Millionnaire malgré lui/p1/ch01
PREMIÈRE PARTIE
L’HÉRITAGE DE LA « FRANÇAISE »
CHAPITRE PREMIER
UN NUMÉRO QUI MEURT, UN NUMÉRO QUI VIT
— Enfin, monsieur Kozets, qui est cette femme ?
— Mais vous le savez, monsieur le gouverneur, autant du moins qu’il est possible de le savoir.
— Eh ! je ne sais rien, sinon qu’en ce bagne de Sakhaline, les forçats, ses collègues, l’appellent la Française, et que, pour mon administration, elle est le numéro 1313.
— Beaucoup de treize, monsieur le gouverneur… Cela lui porte malheur… Elle va quitter ce monde…
— Pour un meilleur, monsieur Kozets… Puissent les bienheureux saint Pierre et saint Paul le lui faire obtenir.
Et le gouverneur se signa dévotement. Durant quelques minutes, le silence régna dans le bureau de Stanislas, général Labianov, gouverneur d’Aousa, colonie gouvernementale — lisez pénitentiaire — de l’île Sakhaline.
Dans la pièce, sévère, aux parois formées de planches de sapin roux et d’érable alternées, le haut fonctionnaire se tenait assis, devant son bureau de bois noir, recouvert de drap rouge, avec à l’angle droit un carré d’étoffe jaune sur lequel se détachait l’aigle à deux têtes, emblème de la maison impériale de Russie.
Le général, grand, robuste, le front fuyant, la face large, élargie encore par les favoris courts à la Bagration, était sanglé dans la capote verte de l’infanterie légère. Avec une nuance de mécontentement et d’inquiétude, il observait en dessous l’homme, jeté dans un fauteuil en face de lui, ce M. Kozets avec qui il venait d’échanger les quelques répliques rapportées plus haut.
Celui-ci s’appuyait contre une pelisse de loutre repliée sur le dossier de son siège ; il apparaissait vêtu d’un dolman de velours noir, d’une culotte large de même étoffe s’enfonçant dans de hautes bottes fourrées. Une toque de renard était posée sur le bureau devant le personnage.
Mais ce qu’il avait d’étrange, d’inquiétant pourrait-on dire, c’était son visage blême, ses cheveux blonds décolorés, ses yeux d’un bleu si pâle qu’ils semblaient blancs.
Et distraitement, comme si leur propriétaire eût oublié la présence du gouverneur d’Aousa, ces yeux regardaient au dehors, à travers les vitres de la double fenêtre, que d’heure en heure un gardien militaire du pénitencier venait débarrasser des arabesques de glace, qui eussent arrêté la vue du représentant vénéré de l’Empereur de toutes les Russies.
Paysage lugubre… La large avenue accédant au « Gouvernement », couverte de neige, bordée par les cônes funèbres de sapins noirs. À droite et à gauche, les logis des fonctionnaires de la petite garnison ; puis le village des anciens condamnés, libérés, mais avec obligation de rester à Sakhaline. Plus loin encore, la file des baraquements, occupés par les condamnés en cours de peine, s’allongeaient sur la rive de la rivière Aousa, cachée sous une épaisse couche de glace.
De temps à autre une corvée de galériens, sous la conduite de gardiens, le bâton à la main, le revolver à la ceinture, passaient, faisant tache sombre sur le tapis de neige, donnant l’impression de scarabées de deuil, de nécrophores énormes se traînant lourdement dans le paysage glacé.
Était-ce à ces choses que rêvait M. Kozets, ou bien sa pensée vagabondait-elle vers cet archipel japonais dont l’île russe de Sakhaline forme le dernier chaînon septentrional ? Évoquait-elle Yeso, Nippon, Kiou-Siou, lançant sur la Corée, sur Port-Arthur, sur la Mandchourie, leurs cohortes de petits hommes jaunes, robustes, agiles, endurants, d’un courage à toute épreuve, suppléant au nombre par la valeur ; — éternelle répétition de la légende de David abattant Goliath, — renversant, abaissant devant eux le colosse moscovite ?
Songeait-il, cet énigmatique M. Kozets, au grand port de Vladivostok, séparé de Sakhaline par un simple détroit, à ce port qui, depuis la prise de Port-Arthur par l’armée nipponne, était la seule porte ouverte au commerce russe sur l’immense Océan Pacifique ? Ce que l’on peut affirmer, c’est que son flegme énervait le général Stanislas Labianov, qui reprit brusquement :
— Enfin, monsieur Kozets, récapitulons.
— Récapitulons, mon cher général, consentit l’interpellé avec un mélange de déférence et de protection dans la voix.
— Par le fil transsibérien, j’ai télégraphié, il y a cinq jours — je procède ainsi par ordre, pour tout événement de quelque importance — j’ai télégraphié, dis-je, que la condamnée 1313, qui, sur mes registres de personnel, est désignée comme devant être l’objet d’une surveillance spéciale, était condamnée par Edgeboris, médecin principal d’Aousa.
— Parfaitement… ; je me trouvais alors à Kharbine ; je reçus directement de Pétersbourg des instructions précises, qu’en quatre journées de voyage, railway jusqu’à Khabarovsk, traîneau de ce point à celui-ci, j’ai été assez heureux pour vous apporter.
Et s’inclinant, le personnage conclut :
— Ce qui m’a valu le double plaisir d’obéir aux ordres de S. M. le Tzar et de faire la connaissance de l’homme charmant que vous êtes. Avec un geste d’impatience, le général grommela :
— Vous oubliez une troisième satisfaction, celle de me surveiller… tout charmant que je suis.
— Oh ! général, quel gros mot !… Vous surveiller !
— Ma foi… Votre mission est remplie…
— Et je ne m’en vais pas… Ah ! vaillant militaire, comme tous vos pareils, vous resterez toujours en dehors des subtilités de la politique. Je suis à la fois un citoyen et un attaché à la haute police. Comme citoyen, je me porterais caution pour vous, mon général, et je regagnerais Vladivostok, où, malgré la guerre, on s’amuse plus qu’ici ; mais hélas ! comme policier, je dois, telles sont mes instructions, m’assurer que le 1313 ne peut communiquer avec personne.
— Elle est soignée par deux Turkmènes, qui n’entendent ni le russe, ni le français, les seules langues qu’elle parle.
— Je vous loue sans réserve d’avoir choisi ces infirmiers, mon général. Je dois encore assister à sa mort, à son inhumation, et ensuite, faire un rapport où, croyez-le bien, je serai charmé de dire la haute estime, la sincère admiration, que m’ont inspirées votre caractère.
Stanislas Labianov était un bon vivant. Il ne put réprimer un sourire et avec rondeur :
— Ah ! par Moscou la sainte, au lieu de ces compliments, j’aimerais mieux que vous m’appreniez pourquoi cette femme est l’objet d’une telle surveillance ; pourquoi l’on semble craindre les paroles qu’elle pourrait prononcer… Voyons, monsieur Kozets, déboutonnez-vous un peu, que diable ! Je grille de curiosité, et ma fille Mona me disait encore ce matin : Le mystère me fera pousser des cheveux blancs. Vous ne voudriez pas faire blanchir ma fillette avant l’âge ?
Kozets leva les bras au ciel d’un air désolé :
— Vous me voyez navré… : il m’est impossible d’empêcher ce désastre blanc.
— Ah. ! gronda Stanislas en frappant du pied. C’est trop fort. À vous, policier, on confie tout, et moi, un soldat, un fidèle serviteur du Tzar, je n’ai le droit de rien savoir.
L’envoyé de la haute police se souleva à demi.
— La la, général, ne vous irritez pas… Votre mauvaise humeur m’afflige et elle met mon amour-propre à une rude épreuve…, car elle m’oblige à vous avouer que je ne saurais vous apprendre ce que vous souhaitez savoir, par la raison, simple mais péremptoire, que…
— Que ?…
— Que je l’ignore tout comme vous.
— Allons donc !
— C’est ainsi que je vous le dis, mon cher gouverneur… Et à ce propos, comme je viens de piétiner mon amour-propre pour vous être agréable, vous ne trouverez pas mauvais que je me console en vous faisant une petite leçon.
il semblait attendre que le gouverneur lui adressât la parole.
— Une leçon, à moi ?
— Oh ! très douce… Je vous prierai seulement de remarquer que nous sommes plus disciplinés dans la police que dans l’armée.
— Facile à dire, moins aisé à démontrer.
— Digne général… Nous le démontrons tous deux. On me donne des ordres, je les exécute sans m’embarrasser du but poursuivi par le gouvernement. Les mots : Service du Tzar ! me suffisent ; tandis que vous… Oh ! vous ne reculez devant rien pour surprendre le secret… les cheveux blancs de Mlle Mona, une enfant de quinze ans !… Oh ! fi… Jamais tentative de corruption ne fut aussi machiavélique.
L’ironie était évidente.
Peut-être Stanislas Labianov aurait-il riposté un peu aigrement, mais la porte s’ouvrit, et sur le seuil se montra le chef-garde, c’est-à-dire le brigadier des gardiens d’un baraquement, le grade du nouveau venu reconnaissable aux barrettes d’argent fixés sur la poitrine de son uniforme gris.
— C’est toi, Bolesine, fit le général, que veux-tu ?
Le gardien salua :
— Que Votre Excellence me pardonne…, mais c’est le 12 qui a demandé à être conduit en votre présence.
— Est-il dans les conditions prévues ?
— Oui, Excellence. Vous autorisez les « pénitentiaires » à vous parler une fois par mois. Le 12 est à Sakhaline depuis trente-cinq jours.
— Depuis trente-cinq jours, s’écria M. Kozets, et il a le numéro 12 ; je pensais que c’était l’un des plus anciens condamnés.
Le brigadier regarda l’homme au visage blême, puis sur un signe du gouverneur, il répondit :
— À son arrivée, le 12 était vacant ; il l’a demandé et on n’a pas cru devoir lui refuser cette satisfaction.
— Fais-le entrer, Bolesine, ordonna doucement Labianov.
Derechef, le gardien salua, pivota sur ses talons, et ouvrant la porte, il appela :
— Douze, Son Excellence consent à te recevoir.
Presque aussitôt le condamné se montrait, s’inclinait avec aisance, puis se redressant, semblait attendre que le gouverneur lui adressât la parole. Ce dernier, M. Kozets lui-même, n’avaient pu réprimer un geste de surprise.
Le captif, conservant sous la livrée du bagne une indéniable élégance, leur apparaissait merveilleusement beau.
Un tout jeune homme, dix-huit à vingt ans à peine, grand, mince, souple et nerveux, les extrémités aristocratiques. Quant au visage : le teint mat, les lèvres rouges ombragées d’un léger duvet, le nez droit, les yeux noirs ; doux, souriants, et cependant doués de regards aigus, eussent tenté peintres et sculpteurs, désireux de fixer le type de la beauté masculine adolescente.
C’était un Apollon du Belvédère, avec je ne sais quelle adjonction de grâce hindoue, d’audace afghane, de dignité turkestane. Et ma foi, son regard profond devait être bien difficile à soutenir, car M. Kozets, sur qui il se posa un instant, baissa les paupières et détourna la tête.
— Qui es-tu ? demanda le gouverneur.
— Douze, répliqua le prisonnier d’une voix harmonieuse, chaude, enveloppante, mais dans laquelle cependant vibrait quelque chose de métallique et d’autoritaire.
— Douze, c’est un nombre… C’est ton nom que je veux.
— Douze est aussi mon nom. Je suis Dodekhan le Turkmène, fils de rois. Je me nomme ainsi comme l’antique divinité des plateaux du Pamir, parce que je suis le plus noble, le plus fort, le plus grand. Une pensée orgueilleuse auréolait le jeune front de Dodekhan. Ce prisonnier qui se proclamait le plus noble, le plus grand, ne prêtait pas à rire. Bien plus ses auditeurs éprouvaient en sa présence une sorte de gêne.
Pour combattre cette impression, le gouverneur reprit l’interrogatoire.
— Pourquoi es-tu enfermé ici ?
— Une rixe, à Samarcande, avec des soldats russes.
— Oh ! oh ! tu es batailleur.
— C’étaient des brutes.
— Tu traites durement les soldats du Tzar.
Dodekhan haussa les épaules.
— Qu’importe. Les juges du Tzar les ont vengés, puisqu’ils m’ont envoyé ici. Et à cette heure, il ne s’agit point du passé, mais du présent.
Stanislas Labianov hocha la tête et avec condescendance :
— Après tout, tu as raison. Pourquoi as-tu désiré me parler ?
— Parce que la mort est sur quelqu’un, et que seul je puis adoucir les minutes suprêmes de celle qui va partir.
Il y avait une mélancolie douloureuse dans le ton dont ces paroles furent prononcées.
Labianov et Kozets avaient tressailli.
— De qui parles-tu ? exclama vivement le gouverneur.
— De celle que vous appelez 1313 ; de celle que mes frères en douleur nomment la « Française ».
Il n’avait pas achevé que le policier était debout devant lui et, le saisissant au collet, disait les dents serrées :
— Tu la connais ?
Sans effort apparent Dodekhan se dégagea, rejetant Kozets dans son fauteuil, et d’un accent empreint d’un écrasant mépris :
— J’ai demandé à entretenir Son Excellence le Gouverneur et non les laquais de la police.
i rapide avait été la scène que nul n’avait pu s’interposer. Et maintenant Labianov, le gardien Bolesine regardaient stupéfaits le prisonnier droit et calme, le policier renversé sur son siège fixant des yeux effarés sur celui qui, si prestement, s’était dérobé à son étreinte.
Le premier, Kozets recouvra sa présence d’esprit. Il se tourna vers le général et simulant la confusion :
— Je vous demande pardon, mon cher gouverneur, d’une vivacité que je déplore ; mon dévouement au Tzar m’a entraîné. Veuillez Oublier l’incident et…… reprendre l’entretien avec ce pensionnaire, qui porte bien son numéro… Mâtin ! Il a des nerfs…… comme Douze !
Heureux de n’avoir pas à sévir, Stanislas s’empressa de déférer au désir exprimé :
— Alors, Douze, si j’ai bien compris, tu souhaites que je t’autorise à veiller la mourante ?
— C’est cela même, Excellence.
— Je te l’accorderais volontiers, mais les ordres supérieurs sont formels… Ne doivent l’approcher que des personnes n’entendant ni le russe, ni le français…
— Et je parle ces deux dialectes d’occident.
— Donc, tu ne verras pas 1313.
Un fugitif sourire distendit les lèvres de Dodekhan.
— Nous ne nous entendons pas, Excellence. Vous êtes humain et bienveillant, j’ai tenu à vous marquer une déférence particulière en sollicitant une permission dont je n’ai nul besoin. Vous me la refusez, c’est votre droit ; mais ma courtoisie étant maintenant à couvert, je vous prie de ne pas dire que je ne verrai pas la Française.
— Que dit-il ? bredouilla M. Kozets, pétrifié par le sang-froid du détenu.
— Je dis qu’il faut que je la voie, car, dans son délire, elle appelle Dodekhan.
— Qu’en sais-tu ?
— Je l’ai entendue. Je l’entends encore.
Il penchait la tête en avant, dans l’attitude de quelqu’un qui écoute.
M. Kozets eut un rire aigrelet :
— Mon cher général, je crois que ce garçon se moque de nous. Renvoyez-le donc à son baraquement, et pour lui montrer qu’ici toute menace de désobéissance est folle, décidez qu’il restera aux fers, sous la garde de deux « soldats du bagne »[1] jusqu’à ce que la mourante soit défunte.
Comme tous les fonctionnaires russes, le général Labianov avait à la fois mépris et terreur de ces inspecteurs ambulants de la haute police, lesquels sont armés de pouvoirs discrétionnaires et qui, d’un simple rapport, sans contrôle possible, peuvent précipiter du faîte les plus puissants.
Ils sont, ces hommes, comme les dénonciateurs de la sainte Inquisition dans l’Espagne d’autrefois. Et ici comme là, ils sont les agents d’un terrible tribunal religieux. Leur chef, leur directeur, est le Saint Synode de l’orthodoxie grecque, le Saint Synode, souverain véritable, de l’immense empire russe, conservateur de la routine, des vieux privilèges, de l’autocratie, adversaire irréductible de l’esprit nouveau soufflant de France sur le monde ; le Saint Synode qui, plutôt que de céder, armerait la bombe d’un assassin que l’on condamnerait ensuite comme terroriste, alors qu’il ne serait qu’un orthodoxe lancé contre un Tzar libéral.
Le gouverneur considéra donc l’invitation de Kozets ainsi qu’un ordre, et s’adressant au gardien immobile durant la scène :
— Tu as entendu, Bolesine ?
— Oui, Excellence.
— Les fers, et deux gardiens.
— Ce sera fait, Excellence.
Le brigadier posa la main sur l’épaule du détenu. Oh ! avec douceur. La vigueur exceptionnelle manifestée tout à l’heure par Dodekhan lui avait inspiré un respect tout particulier, si particulier même qu’il oublia, de le tutoyer selon l’usage des pénitenciers, et qu’il lui donna du « vous », absolument comme à un supérieur hiérarchique :
— Venez, Douze.
Le jeune homme le suivit sans hésitation ; mais parvenu à la porte, il se retourna, regarda le gouverneur et son hôte avec une incompréhensible pitié, puis sortit en haussant les épaules.
- ↑ Euphémisme poli que l’on emploie en Sibérie pour désigner les gardes-chiourme.