Mille et un jours en prison à Berlin/04

L’Éclaireur Enr (p. 13-ill).

Chapitre III


thank you


Nous avions quitté Middelkerke armes et bagages. — Quand je dis armes, ce n’est qu’une façon de parler, car pour ce qui est des armes que nous avions à Middelkerke, — quelques fusils de chasse, — ils avaient été confisqués par l’autorité municipale et déposés à la maison communale. Cette précaution a été prise dans toutes les communes de la Belgique. Les autorités civiles et militaires voyant l’indignation si explicable de toute la population belge devant l’invasion allemande, et redoutant l’intervention de civils armés, firent tout en leur pouvoir pour prévenir ce qui, en droit international est contraire aux lois de la guerre. Un édit fut donc publié enjoignant à tous les civils de remettre aux autorités municipales leurs armes de tous genres et de tous calibres. On peut donc affirmer sans crainte que dès les premiers jours de la guerre, les civils belges sauf de très rares exceptions, se trouvaient désarmés. Je crois donc de mon devoir d’affirmer ici que les autorités allemandes, lorsqu’elles ont prétendu que le gouvernement belge était complice des civils accusés d’avoir tiré sur leurs troupes, ne cherchaient, mais en vain, qu’une excuse pour justifier les actes inhumains dont ils se rendirent coupables en Belgique.

Donc, le 5 août, nous prenions le train à Ostende pour revenir à Anvers. L’état de guerre existait alors entre l’Allemagne et la Belgique. Nous étions dans notre compartiment exactement cinq personnes, trois enfants, ma femme et moi. Au moment où le train quittait la gare, un nouveau passager, tout essoufflé, se cramponnant à la porte du compartiment, l’ouvre, et faisant irruption à l’intérieur, dit en anglais à quelqu’un demeuré en arrière :

— « Thank you ».

Il répéta plusieurs fois son : « Thank you », en agitant celle de ses mains qui était libre.

Notre homme s’assied à la place qui n’était pas occupée.

Je lui demande : « Are you English » ?… (Êtes-vous anglais) —

— « No, I am American », me répondit-il. (Je suis Américain). —

— « Alors, si vous êtes Américain, nous sommes du même continent, car je suis Canadien. » Il ne me paraissait pas très enchanté d’avoir rencontré un compagnon si loquace. Comme il se tournait de préférence du côté de la portière, j’en conclus qu’il trouvait beaucoup plus intéressant le paysage qui se déroulait devant ses yeux.

— « Et où allez-vous donc, lui demandai-je (toujours en anglais) — si je puis me permettre de vous poser cette question » ?

— « En Russie, me répondit-il ».

— « Comment pourrez-vous vous rendre en Russie, l’Allemagne vient de déclarer la guerre à la Belgique ? »

— Oh ! dit-il, « j’ai l’intention de passer par la Hollande. »

Le laconisme de ses réponses m’indiquait qu’il prenait peu d’intérêt à la conversation que je tentais d’entamer avec lui. Je commençais à avoir quelques soupçons, lorsque ma femme, assise en face de moi me fit comprendre par un clin d’œil qu’il y avait quelque chose d’anormal chez notre compagnon de route. Le train filait à bonne allure, et quelques minutes plus tard, nous arrivions à Bruges. Sur le quai de la gare, il y avait une foule considérable. On se coudoyait, on avait l’air de chercher quelqu’un en regardant dans toutes les fenêtres du convoi…

Notre compagnon prend sa valise pour descendre du convoi. Il avait à peine ouvert la porte du compartiment que de cinquante bouches à la fois sortit cette exclamation :

— « C’est lui ! C’est lui ! »

Il descendit et fut immédiatement entouré par la foule. Trois ou quatre gendarmes survinrent qui lui posèrent cette question directe et ad rem :

— « Êtes-vous Allemand ? »

Il fit un signe affirmatif. La foule devenant alors très menaçante, voulut s’emparer de lui malgré les gendarmes… Quelques-uns criaient :

— « Tuez-le » !

D’autres lui lançaient des brocarts assez mal sonnants dont je fais grâce à mes lecteurs.

Les gendarmes agirent avec une dignité et une correction irréprochables. Ils protégèrent le sujet allemand contre les violences de la foule. Ils l’emmenèrent en dehors de la gare, et j’ignore encore ce qu’il advint de lui. Le moins que l’on dut faire fut sans doute de l’interner… Je me suis souvent demandé quel était cet homme. Peut-être un voyageur attardé à Ostende, ou un espion allemand demeuré en Belgique jusqu’au dernier moment pour se rendre compte des sentiments du peuple après la déclaration de la guerre ?…

Mystère !

Je suis enclin à croire qu’il faisait partie de cette pieuvre immense qui s’appelle le service d’espionnage allemand. S’il rentre jamais dans son pays, il ne manquera pas de faire à ses compatriotes un tableau saisissant de l’indignation dont fit preuve la noble nation belge en face de l’outrage infligé à son honneur par le grand empire du centre.


ENFANTS PAUVRES DE CAPELLEN NOURRIS PAR LA ST-VINCENT DE PAUL
La flèche et la croix désignent Madame et Mademoiselle Béland