Midraschim et fabliaux/Les Yeux des passants


Imprimerie Vve P. Larousse et Cie (p. 29-36).

À MADAME G. DE PREUILLY


Deux sœurs logeaient ensemble, à ce que l’on m’a dit ;
L’une vivait pour être, et l’autre pour paraître ;
L’une aimait avant tout les choses de l’esprit,
Et l’autre aimait à se bien mettre.

L’une recherchait par l’étude
La vérité de tous les temps ;
L’autre, fuyant la solitude,
Vivait pour les yeux des passants.

Les yeux des passants, je m’explique,
Ne peuvent être confondus
Avec l’opinion publique :
Les passants sont gens inconnus.


La sœur dit à la sœur : « Ma chère
Tu te prépares des tourments ;
La vie inutile et légère
Enfante de lourds châtiments.

Il faut vivre pour qui nous aime,
Et non pour les yeux des passants,
Chercher le bonheur en soi-même
Et redouter les faux semblants.

Que t’importe celui qui passe
Et que tu ne reverras pas ?
Ne seras-tu pas bientôt lasse
De perdre ton temps et tes pas ?

— Ma sœur, es-tu donc en démence ?
Pourquoi ce solennel discours ?
Tout est hasard dans l’existence :
Donc, il faut s’amuser toujours !

Courte et bonne, c’est ma devise :
Je ne connais que le plaisir,
Et quoi qu’on fasse, et quoi qu’on dise,
Je veux de tout me divertir.


— Non, le hasard n’est rien sur terre ;
Il brille et s’éteint à l’instant ;
Ma sœur, son triomphe éphémère
Ne peut séduire qu’un enfant.

Nos actions sont des semences,
Et, suivant qu’il est animé,
Chacun, en bonheurs, en souffrances,
Récolte ce qu’il a semé. —

Et la lutte étant engagée,
Et, le bien, le mal se heurtant,
La maison périt divisée,
Ainsi que dit le Testament. »

Alors, aux sœurs, les parents dirent
Qu’il leur fallait prendre un mari ;
Même, à chacune ils prétendirent
Proposer un très bon parti.

« Je voudrais rencontrer, dit l’une,
Parmi ces quelques prétendants,
Non le mari de ma fortune,
Mais l’époux de mes sentiments.


Son esprit, son cœur et sa race
Doivent me plaire et m’égaler ;
Ne pensez jamais que j’embrasse
Celui que je ne puis aimer.

— Sur ce sujet, ma sœur se perche,
Leur dit l’autre, sans s’émouvoir,
À quoi peut servir la recherche
De ce qui ne peut pas se voir ?

Quelle est sa mise ? sa tournure ?
Dans le monde fait-il fracas ?
A-t-il une belle figure ?
Voilà qui ne trompera pas.

Assiste-t-il à chaque course,
Au bien préfère-t-il le beau ?
Dites-moi l’état de sa bourse
Et non l’état de son cerveau. »

Alors autour d’elle on acclame
Un gommeux, un joueur, un sot,
Lequel aurait pris dot sans femme
Bien plutôt que femme sans dot.


Et, dans sa beauté confiante,
Jugeant le moine à son habit,
À cette union décevante
La malheureuse consentit.

Cependant, chaque mariage
Était refusé, sans éclat,
Par celle qu’un mauvais ménage
Effrayait plus qu’un célibat.

Je suis peut-être un peu trop fière,
Disait-elle à ses bons parents ;
Mais je tiens beaucoup de ma mère :
Quand je ne trouve pas, j’attends.

Un beau jour, cependant, la chère,
Chez une parente, en causant,
Vit apparaître la lumière
Qui gît au fond d’un cœur aimant.

Sans hâte et sans se compromettre,
Du prétendant elle s’enquit,
Puis, sûre de le bien connaître,
À le voir elle consentit.


Comme sa taille était moyenne
Et qu’il n’était ni beau ni laid,
Les gens le regardaient à peine,
Dans la foule on le confondait.

Mais, tel que l’orgue dont la touche,
Bavarde ou muette à propos,
Répond aussitôt qu’on la touche
Et se tait, laissée en repos ;

Et tel qu’un livre, ami fidèle,
À vous éclairer toujours prêt,
Livre qui répond, qui révèle,
Livre qui tient ce qu’il promet.

Ainsi, sa parole éloquente
Dissertait sur chaque sujet
Et, bibliothèque vivante,
Répondait juste ou se taisait.

Ses accents gonflés de tendresse
Manifestaient l’homme de cœur ;
Son geste était une caresse,
Sa délicatesse, une fleur.


Dédaigneux de tout artifice,
Exempt de toute vanité,
D’un sage il avait la justice,
Et d’un bel enfant la gaîté.

Comme elle, il était fier et tendre ;
Ainsi qu’elle, il rêvait l’amour ;
Il savait qu’il fallait l’attendre,
Et qu’il apparaîtrait un jour.

Pareils à l’amande jumelle,
Leurs cœurs, ardemment amoureux,
Désiraient s’enlacer comme elle,
Et ne faire qu’un, — vivre à deux.

Faut-il un prophète pour dire
Ce qui par la suite arriva ?
Autour de soi qui veut s’instruire
N’a qu’à voir où le monde va.

Et si, tout acte étant semence,
Chacun, bien ou mal animé,
Dans sa joie ou dans sa souffrance,
Récolte ce qu’il a semé.



MADAME GAYET DE PREUILLY



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