Mille et un jours en prison à Berlin/24

L’Éclaireur Enr (p. 149-153).

Chapitre XXIII


espoir déçu


C’était au mois de mai 1916 : j’étais depuis un an prisonnier à la Stadtvogtei. Malgré toutes les démarches que j’avais faites moi-même par l’entremise de l’ambassade américaine, à Berlin, et malgré celles qui avaient été entreprises par le gouvernement anglais et le gouvernement canadien, démarches restées sans résultats, — mes nombreuses suppliques étaient demeurées sans réponses, — je m’étais fait à l’idée que je serais interné jusqu’à la fin de la guerre.

Un soir, après sept heures, alors que les portes de toutes les cellules avaient été refermées sur nous, un sous-officier, employé au bureau de la prison, se présente chez moi disant qu’il est porteur d’une bonne nouvelle :

— « Quelle nouvelle ? »…

— « Vous serez libéré ! »…

— « Quand ? »…

— « Après-demain, samedi. Cette nouvelle a été téléphonée, il y a un instant, de la Kommandantur, et j’ai reçu instruction de vous en faire part. »

Je n’ai pu m’empêcher de saisir la main de ce sous-officier pour le remercier de la bonne nouvelle qu’il m’apportait. Ma porte n’était pas encore refermée que j’étais monté sur une chaise, appelant de ma fenêtre ceux de mes compagnons de captivité avec lesquels j’étais quotidiennement en relations. Je leur annonçai la bonne nouvelle : je reçois de nombreuses félicitations, et tous semblent heureux de ce qui m’arrive. Le lendemain est grand jour de fête ; tous les Anglais partagent ma joie ; l’on décide de faire une réunion plénière à ma cellule, et même d’y organiser un déjeuner. C’était en 1916. À cette époque, toutes les victuailles étaient rationnées à Berlin, et nous étions soumis au régime de la prison, c’est-à-dire qu’il nous était absolument défendu de faire venir quoi que ce soit du dehors. Préparer un déjeuner convenable, dans de telles circonstances, n’était pas un problème de mince envergure.

Des invitations, cependant, avaient été lancées : tous les Anglais avaient été priés d’assister à un déjeuner qui aurait lieu le soir au salon (!) No 669, dans l’Hôtel International de la Stadtvogtei, pour rencontrer M. Béland à l’occasion de son prochain départ pour l’Angleterre. Ces cartes d’invitation portaient en post-scriptum : — « On est prié d’apporter son assiette, son couteau, sa fourchette, sa tasse à thé, son verre et son pain ; quant au sel, on le trouvera sur les lieux. »

Ma table avait été placée au centre de la cellule, et on l’avait recouverte de petites serviettes en papier. On était parvenu à se procurer un peu de viande en conserve, entreprise qui, à cette époque, tenait du miracle. Va sans dire que le déjeuner fut très gai : il y eut des santés de proposées, des discours très à la hauteur des circonstances, prononcés en réponse aux dites santés, des chansons patriotiques, etc., etc.

L’après-midi de ce jour inoubliable j’avais obtenu la permission de sortir en ville pour aller magasiner. Pour la première fois, après douze mois d’incarcération, il m’était donné de mettre le pied dans la rue. C’était vers la fin du mois de mai ; la végétation était luxuriante et les feuillages verdoyants ; les plates-bandes regorgeaient de fleurs odoriférantes dans le square voisin de la prison. Jamais la nature ne m’avait paru si merveilleusement belle ! J’étais tenté de sourire même aux Allemands, — et aux Allemandes, — qui se pressaient de tous côtés, dans la rue.

Ma promenade avait duré une couple d’heures. En rentrant à la prison, j’appris que mon départ, fixé au lendemain, avait été retardé parce que, disait-on, un certain document n’avait pas encore reçu la signature d’un personnage quelconque faisant partie du haut commandement. Ce ne pouvait être qu’une affaire de formalité, vu que tout était décidé. Force me fut donc d’attendre à la semaine suivante, au mercredi, jour que l’on avait définitivement fixé. Le mardi, j’étais absolument prêt, et mes malles étaient bouclés, quand on vint de nouveau me prévenir que le fameux document n’était pas là, que je devrais attendre encore quelques jours. Naturellement, je fus très ennuyé de ce nouveau retard, et je m’exerçais de mon mieux à la patience depuis deux semaines qui me parurent longues comme deux siècles, quand, enfin, un officier de la Kommandantur, le major Schachian, me fit appeler au bureau. Il venait m’expliquer que la Kommandantur de Berlin avait décidé de me remettre en liberté, et de me permettre de retourner en Belgique auprès de ma famille, et en particulier auprès de ma femme qui, à cette époque, était déjà souffrante depuis six mois, mais… une autorité supérieure avait désavoué cette décision.

On conçoit ma profonde désillusion. Je m’appliquai à faire remarquer à cet officier que j’étais détenu, bien que médecin, et cela en contravention avec toutes les lois internationales ; qu’en plus, j’avais à maintes reprises reçu l’assurance, de la part des autorités allemandes à Anvers, que je ne serais jamais molesté ; que j’avais pratiqué ma profession, non seulement à l’hôpital, avant la prise d’Anvers, mais encore depuis cette date chez la population civile de Capellen. L’officier n’en disconvenait pas, mais il ajoutait : — « Vous avez pratiqué la médecine par charité, vous n’avez pas pratiqué régulièrement ! » Est-il concevable qu’un homme de sa position puisse faire une remarque aussi saugrenue ?… Je n’en revenais pas. Je lui fis l’observation suivante :

— « J’ai toujours compris que la liberté des médecins, en temps de guerre, avait été assurée par les ententes et les conventions internationales, parce que le rôle des médecins est de soulager les misères physiques de l’humanité en temps de guerre, et non parce qu’il devait leur être permis de se faire des honoraires. »

Voyant qu’il avait mis les pieds dans les plats, comme on dit vulgairement, mon officier tenta d’opérer une retraite en aussi bon ordre que possible. Il était visiblement fort embarrassé : il me quitta sans m’en dire plus long, et je remontai à ma cellule, l’âme toute remplie de l’amère désillusion. Et une autre année toute entière s’écoula avant qu’une amélioration quelque peu substantielle ne se produisit dans mon état de captivité.