Militona (1847)
Hachette (p. 20-41).


II


Pendant que le public envahissait tumultueusement la place, et que le vaste entonnoir des gradins se noircissait d’une foule de plus en plus compacte, les toreros arrivaient les uns après les autres par une porte de derrière dans l’endroit qui leur sert de foyer, et où ils attendent l’heure de la funcion.

C’est une grande salle blanchie à la chaux, d’un aspect triste et nu. Quelques petites bougies y font trembloter leurs étoiles d’un jaune fade devant une image enfumée de Notre-Dame suspendue à la muraille ; car, ainsi que tous les gens exposés par état à des périls de mort, les toreros sont dévots, ou tout tout au moins superstitieux ; chacun possède une amulette, à laquelle il a pleine confiance ; certains présages les abattent ou les enhardissent ; ils savent, disent-ils, les courses qui leur seront funestes. Un cierge offert et brûlé à propos peut cependant corriger le sort et prévenir le péril. Il y en avait bien, ce jour-là, une douzaine d’allumés, ce qui prouvait la justesse de la remarque de don Andrès sur la force et la férocité des taureaux de Gaviria qu’il avait vus la veille à l’Arroyo, et dont il décrivait avec tant d’enthousiasme les qualités à sa fiancée Feliciana, médiocre appréciatrice de semblables mérites.

Il vint à peu près une douzaine de toreros, chulos, banderilleros, espadas, embossés dans leurs capes de percaline glacée. Tous, en passant devant la madone, firent une inclinaison de tête plus ou moins accentuée. Ce devoir accompli, ils allèrent prendre sur une table la copa de fuego, petite coupe à manche de bois et remplie de charbon, posée là pour la plus grande commodité des fumeurs de cigarettes et de puros, et se mirent à pousser des bouffées en se promenant ou campés sur les bancs de bois le long du mur.

Un seul passa devant le tableau révéré sans lui accorder cette marque de respect, et s’assit à l’écart en croisant l’une sur l’autre des jambes nerveuses que le luisant du bas de soie aurait pu faire croire de marbre. Son pouce et son index, jaunes comme de l’or, sortaient par l’hiatus de son manteau, tenant serré un reste de papelito aux trois quarts consumé. Le feu s’approchait de l’épiderme de manière à brûler des doigts plus délicats ; mais le torero n’y faisait pas attention, occupé qu’il paraissait d’une pensée absorbante.

C’était un homme de vingt-cinq à vingt-huit ans. Son teint basané, ses yeux de jais, ses cheveux crépus démontraient son origine andalouse. Il devait être de Séville, cette prunelle noire de la terre, cette patrie naturelle des vaillants garçons, des bien plantés, des bien campés, des gratteurs de guitare, des dompteurs de chevaux, des piqueurs de taureaux, des joueurs de navaja, de ceux du bras de fer et de la main irritée.

Il eût été difficile de voir un corps plus robuste et des membres mieux découplés. Sa force s’arrêtait juste au point où elle serait devenue de la pesanteur. Il était aussi bien taillé pour la lutte que pour la course, et, si l’on pouvait supposer à la nature l’intention expresse de faire des toreros, elle n’avait jamais aussi bien réussi qu’en modelant cet Hercule aux proportions déliées.

Par son manteau entrebâillé, on voyait pétiller dans l’ombre quelques paillettes de sa veste incarnat et argent, et le chaton de la sortija qui retenait les bouts de sa cravate ; la pierre de cet anneau était d’une assez grande valeur, et montrait, comme tout le reste du costume, que le possesseur appartenait à l’aristocratie de sa profession. Son mono de rubans neufs, lié à la petite mèche de cheveux réservée exprès, s’épanouissait derrière sa nuque en touffe opulente ; sa montera, du plus beau noir, disparaissait sous des agréments de soie de même couleur, et se nouait sous son menton par des jugulaires qui n’avaient jamais servi ; ses escarpins, d’une petitesse extraordinaire, auraient fait honneur au plus habile cordonnier de Paris, et eussent pu servir de chaussons à une danseuse de l’Opéra.

Cependant Juancho, tel était son nom, n’avait pas l’air ouvert et franc qui convient à un beau garçon bien habillé et qui va tout à l’heure se faire applaudir par les femmes : l’appréhension de la lutte prochaine troublait-elle sa sérénité ? Les périls que courent les combattants dans l’arène, et qui sont beaucoup moins grands qu’on ne pense, ne devaient avoir rien de bien inquiétant pour un gaillard découplé comme Juancho. Avait-il vu en rêve un taureau infernal portant sur des cornes d’acier rougi un matador embroché ?

Rien de tout cela ! Telle était l’attitude habituelle de Juancho, surtout depuis un an ; et sans qu’il fût précisément en état d’hostilité avec ses camarades, il n’existait pas entre eux et lui cette familiarité insouciante et joviale de gens qui courent ensemble les mêmes chances ; il ne repoussait pas les avances, mais il n’en faisait aucune, et, quoique Andalou, il était volontiers taciturne. Cependant quelquefois il semblait vouloir se dérober à sa mélancolie, et se livrait aux élans désordonnés d’une joie factice. Il buvait outre mesure, lui si sobre ordinairement, faisait du vacarme dans les cabarets, dansait des cachuchas endiablées, et finissait par des querelles absurdes où le couteau ne tardait pas à briller ; puis, l’accès passé, il retombait dans sa taciturnité et dans sa rêverie.

Diverses conversations se tenaient simultanément parmi les groupes : on parlait d’amour, de politique et surtout de taureaux.

« Que pense Votre Grâce, disait, avec ces belles formules cérémonieuses de la langue espagnole, un torero à un autre, du taureau noir de Mazpule ? A-t-il la vue basse, comme le prétend Arjona ?

— Il est myope d’un œil et presbyte de l’autre ; il ne faut pas s’y fier.

— Et le taureau de Lizaso, vous savez, celui de couleur pie, de quel côté pensez-vous qu’il donne le coup de corne ?

— Je ne saurais le dire, je ne l’ai pas vu à l’œuvre ; quel est votre avis, Juancho ?

— Du côté droit, répondit celui-ci comme réveillé d’un rêve et sans jeter les yeux sur le jeune homme arrêté devant lui.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il remue incessamment l’oreille droite, ce qui est un signe presque infaillible. »

Cela dit, Juancho porta à ses lèvres le reste de son papelito, qui s’évanouit en une pincée de cendres blanches.

L’heure fixée pour l’ouverture de la course approchait ; tous les toreros, à l’exception de Juancho, s’étaient levés ; la conversation languissait et l’on entendait les coups sourds de la lance des picadores s’exerçant contre le mur dans une cour intérieure, pour se faire la main et étudier leurs chevaux. Ceux qui n’avaient pas fini leurs cigarettes les jetèrent ; les chulos arrangèrent avec coquetterie sur leur avant-bras les plis de leurs capes de couleurs éclatantes et se mirent en rang. Le silence régnait, car c’est un moment toujours un peu solennel que celui de l’entrée dans la place, et qui rend les plus rieurs pensifs.

Juancho se leva enfin, jeta son manteau qui s’affaissa sur le banc, prit son épée et sa muleta, et alla se mêler au groupe bigarré.

Tout nuage s’était envolé de son front. Ses yeux brillaient, sa narine dilatée aspirait l’air fortement. Une singulière expression d’audace animait ses traits ennoblis. Il se carrait et cambrait comme pour se préparer à la lutte. Son talon s’appuyait énergiquement à terre, et, sous les mailles de soie, les nerfs de son cou-de-pied tressaillaient comme les cordes au manche d’une guitare. Il faisait jouer ses ressorts, et s’en assurait au moment de s’en servir ainsi qu’un soldat fait jouer avant la bataille son épée dans le fourreau.

C’était vraiment un admirable garçon que Juancho, et son costume faisait merveilleusement ressortir ses avantages : une large faja de soie rouge sanglait sa taille fine ; les broderies d’argent qui ruisselaient le long de sa veste formaient au collet, aux manches, aux poches, aux parements, comme des endroits stagnants où l’arabesque redoublait ses complications et s’épaississait de façon à faire disparaître l’étoffe. Ce n’était plus une veste incarnadine brodée d’argent, mais une veste d’argent brodée d’incarnadin. Aux épaules papillotaient tant de torsades, de globules de filigrane, de nœuds et d’ornements de toute sorte, que les bras semblaient jaillir de deux couronnes défoncées. La culotte de satin, enjolivée de soutaches et de paillons sur les coutures, pressait, sans les gêner, des muscles de fer et des formes d’une élégance robuste. Ce costume était le chef-d’œuvre de Zapata de Grenade, Zapata, ce Cardillac des habits de majo, qui pleure toutes les fois qu’il vous rapporte un habit, et vous offre pour le ravoir plus d’argent qu’il ne vous en a demandé pour le faire. Les connaisseurs ne croyaient pas l’estimer trop cher au prix de dix mille réaux. Porté par Juancho, il en valait vingt mille !

La dernière fanfare avait résonné ; l’arène était vide de chiens et de muchachos. C’était le moment. Les picadores, rabaissant sur l’œil droit de leur monture le mouchoir qui doit les empêcher de voir arriver le taureau, se joignaient au cortège, et la troupe déboucha en bon ordre dans la place.

Un murmure d’admiration accueillit Juancho quand il vint s’agenouiller devant la loge de la reine ; il plia le genou de si bonne grâce, d’un air à la fois si humble et si fier, et se releva si moelleusement, sans effort ni saccade, que les vieux aficionados eux-mêmes dirent : « Ni Pepé Illo, ni Romero, ni José Candido, ne s’en fussent mieux acquittés. »

L’alguazil à cheval, en costume noir de familier de la Sainte-Hermandad, alla, selon la coutume, au milieu des huées générales, porter la clef du toril au garçon de service, et, cette formalité accomplie, se sauva au plus grand galop qu’il put, chancelant sur sa selle, perdant les étriers, embrassant le col de sa monture, et donnant à la populace cette comédie de l’effroi, toujours si amusante pour les spectateurs à l’abri de tout danger.

Andrès, tout heureux de la rencontre qu’il avait faite, n’accordait pas grande attention aux préliminaires de la course, et le taureau avait déjà éventré un cheval sans qu’il eût jeté un seul regard au cirque.

Il contemplait la jeune fille placée à côté de lui avec une fixité qui l’eût gênée sans doute si elle s’en fût aperçue. Elle lui sembla plus charmante encore que la première fois. Le travail d’idéalisation, qui se mêle toujours au souvenir et fait souvent éprouver des déceptions quand on se retrouve en présence de l’objet rêvé, n’avait rien pu ajouter à la beauté de l’inconnue ; il faut avouer aussi que jamais type plus parfait de la femme espagnole ne s’était assis sur les gradins de granit bleu du cirque de Madrid.

Le jeune homme, en extase, admirait ce profil si nettement découpé, ce nez mince et fier aux narines roses comme l’intérieur d’un coquillage, ces tempes pleines où, sous un léger ton d’ambre, se croisait un imperceptible lacis de veines bleues ; cette bouche fraîche comme une fleur, savoureuse comme un fruit, entrouverte par un demi-sourire et illuminée par un éclair de nacre, et surtout ces yeux d’où le regard pressé par deux épaisses franges de cils noirs jaillissait en irrésistibles effluves.

C’était toute la pureté du type grec, mais affinée par le caractère arabe, la même perfection avec un accent plus sauvage, la même grâce, mais plus cruelle ; les sourcils dessinaient leur arc d’ébène sur le marbre doré du front d’un coup de pinceau si hardi, les prunelles étaient d’un noir si âprement noir, une pourpre si riche éclatait dans la pulpe des lèvres, qu’une pareille beauté eût eu quelque chose d’alarmant dans un salon de Paris ou de Londres ; mais elle était parfaitement à sa place à la course de taureaux, sous le ciel ardent de l’Espagne.

La vieille, qui ne donnait pas aux péripéties de l’arène la même attention que la jeune, observait le manège d’Andrès avec un regard oblique et un air de dogue flairant un voleur. Joyeuse, cette physionomie était laide ; refrognée, elle était repoussante ; ses rides semblaient plus creuses, et l’auréole brune qui cernait ses yeux s’agrandissait et rappelait vaguement les cercles de plume qui entourent les prunelles des chouettes ; sa dent de sanglier s’appuyait plus fortement sur sa lèvre calleuse, et des tics nerveux contractaient sa face grimaçante.

Comme Andrès persistait dans sa contemplation, la colère sourde de la vieille augmentait d’instant en instant ; elle se tracassait sur son banc, faisait siffler son éventail, donnait de fréquents coups de coude à sa belle voisine, et lui adressait toutes sortes de questions pour l’obliger à tourner la tête de son côté ; mais, soit que celle-ci ne comprît pas, ou qu’elle ne voulût pas comprendre, elle répondait en deux ou trois mots et reprenait son attitude attentive et sérieuse.

« La peste soit de l’atroce sorcière ! se disait tout bas Andrès, et quel dommage qu’on ait aboli l’inquisition ! Avec une figure pareille, on vous l’eût promenée, sans enquête, à califourchon sur un âne, coiffée du san-benito et vêtue de la chemise soufrée ; car elle sort évidemment du séminaire de Barahona, et doit laver les jeunes filles pour le sabbat. »

Juancho, dont le tour de tuer n’était pas arrivé, se tenait dédaigneusement au milieu de la place, sans prendre plus souci des taureaux que s’ils eussent été des moutons ; à peine faisait-il un léger mouvement de corps et se dérangeait-il de deux ou trois semelles lorsque la bête furieuse, se préoccupant de cet homme, faisait mine de fondre sur lui.

Son bel œil noir lustré faisait le tour des loges, des galeries et des gradins, où palpitaient, comme des ailes de papillons, des essaims d’éventails de toutes nuances ; on eût dit qu’il cherchait à reconnaître quelqu’un parmi ces spectateurs. Lorsque son regard, promené circulairement, arriva au gradin où la jeune fille et la vieille femme étaient assises, un éclair de joie illumina sa brune figure et il fit un imperceptible mouvement de tête, espèce de salut d’intelligence comme s’en permettent quelquefois les acteurs en scène.

« Militona, dit la vieille à voix basse, Juancho nous a vues ; prends garde à te bien tenir ; ce jeune homme te fait les doux yeux, et Juancho est jaloux.

— Qu’est-ce que cela me fait ? répondit Militona sur le même ton.

— Tu sais qu’il est homme à faire avaler une langue de bœuf à quiconque lui déplaît.

— Je ne l’ai pas regardé, ce monsieur, et d’ailleurs ne suis-je pas ma maîtresse ? »

En disant qu’elle n’avait pas regardé Andrès, Militona faisait un petit mensonge. Elle ne l’avait pas regardé, les femmes n’ont pas besoin de cela pour voir, mais elle aurait pu faire de sa personne la description la plus minutieuse.

En historien véridique, nous devons dire qu’elle trouvait don Andrès de Salcedo ce qu’il était en effet, un fort joli cavalier.

Andrès, pour avoir un moyen de lier conversation, fit signe à l’un de ces marchands d’oranges, de fruits confits, de pastilles et autres douceurs, qui se promènent dans le corridor de la place, et offrent au bout d’une perche leurs sucreries et leurs dragées aux spectateurs qu’ils soupçonnent de galanterie. La voisine d’Andrès était si jolie, qu’un marchand se tenait aux environs, comptant sur une vente forcée.

« Señorita, voulez-vous de ces pastilles ? » dit Andrès avec un sourire engageant à sa belle voisine, en lui présentant la boîte ouverte.

La jeune fille se retourna vivement et regarda Andrès d’un air de surprise inquiète.

« Elles sont au citron et à la menthe », ajouta Andrès comme pour la décider.

Militona, prenant tout à coup sa résolution, plongea ses doigts menus dans la boîte et en retira quelques pincées de pastilles.

« Heureusement Juancho a le dos tourné, grommela un homme du peuple qui se trouvait là ; autrement il y aurait du rouge de répandu ce soir.

— Et madame, en désire-t-elle ? » continua Andrès du ton le plus exquisement poli, en tendant la boîte à l’horrible vieille, que ce trait d’audace déconcerta au point qu’elle prit, dans son trouble, toutes les pastilles sans en laisser une.

Toutefois, en vidant la bonbonnière dans le creux de sa main noire comme celle d’une momie, elle jeta un coup d’œil furtif et effaré sur le cirque et poussa un énorme soupir.

En ce moment l’orchestre sonna la mort : c’était le tour à Juancho de tuer. Il se dirigea vers la loge de l’ayuntamiento, fit le salut et la demande de rigueur, puis jeta en l’air sa montera avec la crânerie la plus coquette. Le silence se fit tout à coup parmi l’assemblée, ordinairement si tumultueuse ; l’attente oppressait toutes les poitrines.

Le taureau que devait tuer Juancho était des plus redoutables ; pardonnez-nous si, occupé d’Andrès et de Militona, nous ne vous avons pas conté ses prouesses en détail : sept chevaux étendus, vides d’entrailles et découpant sur le sable, aux différents endroits où l’agonie les avait fait tomber, la mince silhouette de leur cadavre, témoignaient de sa force et de sa furie. Les deux picadores s’étaient retirés moulus de chutes, presque éclopés, et le sobre-saliente (doublure) attendait dans la coulisse, en selle et la lance au poing, prêt à remplacer ses chefs d’emploi hors de service.

Les chulos se tenaient prudemment dans le voisinage de la palissade, le pied sur l’étrier de bois qui sert à la franchir en cas de péril ; et le taureau vainqueur vaguait librement par la place, tachée çà et là de larges mares de sang sur lesquelles les garçons de combat n’osaient pas aller secouer de la poussière, donnant des coups de corne dans les portes, et jetant en l’air les chevaux morts qu’il rencontrait sur son passage.

Fais ton fier, mon garçon, disait un aficionado du peuple en s’adressant à la bête farouche ; jouis de ton reste, saute, gambade, tu ne seras pas si gai tout à l’heure : Juancho va te calmer. »

En effet, Juancho marchait vers la bête monstrueuse de ce pas ferme et délibéré qui fait rétrograder même les lions.

Le taureau, étonné de se voir encore un adversaire, s’arrêta, poussa un sourd beuglement, secoua la bave de son mufle, gratta la terre de son sabot, pencha deux ou trois fois la tête et recula de quelques pas.

Juancho était superbe à voir : sa figure exprimait la résolution immuable ; ses yeux fixes, dont les prunelles entourées de blanc semblaient des étoiles de jais, dardaient d’invisibles rayons qui criblaient le taureau comme des flèches d’acier ; sans en avoir la conscience, il lui faisait subir ce magnétisme au moyen duquel le belluaire Van Amburg envoyait les tigres tremblants se blottir aux angles de leur cage.

Chaque pas que l’homme faisait en avant, la bête féroce le faisait en arrière.

À ce triomphe de la force morale sur la force brute, le peuple, saisi d’enthousiasme, éclata en transports frénétiques ; c’étaient des applaudissements, des cris, des trépignements à ne pas s’entendre ; les amateurs secouaient à tour de bras les espèces de sonnettes et de tam-tams qu’ils apportent à la course pour émettre le plus de bruit possible. Les plafonds craquaient sous les admirations de l’étage supérieur, et la peinture détachée s’envolait en tourbillons de pellicules blanchâtres.

Le torero ainsi applaudi, l’éclair aux yeux, la joie au cœur, leva la tête vers la place où se trouvait Militona, comme pour lui reporter les bravos qu’on lui criait de toutes parts et lui en faire hommage.

Le moment était mal choisi. Militona avait laissé tomber son éventail, et don Andrès, qui s’était précipité pour le ramasser avec cet empressement à profiter des moindres circonstances qui caractérise les gens désireux de fortifier d’un fil de plus la chaîne frêle d’une nouvelle liaison, le lui remettait d’un air tout heureux et d’un geste le plus galant du monde.

La jeune fille ne put s’empêcher de remercier d’un joli sourire et d’une gracieuse inclinaison de tête l’attention polie d’Andrès.

Ce sourire fut saisi au vol par Juancho ; ses lèvres pâlirent, son teint verdit, les orbites de ses yeux s’empourprèrent, sa main se contracta sur le manche de la muleta, et la pointe de son épée, qu’il tenait basse, creusa convulsivement trois ou quatre trous dans le sable.

Le taureau, n’étant plus dominé par l’œillade fascinatrice, se rapprocha de son adversaire sans que celui-ci songeât à se mettre en garde. L’intervalle qui séparait la bête de l’homme diminuait affreusement.

« En voilà un gaillard qui ne s’alarme pas ! dirent quelques-uns, plus robustes aux émotions.

— Juancho, prends garde, disaient les autres, plus humains ; Juancho de ma vie, Juancho de mon cœur, Juancho de mon âme, le taureau est presque sur toi ! »

Quant à Militona, soit que l’habitude des courses eût émoussé sa sensibilité, soit qu’elle eût toute confiance dans l’habileté souveraine de Juancho ou qu’elle portât un intérêt médiocre à celui qu’elle troublait si profondément, sa figure resta calme et sereine comme s’il ne se fût rien passé ; seulement une légère rougeur monta à ses pommettes, et son sein souleva d’un mouvement un peu plus rapide les dentelles de sa mantille.

Les cris des assistants tirèrent Juancho de sa torpeur ; il fit une brusque retraite de corps et agita les plis écarlates de sa muleta devant les yeux du taureau.

L’instinct de la conservation, l’amour-propre du gladiateur luttaient dans l’âme de Juancho avec le désir d’observer ce que faisait Militona ; un coup d’œil égaré, un oubli d’une seconde pouvaient mettre sa vie en péril dans ce moment suprême. Situation infernale ! être jaloux, voir auprès de la femme aimée un jeune homme attentif et charmant, et se trouver au milieu d’un cirque, sous la pression des regards de douze mille spectateurs, ayant à deux pouces de la poitrine les cornes brûlantes d’une bête farouche qu’on ne peut tuer qu’à un certain endroit et d’une certaine manière, sous peine d’être déshonoré !

Le torero, redevenu maître de la juridiction, comme on dit en argot tauromachique, s’établit solidement sur ses talons, et fit plusieurs passes avec la muleta pour forcer le taureau à baisser la tête.

« Que pouvait lui dire ce jeune homme, ce drôle, à qui elle souriait si doucement ? » pensait Juancho, oubliant qu’il avait devant lui un adversaire redoutable ; et involontairement il releva les yeux.

Le taureau, profitant de cette distraction, fondit sur l’homme ; celui-ci, pris de court, fit un saut en arrière, et, par un mouvement presque machinal, porta son estocade au hasard ; le fer entra de quelques pouces ; mais, poussé dans un endroit défavorable, il rencontra l’os et, secoué par la bête furieuse, rejaillit de la blessure avec une fusée de sang et alla retomber à quelques pas plus loin. Juancho était désarmé et le taureau plein de vie ; car ce coup perdu n’avait fait qu’exaspérer sa rage. Les chulos accoururent, faisant onduler leurs capes roses et bleues.

Militona avait légèrement pâli ; la vieille poussait des « Aïe ! » et des « Hélas ! » et gémissait comme un cachalot échoué.

Le public, à la vue de la maladresse inconcevable de Juancho, se mit à faire un de ces triomphants vacarmes dans lesquels excelle le peuple espagnol : c’était un ouragan d’épithètes outrageuses, de vociférations et malédictions. « Fuera, fuera, criait-on de toutes parts, le chien, le voleur, l’assassin ! Aux présides ! à Ceuta ! Gâter une si belle bête ! Boucher maladroit ! bourreau ! » et tout ce que peut suggérer en pareille occasion l’exubérance méridionale, toujours portée aux extrêmes.

Cependant Juancho se tenait debout sous ce déluge d’injures, se mordant les lèvres et déchirant de sa main restée libre la dentelle de son jabot. Sa manche ouverte par la corne du taureau laissait voir sur son bras une longue rayure violette. Un moment il chancela, et l’on put croire qu’il allait tomber suffoqué par la violence de son émotion ; mais il se remit bien vite, courut à son épée, comme ayant arrêté un projet dans son esprit, la ramassa, la fit passer sous son pied pour en redresser la lame fléchie, et se posa de manière à tourner le dos à la partie de la place où se trouvait Militona.

Sur un signe qu’il fit, les chulos lui amenèrent le taureau en l’amusant de leurs capes, et cette fois, débarrassé de toute préoccupation, il porta à l’animal une estocade de haut en bas dans toutes les règles, et que le grand Montès de Chiclana lui-même n’eût pas désavouée.

L’épée plantée au défaut de l’épaule s’élevait avec sa poignée en croix entre les cornes du taureau et rappelait ces gravures gothiques où l’on voit saint Hubert à genoux devant un cerf portant un crucifix dans ses ramures.

L’animal s’agenouilla pesamment devant Juancho, comme rendant hommage à sa supériorité, et après une courte convulsion roula les quatre sabots en l’air.

« Juancho a pris une brillante revanche ! Quelle belle estocade ! je l’aime mieux qu’Arjona et le Chiclanero ; qu’en pensez-vous, señorita ? dit Andrès tout à fait enthousiasmé à sa voisine.

— Pour Dieu, monsieur, ne m’adressez plus un mot », répondit Militona très vite, sans presque remuer les lèvres et sans détourner la tête.

Ces paroles étaient dites d’un ton si impératif et si suppliant à la fois, qu’Andrès vit bien que ce n’était pas le « finissez » d’une fillette qui meurt d’envie que l’on continue.

Ce n’était pas la pudeur de la jeune fille qui lui dictait ces paroles ; les essais de conversation d’Andrès n’avaient rien qui méritât une telle rigueur, et les manolas, qui sont les grisettes de Madrid, sans vouloir en médire, ne sont pas, en général, d’une susceptibilité si farouche.

Un effroi véritable, le sentiment d’un danger qu’Andrès ne pouvait comprendre, vibraient dans cette phrase brève, décochée de côté et qui paraissait être elle-même un péril de plus.

« Serait-ce une princesse déguisée ? se dit Andrès assez intrigué et incertain du parti qu’il devait prendre. Si je me tais, j’aurai l’air d’un sot ou tout au moins d’un don Juan médiocre ; si je persiste, peut-être attirerai-je à cette belle enfant quelque scène désagréable. Aurait-elle peur de la duègne ? Non ; puisque cette aimable gaillarde a dévoré toutes mes pastilles, elle est un peu complice, et ce n’est pas elle que redoute mon infante. Y aurait-il ici autour quelque père, quelque frère, quelque mari ou quelque amant jaloux ? »

Personne ne pouvait être rangé dans aucune de ces catégories parmi les gens qui entouraient Militona ; ils avaient des airs effacés et des physionomies vagues : évidemment nul lien ne les rattachait à la belle manola.

Jusqu’à la fin de la course, Juancho ne regarda pas une seule fois du côté du tendido, et dépêcha les deux taureaux qui lui revenaient avec une maestria sans égale ; on l’applaudit aussi furieusement qu’on l’avait sifflé.

Andrès, soit qu’il jugeât prudent de ne pas renouer l’entretien après cette phrase, dont le ton alarmé et suppliant l’avait touché, soit qu’il ne trouvât pas de manière heureuse de rentrer en conversation, n’adressa plus un mot à Militona, et même il se leva quelques minutes avant la fin de la course.

En enjambant les gradins pour se retirer, il dit tout bas quelques mots à un jeune garçon à physionomie intelligente et vive et disparut.

Le petit drôle, lorsque le public sortit, eut soin de marcher dans la foule, sans affectation et de l’air le plus dégagé du monde, derrière Militona et la duègne. Il les laissa remonter toutes deux dans leur calesin, puis, ayant l’air de céder à un mouvement de gaminerie lorsque la voiture s’ébranla sur ses grandes roues écarlates, il se suspendit à la caisse des pieds et des mains, en chantant à tue-tête la chanson populaire des taureaux de Puerto.

La voiture s’éloigna dans un tourbillon de bruit et de poussière.

« Bon, se dit Andrès, qui vit d’une allée du Prado où il était déjà parvenu, passer le calesin à toute vitesse avec le muchacho hissé par derrière, je saurai ce soir l’adresse de cette charmante créature, et que le duo de Bellini me soit léger ! »