L’interpellée se leva tout d’une pièce.
— Je salue vous-même, miss générale comtesse.
Ce titre baroque était une habitude de la femme de chambre. Pour elle, les enfants devaient bénéficier des titres de leur père, et il avait été impossible de la décider à ne pas nommer Mlle Mariole, générale comtesse.
L’heure n’étant pas aux critiques, Tiennette laissa passer les mots.
— Le besoin de moi se fait-il sentir ? reprit aimablement Nelly.
— Non, non, je voulais seulement parler avec vous.
— Parler… Cela ne doit pas être, miss générale comtesse, ma condition ne permet pas…
— Oh ! elle permettra, Nelly, car il s’agit de malheurs à éviter, et votre bon cœur fera passer sur l’incorrection.
La camériste se tenait droit sur sa chaise.
La malice de la phrase échappa à la suivante, qui, flattée dans sa manie de correction, s’empressa de répliquer :
— La charité est la première vertu, en Amérique. Si donc la charité est en jeu, je consentirai à oublier que vous êtes bien au-dessus de moi, et je converserai avec vous en égalité.
— Je vous en remercie.
Sur ce, Tiennette prit une chaise abandonnée par son propriétaire et vint s’asseoir tout près de Nelly.
— Ma chère Nelly, commença-t-elle, vous n’avez pas été sans remarquer que Laura, un peu cavalièrement, a rompu ses fiançailles avec le señor Orsato Cavaragio ?
La soubrette opina modestement de la tête.
— Le señor Orsato en a éprouvé grand’peine…
— Et grande colère aussi, miss générale comtesse.
— Je ne l’ignore pas… Il a même menacé de mort celui en qui il croit, voir un rival.
— De mort, cela est exact.
— Mais, fit la modiste d’une voix insinuante, cela serait tout à fait malpropre, inconvenant et scandaleux de tuer pour cette petite Laura.
— J’ai dit mon avis sur ce point au señor, qui m’a fait l’honneur de me le demander.
— Ah ! je suis bien heureuse d’entendre que vous pensez comme moi, Nelly. Je vous tiens pour une personne de grand sens. Votre opinion m’encourage tout à fait.
— Miss générale comtesse éprouvait le désir d’être encouragée ?
— Vivement, Nelly, croyez-le.
— Et en quelle matière, je vous prie ?
— C’est ce que je vais vous confier.
Derechef, le sourire mutin qui, de temps à autre, éclairait le visage railleur de l’ouvrière, passa comme un éclair sur ses lèvres.
— Je crois être certaine, reprit-elle d’un ton sérieux, que master Topee va inviter le prince de Tours à des chasses qu’il compte donner dans ses propriétés de l’Assiniboïa.
Nelly avait tressailli.
— Mauvaise nouvelle, murmura-t-elle.
— C’est ce que je me suis dit.
— Tout à fait mauvaise.
— N’est-ce pas ?
— Orsato…
La fille de chambre se reprit vivement :
— Dans mon trouble, j’oublie les convenances…
— Ne vous excusez pas, Nelly. Je pense que votre beauté, votre éducation vous donneraient le droit de tutoyer les rois.
La femme de chambre s’inclina avec un plaisir évident.
— Vous êtes trop indulgente en vérité… mais je reprends… le señor Orsato frappera sans pitié.
— Et il sera arrêté, emprisonné, jugé, électrocuté comme meurtrier.
— C’est vrai.
Nelly avait pâli. Toute sa personne trahissait un terrible émoi. Avec une imperceptible nuance de raillerie, Tiennette poursuivit :
— Voilà pourquoi je suis venue à vous, ma bonne Nelly. J’estime que pareils bouleversements doivent être évités… et si vous voulez m’aider ?…
— Oh ! avec le plus profond de mon cœur.
— Je vous remercie… d’autant plus que les conseils d’une personne, aussi ferrée sur les convenances, doivent être écoutés avec une faveur, que ne rencontreraient pas les appréciations d’une écervelée comme moi.
— Oh ! miss générale comtesse, protesta la camériste, vous calomniez votre personnage.
Mais l’éclat de ses yeux, la satisfaction répandue sur tout son être disaient le contentement extrême qu’elle éprouvait à se voir si justement appréciée par l’amie de sa jeune maîtresse.
— Enfin, disposez de moi. Je serai trop heureuse de contribuer, selon mes faibles moyens, à éviter un malheur.
Était-ce bien la charité qui transformait ainsi la soubrette si gourmée, si raide à l’ordinaire ? Tiennette avait été sans doute fixée sur ce point, par Dodekhan, car elle poursuivit tranquillement :
— Donc, meurtre ; conséquence : électrocution.
De nouveau, Nelly frissonna comme feuille à la brise.
— N’est-il pas possible de trouver quelque chose de moins dramatique pour sortir de l’impasse ?
— Oh ! j’espère que vous répondrez par l’affirmative, miss générale comtesse ?
— La question posée ainsi, continua Tiennette d’un ton pénétré, j’ai cherché longtemps…
— Sans trouver ?…
— Ne vous bouleversez pas, charitable Nelly, je crois avoir trouvé…
— Et ce moyen est ?…
— Écoutez-moi. Je dois d’abord vous dire que mon père et moi sommes tout à fait opposés à un mariage comme celui de Son Altesse avec une personne telle que miss Topee.
— Yes… Elle est trop mal élevée, fit Nelly avec une conviction profonde.
Sans sourciller, la modiste reprit :
— Oui, il y a cela d’abord, et puis ensuite autre chose. Son Altesse a des devoirs qu’elle tient de sa race et auxquels elle manquerait en se mésalliant.
Du coup, la fille de chambre ouvrit de grands yeux.
— Nous autres Américaines, avoua-t-elle, nous ne comprenons rien aux susceptibilités de caste des vieux peuples d’Europe. Je ne vois donc pas mésalliance.
— Il importe peu. Le principal est que vous sachiez mon père et moi disposés à tout pour empêcher semblable union.
— En effet, cela suffit.
— Or, il y a trois façons d’empêcher un fiancé d’épouser.
— Trois ?… lesquelles ?
— Lui enlever ou la vie, ou la fortune qu’il convoite, ou la fiancée qu’il a choisie.
Le visage de la camériste s’illumina.
— Que je suis contente de parler avec vous, miss générale comtesse. Vous enseignez des choses très intéressantes. C’est vrai : la vie, la fortune, ou le petit cœur sucré. All right ! Mais le señor Orsato…
— Est trop intelligent pour préférer l’électrocution.
— Oh ! oui, cela est présumable.
— Dès lors, qu’il fasse bonne figure à mauvaise fortune…
— Je ne trouve pas mauvaise fortune de ne pas épouser miss Laura, fit vivement Nelly, qui rougit et demeura toute troublée.
Sans paraître s’apercevoir de cette émotion, la Parisienne continua :
— Mais lui trouve.
— Sans doute, sans doute, bégaya la camériste.
— Alors, rien de plus simple. Il semble prendre son parti de l’aventure. Il disparaît à Québec.
— Oui, il disparaît.
— D’une part, master Topee, étant très occupé par ses réceptions, ne surveille ses affaires que d’un œil… On peut facilement l’attaquer dans son crédit.
— Très bien.
— Nous, dans la place, nous tiendrons le señor au courant de tout ce qui se passera.
— Well !
— Et, en cas d’urgence, nous le mettrons à même d’enlever la jeune miss, pour l’enfermer dans une retraite sûre, jusqu’au jour où elle consentirait à lui accorder sa main, ou bien jusqu’au jour où Son Altesse renoncerait à l’obtenir.
Nelly secoua la tête :
— Oh ! cette dernière chose n’est pas bien correcte.
— Non, mais c’est le bonheur du señor.
— Je ne pense pas, miss générale comtesse, que son bonheur soit là.
Cette fois, Tiennette regarda son interlocutrice bien en face, avec une telle insistance que la camériste rougit. Alors lui prenant la main par un geste caressant, la Parisienne murmura :
— Ne vous troublez pas ainsi, Nelly, je pense aussi que si Laura vous ressemblait, cela serait mieux pour le bonheur dont il s’agit.
Et la fille de chambre devenant écarlate :
— Qui vous dit d’ailleurs qu’au cours d’une lutte que nous dirigerions, le senior — il a des yeux magnifiques, donc il doit y voir clair, — ne reconnaîtrait pas une erreur, que des relations… trop peu suivies, expliquent seules ?
Nelly baissait, les yeux, ne protestant pas.
Certes le rêve ambitieux, que le microphone téléphotique avait permis à Dodekhan de surprendre à l’Hôtel Monumental, devait avoir acquis en la jeune servante une force bien grande, pour qu’elle se résignât au silence.
Se taire, c’était avouer.
Tiennette n’abusa pas de la situation. Elle continua d’un ton très naturel :
— Maintenant, ma bonne Nelly, je vous ai dit toute ma pensée. Puis-je compter sur votre concours
— Que puis-je dans ma situation ?
— Rapporter notre entretien au senior Cavaragio.
— Cela avec grande joie et grand empressement.
— Allez donc, Nelly ; je n’oublierai jamais que vous vous êtes généreusement associée à moi pour éviter de terribles malheurs.
Les deux femmes se séparèrent.
Nelly considéra Tiennette qui s’éloignait, et assurée que nul n’entendrait sa pensée, elle murmura :
— Voilà une tout à fait grande dame… elle sait apprécier les gens comme il faut.
Cependant Tiennette regagnait l’arrière du steamer. Près de l’entrée du dining-room, elle aperçut Laura qui semblait attendre.
Elle courut à la milliardaire qui, de son côté, s’était élancée à sa rencontre
Celle-ci lui prit les mains, et la voix tremblante d’émotion joyeuse :
— J’ai décidé papa, murmura-t-elle.
— Parfait !
— Après le déjeuner, il parlera au prince.
— Avec prudence… M. Albert… l’incognito.
— Soyez tranquille.
Et légère, l’Américaine disparut dans la salle à manger.
Comme s’il n’eût attendu que ce mouvement, Dodekhan se montra aussitôt.
Tiennette lui sourit gentiment.
— C’est fait ! M. Topee invitera Albert après le repas, et Nelly catéchisera le sieur Orsato.
— Bien. Trouvez seulement le moyen de glisser à l’oreille de notre ami qu’il redouble de prudence, qu’un poignard est levé sur votre père…
— Enfin, le grand jeu.
— Comme vous le dites, charmante espiègle…
Et lui tendant une mignonne gaine de cuir.
— Prenez ceci, mademoiselle Tiennette ; c’est en dehors des conventions ; mais un bijou ne peut jamais faire mal sur une personne attachée à la maison civile d’un prince.
Elle ouvrit curieuse, et demeura éblouie devant une broche formée d’un diamant merveilleux.
Quand elle revint de cette surprise béate et qu’elle voulut remercier le « milord », celui-ci avait disparu.
Prince n’était sorti de sa cabine que pour assister au déjeuner.
Sa tristesse s’accroissait à mesure que le steamer se rapprochait du but du voyage.
À table, il fut distrait, taciturne, sombre.
À part lui, il ressassait sans cesse :
— Dans vingt-quatre heures, je lui dirai adieu… et je ne la verrai plus.
Si bien qu’au moment du « café », Tiennette, suivant les ordres de Dodekhan, étant venue l’inviter à redoubler de prudence à cause d’un poignard menaçant, il haussa les épaules et répondit :
— Ah ! s’il ne menaçait que moi… je ne ferais rien pour le détourner.
Sur quoi, il gagna le pont, et alla s’affaler sur un rocking.
Mais il y était à peine que Topee le rejoignait, le saluait cérémonieusement, et Albert s’étant levé pour répondre à ces politesses, le milliardaire commença :
— Monsieur… Albert… Moi, je suis un gentleman tout rond.
En même temps, à quatre pas du roi du cuivre, Laura, qui faisait escorte à son père, s’affaissa sur un siège et demeura là, les yeux perdus dans le brouillard, cachant son émotion sous un air absorbé.
Prince promena autour de lui un regard égaré.
Un peu en arrière, Mariole appuyait un doigt sur ses lèvres, Tiennette esquissait le geste de se poignarder.
À demi sortis de l’escalier des cabines, la ligne du pont les coupant aux reins, Dodekhan et Kozets se dépensaient en signes compliqués.
Enfin, en regardant bien, masqué à demi par la passerelle, en arrière des cheminées, on eût aperçu Orsato contemplant la scène d’un œil fulgurant, tandis que Nelly, plus digne que jamais, semblait l’exhorter avec animation.
— Monsieur, répéta Topee, je suis un homme tout rond.
— La forme circulaire étant la plus parfaite, je vous en félicite, monsieur, repartit Prince absolument médusé par les signaux de Mariole, de sa fille, de Dodekhan et de Kozets.
Le milliardaire fit entendre un rire sonore :
— Très drôle votre « circulaire »… Le New-York Herald paierait le mot cinq dollars ; mais il ne s’agit ni de circonférences ni d’ovoïdes… J’ai voulu exprimer que, citoyen libre d’un pays libre, je n’étais point versé dans les subtilités de l’étiquette…
— Le ciel me garde de vous le reprocher !
Tiennette approuva la réponse du geste, et Mariole, sans doute rassuré par la prudence dont le jeune homme faisait preuve, alla rejoindre Dodekhan, Kozets, avec lesquels il disparut dans les entrailles du navire.
Topee s’épanouit de plus en plus.
— Je vous remercie de me parler ainsi, monsieur… Albert, reprit-il d’un ton pénétré, mais avec un visible effort, comme si les mots « monsieur Albert » lui eussent écorché la gorge ; je vous suis on ne peut dire combien reconnaissant de me parler avec cette simplicité…
— Oh ! tout à votre service, monsieur, cela ne mérite vraiment pas d’être remarqué.
Mais le milliardaire tenait à son idée.
— Pardonnez-moi de différer d’opinion là-dessus. Cela vaut… cela vaut même beaucoup. Certes, de la part d’un cowboy de l’Arizona ou d’un Indien Kri du Saskatchewan, la chose serait toute naturelle ; mais de la vôtre, c’est différent. Je suis trop franc pour me taire. Il n’y a pas d’incognito qui puisse m’empêcher de dire mon étonnement, je vais plus loin, mon admiration pour tant de condescendance.
Depuis quelques jours, certes, Prince s’était habitué à des marques de respect inaccoutumées… Seulement, à cette heure, une chose le bouleversait, c’était de voir Tiennette, toujours en arrière de l’Américain, se poignarder du geste, avec l’insistance la plus cruelle.
— Il paraît que je côtoie un danger terrible, se confia-t-il… Voyons à être prudent.
On nous juge mal en Europe, nous autres Américains.
Et fort de cette constatation, il ponctua la phrase de son interlocuteur par une inclination courtoise.
Saluer lui semblait moins dangereux que parler, en vertu de cet axiome médical : Si cela ne fait pas de bien, on peut toujours le prescrire, car cela ne fera pas de mal.
Pour Topee, un peu embarrassé au début de l’entretien, il était maintenant pleinement rassuré.
Et son éloquence s’en ressentit, en ce sens qu’elle zigzagua au milieu des plus invraisemblables circonlocutions.
— On nous juge mal en Europe, nous autres Américains. On nous croit hostiles à tout gouvernement de forme autre que la forme républicaine.
Geste dubitatif de Prince, persistant à ne pas se compromettre.
— Je ne parle pas de vous… Votre remarquable intelligence, votre haute conception des événements…
Prince salua deux fois coup sur coup : une pour intelligence, une pour haute conception.
— Je parle en général.
— C’est un beau grade, marmotta le représentant entre ses dents.
— Vous dites ?
— Rien.
— Ah !
L’exclamation du milliardaire, exprimait l’étonnement. Il est bizarre, en effet, qu’une personne parle et ne dise rien. Mais sans doute Ézéchiel se donna à entendre que cette façon de procéder devait constituer une des originalités des maisons princières, car il acheva obséquieusement :
— C’est une large pensée sur laquelle nous sommes tout à fait d’accord.
Et, gracieux :
— Malgré tout, je préfère me présenter tel que je suis. Comme cela, il n’y a pas de surprises… Je sais bien que les gens de guerre préconisent la surprise, comme un excellent moyen d’abattre l’ennemi dans sa résistance matérielle et morale… Mais moi, je n’apprécie pas les surprises… Il y a à cela deux raisons : la première est que je ne suis pas militaire, la seconde est que je suis civil…
Il allait, il allait, avec cette inconscience de ceux qui ne savent point diriger la parole, et qui enchaînent au hasard des phrases les unes aux autres, oubliant, dès le début, ce à quoi ils veulent arriver.
Prince, lui, se sentait devenir fou.
Sous l’averse des propos du milliardaire, il cherchait vainement un sens, une proposition, un mot qui le mît sur la trace du danger signalé par Tiennette.
Un coup de poignard, avait dit la jeune fille ; un coup de poignard, répétaient les gestes.
Or, rien n’est agaçant comme le coup de poignard anonyme. Ignorer la main qui doit frapper, la cause qui arme cette main, est un supplice auquel les anciens n’avaient point songé.
— Certes, continuait Ézéchiel qui, en dépit de son nom, se montrait aussi disert que Jérémie, l’illustre et saint inventeur des jérémiades ; certes mon attachement à la république est connu.
— Ah ! ah !
— Mais si j’ai pour elle une tendresse, que je ne craindrai pas de qualifier de passionnée… ; c’est le seul être du genre féminin pour lequel un homme sérieux, considérable, puisse honorablement avouer une passion… Si donc la république est pour moi une amie chère entre toutes, mon cœur républicain est assez spacieux pour que la royauté y trouve aussi la place d’une amie chère entre toutes.
— Je saisis, interrompit Prince. Vous pratiquez la politique de conciliation.
— Vous avez dit le mot, prince — il se reprit vivement : — monsieur Albert, le mot juste que ma langue ne rencontrait pas, toute émue des sentiments nouveaux que votre présence fait éclore en moi.
— Ma présence ? questionna le jeune homme, comprenant de moins en moins.
— Je l’ai dit et ne m’en dédis pas. J’ajouterai cependant un mot oublié dans l’élan de ma parole… Votre présence… votre très honorable présence.
— En quoi ma présence, s’écria le représentant exaspéré, vous a-t-elle conduit à la politique conciliante ?
— En quoi ?
— Oui, je vous serais reconnaissant, de me l’apprendre.
— Vous voulez plaisanter ?
— Je ne plaisante jamais sur des sujets aussi graves, fit Prince d’un ton lugubre qui impressionna l’Américain.
— Oh ! je n’ai pas l’intention de vous forcer, reprit-il humblement. Et même je solliciterai de vous l’autorisation de laisser de côté toutes les préparations oratoires.
— Mais je ne désire que cela ! clama le Français avec un véritable désespoir.
— Vraiment ! Et moi qui craignais d’aller droit au but.
— Vous aviez bien tort !
De fait, malgré la bise, malgré la brume, Albert bouillait littéralement.
— Eh bien ! donc, reprit gaillardement Ézéchiel… dans votre pays, vous êtes une force ; dans le mien, j’en suis une autre.
— Convenu, consentit Prince.
Toute son attention se concentrait en un désir… : comprendre, comprendre enfin.
— Aux États-Unis, on m’appelle le roi du cuivre.
— On a parfaitement raison.
— Je le pense, car je tiens le marché, je fixe le cours, je suis un trust à moi tout seul.
— Mes compliments.
— Inutile, je n’en tire pas vanité. Ce que j’en dis est uniquement pour donner à ma démarche son sens véritable.
— Ah ! gémit le jeune homme qui se tenait à quatre pour ne pas piétiner… Cela lui donne un sens… véritable ou non.
— Véritable, je vous assure…
— Si vous le voulez. Et vous le connaissez ce sens ?
Le milliardaire eut un léger sursaut… Le prince, remarqué par sa fille, lui apparaissait d’une intelligence médiocre… Jamais il n’était venu à l’idée d’un négociant de lui poser question aussi incongrue :
— Savez-vous ce que vous dites ?
Mais, après tout, il s’en souciait moins que d’un bouton de culotte de Washington, lequel figurait en place d’honneur dans sa collection d’objets d’art… Le personnage, c’était zéro… Le titre, voilà ce qui l’occupait, ce qui occupait sa fille. Donc il reprit :
— Vous riez contre moi, je devine ; le Français est rieur toujours… Pour en revenir au sens de mes paroles… Je suis Topee, de Swift-Current (Assiniboïa), par droit de royauté du cuivre, comme vous êtes, laissez-moi le dire entre nous, prince de Tours.
Ouf ! le jeune homme respira.
On l’appelait prince de Tours ; donc c’était toujours la même affaire dont l’avaient entretenu ses amis.
Il fallait jouer son rôle d’altesse, sous peine d’un poignard. Pourquoi au juste ? Albert n’eût pu bien le dire. Tout cela restait nuageux dans son esprit. La seule chose claire était qu’il semblait indispensable de demeurer prince.
Aussi releva-t-il la tête, en introduisant sa dextre dans son gilet, tandis que sa main gauche se portait derrière ses reins, en cette attitude majestueuse et familière de Napoléon.
En fait de tenue monarchique, emprunter à l’Empereur, aux rois, cela n’a aucune importance.
— Vous me pardonnerez cette incursion dans votre incognito ? questionna l’Américain.
— Mais oui, mais oui… Est-ce que j’ai l’air d’un homme qui proteste ?
Enchanté de la tournure de l’entretien, le milliardaire saisit la main de son interlocuteur, la secoua à désarticuler l’épaule du patient, et d’un ton confidentiel :
— Vous savez que dans la province d’Assiniboïa (Dominion du Canada), je possède, autour de Swift-Current, une résidence admirable…
— Je l’ignorais, fit courtoisement Albert, mais je ne vous en félicite que davantage.
— On ! je m’y ennuie à mourir.
— Alors je retire mes félicitations.
— Gardez-vous en bien, car je viens de trouver le moyen de m’y distraire, et d’utiliser avec plaisir ses inépuisables ressources en chasse, pêche, excursions, etc.
— Trop heureux de rééditer mes compliments.
— Trop pressé, cher monsieur, trop pressé… car le moyen trouvé par moi a besoin de l’approbation d’une autre personne, approbation que je n’ai pas encore.
— Diable ! gronda le Français.
Cet Américain, acceptant, et renvoyant ses politesses, l’agaçait.
Il fit cependant effort pour ajouter amicalement :
— Je fais alors des vœux pour qu’il vous l’accorde.
Topee se frotta les mains avec une telle force qu’un épiderme moins coriace en eût été déchiré.
— Si vos vœux sont sincères, j’ai partie gagnée.
— Ils le sont, mais je ne vois pas…
— Mais si, puisque ce personnage, c’est vous-même.
— Moi ?
Du coup, le représentant de la maison Bonnard et Cie, de Tours, se prit la tête à deux mains. Il lui semblait que son crâne allait éclater. Cette conversation qui lui échappait à chaque instant devenait affolante.
— Enfin, expliquez-vous, fit-il presque rudement.
— Ainsi fais-je. Ma propriété de Swift-Current me plairait, si vous étiez mon hôte.
— Votre hôte ?
— Et celui de ma fille Laura ; avec le général comte Mariole et sa très distinguée fille.
Le monsieur, auquel un charlatan maladroit extirpe une molaire, ne présente pas à la foule une face plus convulsée que celle d’Albert en ce moment.
Non, cela dépassait les bornes.
Se laisser appeler prince sur un bateau, — endroit public en somme, — accepter les politesses des officiers, de l’équipage, le traitement de faveur de la table de première classe… à la rigueur, cela se pouvait excuser : car la Compagnie, indemnisée sur les premières économies du voyageur, il ne resterait de l’aventure qu’une plaisanterie d’un goût plus ou moins douteux.
Continuer sur la terre ferme, dans les hôtels, rues, places et carrefours. Passe encore.
La nécessité de défendre Mariole, Tiennette et lui-même, contre les « meurtriers à gages » lancés à sa poursuite, excusaient ce port fantaisiste d’un titre ronflant.
Mais s’introduire dans le private home d’un monsieur, alors surtout que l’on se sent irrésistiblement entraîné vers sa fille, cela devenait de l’indélicatesse, de l’abus de confiance.
Même pour sauver ses jours, on n’a point le droit d’employer ces moyens vils.
Aussi, détournant les yeux de la silhouette de Tiennette qui, bouleversée par l’hésitation qu’elle devinait chez le jeune homme, ne se bornait plus à se poignarder par signes menus, mais semblait, tant elle accentuait les gestes, se passer la flèche d’une cathédrale à travers le corps, Albert s’écria :
— Monsieur Topee, il faut que je vous le dise.
— Dites.
— Celui que vous invitez n’est pas prince de Tours, mais Prince, virgule, de Tours !
Un cri étouffé appela l’attention du voyageur en arrière. Il vit Tiennette, les bras au ciel, dans une altitude tragique.
Mais il vit surtout Laura, que la modiste venait de tirer de ses réflexions, en lui déclarant qu’Albert allait refuser l’invitation, il vit Laura tendre vers lui des mains suppliantes.
Et, au même instant, Ézéchiel Topee, peu familiarisé avec les finesses de la ponctuation française, s’écria :
— Prince Virgule… pristi ! Voilà un joli prénom… je conçois que cela vous ennuie que l’on vous appelle Albert… Mais désormais, pour ma fille, pour moi, pour tous, vous serez Virgule, notre cher hôte Virgule.
La supplication muette des jeunes filles, l’erreur de Topee, qui décidément trouvait Virgule de son goût et continuait à se gargariser des trois syllabes, dont une muette, de ce mot… tout cela bouleversa ses idées… Et puis, les yeux de Laura étaient si jolis, si doux… L’honneur commandait au Français de refuser l’abri du toit des Canadiens, mais ses lèvres prononcèrent :
Il secoua les mains de Prince, ahuri…
— J’accepte avec grand plaisir.
Et le roi du cuivre, extasié, psalmodia :
— Je n’oublierai jamais ce verbe… c’est le plus beau diamant de ma vie… Disposez de moi, j’ai un zèle à vous servir qui a hâte d’être éprouvé.
Un vent de folie passa dans le cerveau du jeune homme.
L’angoisse de ne plus voir Laura, la crainte de perdre Mariole et Tiennette, tout cela farandolait en lui.
Non, il ne pouvait plus s’expliquer… il ne le pouvait pas… l’humanité même le lui défendait.
Mais il pouvait du moins s’avilir, se rapetisser dans l’esprit des Américains… Ceux-ci s’étaient trompés à ses manières distinguées… Il lui suffirait de se montrer voyageur de commerce, représentant de la maison Bonnard et Cie.
Oui, c’était cela… Un ridicule tue, une faiblesse renverse une idole !
Et détournant ses regards de Laura, il demanda au milliardaire :
— De quel vinaigre usez-vous habituellement ?
— Pardon, vous avez dit ?
— De quel vinaigre assaisonnez-vous habituellement, votre salade ?
À cette question saugrenue, Topee riposta par un coup d’œil qui exprimait clairement, l’inquiétude eu égard à sa raison. Il répliqua cependant de sa voix la plus insinuante :
— Oh ! le meilleur.
— Mais encore ?
— Du vinaigre français, dit vinaigre d’Orléans.
Il souriait, le digne roi du cuivre, mais le sourire se figea sur ses lèvres. Rapide comme l’éclair, la main droite de Prince se plongeait dans les profondeurs d’une de ses poches, d’où elle ressortait presque aussitôt, pressant entre le pouce et l’index le col effilé d’une petite bouteille emplie d’un liquide ambré.
— Voici le seul bon vinaigre du monde.
— Celui-ci ? balbutia Ézéchiel.
— Oui, monsieur, oui, le vinaigre Bonnard et Cie, le vinaigre de Tours !
Un cri racla la gorge de l’Américain.
— De Tours ! Ah ! je comprends, le culte du souvenir, la patrie absente, les glorieux ancêtres, vous retrouvez tout cela dans le vinaigre… et moi qui ne saisissais pas…
Il secoua les mains de Prince, ahuri du résultat inattendu de sa manœuvre…
— Dès l’arrivée à Québec, je câble à Canard et Cie.
— Bonnard et Cie, rectifia le jeune homme.
— Parfaitement, c’est ce que je voulais dire… de m’envoyer… voyons… dix… quinze… non, tenez, mettons cent barriques de vinaigre…
— Pour vous seul, ce sera beaucoup, déclara charitablement l’ami de Mariole.
Mais Topee était lancé.
— Je consommerai tout en votre honneur, et je le recommanderai à mes amis et connaissances.
Puis, empoignant Prince par le bras.
— Mon cher Virgule, maintenant que nous sommes amis, permettez-moi de vous offrir un gin-pippermint-gingember-julep ; le coq du bord le prépare merveilleusement, et le long de la table, nous causerons des jours heureux que nous allons passer ensemble.
Affolé, emporté dans une brume de rêve, Prince se laissa entraîner, mais en passant devant Laura, il rougit jusqu’aux oreilles.
Une jolie petite voix lui avait lancé d’un accent étouffé :
— Merci ! Oh ! merci !
Le soir, il se coucha nanti d’une violente migraine, inconscient d’avoir consommé trente-sept gin-pippermint-gingember-juleps avec Topee, et d’avoir vendu à l’excellent milliardaire trois mille fûts de vinaigre de Tours.