Mille et un jours en prison à Berlin/27

L’Éclaireur Enr (p. 171-176).

Chapitre XXVI


question d’échange


Le 19 avril 1918 restera pour moi une date mémorable. Je venais d’être prié de me rendre à la Kommandantur : un sous-officier, qui avait reçu l’ordre de m’y accompagner, m’attendait au rez-de-chaussée. De quoi pouvait-il s’agir ?… On avait eu maintes fois l’exemple de prisonniers appelés à la Kommandantur, qui n’étaient jamais revenus chez nous mais avaient été transférés dans une autre prison. Je pouvais être un peu inquiet, mais il n’y avait pas à hésiter, surtout quand il s’agissait d’un ordre donné par l’autorité militaire.

En sortant de la prison, j’entamai avec le sous-officier une conversation un peu vague.

— « Mais, me dit-il, savez-vous pourquoi vous êtes appelé à la Kommandantur ? »…

— « Oui », lui répondis-je.

— « Qu’est-ce ? » dit-il.

— « Je vais être libéré ! »…

— « Eh ! bien, c’est cela, mais je vous prie de n’en pas desserrer les dents, car je serais fortement réprimandé, et même puni pour vous avoir communiqué cette nouvelle moi-même. »

C’était la première fois que je me rendais à la Kommandantur. Je fus introduit dans une certaine pièce, où je me trouvai en présence d’un officier, le capitaine Wolff, le même qui venait à la prison, de temps à autre, recevoir les dépositions des prisonniers. En tout ce qui regardait l’administration de la prison, c’est lui qui semblait faire le chaud et le froid. Cet homme a laissé un souvenir peu enviable chez tous les Anglais qui ont été mes compagnons de captivité. Quant à moi, je lui pardonnerai difficilement d’avoir ignoré et laissé sans réponse des douzaines et des douzaines de suppliques que je lui ai adressées pendant trois années.

Il était là, me regardant et ne disant mot.

— « Bonjour, Monsieur », lui dis-je.

— « Bonjour !… Je vous ai fait venir pour vous apprendre que vous serez bientôt libéré. »

— « Quand ? »…

— « La semaine prochaine. »

— « Quel jour ? »…

— « Jeudi. »  

— « Au moins, est-ce que c’est bien certain ? »  …

— « Comment ? »  …

— « Je vous demande si, cette fois, ma libération est bien certaine ? »

— « Pourquoi me demandez-vous cela ?… Puisque je vous le dis. Puisque c’est décidé ! »  … 

— « Eh ! bien, je me rappelle qu’il y a deux ans vous m’avez communiqué, à la prison, une nouvelle semblable à celle-ci, et cependant je suis demeuré pendant deux ans encore votre pensionnaire. »

Il promena vaguement son regard du côté du plafond, sembla chercher dans son passé s’il n’avait pas quelque chose à se reprocher, puis, avec un léger sourire, il admit que c’était vrai, mais qu’en vérité, cette fois-ci, il était question d’un échange entre moi et un prisonnier allemand, en Angleterre.

Les conditions avaient été arrêtées, et l’échange devait se faire incessamment. Je n’avais rien à ajouter si ce n’est de lui témoigner la satisfaction que j’éprouvais de sortir enfin de l’Allemagne. À une question que je lui posai il me répondit que ma qualité de député au parlement et de conseiller privé était cause de ma longue détention.

Il ajouta que tous les documents, papiers, catalogues, livres, correspondances, etc., etc., imprimés ou manuscrits, qui pourraient m’être utiles et que je désirais apporter avec moi devraient être soumis à la censure à Berlin.

De retour à la prison, je me mis donc à faire un triage de mes paperasses, livres et lettres reçues pendant ma captivité. J’en fis un paquet assez volumineux que j’envoyai au censeur. Tout cela fut minutieusement censuré, placé sous enveloppes soigneusement scellées et paraphées, et me fut renvoyé à la prison.

Cela se passait un samedi ; le lundi suivant, le premier lieutenant Block, qui commandait à la prison, arrivait à ma cellule en toute hâte, me disant :

— « J’ai une bonne nouvelle pour vous. Le gouvernement allemand vous fait offrir, par mon entremise, de passer en Hollande par la Belgique, afin de vous donner le plaisir et l’avantage de rendre visite à vos enfants qui demeurent près d’Anvers. On attend de vous une réponse immédiate à ce sujet. »

— « Ma réponse, lui dis-je, sera courte : j’accepte avec remerciements. »

Il y avait alors trois ans que j’avais quitté Capellen et je n’avais jamais reçu la visite de ma fille et des enfants de ma femme qui y étaient demeurés.

— « Cela prendra bien encore quelques jours, dit l’officier, vu qu’il faut prévenir les différents postes militaires, en Belgique, par où vous devez passer. »

— « Je n’ai pas d’objection à attendre une, deux ou même trois semaines pour avoir ce précieux privilège de revoir mes enfants avant de passer en Angleterre. »

— « Je vais communiquer votre réponse au Ministère des Affaires Etrangères. »

Trois jours plus tard, ce même officier m’apprenait qu’il avait été choisi pour m’accompagner à Bruxelles et jusqu’à la frontière de Hollande. Il semblait particulièrement heureux d’avoir été choisi, et quant à moi, je n’avais rien à dire. J’avais eu des relations fréquentes avec cet officier depuis plus de deux ans, et il m’était plus agréable, évidemment, de voyager avec quelqu’un qui m’était ainsi familier, et qui en somme avait uni ses efforts aux miens lorsque j’avais tenté de me rendre au chevet de ma femme mourante.

J’attendis pendant une longue semaine, suivie d’une autre longue semaine, lorsque le même officier se présenta de nouveau, mais avec une figure sombre me laissant assez prévoir qu’une nouvelle tuile allait m’être lancée sur la tête…

— « Une mauvaise nouvelle »  , lui dis-je ? »…

— « Oui, une mauvaise nouvelle, vraiment. »

— « Je sais ce dont il s’agit : on refuse maintenant de me laisser passer par la Belgique »…

— « Vous l’avez dit. »

Alors, je ne pus réprimer un léger mouvement d’impatience et de contrariété :

— « Comment pareille chose peut-elle arriver ?… Ne m’avez-vous pas dit que le gouvernement allemand avait décidé de me laisser passer en territoire occupé pour voir mes enfants ? »…

— « Oui », répondit-il.

— « Alors, quel est donc ce pouvoir supérieur qui est en position de désavouer une décision prise par le gouvernement ? »

— « C’est l’autorité militaire !!! »…

— « Eh ! bien, lui dis-je, et un peu sèchement, quand partirons-nous pour la Hollande ? »…

— « Aussitôt que vous voudrez. »

— « Alors, nous partirons ce soir, ou nous partirons demain ; enfin, le plus tôt possible. »

Le départ fut enfin définitivement fixé au vendredi soir, le 9 mai.