Mille et un jours en prison à Berlin/38

L’Éclaireur Enr (p. 257-260).


Allocution du Cardinal Mercier



Lisons maintenant un extrait de l’allocution que le cardinal Mercier a prononcée le 21 juillet 1916 à Bruxelles, dans la collégiale de Sainte-Gudule, au cours de la cérémonie commémorative de la fête nationale. C’est le cœur haletant qu’on la relira, ligne par ligne, comme l’une des choses les plus belles et les plus élevées qui aient jamais été dites.



Nos bien chers Frères,


Nous devions ici nous réunir pour fêter le 85e anniversaire de notre indépendance nationale.

Dans quatorze ans, à pareil jour, nos cathédrales restaurées et nos églises rebâties seront larges ouvertes ; la foule s’y précipitera ; notre Roi Albert, debout sur son trône, inclinera, mais d’un geste libre, devant la majesté du Roi des rois, son front indompté ; la Reine, les princes royaux l’entoureront ; nous réentendrons les envolées joyeuses de nos cloches et, dans le pays entier, sous les voûtes des temples, les Belges, la main dans la main, renouvelleront leurs serments à leur Dieu, à leur Souverain, à leurs libertés, tandis que les évêques et les prêtres, interprètes de l’âme de la nation, entonneront, dans un commun élan de reconnaissance joyeuse, un triomphal Te Deum.

Aujourd’hui, l’hymne de la joie expire sur nos lèvres.

Le peuple juif, captif à Babylone, assis en larmes au bord de l’Euphrate, regardait couler les eaux du fleuve. Ses harpes muettes pendaient aux saules du rivage. Qui aurait eu le courage de chanter le cantique de Jéhovah, sur un sol étranger ? « Terre patriarcale de Jérusalem, s’écriait le Psalmiste, si jamais je t’oublie, que ma main droite se dessèche ! Que ma langue reste collée à mon palais si je cesse de penser à toi ; si tu n’es plus la première de mes joies ! »

Le psaume s’achève en paroles imprécatoires. Nous nous interdisons de les reproduire ; nous ne sommes plus du Testament Ancien, qui tolérait la loi du talion : « Œil pour œil, dent pour dent. » Nos lèvres, purifiées par le feu de la charité chrétienne, ne profèrent point de haine.

Haïr, c’est prendre le mal d’autrui pour but et s’y complaire. Quelles que soient nos douleurs, nous ne voulons point de haine à ceux qui nous les infligent. La concorde nationale s’allie, chez nous, à la fraternité universelle. Mais au-dessus du sentiment de l’universelle fraternité, nous plaçons le respect du droit absolu, sans lequel il n’y a pas de commerce possible, ni entre les individus, ni entre les nations.

Et voilà pourquoi, avec saint Thomas d’Aquin, le docteur le plus autorisé de la théologie chrétienne, nous proclamons que la vindicte publique est une vertu.

Le crime, violation de la justice, attentat à la paix publique, qu’il émane d’un particulier ou d’une collectivité, doit être réprimé. Les consciences sont soulevées, inquiètes, à la torture, tant que le coupable n’est pas, selon l’expression si saine et si forte du langage spontané, remis à sa place ; c’est rétablir l’ordre, rasseoir l’équilibre, restaurer la paix sur la base de la justice.

La vengeance publique ainsi comprise peut irriter la sensiblerie d’une âme faible ; elle n’est pas moins, dit saint Thomas, l’expression, la loi de la charité la plus pure et du zèle qui en est la flamme. Elle ne se fait pas de la souffrance une cible, mais une arme, vengeresse du droit méconnu.

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Le chef de l’une de nos plus nobles familles m’écrivait : « Notre fils, du 7e de ligne, est tombé ; ma femme et moi en avons le cœur brisé ; cependant, s’il le fallait, nous le redonnerions encore. »

Un vicaire de la capitale vient d’être condamné à douze ans de travaux forcés. On me permet d’aller dans sa cellule l’embrasser et le bénir : « J’ai, dit-il, trois frères au front ; je crois être ici pour avoir aidé le plus jeune — il a dix-sept ans — à rejoindre ses aînés ; une de mes sœurs est dans une cellule voisine, mais, j’en remercie le bon Dieu, ma mère ne reste pas seule ; elle nous l’a fait dire ; d’ailleurs, elle ne pleure pas. »

N’est-ce pas que nos mères font songer à la mère des Macchabées ?

Que de leçons de grandeur morale ! Ici même et sur le chemin de l’exil, et dans les prisons et dans les camps de concentration, en Hollande et en Allemagne !

Pensons-nous assez à ce que doivent souffrir ces braves qui, depuis le début de la guerre, au lendemain de la défense de Liège et de Namur ou de la retraite d’Anvers, ont vu leur carrière militaire brisée et rongent leur frein ; ces gardiens du droit ou de nos franchises communales, que leur vaillance a réduits à l’inaction ?

Il y a du courage dans l’élan ; il n’y en a pas moins à le contenir. Il y a même plus de vertu, parfois, à pâtir qu’à agir.

Et ces deux années de soumission du peuple belge à l’inévitable ? cette ténacité profonde qui faisait dire à une humble femme, devant laquelle on discutait la possibilité d’une prochaine conclusion de la paix : Oh ! pour nous, il ne faut rien presser ; nous attendrons encore ! Comme tout cela est beau et plein d’enseignements pour les générations à venir !

Voilà ce qu’il faut voir, mes Frères : la magnanimité de la nation dans le sacrifice, notre universelle et persévérante confraternité dans les angoisses, dans les deuils, et dans la même invincible espérance ; voilà ce qu’il faut regarder, pour estimer à sa valeur la patrie belge.

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La date prochaine du premier centenaire de notre indépendance doit nous trouver plus forts, plus intrépides, plus unis que jamais. Préparons-nous y dans le travail, dans la patience, dans la fraternité.

Lorsque, en 1930, nous remémorerons les années sombres de 1914-1916, elles nous apparaîtront les plus lumineuses, les plus majestueuses, et, à la condition (lue nous sachions dès aujourd’hui le vouloir, les plus heureuses et les plus fécondes de notre histoire nationale.

Per Crucem ad lucem ; du sacrifice jaillit la lumière !