Traduction par M.-J. M.
Calmann Lévy (2p. 123-246).


LIVRE VI



LA VEUVE ET L’ÉPOUSE



CHAPITRE PREMIER


Durant cette matinée charmante où les meules de foin embaumaient l’air à Stone-Court, tout comme si M. Raffles eût été un hôte digne de l’encens le plus délicat, Dorothée était rentrée à Lowick-Manor. Freshitt était devenu pour elle, au bout de trois mois, un séjour un peu pesant ; rester assise dans une pose de sainte Catherine en regardant avec ravissement le baby de Célia, ne pouvait suffire à remplir les longues heures de la journée, et, d’autre part, était-il admissible qu’une sœur sans enfant demeurât indifférente en présence de cet important personnage. Dorothée aurait volontiers et joyeusement porté bébé pendant un mille s’il l’avait fallu, et elle ne l’eût, pour cette peine, aimé que plus tendrement ; mais il est bien permis à une tante, qui ne considère pas son petit neveu comme un Bouddha et dont tout le rôle auprès de lui consiste à l’admirer, de trouver à la longue sa conduite monotone, et l’intérêt de la merveille peut s’épuiser.

Célia ne s’en rendait pas du tout compte, trouvant que le veuvage sans enfants de Dorothée coïncidait d’une façon toute charmante avec la naissance du petit Arthur, ainsi nommé à cause de M. Brooke.

— Dodo est une de ces créatures qui ne se soucient de rien avoir qui soit bien à elle, pas plus les enfants qu’autre chose, dit Célia à son mari. Et, si elle avait eu un baby, il n’aurait jamais pu être un amour comme Arthur, n’est-ce pas, James ?

— Non, s’il avait ressemblé à Casaubon, répondit sir James, conscient de la réserve qu’il mettait dans sa réponse et de l’opinion strictement personnelle qu’il gardait par devers lui sur les perfections de son premier-né.

— Non ! imaginez-vous cela ? N’est ce pas une véritable grâce ? Et n’est-il pas très agréable à Dorothée d’être veuve ? Elle peut aimer notre baby autant que si c’était le sien et entretenir toutes les idées originales qu’elle voudra.

— Il est dommage qu’elle n’ait pas été reine dit sir James avec ferveur.

— Mais qu’aurions-nous été alors ? Nous n’aurions pu être ce que nous sommes, dit Célia opposée à cet élan compliqué de l’imagination. Je l’aime mieux telle qu’elle est.

Aussi, quand elle s’aperçut que Dorothée faisait ses préparatifs de départ, Célia leva les sourcils d’un air contrarié.

Puis de sa manière tranquille et indifférente, elle lança sa petite flèche de sarcasme :

— Pourquoi retournes-tu à Lowick, Dodo ? Tu dis toi-même qu’il n’y a rien à faire là-bas. Les gens y sont propres et si à leur aise que tu es dispensée de toute peine, et cela te rend tout à fait mélancolique. Et ici, combien tu as été heureuse de circuler partout dans Tipton avec M. Garth et de visiter les arrière-cours les plus misérables ! Et à présent que mon oncle est absent, toi et M. Garth pourrez tout faire à votre guise et il est bien certain que sir James se conforme à tout ce que tu désires.

— Je reviendrai souvent et je n’en verrai que mieux comment bébé prospère.

— Mais tu ne le verras jamais à l’heure où on le lave et c’est justement le meilleur moment de la journée. Célia était presque boudeuse ; elle trouvait très dur de la part de Dodo de quitter bébé, alors qu’elle aurait si bien pu rester.

— Chère Kitty, je reviendrai et je passerai la nuit tout exprès à Freshitt, dit Dorothée. Mais j’ai besoin d’être seule maintenant et tout à fait chez moi. Je désire me lier davantage avec les Farebrother et consulter M. Farebrother sur ce qu’il y a à faire à Middlemarch.

L’énergie naturelle de Dorothée avait cessé maintenant de faire place à une soumission acceptée. Désireuse de retourner à Lowick, elle ne se croyait pas tenue d’en dire ses raisons.

Mais tous ceux qui l’entouraient désapprouvaient ce projet. Sir James en était très peiné et proposait d’émigrer tous à Cheltenham pour quelques mois avec l’arche sainte, autrement dit le berceau.

Lady Chettam, la douairière, revenue dernièrement d’une visite chez sa fille à Londres, désirait au moins qu’on écrivît à mistress Vigo, et qu’on la priât d’accepter le poste de dame de compagnie auprès de mistress Casaubon : une jeune veuve comme Dorothée ne pouvait pas songer à vivre seule dans cette maison de Lowick ; mistress Vigo avait été lectrice et secrétaire auprès de personnes royales, et, sur le chapitre de l’instruction et des sentiments, Dorothée elle-même ne pouvait rien avoir à alléguer contre elle.

Mistress Cadwallader lui dit en particulier :

— Vous deviendrez certainement folle, toute seule dans cette maison, ma chère. Vous y aurez des visions. Ce n’est pas sans peine que nous parvenons tous à nous conserver sains d’esprit et à appeler les choses comme les appelle le commun des mortels. Je reconnais bien que vous êtes un peu tracassée ici par notre bonne douairière ; mais songez combien vous pourriez devenir vous-même incommode à vos semblables en jouant constamment à la reine de tragédie et en cherchant toujours le sublime des choses. À rester seule assise dans cette bibliothèque de Lowick, vous en viendrez à croire que vous commandez au temps. Il faut avoir quelques personnes autour de vous, qui ne vous croiront pas si vous le leur dites. C’est là une bonne médecine calmante.

— Je n’ai jamais appelé les choses comme le commun des mortels autour de moi ? dit Dorothée vivement.

— Mais je suppose que vous avez reconnu votre erreur, ma chère ; et c’est la preuve d’un esprit sain.

Dorothée sentit le piquant de ces paroles, mais elle n’en fut pas blessée.

— Non, dit-elle, je crois encore aujourd’hui que la plus grande partie de l’humanité se trompe à beaucoup d’égards. On peut certainement être sain d’esprit et penser ainsi, puisque la masse de l’humanité a souvent dû revenir sur son opinion.

Mistress Cadwallader n’insista pas davantage, mais elle communiqua ses réflexions à son mari.

— Il sera très heureux pour elle de se remarier dès qu’elle le pourra sans blesser les convenances, si on peut l’amener dans le monde qui lui convient. Naturellement, les Chettam ne le désireront pas. Mais je vois, à n’en pouvoir douter, qu’un mari serait le meilleur moyen de la tenir dans l’ordre. Si nous n’étions pas si pauvres, j’inviterais lord Triton. Il sera marquis un jour et on ne peut nier qu’elle ferait une belle marquise ; elle a l’air plus élégante que jamais dans ses vêtements de deuil.

— Ma chère Éléonore, laissez cette pauvre femme en paix. De telles combinaisons se servent à rien, répondit le pacifique recteur.

— Ne servent à rien ? Comment se font les mariages, si ce n’est pas en rapprochant les hommes et les femmes ? Et c’est une honte que son oncle soit parti et ait fermé ! a Grange juste en ce moment. Il devrait y avoir quantité de partis convenables invités à Freshitt et à la Grange. Lord Triton, avec tous ses plans pour rendre les gens heureux par des voies pacifiques, est tout à fait l’homme qui conviendrait à mistress Casaubon.

— Laissez mistress Casaubon choisir elle-même, Éléonore.

— Voilà les bêtises que vous débitez, vous, les hommes sages ! Comment peut-elle choisir, si elle n’a pas de société variée qui lui en donne les moyens ? Choisir, pour une femme, cela signifie généralement prendre le seul homme qu’elle ait sous la main. Notez bien mes paroles, Humphrey : si ses amis ne s’en mêlent pas, il se fera une affaire pire encore que l’affaire Casaubon.

— Pour l’amour du ciel, ne touchez pas à sujet, Éléonore. C’est un point très délicat pour sir James, et vous l’offenseriez grandement si vous lui en parliez sans nécessité.

— Je ne lui en ai jamais parlé. Célia m’a tout de suite raconté toute l’affaire du testament sans que je lui aie rien demandé.

— Oui, oui, mais ils veulent étouffer la chose, et j’ai compris que le jeune homme allait quitter le pays.

Dorothée persista doucement dans son projet, en dépit des obstinations et des efforts pour la retenir. C’est ainsi que, vers la fin de juin, tous les volets furent ouverts à Lowick-Manor ; la calme lumière du matin pénétra dans la bibliothèque, éclairant les rangées des volumes de notes comme elle éclaire une plaine désolée semée d’énormes pierres, souvenir muet d’une foi oubliée ; et l’air du soir chargé du parfum des roses entra silencieux dans le boudoir bleu vert où Dorothée se tenait de préférence.

Elle parcourut d’abord toutes les chambres de la maison, interrogeant les dix-huit mois de sa vie conjugale, et poursuivant ses pensées comme si ses pensées étaient des paroles que son mari dût entendre. Puis elle s’attarda dans la bibliothèque et n’eut pas de repos qu’elle n’eût soigneusement rangé tous les volumes de notes, comme elle se figurait qu’il aimerait à les voir dans leur ordre successif. La pitié qui, de son vivant, avait toujours agi en elle, pour la calmer et la vaincre, s’attachait encore à son image en même temps que son cœur indigné lui reprochait son injustice.

On sourira peut-être comme d’une espèce de superstition, en la voyant plier, cacheter et serrer dans son pupitre le « Tableau synoptique » à l’usage de mistress Casaubon, après avoir écrit dans l’enveloppe « Je n’ai pas pu m’en servir. Ne voyez-vous pas que je ne peux pas soumettre mon âme à la vôtre en travaillant sans espoir à une œuvre dans laquelle je n’ai pas foi ?Dorothée. »

Au travers et au-dessous de cet ordre de réflexions, un désir ardent et profond la possédait : le désir de voir Will Ladislaw. Elle n’attendait rien de cette entrevue ; elle était impuissante, on lui avait lié les mains pour l’empêcher de faire réparation à Ladislaw de l’injustice de son sort. Mais son âme avait soif de lui ; comment pouvait-il en être autrement ? Si une princesse des contes de fées avait vu une créature à quatre pattes se détacher du troupeau, venir à elle et y revenir encore, arrêtant sur elle un regard humain suppliant, comme si elle l’avait reconnue dans la foule, à quoi eût pensé la princesse durant son voyage, qu’eussent cherché ses yeux dans les troupeaux qui défileraient devant elle ? Sûrement, ce regard qui l’avait distinguée et qu’elle reconnaîtrait entre tous. La vie ne vaudrait pas mieux que le faux éclat d’une chandelle ou que la lueur blafarde d’un jour mourant, si ce que nous avons vu une fois ne nous créait au cœur, en s’y fixant, une source de désirs et d’aspirations à le revoir. Il était bien vrai que Dorade désirait mieux connaître les Farebrother, mais il était vrai aussi que, se rappelant ce que Lydgate lui avait dit de Will Ladislaw et de la petite miss Noble, elle comptait que celui-ci viendrait à Lowick voir la famille Farebrother. Le premier dimanche, avant même d’entrer à l’église, elle l’aperçut comme elle l’avait vu pour la dernière fois, seul dans le banc du ministre ; mais, lorsqu’elle entra, il n’y était plus.

Les jours de semaine, lorsqu’elle allait visiter les vieilles dames au rectory, elle attendait en vain qu’elles laissassent échapper quelques mots de Will, il lui semblait que mistress Farebrother parlait de tout le monde des environs et d’au delà, de tout le monde, excepté de lui.

Pauvre Dorothée ! Elle ne savait même pas si Will était encore à Middlemarch, et elle n’eût osé le demander à personne, excepté à Lydgate. Mais comment voir Lydgate sans le faire appeler ou sans aller le trouver elle-même ? Peut-être Will, ayant appris l’étrange sentence de bannissement que M. Casaubon avait laissée contre lui, avait-il senti qu’il valait mieux pour tous deux ne jamais se revoir, et peut-être avait-elle tort de désirer une entrevue contre laquelle les autres trouveraient maintes bonnes raisons à élever, et pourtant, au bout de ces sages réflexions, revenait toujours le même désir, aussi naturellement qu’un sanglot quand on a retenu sa respiration. Et cette entrevue fut lieu, mais combien le formalisme cérémonieux en était inattendu pour elle !

Un matin, vers onze heures, Dorothée était assise dans son boudoir, ayant devant elle un plan du domaine et des papiers d’affaires qu’elle voulait examiner. Elle ne s’était pas encore mise au travail ; elle restait assise, les mains jointes sur ses genoux, suivant du regard la longue avenue de tilleuls jusqu’aux champs lointains. Pas une feuille ne bougeait sous la lumière du soleil ; la scène familière, toujours la même, semblait représenter l’avenir de sa vie, pleine d’une aisance inutile tant que son énergie ne découvrirait pas de puissantes raisons d’agir. La coiffe des veuves, à cette époque faisait au visage un cadre ovale avec une petite couronne se dressant sur le devant ; la robe se composait du plus de crêpe possible ; mais la grave solennité du costume faisait paraître son visage plus jeune encore, avec l’éclat du teint qu’elle avait retrouvé et la douce candeur interrogative de ses yeux songeurs.

Sa rêverie fut interrompue par Tantripp, qui vint annoncer que M. Ladislaw était en bas et demandait la permission de voir madame, s’il n’était pas de trop bonne heure.

— Je le recevrai, dit Dorothée se levant aussitôt, qu’on le fasse entrer au salon.

De toute la maison, le salon était pour elle la pièce la plus insignifiante, la moins associée aux épreuves de sa vie conjugale. Le damas en était assorti à la boiserie qui était blanc et or ; avec deux grandes glaces et des tables nues ; c’était une de ces pièces où il n’y a pas de raison pour s’asseoir dans un coin plutôt que dans un autre ; elle était au-dessous du boudoir et avait également un bow-window donnant sur l’avenue. Quand Pratt y fit entrer Will Ladislaw, la fenêtre était ouverte et un visiteur ailé bourdonnant tantôt en dehors, tantôt en dedans, donnait à l’appartement un air moins cérémonieux et moins inhabité.

— Heureux de vous revoir ici, monsieur, dit Pratt s’attardant à arranger un volet.

— Je ne suis venu que pour prendre congé, Pratt, répondit Will, désirant que le sommelier lui-même sût bien qu’il était trop fier pour tourner autour d’une riche veuve.

— Très peiné de l’apprendre, monsieur, dit Pratt en se retirant.

Comme un domestique qui ne devait être au courant de rien, il connaissait, bien entendu, le fait que Ladislaw ignorait encore, et il en avait tiré ses conclusions ; il s’était même trouvé du même avis que sa fiancée Tantripp, quand celle-ci avait dit « Votre maître était jaloux comme un démon et sans motif. Madame aurait des vues plus élevées que ce monsieur Ladislaw, ou je ne la connais pas. La femme de chambre de mistress Cadwallader dit qu’il va venir un lord qui l’épousera, quand le temps de son deuil sera écoulé. »

Will n’eut pas longtemps à se promener dans le salon, son chapeau à la main, avant l’entrée de Dorothée. Combien leur entrevue était différente de cette première rencontre à Rome, où Dorothée avait été si calme et lui embarrassé ! Cette fois Will se sentait aussi résolu que malheureux, tandis qu’elle était en proie à une agitation qu’elle ne pouvait cacher. À peine arrivée devant la porte, elle avait senti que cette entrevue si désirée était cependant trop difficile et, lorsqu’elle vit Will s’avancer à sa rencontre, une vive rougeur, très rare chez elle, lui monta subitement et comme douloureusement au visage. Ni l’un ni l’autre ne sut comment cela se fit, mais ni l’un ni l’autre ne parla. Elle lui tendit ses mains qu’il garda un instant, puis ils allèrent s’asseoir près de la fenêtre, elle sur un canapé, lui sur un autre, en face d’elle. Will était singulièrement mal à l’aise ; dans ce changement d’accueil, uniquement parce qu’elle était veuve, il ne reconnaissait pas Dorothée ; et il ne connaissait pas d’autre motif capable d’affecter leurs rapports antérieurs, à moins, comme son imagination le lui suggéra aussitôt, que les amis de Dorothée ne lui eussent peut-être aigri l’esprit de leurs soupçons contre lui.

— J’espère n’avoir pas trop osé en venant ici, dit-il. Je ne pouvais supporter l’idée de quitter le pays et de commencer une autre vie sans vous avoir revue pour vous dire adieu.

— Trop osé ? certainement non. J’aurais trouvé peu aimable à vous de ne pas désirer me revoir, dit Dorothée. Son habitude de parler avec une candeur parfaite s’affirmait encore au milieu de son trouble et de son agitation : Allez-vous partir tout de suite ?

— Dans très peu de temps, je pense. Mon intention est d’aller à Londres et de me faire avocat, puisque c’est là, dit-on, la préparation nécessaire à tout emploi public. La besogne politique ne va pas manquer, et je veux tâcher d’en prendre ma part. Bien d’autres sont arrivés à se faire une position honorable, qui n’avaient comme appui ni famille ni argent.

— Ce sera d’autant plus honorable, dit Dorothée avec chaleur. Et puis vous avez tant de talent. J’ai su par mon oncle combien vous étiez éloquent en public, si bien que chacun regrette quand vous cessez de parler, et quel art vous avez d’expliquer clairement les choses. Et vous tenez à ce que justice soit rendue à tout le monde. Cela me rend bien heureuse. Quand je vous ai vu à Rome, je croyais que vous n’aviez souci que d’art et de poésie et de ces choses qui embellissent la vie pour nous autres, favorisés du sort. Mais je sais maintenant que vous vous occupez du reste de l’humanité.

Tout en parlant, Dorothée ne se souvenait plus de son embarras de tout à l’heure ; elle était redevenue semblable à la Dorothée d’autrefois. Elle regardait Will de son franc regard plein, exprimant une confiance délicieuse.

— Vous approuvez donc mon projet de m’éloigner pendant quelques années, et de ne revenir ici que lorsque j’aurai acquis quelque distinction dans le monde ? demanda Will, tâchant de concilier la plus grande fierté avec le plus grand effort pour arracher à Dorothée une expression de sa sympathie la plus profonde.

Elle ne se rendit pas compte du temps qui s’écoula avant sa réponse. Elle avait tourné la tête et regardait par la fenêtre les rosiers, qui lui semblaient avoir en eux les étés et les fleurs de toutes les années que Will passerait loin d’elle. Ce n’était pas une conduite bien prudente. Mais Dorothée ne pensait jamais à étudier son attitude. Elle ne songeait qu’à s’incliner devant la triste nécessité qui la séparait de Will. Les premiers mots qu’il avait dits de ses intentions avaient paru tout expliquer pour elle ; elle pensa qu’il n’ignorait rien de toute la conduite de M. Casaubon envers lui et de ses dispositions dernières, et qu’il en avait ressenti le même choc qu’elle-même. Il n’avait jamais éprouvé pour elle autre chose que de l’amitié, il n’avait jamais rien eu en tête qui justifiât ce qui lui semblait de la part de son mari un outrage à leurs sentiments communs : et cette amitié, il la ressentait encore. Quelque chose qu’on pourrait appeler un sanglot intérieur et silencieux passa dans le cœur de Dorothée, avant qu’elle pût reprendre, de sa voix pure un peu tremblante vers la fin sans qu’on pût l’attribuer à autre chose qu’à la flexibilité fluide de sa voix :

— Oui, vous aurez raison, sans doute, de faire comme vous dites, et je serai bien heureuse d’apprendre que votre mérite est reconnu et apprécié dans le monde. Mais il faudra de la patience ; cela pourra durer bien longtemps.

Will ne sut jamais bien quelle force l’empêcha de tomber aux pieds de Dorothée, quand ce « bien longtemps » s’échappa de ses lèvres avec son doux tremblement. Sans doute l’horrible noir et l’aspect de sa grande robe de crêpe. Cependant, il resta assis immobile et dit seulement :

— Je n’entendrai plus jamais parler de vous, et vous m’oublierez tout à fait.

— Non, repartit Dorothée. Je ne vous oublierai jamais. Je n’ai jamais oublié une personne que j’aie une fois connue. Ma vie a toujours été plutôt solitaire et semble devoir rester solitaire encore, et j’ai beaucoup de temps à consacrer au souvenir, à Lowick, n’est-il pas vrai ? Elle sourit.

— Grand Dieu s’écria Will avec passion, en se levant.

Et, tenant toujours son chapeau à la main, il marcha vers une table de marbre d’où il se retourna brusquement et contre laquelle il s’appuya. Le sang lui était monté au visage et il avait presque l’air en colère. Il lui avait semblé tout à coup qu’ils étaient là comme deux créatures qui se changeraient lentement en marbre, en présence l’une de l’autre, tandis que leurs cœurs savaient et que leurs yeux soupiraient. Mais que faire ? Jamais nul ne pourrait dire qu’à la fin de cette entrevue à laquelle il était venu avec une fermeté amère, il se fût laissé aller à une confession que l’on aurait pu interpréter comme une prétention à la fortune de Dorothée. Il craignait aussi en ce moment l’effet qu’un tel aveu pourrait avoir sur Dorothée elle-même.

Elle le regarda de sa place, un peu troublée, s’imaginant qu’il y avait peut-être eu dans ses paroles quelque chose de blessant. Mais, tout le temps, cette pensée que sans doute il avait besoin d’argent et qu’elle ne pouvait lui venir en aide, lui traversait l’esprit comme une lame aiguë. Si son oncle avait été chez lui, on aurait pu faire quelque chose par son entremise. Ce fut sous cette préoccupation de l’injustice qui privait Will de la fortune qu’elle possédait, et qui devait légitimement lui appartenir, à lui, que le voyant demeurer silencieux et détourner la tête elle lui dit :

— Aimeriez-vous peut-être avoir cette miniature qui est en haut, cette jolie miniature de votre grand’mère ? Je ne sais pourquoi je la garderais, si vous en aviez envie ? Elle vous ressemble étonnamment.

— Vous êtes bien bonne, répondit Will d’un air irrité, non, je ne m’en soucie pas. Ce n’est pas une très grande consolation que de posséder sa ressemblance. Il serait plus consolant que d’autres désirassent la garder.

— Je pensais que vous aimeriez à chérir sa mémoire… je pensais…

Dorothée s’arrêta un moment, son imagination l’avertissant tout à coup de ne pas s’engager dans l’histoire de la tante Julia.

— Je pensais que vous aimeriez certainement à avoir cette image comme un souvenir de famille.

— Pourquoi cela, quand je n’ai rien d’autre ? Un homme, qui, pour tout bien n’a que sa valise, doit conserver ses souvenirs dans sa tête.

Will parlait au hasard, se laissant aller à sa violence naturelle ; c’était aussi par trop exaspérant de se voir en ce moment offrir le portrait de sa grand’mère. Mais pour Dorothée ces paroles eurent une signification particulière. Elle se leva et dit d’une voix qui trahissait un sentiment d’indignation et de fierté :

— Vous êtes de beaucoup le plus heureux de nous deux, monsieur Ladislaw, de ne rien avoir.

Will tressaillit. Quel que fût le sens de ces paroles, le ton dont elles avaient été prononcées semblait le congédier. Quittant la table où il s’appuyait, il fit quelques pas vers elle. Leurs yeux se rencontrèrent mais avec une étrange gravité et comme s’interrogeant l’un l’autre. Quelque chose tenait leurs cœurs à distance, et chacun ne pouvait que conjecturer ce qui se passait chez l’autre. Jamais Will n’avait réellement songé qu’il pût avoir un droit d’héritage à la propriété de Dorothée, et il eût fallu tout un récit pour lui faire comprendre le sentiment qui animait présentement mistress Casaubon.

— Je n’avais jamais senti jusqu’à ce moment que ce fût un malheur de ne rien avoir. Mais la pauvreté peut être aussi affreuse que la lèpre, quand elle nous sépare de ce que nous aimons le plus au monde.

Ces mots pénétrèrent jusqu’au cœur de Dorothée et l’adoucirent. Elle reprit d’un ton de triste sympathie :

— Le chagrin vient de tant de façons différentes ! Il y a deux ans je n’en avais aucune idée, je veux dire de la manière inattendue dont le malheur nous atteint, paralyse nos mains et nous force à nous taire, quand nous aspirons à parler. Je méprisais alors un peu les femmes, de ne pas mieux régler leur vie et de négliger tant de choses utiles. J’aimais beaucoup à agir à ma guise ; mais j’y ai presque renoncé, conclut-elle en souriant avec insouciance.

— Je n’ai pas renoncé à agir à ma guise, mais il est bien rare que je puisse le faire, dit Will. Il se tenait à une petite distance d’elle, le cœur plein de résolutions contradictoires, désirant quelque preuve indubitable qu’elle l’aimait, tout en redoutant la situation où pourrait le mettre la preuve certaine de cet amour. La chose qu’on désire le plus peut être entourée de conditions qui la rendraient inacceptable.

À cet instant Pratt entra et annonça :

— Sir James Chettam est dans la bibliothèque, madame.

— Priez sir James d’entrer, dit immédiatement Dorothée.

C’était comme si le même choc électrique eût passé par elle et par Will. Tous deux se sentirent fièrement résolus, et ils attendirent sans se regarder l’entrée de sir James.

Celui-ci, après avoir tendu la main à Dorothée, fit un salut aussi léger que possible à Ladislaw qui le lui rendit exactement de la même manière. Se dirigeant alors vers Dorothée, Will lui dit :

— Il faut que je prenne congé de vous, mistress Casaubon, et sans doute pour longtemps.

Dorothée lui tendit la main et lui dit cordialement adieu. Le sentiment que sir James faisait tort à Will, et le traitait avec un dédain immérité, réveilla en elle toute l’ardeur de ses résolutions et toute sa dignité. Il n’y eut pas la plus légère confusion dans ses manières et, lorsque Will fut sorti, elle regarda, sir James avec un si calme sang-froid tout en demandant : « Comment va Célia ? » qu’il fut obligé de faire comme s’il n’eût ressenti aucune contrariété. Et pourquoi d’ailleurs eût-il fait autrement ? Sir James repoussait avec tant d’horreur la simple pensée d’un rapprochement entre Dorothée et Ladislaw, à titre d’aspirant possible à sa main, que de lui-même il désirait éviter tout signe extérieur de déplaisir qui semblât admettre cette possibilité désagréable. Son aversion pour « ce Ladislaw » était d’autant plus forte qu’il se sentait incapable d’expliquer autrement que par le codicille de Casaubon l’horreur que lui inspirait cette idée, — et également incapable d’intervenir. Mais sir James représentait une puissance dont il ne se doutait pas lui-même. Sa présence à cette heure était comme la personnification des raisons péremptoires, en face desquelles l’orgueil de Will acquérait pour le tenir éloigné de Dorothée une force invincible.



CHAPITRE II


Dorothée, encore dans ce temps de la jeunesse où, après une abondante pluie de larmes pures, les yeux éclaircis regardent sous leurs longs cils épais, comme une fleur de la passion à peine ouverte, Dorothée considérait sa séparation d’avec Will Ladislaw comme la fin de tous rapports désormais. Il s’en allait dans l’inconnu des années lointaines, et, si jamais il revenait, ce serait un autre homme qui reviendrait. Ses dispositions actuelles, sa fiére résolution de donner d’avance un démenti à tous les soupçons qui pourraient le qualifier d’aventurier à la poursuite d’une femme riche, — tout cela était bien loin de sa pensée à elle, et elle donnait à sa conduite la plus simple interprétation en supposant que le codicille de M. Casaubon lui avait paru comme à elle-même une grossière et cruelle interdiction de toute vive affection entre eux. C’en était à jamais fini du ravissement qu’ils éprouvaient à se trouver ensemble, jeunes qu’ils étaient tous deux, à se dire ce que personne d’ailleurs ne se fût soucié d’entendre ; c’était devenu un trésor du passé. Pour cette raison même, la pensée de Dorothée s’y attachait sans scrupule. Ce bonheur unique était mort et, dans le sanctuaire maintenant silencieux et obscur où il avait existé, elle pouvait se laisser aller à cette douleur passionnée dont elle s’étonnait elle-même.

Pour la première fois, elle détacha la miniature accrochée au mur et la garda devant elle, aimant à confondre en imagination la femme que le monde avait trop sévèrement jugée et le fils que son cœur et son jugement à elle défendaient. Celui qu’a jamais ravi la tendresse d’une femme pourra-t-il faire un reproche à Dorothée d’avoir pris alors dans le creux de sa main le petit portrait ovale, lui en faisant comme un nid, et d’y avoir appuyé sa joue comme pour consoler les créatures qui avaient souffert d’une injuste condamnation ?

Elle ne savait pas que c’était l’amour qui venait d’entrer dans son cœur, comme il apparaît dans un rêve précédant le réveil avec les couleurs du matin sur ses ailes ; elle ne savait pas que c’était l’amour à qui elle adressait en sanglots ses adieux à mesure que son image s’évanouissait au clair regard du jour. Elle sentait seulement qu’il y avait quelque chose d’irrévocablement manqué et perdu dans sa destinée, et ses pensées pour l’avenir prirent d’autant plus facilement la forme de résolutions. Les âmes ardentes, prêtes à construire d’avance leur vie à venir, se confient volontiers à l’accomplissement de leurs espérances.

Un jour qu’elle s’était rendue à Freshitt pour tenir sa promesse d’y passer la nuit et de voir laver bébé, mistress Cadwallader y vint dîner aussi, pendant que le recteur était allé à une partie de pêche. La soirée était chaude, et il faisait étouffant même dans le délicieux salon d’où l’on voyait par la fenêtre ouverte le beau vieux gazon descendre jusqu’à un étang aux bords fleuris de lis. Une fois l’esprit bien en repos sur le compte de bébé, après divers incidents terminés, Célia, vêtue de sa robe de mousseline blanche et coiffée de boucles légères se mit à plaindre tout haut Dodo du supplice qu’elle devait endurer dans sa robe noire et son étroit bonnet. Elle était assise depuis quelque temps, agitant son éventail, lorsqu’enfin de son petit ton calme et saccadé :

— Chère Dodo, dit-elle, enlève donc ce bonnet. Je suis sûre que ta robe te rend toute malade.

— Je suis si habituée à ce bonnet, il est devenu pour moi une sorte de coquille, répondit Dorothée en souriant. Il me semble que je suis comme dévêtue et que je m’offre en spectacle, quand je ne l’ai pas.

— Il faut que je te voie sans ce bonnet ; il nous donne chaud à tous, dit Célia déposant son éventail et allant à Dorothée.

Cela faisait un joli tableau, cette petite lady en mousseline blanche, enlevant son bonnet de veuve à sa sœur plus majestueuse et le jetant au loin sur une chaise.

Sir James entra dans la chambre juste au moment où Dorothée apparaissait avec ses tresses brunes délivrées de leur prison et retombant autour de sa tête. La voyant ainsi il fit un : « Ah ! » de satisfaction.

— C’est moi qui ai fait cela, James, dit Célia. Pourquoi Dodo se rendrait-elle ainsi esclave de son deuil ? Elle n’aura plus besoin de porter jamais ce bonnet avec ses amis.

— Ma chère Célia, dit lady Chettam, une veuve doit porter le deuil au moins pendant un an.

— Mais pas, si elle se remarie avant la fin de l’année, dit mistress Cadwallader, qui prenait plaisir à faire frémir sa bonne amie la douairière.

Sir James parut contrarié et se baissa pour jouer avec le petit chien de Célia.

— Cela, j’espère, est très rare, répliqua lady Chettam d’un ton qui semblait vouloir mettre en garde contre de tels événements. Aucune amie à nous ne s’est jamais compromise de la sorte, excepté mistress Beevor, dont la conduite a beaucoup affligé lord Grinsell. Il y avait beaucoup à dire sur son premier mari, ce qui rend la chose d’autant plus étonnante ; et elle en a été sévèrement punie. On a dit que le capitaine Beevor la traînait par les cheveux et la menaçait avec des pistolets chargés.

— Ah ! c’est qu’elle avait justement choisi l’homme qui ne lui convenait pas, dit mistress Cadwallader qui décidément était d’humeur batailleuse. Le mariage dans ces conditions est toujours mauvais, un premier ou un second. La priorité est une triste recommandation pour un mari, quand il n’en a pas d’autre. J’aimerais mieux avoir un bon second mari qu’un premier médiocre.

— Ma chère, votre langue déliée vous emporte, dit lady Chettam. Je suis sûre que vous seriez la dernière femme à vous remarier prématurément, si notre bon recteur vous était enlevé.

— Oh ! je ne fais pas de vœux ; cela pourrait être un jour une mesure nécessaire. La loi permet de se remarier je suppose ; à quoi sans cela servirait-il d’être chrétien, au lieu d’être hindou ? Si une femme accepte l’homme qui ne lui convient pas, elle doit en subir les conséquences, c’est tout naturel ; et si elle se trompe deux fois de suite, elle mérite son sort. Mais si elle trouve à épouser à la fois naissance, beauté et courage, le plus tôt sera le mieux.

— Ce sujet de conversation me semble assez mal choisi, prononça sir James avec un regard de dégoût. Je vous propose d’en changer. ·

— Que ce ne soit pas à cause de moi, sir James, dit Dorothée résolue à ne pas perdre l’occasion d’en finir avec certaines allusions indirectes, relatives aux excellents partis. Si c’est pour moi que vous dites cela, je puis vous assurer qu’aucune question ne m’est plus étrangère et plus indifférente que celle d’un second mariage. Cela ne me touche pas plus que si vous me parliez de femmes qui chassent au renard. Que ce soit admirable ou non de leur part, je ne les imiterai pas. Laissez, je vous prie, mistress Cadwallader s’amuser de ce sujet aussi bien que de n’importe quel autre.

— Ma chère mistress Casaubon, dit lady Chettam de son air le plus important, vous ne croyez pas, je l’espère, que je fisse aucune allusion à vous, en parlant de mistress Beevor. Ce n’est qu’un exemple qui m’était revenu a la mémoire. Elle était la belle-fille de lord Grinsell, qui avait épousé mistress Teveroy en secondes noces. Il ne pouvait y avoir la d’allusion pour vous.

— Oh ! non, dit Célia. Personne n’a choisi le sujet avec intention ; c’est le bonnet de Dodo qui en est la cause. Mistress Cadwallader n’a dit que ce qui était parfaitement vrai. Une femme ne peut pas se remarier avec le bonnet de veuve sur la tête, James.

— Chut ! ma chère, dit mistress Cadwallader, je ne veux plus blesser personne. Je ne m’en référerai même pas à Didon ou à Zénobie ; seulement, de quoi allons-nous parler ? Je m’oppose, pour ma part, à ce qu’on discute sur la nature humaine, parce que rien ne ressemble plus à la nature humaine que celle de toutes les femmes de recteur.

Plus tard dans la soirée, après le départ de mistress Cadwallader, Célia dit en confidence à Dorothée :

— Vraiment, Dodo, rien que d’avoir ôté ton bonnet, tu es redevenue semblable à toi-même, et de plus d’une manière. Tu as parlé résolument comme tu le faisais autrefois, quand tu entendais dire quelque chose qui te déplaisait. Mais je n’ai pas bien pu comprendre si c’était sir James que tu trouvais dans son tort ou mistress Cadwallader,

— Ni l’un ni l’autre. Ce que sir James a bien voulu dire était par délicatesse pour moi. Mais il se trompait en supposant que je m’inquiétasse du langage de mistress Cadwallader. Je ne m’inquiéterais que s’il y avait une loi pour m’obliger à accepter n’importe quel type de naissance, de beauté ou de courage, qu’elle-même ou tout autre me recommanderait.

— Mais, tu sais, Dodo, si jamais tu te remariais, ce serait d’autant mieux de trouver la naissance et la beauté, dit Célia, réfléchissant que mistress Casaubon n’avait pas été très richement favorisée de ce côté-là, et qu’il serait bien d’avertir Dorothée à temps.

— Ne te tourmente pas, Kitty ; j’ai de tout autres idées pour mon avenir. Je ne me remarierai jamais, dit Dorothée, en prenant le menton de sa sœur et la regardant avec une indulgente affection. Célia allaitait son baby et Dorothée était venue lui dire bonsoir.

— Vraiment, bien sur ? dit Célia. Absolument personne ? Même si c’était une véritable merveille ?

Dorothée secoua lentement la tête.

— Absolument personne. Je fais des plans délicieux. Je voudrais avoir la direction d’un grand domaine à améliorer et à cultiver. J’y organiserais une petite colonie où tout le monde travaillerait et où tout le travail serait bien fait. Je connaîtrais chacun de ces braves gens et j’en serais l’amie. Je vais avoir de grandes conférences avec M. Garth. Il pourra me renseigner sur tout ce que je désire savoir.

— Alors, si tu as un plan, tu seras heureuse, Dodo, dit Célia. Peut-être le petit Arthur aimera-t-il les plans quand il sera grand, et alors il pourra t’aider,

Sir James fut informé ce même soir que Dorothée, bien résolue à n’épouser personne au monde, allait s’occuper de toutes sortes de plans comme elle faisait autrefois. Sir James ne répliqua rien. Son sentiment intime lui faisait trouver quelque chose de répugnant au second mariage d’une femme, et aucun parti ne l’aurait empêché de sentir que ce serait pour Dorothée une sorte de profanation. Il savait que le monde trouverait un tel sentiment absurde, contraire à l’ordre des choses, surtout quand il s’agissait d’une femme de vingt et un ans ; l’habitude « du monde » étant de considérer le mariage d’une jeune veuve comme un événement certain et probablement rapproché, et de sourire d’une façon significative lorsque la jeune veuve agissait en conséquence. Mais si le choix de Dorothée était d’épouser la solitude, cette résolution lui siérait bien.



CHAPITRE III


La confiance de Dorothée dans les connaissances de Caleb Garth avait commencé en apprenant qu’il approuvait ses chaumières ; elle s’était rapidement accrue pendant son séjour à Freshitt, alors que, sur les instances de sir James, elle parcourait à cheval avec lui et Caleb les deux domaines. Caleb avait pour elle une profonde admiration : il disait à sa femme que mistress Casaubon avait pour les affaires une tête tout à fait exceptionnelle chez une femme. Il faut se rappeler que par « les affaires » Caleb n’entendait jamais les transactions d’argent, mais l’intelligente application du travail.

— Tout à fait exceptionnelle ! répéta Caleb. Elle m’a dit une chose que je me répétais à moi-même bien souvent, quand j’étais jeune : — Monsieur Garth, j’aimerais à sentir, si je vivais assez pour devenir vieille, que j’ai amélioré une grande étendue de terres et élevé beaucoup de bonnes chaumières, parce que c’est un travail profitable pendant qu’on l’exécute et qu’après, les gens s’en trouvent mieux. Ce sont ses propres paroles ; c’est ainsi qu’elle voit les choses.

— Mais, en femme cependant, j’espère, dit mistress Garth, avec un léger soupçon que mistress Casaubon ne respectait peut-être pas le vrai principe de la subordination.

— Oh ! vous ne pouvez vous l’imaginer, répondit Caleb en secouant la tête. Vous aimeriez à l’entendre parler, Suzanne. Elle s’exprime dans un langage si naturel et avec une voix comme de la musique. Dieu me bénisse ! cela me rappelle certain passage de la Messiade : « Et aussitôt apparut une multitude formée par des légions célestes, louant Dieu et disant : « Il y a quelque chose dans sa voix, qui réjouit l’oreille. »

Avec la bonne entente qui existait entre eux, il était naturel que Dorothée priât M. Garth de se charger de toutes les affaires concernant les trois fermes et les nombreux tenanciers attachés à Lowick-Manor ; en vérité, son attente d’obtenir du travail pour deux allait être remplie avec usure. Comme il le disait, « les affaires engendrent les affaires », et une forme d’affaires qui commençait alors à se multiplier, c’était la construction des chemins de fer. Une ligne projetée devait traverser, sur la paroisse de Lowick, des prairies où les bestiaux, jusque-là, avaient brouté dans une paix que nulle surprise ne venait interrompre ; ce fut ainsi que les premiers efforts du système naissant des chemins de fer pénétrèrent dans les affaires de Caleb Garth, et déterminèrent le cours de cette histoire, pour deux personnes qui lui étaient chères. Le chemin de fer sous-marin peut avoir ses difficultés mais le lit de la mer n’est pas partagé entre une infinité de propriétaires ruraux, qui réclament des indemnités, non seulement pour des dommages mesurables, mais encore pour des questions de sentiment. Pour la centaine de propriétaires auxquels appartenait Middlemarch, les chemins de fer étaient un sujet aussi palpitant que le bill de réforme ou les horreurs imminentes du choléra ; les femmes surtout et les propriétaires fonciers émettaient sur ce sujet des vues particulièrement arrêtées. Les femmes, jeunes ou vieilles, regardaient la locomotion par la vapeur comme une chose présomptueuse et périlleuse, et protestaient que rien ne les déciderait jamais à monter dans un wagon de chemin de fer ; les propriétaires, avec des arguments aussi différents les uns des autres que M. Salomon Featherstone différait de lord Medlicote, n’en étaient pas moins tous unanimes dans l’opinion qu’en rendant du terrain, soit à l’ennemi de l’humanité, soit à une compagnie obligée d’acheter, il fallait faire payer le plus cher possible à ces agences malignes le droit de nuire à l’humanité.

Mais les gens à compréhension plus lente, tels que M. Salomon et mistress Waule, mirent beaucoup de temps pour arriver à cette conclusion ; leurs esprits s’arrêtaient à la conception toute vive de ce que ce serait que de couper en deux le Grand Pré et de le transformer en morceaux triangulaires ; « ce ne serait plus rien du tout », et les grosses indemnités leur semblaient chose impossible à croire, en tout cas bien lointaine.

— Le meilleur moyen serait de ne rien dire et de poster quelqu’un en vedette pour les renvoyer avec la puce à l’oreille, quand ils viendront espionner et mesurer, disait Salomon. C’est ce qu’on leur a fait près de Brassing, à ce que j’ai entendu dire. Qu’ils s’en aillent couper une autre paroisse. Je n’y crois pas, à ces indemnités capables de vous dédommager d’une invasion de brigands venant fouler aux pieds vos moissons. Et, dans tous les cas, plus nous leur mettrons de bâtons dans les roues, plus ils nous payeront cher pour continuer, s’ils sont obligés d’avancer.

Et Salomon d’agir en conséquence, en stimulant, en toute occasion, les méfiances autour de lui et notamment au hameau de Frick, qu’il habitait. Le terrain était préparé à souhait.

— Le moins qu’ils prétendissent, ces gens du chemin de fer, c’est qu’ils allaient couper la paroisse de Lowick en mille morceaux. Peut-on penser à déchiqueter de si belles terres ! Qu’ils aillent à Tipton, à la bonne heure ! Mais on ne sait pas ce qu’il y a au fond de tout cela. Ils mettent en avant le trafic, mais c’est pour faire tort aux propriétés et aux pauvres gens !

— Eh bien, ce sont des garnements de Londres, j’en suis sûr ! dit le grand Hiram, qui avait une vague notion de Londres, comme d’un centre d’hostilité contre le pays.

— Eh ! bien sûr. Et dans quelques endroits, près de Brassing, à ce qu’il paraît, les gens leur sont tombés dessus, pendant qu’ils étaient là à roder, et on leur a cassé les espèces de lunettes qu’ils portaient avec eux, et on les a chassés de façon à leur ôter l’envie d’y revenir.

— C’était ça une bonne farce, ma foi ! dit Hiram dont les circonstances diminuaient beaucoup la gaieté.

— Eh bien, je ne voudrais pas avoir affaire à eux en personne, reprit Salomon, mais il y a des gens qui disent que ce pays-ci a vu ses meilleurs jours, et on verra le grand commerce avaler le petit, si bien qu’il ne restera pas un chariot dans la contrée ni un fouet à faire claquer.

— Je leur ferai pourtant claquer mon fouet aux oreilles avant qu’ils en arrivent là, dit Hiram, tandis que M. Salomon s’éloignait.

On n’a pas besoin de planter les orties pour qu’elles poussent. On discuta la ruine du pays par les chemins de fer, non seulement au cabaret des Poids et Balances, mais sur tous les prés où se réunissaient les travailleurs.

Un matin, peu de temps après l’entrevue, dans laquelle Mary Garth avait avoué à M. Farebrother son sentiment pour Fred Vincy, il arriva que son père fut appelé par une affaire à la ferme de Yoddrell, dans la direction de Frick ; il s’agissait de mesurer et d’estimer un morceau de terrain éloigné, appartenant à Lowick-Manor, dont Caleb espérait tirer un parti avantageux pour Dorothée (il faut avouer ici que son désir était d’obtenir du chemin de fer le plus beau prix possible). Il laissa son cabriolet chez Yoddrell, et, tout en cheminant avec son aide et sa chaîne d’arpenteur vers le lieu de son travail, il rencontra la troupe des agents de la compagnie et échangea quelques mots avec eux.

C’était une de ces matinées grises qui suivent les petites pluies et qui deviennent délicieuses vers midi, quand les nuages commencent à se dissiper, et que, le long des sentiers et au fond des haies, la senteur de la terre est douce à respirer.

Cette senteur eût paru plus douce à Fred Vincy, qui s’avançait sur son cheval, le long des sentiers, s’il n’eût eu l’esprit tracassé par ses vains efforts pour imaginer ce qu’il pourrait bien faire, avec son père d’un côté, désireux de le voir entrer immédiatement dans l’Église, avec Mary de l’autre, menaçant de l’abandonner s’il y entrait, et avec le monde du travail qui ne semblait pas avoir un besoin urgent d’un jeune gentleman sans capital, en somme pas bon à grand’chose. La position était d’autant plus dure pour Fred, que son père, satisfait de ne plus le trouver rebelle à ses volontés, se montrait bien disposé pour lui ; c’était lui qui l’avait envoyé faire cette course agréable, en quête de lévriers de chasse. Même après avoir pris une résolution, resterait encore la tâche d’en faire part à son père. Mais nous devons reconnaître que la tâche de prendre un parti, qui devait venir la première, était la plus difficile : quelle occupation laïque y avait-il au monde pour un jeune homme à qui ses amis ne pouvaient procurer d’emploi, quelle occupation qui fût à la fois lucrative, digne d’un gentleman, et dont l’exercice ne réclamât pas d’instruction spéciale ? Longeant dans ces dispositions les sentiers de Frick, et ralentissant le pas, tandis qu’il réfléchissait s’il se hasarderait à passer par le presbytère de Lowick pour demander à voir Mary, sa vue pouvait s’étendre par-dessus les haies d’un champ à l’autre. Tout à coup un bruit attira son attention, et, à l’extrémité du champ qui s’étendait à sa gauche, il put voir six ou sept hommes en blouse, armés de fourches, effectuant une marche offensive vers les quatre agents du chemin de fer, arrêtés en face d’eux, tandis que Caleb Garth et son aide traversaient le champ rapidement pour rejoindre le groupe menacé. Lorsque Fred, retardé quelques instants par la recherche de la barrière, arriva au galop sur les lieux, la bande en blouse qui, après avoir avalé sa bière de midi, n’avait sans doute pas trouvé urgent de retourner son foin, chassait déjà devant elle, avec ses fourches, les hommes en jaquette ; et l’aide de Caleb Garth, garçon de dix-sept ans, au moment où il relevait de terre un de leurs instruments, venait d’être renversé et paraissait inanimé. Les hommes en jaquette avaient l’avantage à la course, et Fred couvrit leur retraite en s’élançant en face des blouses et les chargeant assez soudainement pour semer la confusion dans la poursuite.

— Qu’est-ce que cela signifie, fous fieffés ? s’écria Fred, poursuivant de tous côtés le groupe disséminé et intervenant à droite et à gauche à coups de fouet. Je déposerai contre vous tous devant le magistrat. Vous avez renversé ce garçon, et tué peut-être, autant que j’en puis juger. Vous serez, vous tous ici, pendus aux prochaines assises. Prenez-y garde ! dit Fred, qui ensuite rit de tout son cœur en se rappelant ses paroles.

Les paysans s’étaient ainsi vus repoussés dans leur pré de l’autre côté de la barrière, et Fred avait arrêté son cheval, quand Hiram Ford, se trouvant à une distance d’où il pouvait sans danger provoquer son adversaire, se retourna et hurla un défi, plus homérique qu’il ne s’en doutait.

— V’s’êtes un lâche, vous en êtes un ! Descendez un peu de votre cheval, jeune maître, et j’aurai un petit compte à régler avec vous, je vous le jure. Vous n’osez pas avancer sans vot’ cheval et vot’ fouet. J’en aurai bientôt fait de vous faire rendre le souffle, moi, bientôt fait !

— Attendez une minute, je ne tarderai pas à revenir, et je réglerai son compte à chacun de vous, à son tour, si vous y tenez, dit Fred qui avait confiance dans son talent à la boxe.

Pour le moment, il voulait rejoindre Caleb et le jeune garçon étendu à terre.

Le jeune homme avait la cheville tordue et en souffrait beaucoup, mais n’était pas autrement blessé, et Fred le mit sur son cheval, afin qu’il pût aller se faire soigner chez Yoddrell.

— Faites mettre le cheval à l’écurie, et qu’on prévienne les agents qu’ils peuvent revenir pour leurs opérations. Le champ est déblayé maintenant.

— Non, non, dit Caleb. Voici un instrument cassé. Ils devront y renoncer pour aujourd’hui, et cela vaut tout autant. Là, prenez tout cela devant vous, sur le cheval, Tom.

— Je suis heureux de m’être trouvé là au bon moment, monsieur Garth, dit Fred pendant que Tom s’éloignait. On ne sait pas ce qui aurait pu arriver si la cavalerie n’était accourue à temps.

— Eh ! eh ! c’était une chance, dit Caleb d’un air distrait, en regardant du côté où il travaillait un moment auparavant. Mais, le diable les emporte, voilà ce qui arrive quand les hommes ne savent ce qu’ils font, me voilà dérangé dans le travail de ma journée. Je ne puis continuer ma besogne sans quelqu’un pour m’aider, avec la chaîne d’arpenteur. Pourtant ! Il se dirigeait vers l’endroit désigné avec une expression de mécontentement, comme s’il avait oublié la présence de Fred, lorsqu’il se retourna soudain et dit rapidement : Qu’avez-vous à faire aujourd’hui, jeune homme ?

— Rien du tout, monsieur Garth. Je vous aiderai avec plaisir, le puis-je ? Fred sentait que c’était faire sa cour à Mary que d’aider son père.

— Oh ! mais il ne faut pas craindre de se baisser et de se donner chaud.

— Je n’ai pas peur. Seulement je voudrais aller d’abord régler un compte avec ce gros individu qui s’est retourné pour me défier. Ce serait une bonne leçon pour lui. Je serai revenu avant cinq minutes.

— Sottise ! dit Caleb de son ton le plus péremptoire. J’irai parler moi-même à ces gens. C’est de l’ignorance, tout cela. Quelqu’un aura été leur raconter des mensonges. Les pauvres fous n’en savent pas plus long.

— J’irai avec vous, alors, dit Fred.

— Non, non, restez où vous êtes. Je n’ai pas besoin de votre jeune sang. Je puis prendre soin de moi-même.

Caleb était un homme vigoureux et ne connaissait guère d’autre espèce de crainte que la crainte de blesser les autres, et celle d’avoir à discourir. Mais il comprenait qu’il était de son devoir en ce moment d’essayer une petite harangue. Il y avait en lui, à l’égard des travailleurs, un mélange frappant, — qui tenait à ce qu’il avait toujours été lui-même un zélé travailleur, — de principes rigoureux et d’indulgence pratique. Il considérait que faire le travail d’une journée et le bien faire devait être une partie de leur bonheur, par la raison que c’était la partie principale de son bonheur à lui ; mais il avait pour eux un sentiment profond de confraternité. Il alla à eux une main dans sa poche, l’autre entre les boutons de son gilet, avec sa douce physionomie de tous les jours.

— Eh bien, mes garçons, comment cela se fait-il ? commença-t-il, se servant comme de coutume de phrases brèves, qui lui semblaient surabondantes à lui-même, par la multitude de pensées qu’il y cachait. Comment avez-vous fait pour commettre une telle sottise ? Quelqu’un a été vous raconter des mensonges. Vous pensez que ces gens-là voulaient vous faire du tort !

— Oui-da.

— Sottise ! Il n’en est rien ! Ces hommes étudient le terrain pour voir la direction que devra prendre le chemin de fer. Maintenant, mes garçons, vous ne pouvez l’empêcher, le chemin de fer : que cela vous plaise ou non, il se fera. Et si vous vous mettez à le combattre, vous vous attirerez des ennuis. La loi autorise ces hommes à venir ici, dans le pays. Le propriétaire n’a rien à y redire, et si vous vous en mêlez contre eux, vous aurez à faire avec le constable, et la justice, et les menottes, et les prisons de Middlemarch. Et vous pourriez être mis dedans à l’heure qu’il est, si l’on portait plainte.

Puis, après une courte pause :

— Mais, allons, vous ne leur vouliez pas de mal ! Quelqu’un vous a dit que le chemin de fer était une mauvaise chose. C’est un mensonge. Il peut faire un petit bout de dommage par-ci par-là, à ceci et à cela, tout comme le soleil du ciel. Mais le chemin de fer est une bonne chose.

— Oui-da, bonne pour les gens riches, pour s’en faire de l’argent, dit le vieux Timothée Cooper qui était resté en arrière à retourner son foin, tandis que les autres allaient à leur équipée. J’en ai vu naître un tas, de choses nouvelles, depuis que j’étais un petit gars, la guerre et puis la paix, et les canaux, et l’vieux roi George, et le régent, et le nouveau roi George, et puis le nouveau qui a aussi pris un nom nouveau, et tout ça, ça n’a rien changé pour le pauvre diable. Qu’est-ce que les canaux lui ont fait ? Ils ne lui ont rapporté ni viande ni lard. Depuis que j’étais p’tit gars, les temps ne sont devenus que plus durs pour le pauvre. Et ça ira de même avec les chemins de fer. Ils ne feront qu’enfoncer le pauvre diable encore davantage. Mais c’est folie que de s’en mêler, et je l’ai bien dit à ces compagnons-là. C’est le monde des gens huppés, ça n’est que ça. Mais vous êtes pour les gens huppés, vous, monsieur Garth !

— Que vous ayez mauvaise opinion de moi, Tim, il n’importe repartit Caleb, cela ne nous regarde en aucune manière. Les choses peuvent être mauvaises pour le pauvre, et elles le sont, mauvaises ; mais je voudrais empêcher ces braves gens que voilà d’empirer encore les choses pour eux. Les bêtes de somme peuvent avoir parfois une lourde charge, mais elles ne gagneront rien à la jeter dans l’ornière du chemin, si c’est justement leur fourrage qu’elles portent.

— Nous ne voulions que nous amuser un p’tit brin, dit Hiram qui commençait à voir les conséquences de leur conduite. Nous ne voulions pas autre chose.

— Eh bien, promettez-moi de ne plus vous en mêler, et je verrai à ce que personne ne porte plainte contre vous.

— Je ne m’en suis jamais mêlé, et je n’ai pas besoin de promettre, dit Timothée.

— Non, mais les autres. Allons, je suis, aujourd’hui, aussi chargé de besogne que vous, et je n’ai pas beaucoup de temps à perdre. Dites que vous resterez tranquilles sans l’intervention du constable.

— Oui-da, nous ne nous en mêlerons plus, ils feront de nous ce qu’ils voudront !

Caleb, sur cette expression de leurs promesses, se hâta d’aller trouver Fred qui l’avait suivi de loin.

Ils revinrent au travail et Fred y aida vigoureusement. Son humeur s’était éclaircie, et il s’amusa de tout son cœur d’une bonne glissade sur l’herbe humide, sous la haie, dont son irréprochable pantalon d’été sortit un peu sali. Étaient-ce ses brillants exploits qui l’avaient exalté, ou la satisfaction d’assister le père de Mary. Non, c’était quelque chose de plus. Les incidents de la matinée avaient aidé son imagination déroutée à lui découvrir une profession qui présentait plus d’un attrait. Je ne suis pas sûr que certaines fibres, au cœur de M. Garth, n’aient pas alors ressenti leur vibration d’autrefois vers le même but qui maintenant se révélait à Fred. L’incident déterminant, dans la vie, n’est souvent que le contact du feu avec un point où se trouve de l’huile et de l’étoupe ; et il sembla toujours à Fred que le chemin de fer avait amené pour lui ce contact désiré. Mais ils continuaient à travailler sans parler, sauf quand le travail l’exigeait. Enfin, quand ils eurent fini et qu’ils s’éloignèrent, M. Garth commença :

— Un jeune homme n’a pas besoin d’être bachelier ès arts pour faire cet ouvrage-la, eh, Fred !

— Je voudrais m’y être mis avant de penser à devenir bachelier, répliqua Fred. Il s’arrêta un moment puis ajouta avec plus d’hésitation : — Croyez-vous que je sois trop vieux pour apprendre votre métier, monsieur Garth ?

— Mon métier se compose de bien des choses, mon garçon, dit M. Garth en souriant. Une bonne partie de ce que je sais, l’expérience seule peut le donner : on ne peut pas l’apprendre par cœur, comme on apprend ce qui est dans les livres. Mais vous êtes encore assez jeune pour vous en poser la base dans la tête. Caleb prononça cette dernière phrase avec énergie, mais il s’arrêta alors avec hésitation. Il avait cru, ces derniers temps, que Fred s’était décidé à entrer dans l’Église.

— Vous croyez donc que, si j’essayais, je pourrais faire là quelque chose de bon ?

— Cela dépend, répondit Caleb, penchant la tête de côté et baissant la voix, de l’air d’un homme qui a le sentiment de dire quelque chose de profondément religieux. Il faut être sûr de deux choses : d’abord il faut aimer votre travail et ne pas regarder toujours par-dessus les bords en aspirant au moment de la récréation. Et l’autre, c’est qu’il ne faut pas rougir de votre métier et penser qu’il serait plus honorable d’en avoir un autre. Il faut mettre son orgueil dans son travail et dans le désir de le bien faire, et ne pas dire toujours : « Il y a ceci et il y a cela, si j’avais telle chose à faire, je saurais m’en tirer. Quel que soit un homme, je ne donnerais pas deux pence de lui (ici la bouche de Caleb prit une expression amère, et il fit claquer ses doigts), — qu’il fût premier ministre ou couvreur en chaume, s’il ne faisait pas bien ce qu’il a entrepris de faire.

— Il me serait impossible de m’y sentir apte, si j’étais clergyman, dit Fred, voulant entrer dans le raisonnement.

— Alors laissez cela de côté, mon garçon, sans quoi vous ne serez jamais heureux. Ou, si vous êtes heureux, c’est que vous serez un pauvre sire.

— C’est à peu près ce qu’en pense Mary, dit Fred en rougissant. Je suppose que vous connaissez mes sentiments pour Mary, monsieur Garth ; cela ne vous mécontente pas, j’espère, de savoir que je l’ai toujours aimée mieux que personne au monde, et que je n’aimerai jamais personne comme je l’aime.

L’expression du visage de Caleb s’adoucissait visiblement, pendant que Fred parlait. Mais il secoua la tête avec une lenteur solennelle et dit :

— Cela rend les choses plus sérieuses, Fred, si vous avez l’intention de vous charger du bonheur de Mary.

— Je le sais, monsieur Garth, répliqua Fred vivement, et je ferais tout pour elle. Elle dit qu’elle ne voudra jamais de moi, si j’entre dans l’Église, et je serai le plus malheureux diable de la terre, si je perds tout espoir d’avoir Mary. Réellement, si je pouvais une quelque autre profession, les affaires, ou n’importe quoi dont je serais capable, je travaillerais de toutes mes forces, je mériterais votre estime. J’aimerais à m’occuper des choses du dehors. Je m’entends déjà assez bien aux terres et au bétail. Je m’étais habitué à l’idée, vous allez me trouver là assez absurde, que j’aurais un jour des terres qui m’appartiendraient en propre. Je suis sûr que j’acquerrais facilement de l’instruction dans ces matières, surtout si je pouvais, de façon ou d’autre, être sons votre direction.

— Doucement, mon garçon dit Caleb, ayant devant les yeux l’image de Suzanne. Qu’avez-vous dit de tout cela à votre père ?

— Rien encore ; mais il faudra que je le lui dise. J’attends seulement pour savoir ce que je pourrais faire. Je suis très fâché de le contrarier, mais, à vingt-quatre ans, un homme devrait avoir la liberté de décider pour lui-même. Comment pouvais-je savoir, quand j’avais quinze ans, ce qu’il me conviendrait de faire à l’heure qu’il est ? Mon éducation a été une erreur.

— Mais écoutez bien ceci, Fred, dit Caleb. Êtes-vous sûr que Mary vous aime et vous accepterait jamais ?

— J’ai prié M. Farebrother de lui parler, parce qu’elle me l’avait défendu, à moi, je ne savais pas comment faire autrement, dit Fred comme pour s’excuser ; et il dit que j’ai toute raison d’espérer, si je réussis à me créer une position honorable, je veux dire en dehors de l’Église. Vous me trouvez inexcusable, je le pense bien, monsieur Garth, de vous troubler et de vous ennuyer de mes désirs au sujet de Mary, avant d’avoir rien fait du tout pour moi-même. Sans doute je n’ai pas les plus légers droits, j’ai même une dette envers vous, qui ne sera jamais acquittée, alors même que j’aurai été en état de vous en rembourser l’argent.

— Si, mon garçon, vous avez un droit, répondit Caleb avec beaucoup d’émotion dans la voix. Les jeunes gens ont toujours un droit sur les vieux, c’est de se faire aider par eux dans leur carrière. J’ai été jeune, moi aussi, une fois, et j’ai eu à me tirer d’affaire sans beaucoup d’aide ; mais un peu d’aide eût été la bienvenue, quand ce n’eût été que pour l’amour de la sympathie. Mais j’ai besoin d’y réfléchir. Venez me trouver demain au bureau à neuf heures, au bureau, n’oubliez pas !

M. Garth ne faisait jamais aucune démarche importante sans consulter Suzanne, mais pour cette fois, il faut l’avouer, avant d’avoir atteint la maison, il avait déjà pris son parti. Sur une foule de points où les autres montrent de la décision ou de l’entêtement, il était l’homme le plus facile du monde à diriger. Il ne savait jamais quel plat choisir, et si Suzanne lui avait dit qu’ils devaient aller vivre dans une chaumière de quatre pièces, afin de faire des économies, il eût répondu : « Allons-y, » sans demander d’explications. Mais lorsque le jugement et le sentiment de Caleb s’étaient prononcés avec fermeté, c’était lui qui était le maître ; et en dépit de sa douceur et de sa timidité à reprendre les autres, tout le monde autour de lui savait que, dans les occasions exceptionnelles où il décidait, il était absolu. Quand il se résolvait, il est vrai, à être absolu, ce n’était jamais que quand il s’agissait d’un autre. Dans quatre-vingt-dix-neuf cas, c’était mistress Garth qui décidait, mais sur le centième, elle sentait souvent qu’elle aurait à accomplir la tâche singulièrement difficile de rester fidèle à son principe et de se soumettre.

— Tout est arrivé comme je le pensais, Suzanne, dit Caleb quand ils se trouvèrent seuls dans la soirée. Il avait déjà raconté l’aventure qui avait amené Fred à partager son travail de la journée, mais il avait gardé par devers lui la suite de l’histoire. Les enfants s’aiment, je veux dire Fred et Mary.

Mistress Garth posa son ouvrage sur ses genoux et fixa avec anxiété un regard pénétrant sur son mari.

— Quand notre travail a été terminé, Fred m’a tout avoué. Il ne peut se résigner à être clergyman, et Mary dit qu’elle ne l’acceptera pas, s’il le devient ; le pauvre garçon aimerait à travailler avec moi et à entrer dans les affaires. Et j’ai résolu de le prendre et d’en faire un homme.

— Caleb ! proféra mistress Garth d’une voix de contralto profonde, exprimant un étonnement résigné.

— C’est une belle chose à faire, dit M. Garth, s’appuyant fermement contre le dossier de son fauteuil et en saisissant les bras. J’aurai de la peine avec lui, mais je crois que j’arriverai. Ce garçon aime Mary, et un véritable amour pour une bonne femme est une grande chose, Suzanne. Cela façonne plus d’un grossier compagnon.

— Mary vous en a-t-elle dit quelque chose ? demanda mistress Garth, secrètement un peu blessée de n’avoir pas informée elle-même.

— Pas un mot. Je l’ai une fois questionnée au sujet de Fred ; je lui ai donné un léger avertissement. Elle m’a assuré qu’elle n’épouserait jamais un homme paresseux et qui craindrait sa peine, — elle ne m’a rien dit depuis. Mais il paraît que Fred a prié M. Farebrother de lui parler, parce qu’elle lui avait défendu de le faire lui-même, et M. Farebrother a découvert qu’elle aimait Fred, mais qu’elle ne voulait pas qu’il fût pasteur. Le cœur de Fred est fixé à Mary, je le vois bien : cela me donne bonne opinion de ce garçon, et nous l’avons toujours aimé, Suzanne.

— C’est dommage pour Mary, je trouve ! dit mistress Garth.

— Pourquoi, dommage ?

— Parce que, Caleb, elle aurait pu avoir un homme qui vaut bien vingt Fred Vincy.

— Ah ! fit Caleb avec surprise.

— Je crois fermement que M. Farebrother lui est attaché, et qu’il voulait la demander en mariage ; mais, évidemment, maintenant que Fred s’est servi de lui comme intermédiaire, cette heureuse perspective a pris fin.

Il y avait une précision sévère dans le langage de mistress Garth. Elle était vexée et déçue, résolue à s’abstenir de toutes paroles inutiles. Caleb garda le silence pendant quelques instants, en proie à un conflit de sentiments divers. Il regardait le plancher et secouait la tête et les mains comme pour accompagner quelque raisonnement intérieur. Enfin il reprit :

— Cela m’aurait rendu très lier et très heureux, Suzanne, et j’en aurais été ravi par amour pour vous. J’ai toujours senti que votre position n’était pas au niveau de ce que vous valiez. Mais vous m’avez choisi, tout homme simple que j’étais.

— J’ai choisi l’homme le meilleur et le plus digne que j’eusse jamais connu, dit mistress Garth,

— Eh bien, peut-être d’autres ont-ils pensé que vous auriez pu mieux faire. Mais, pour moi, c’eût été pire. Et c’est là ce qui me touche de si près à propos de Fred. Ce garçon est bon dans le fond et il a suffisamment de moyens pour se tirer d’affaire, si on le met dans la bonne voie ; il aime et honore ma fille par-dessus tout, et elle lui a fait une espèce de promesse relative. Je le dis, l’âme de ce jeune homme est entre mes mains, et je ferai pour lui du mieux que je pourrai, avec l’aide de Dieu ! C’est mon devoir, Suzanne.

Mistress Garth n’était pas portée aux larmes, mais il y en avait une grosse qui roulait le long de sa joue, avant que son mari eût fini de parler. Elle venait de la pression de sentiments divers, dans lesquels il entrait beaucoup d’affection et un peu de mécontentement. Elle l’essuya vivement en disant :

— Il y a peu d’hommes qui trouveraient de leur devoir, comme vous, Caleb, d’ajouter ainsi à leurs soucis.

— Cela ne signifie rien, ce que d’autres trouveraient. J’ai au dedans de moi un sentiment bien net que je suivrai ; et j’espère que votre cœur se joindra au mien, Suzanne, pour rendre toutes choses aussi légères que possible à Mary, la pauvre enfant. Caleb, se reculant dans son fauteuil, fixa sur sa femme un regard d’anxieux appel.

Elle se leva et l’embrassa en disant :

— Dieu vous bénisse, Caleb ! Nos enfants ont un bon père.

Puis elle sortit et se laissa aller à un vigoureux accès de larmes, en compensation des paroles qu’elle avait dû contenir. Élie était certaine qu’on se méprendrait sur la conduite de son mari et sur le compte de Fred, elle était pleine de sagesse et sans beaucoup d’espoir. On verrait plus tard qui avait eu le plus de prévoyance, elle dans sa sagesse ou Caleb dans son ardente générosité !

Lorsque Fred se rendit au bureau, le lendemain matin, un examen l’y attendait, qu’il n’était pas préparé à passer.

— Maintenant, Fred, dit Caleb, vous aurez un peu de travail de bureau. J’ai toujours fait pas mal d’écriture moi-même, mais il me faut un aide, et comme je désire que vous appreniez la comptabilité et que vous vous mettiez les valeurs dans la tête, j’ai l’intention de ne pas prendre d’autre employé. De quelle force êtes-vous en écriture et en arithmétique ?

Fred ressentit au cœur une sensation désagréable ; il n’avait pas pensé à un travail de bureau ; mais il était bien résolu à ne pas reculer.

— Je ne crains pas l’arithmétique, monsieur Garth ; j’ai toujours eu de la facilité pour l’apprendre. Pour mon écriture, je crois que vous la connaissez.

— Voyons, dit Caleb, prenant une plume, l’examinant avec soin et la tendant à Fred, bien trempée d’encre, avec une feuille de papier réglé. Copiez-moi une ou deux lignes de cette évaluation, avec les chiffres qui sont au bas.

À cette époque, l’opinion tenait pour au-dessous d’un gentleman d’écrire lisiblement, ou d’une écriture qui rappelât en rien celle d’un employé de bureau. Fred copia les lignes demandées d’une écriture aussi distinguée que celle de n’importe quel vicomte ou quel évêque de l’époque : les voyelles se ressemblaient toutes, et les consonnes n’étaient reconnaissables qu’à la direction en haut ou en bas de leurs jambages ; les traits étaient noirs et épais et les lettres dédaignaient de rester sur la ligne ; c’était en résumé un manuscrit de cette espèce vénérable, facile à interpréter quand on sait d’avance ce que veut dire l’écrivain.

À mesure que Caleb le regardait faire, son visage marquait un abattement croissant, mais lorsque Fred lui tendit le papier, il poussa quelque chose comme un grognement et frappa dessus avec violence du revers de la main. Une mauvaise besogne comme celle-là dissipait toute la douceur de Caleb.

— Du diable ! s’écria-t-il avec mauvaise humeur. Penser que nous sommes dans un pays où l’éducation d’un homme peut coûter des centaines et des centaines de livres, pour aboutir à cela ! Que le Seigneur ait pitié de nous, Fred, je ne puis me contenter de cela !

— Que faire, monsieur Garth ? dit Fred dont les esprits étaient tombés très bas, non seulement devant l’appréciation de son écriture, mais devant la vision de son propre personnage en train d’être mis au rang des commis de bureau.

— Que faire ? Mais il vous faut apprendre à former vos lettres et à rester sur les lignes. À quoi bon écrire si personne ne peut comprendre ? Y a-t-il si peu d’affaires dans ce monde qu’il faille encore envoyer des énigmes de tous les côtés ? Je perdrais je ne sais combien de temps avec les lettres que m’adressent certaines personnes, si Suzanne ne les déchiffrait pour moi. C’est dégoûtant !

Et Caleb repoussa le papier loin de lui.

Fred, en proie à des pensées diverses, les joues écarlates, se mordait la lèvre, dans sa mortification. M. Garth avait été si bon et si encourageant au commencement de leur entrevue, que la gratitude et l’espérance avaient atteint, chez Fred, un degré dont l’élévation rendit la chute plus profonde. Il n’avait pas songé à un travail de bureau ; le fait est que, semblable à la plupart des jeunes gentlemen, il souhaitait une occupation exempte de toutes choses désagréables. Je ne saurais dire quelles eussent été les conséquences de l’incident, s’il ne s’était pas promis d’avance d’aller voir Mary à Lowick, pour lui annoncer qu’il était convenu avec son père de travailler désormais sous sa direction. Il lui en eût trop coûté de renoncer à cette perspective.

— Je suis bien fâché ! Il ne put trouver d’autres paroles.

Mais M. Garth s’attendrissait déjà.

— Il faut en tirer le parti que nous pourrons, Fred, commença-t-il en reprenant sa voix ordinaire. Tout le monde peut apprendre à écrire. Je l’ai appris tout seul. Mettez-vous-y avec une ferme volonté, et travaillez la nuit, si la journée ne suffit pas. Nous aurons de la patience, mon garçon. Callum continuera encore quelque temps avec les livres de comptes, pendant que vous apprendrez. Mais il faut que je m’en aille, à présent, dit Caleb en se levant. Il faudra instruire votre père de nos arrangements. Vous me ferez faire l’économie des appointements de Callum, vous savez, quand vous saurez écrire ; et je pourrai vous donner quatre-vingts livres, la première année, et plus par la suite.

Lorsque Fred fit à ses parents la révélation nécessaire, elle produisit chez l’un et chez l’autre une surprise qui se grava profondément dans sa mémoire. Il se rendit tout droit du bureau de M. Garth à l’entrepôt, sentant avec raison que la façon la plus respectueuse de se conduire envers son père était de lui faire la pénible communication aussi gravement et aussi solennellement que possible. En outre, sa résolution serait plus certainement regardée comme définitive, si l’entrevue avait lieu pendant les heures les plus sérieuses de la journée de son père, qui étaient toujours celles qu’il passait dans son cabinet particulier, à l’entrepôt.

Fred entra tout droit dans son sujet et déclara brièvement ce qu’il avait fait et ce qu’il avait résolu de faire, exprimant, à la fin, son regret de causer une déception à son père et en rejetant le blâme sur ses propres imperfections. Son regret était sincère, et lui inspira des paroles simples et énergiques. M. Vincy l’écouta dans un étonnement profond sans prononcer même une exclamation, silence qui, avec son tempérament impatient, était le signe d’une émotion inusitée. Les affaires, ce matin, ne l’avaient pas mis de bonne humeur, et la légère expression d’amertume de ses lèvres s’accentuait de plus en plus. Quand Fred eut fini, M. Vincy regarda fixement son fils :

— Ainsi, vous avez fini par prendre une décision, monsieur ?

— Oui, père.

— Très bien. Tenez-vous-y. Je n’ai plus rien à vous dire. Vous avez fait fi de votre éducation, et vous êtes descendu d’un degré dans le monde, tandis que je vous avais donné les moyens de vous élever, voilà tout.

— Je suis très fâché, père, que nous différions de sentiment. Je pourrai tout aussi bien, je crois, être un gentleman dans la profession que j’entreprends, que si j’avais été pasteur. Mais je vous suis reconnaissant d’avoir voulu faire pour moi le mieux possible.

— Très bien ; je n’ai plus rien à vous dire. Je me lave les mains de votre avenir. J’espère seulement, lorsque vous aurez un fils à votre tour, qu’il vous récompensera mieux de la peine que vous aurez prise pour lui.

C’était là un coup très sensible pour Fred. En réalité, les désirs de M. Vincy, pour son fils, avaient été faits de beaucoup d’orgueil, d’irréflexion et d’égoïsme. Le père déçu disposait pourtant encore d’un levier puissant, et Fred éprouva comme le sentiment que son bannissement venait d’être prononcé avec une malédiction.

— J’espère que vous ne vous opposerez pas à ce que je reste à la maison, monsieur ? demanda-t-il après s’être levé pour partir ; j’aurai des appointements suffisants pour payer ma pension, comme je désire le faire, naturellement.

— Que votre pension aille se faire pendre ! dit M. Vincy revenant à lui dans son déplaisir, en songeant que la place de Fred manquerait tristement à table. Naturellement, votre mère voudra que vous restiez. Mais je n’entretiendrai plus de cheval pour vous, vous le comprenez ; et vous payerez votre tailleur. Vous vous contenterez avec un ou deux costumes de moins, j’imagine, quand vous aurez à les payer.

Fred s’attardait dans la chambre ; il y avait encore quelque chose à dire ; enfin il prit sa résolution.

— J’espère que vous me donnerez une poignée de mains, père, et que vous me pardonnerez le mécontentement que je vous ai causé.

M. Vincy jeta, de sa chaise, un rapide regard à son fils qui s’était rapproché de lui, puis il lui tendit la main en disant précipitamment :

— Oui, oui, n’en parlons plus !

Fred eut à recommencer son récit avec explications beaucoup plus détaillées à sa mère, mais elle se montra inconsolable, ayant devant les yeux une chose à laquelle son mari n’avait peut-être jamais pensé, la certitude que Fred épouserait Mary Garth, que sa vie, à elle, serait désormais empoisonnée par un perpétuel contact avec les Garth et leurs manières, et que son fils chéri, avec sa jolie figure et son air distingué, « bien supérieur au fils de n’importe qui à Middlemarch », en arriverait sûrement à cette médiocrité d’apparence et à cette insouciance dans la mise qui caractérisaient cette famille ! Il lui semblait qu’il y avait une véritable conspiration Garth pour s’emparer de ce Fred si désirable, mais elle n’osa pas s’étendre sur cette opinion ; car à la plus légère allusion, il « éclata » contre elle, comme cela ne lui était jamais arrivé. Elle avait trop de douceur dans le caractère pour pouvoir manifester de la colère ; mais elle sentit que son bonheur avait reçu un coup, et pendant plusieurs jours, la simple vue de Fred lui tirait des larmes, comme s’il eût été l’objet d’une prophétie funeste. Peut-être fut-elle d’autant plus longue à retrouver son enjouement ordinaire, que Fred l’avait engagée à ne pas revenir sur cette pénible question avec son père, qui avait accepté sa décision et lui avait pardonné. Si son mari s’était élevé contre Fred, elle eût été poussée à défendre son favori. Ce fut vers la fin du quatrième jour que M. Vincy lui dit :

— Allons, Lucie, ma chère, ne soyez pas si abattue. Vous avez toujours gâté ce garçon et vous devez continuer à le gâter.

— Rien ne m’a encore affligée comme cela, Vincy, répondit mistress Vincy, dont la gorge et le menton recommencèrent à trembler, rien, excepté sa maladie.

— Bah ! bah ! n’y faites pas attention ! Il faut nous attendre à avoir du souci avec nos enfants. N’empirez pas les choses en vous montrant à moi si découragée.

— Eh bien, je ne le serai plus, repartit Lucie, ainsi rappelée à elle-même et rajustant sa toilette par une petite secousse, comme un oiseau qui secouerait son plumage hérissé.

— Il ne s’agit pas de commencer à faire de l’embarras à propos de l’un, dit M. Vincy, désireux de mêler un peu de gronderie à sa bonne humeur domestique. Il y a encore Rosemonde, aussi bien que Fred.

— Oui, la pauvre enfant, cela m’a fait bien de la peine, qu’elle ait été déçue dans son espoir d’un bébé ; mais elle l’a bien supporté.

— Un bébé, baste ! Ce que je vois, c’est que Lydgate est en train de faire du gâchis avec sa clientèle, et des dettes aussi, à ce que j’entends dire. Rosemonde va venir me trouver un de ces jours avec une jolie histoire. Mais ce que je sais, c’est qu’ils n’auront pas d’argent de moi. Qu’elle se fasse aider par sa famille à lui. Je n’ai jamais aimé ce mariage-là ; mais il ne sert à rien d’en parler. Sonnez pour qu’on apporte les citrons, et n’ayez plus l’air triste, Lucy. Je vous conduirai demain en voiture à Riverston avec Louisa !



CHAPITRE IV


Le soir où Fred Vincy se rendit à pied au presbytère de Lowick (il avait commencé à s’apercevoir que dans ce monde un jeune homme bien élevé est quelquefois, tout comme un autre, obligé d’aller à pied, faute de cheval pour le porter), il se mit en route à cinq heures et s’arrêta en chemin chez mistress Garth, désirant s’assurer qu’elle ne voyait pas d’un mauvais œil leurs nouveaux rapports.

Il trouva la famille réunie, y compris les chiens et les chats, sous le grand pommier du verger. C’était fête pour mistress Garth : son fils aîné Christy, sa joie et son orgueil, était venu passer de courtes vacances à la maison. Christy, qui considérait comme la chose la plus enviable du monde, d’étudier toutes les littératures et de devenir professeur, semblait se trouver là comme la critique incarnée du pauvre Fred, une sorte de reproche vivant que mettait sous ses yeux une mère de famille modèle. Christy, édition masculine de sa mère, au front carré, aux épaules larges, ne dépassait guère l’épaule de Fred ce qui rendait la supériorité qu’on lui attribuait d’autant plus dure à supporter ; Christy d’ailleurs toujours parfaitement simple ne prenait pas plus garde à l’aversion de Fred pour l’étude qu’à celle d’une girafe, souhaitant bien au contraire d’avoir lui-même plus de rapports avec la haute taille de Fred. Il était en ce moment étendu à terre près de la chaise de sa mère, son chapeau de paille posé à plat sur ses yeux, tandis que Jim, de l’autre côte, lisait à haute voix une œuvre de cet auteur aimé qui a tenu une si grande place dans le bonheur de tant de jeunes vies. Il lisait Ivanhoé et Jim en était à la grande scène du tir à l’arc dans le tournoi ; mais la lecture subissait plus d’une interruption grâce à Ben qui, armé de son arc et lançant ses flèches au hasard, ne cessait, au grand scandale de Letty, de faire remarquer ses coups à l’assistance.

L’arrivée de Fred Vincy déplaça pour tous le centre principal de l’intérêt. Dès qu’il eut annoncé qu’il se rendait au presbytère de Lowick, Ben, qui avait déposé son arc et saisi à la place un malheureux poussin, escalada les jambes de Fred et s’écria :

— Emmenez-moi !

— Oh ! et moi aussi ! dit Letty.

— Vous ne pouvez pas marcher du même pas que Fred et moi, riposta Ben.

— Si, je le peux. Mère, dites, s’il vous plaît, que je peux aller, implora Letty.

— Moi, je resterai avec Christy, fit Jim comme pour constater sa supériorité sur ces jeunes niais ; sur quoi Letty porta la main à sa tête et les regarda l’un après l’autre avec une indécision jalouse.

— Allons tous voir Mary, dit Christy en écartant les bras.

— Non, mon cher enfant, il ne faut pas aller en bande au presbytère ; et ce vieil habit de Glasgow que vous avez là ne saurait convenir ; et puis votre père va rentrer. Il faut laisser Fred y aller seul. Il dira à Mary que vous êtes ici et elle reviendra demain.

Le regard de Christy se porta de ses genoux râpés au superbe pantalon blanc de Fred. Le costume de Fred rappelait à coup sûr la supériorité d’une université anglaise, et il mettait de la grâce jusque dans sa façon d’avoir chaud et de rejeter ses cheveux en arrière avec son mouchoir.

— Enfants, laissez-nous, dit mistress Garth, il fait trop chaud pour rester ainsi accrochés à ses amis. Allez montrer les lapins à votre frère.

L’aîné comprit et emmena les enfants.

Fred devina que mistress Garth voulait lui donner l’occasion de dire ce qu’il avait sur le cœur ; mais le commencement était difficile.

— Comme vous devez être heureuse d’avoir Christy !

— Oui, il est venu plus tôt que je ne l’attendais. Il est descendu de la voiture de poste à neuf heures, tout juste après que son père venait de sortir. Je suis impatiente de voir rentrer Caleb, pour qu’il sache les merveilleux progrès que fait notre enfant. Il a payé ses dépenses de l’année dernière en donnant des leçons tout en poursuivant de fortes études. Il espère trouver bientôt une position de précepteur dans une famille et aller à l’étranger.

— C’est un grand garçon, dit Fred pour qui ces vérités réjouissantes avaient une saveur de médecine, et il n’est une cause de peine pour personne.

Après une courte pause, il ajouta :

— Mais moi, je crains que vous ne me considériez comme une grande cause de peine pour M. Garth.

— Caleb aime à prendre de la peine ; c’est un de ces hommes qui en font toujours plus qu’on n’eût songé à leur en demander, répondit mistress Garth. Elle tricotait et pouvait indifféremment regarder ou ne pas regarder Fred, ce qui est toujours un avantage, lorsqu’on est résolu à exécuter une charge de paroles d’une signification salutaire ; et, bien que mistress Garth eût l’intention de ne pas trop se laisser aller, elle désirait dire certaines choses qui ne pouvaient que profiter à Fred.

— Je sais que vous ne m’en trouvez pas digne, mistress Garth, et pour de bonnes raisons, dit Fred. Le hasard a voulu que j’agisse justement de la pire manière envers ceux dont je désire obtenir le plus au monde. Mais tant que deux hommes comme M. Garth et M. Farebrother n’ont pas désespéré de moi, je ne vois pas pourquoi j’en désespérerais moi-même. Fred pensait qu’il ne faisait pas mal de citer ces exemples masculins à mistress Garth.

— Assurément. Un jeune homme, pour qui deux aînés comme ceux-là se sont dévoués, serait certainement coupable s’il renonçait à faire quelque chose de lui-même et s’il ne s’efforçait de profiter de leurs sacrifices.

Fred s’étonna un peu de ce langage énergique, mais il répondit seulement :

— J’espère qu’il n’en sera pas ainsi avec moi, mistress Garth, maintenant que j’ai lieu de me flatter de pouvoir obtenir Mary. M. Garth vous en a parlé, n’est-ce pas ? Vous n’avez pas été surprise, je pense ?

— Pas surprise que Mary vous ait donné un encouragement ! reprit mistress Garth, tenant à rendre Fred plus attentif à ce fait, que les amis de Mary ne pouvaient pas le moins du monde avoir eu d’avance un tel désir, malgré tout ce que les Vincy pourraient supposer. Oui, je l’avoue, j’ai été surprise.

— Elle ne m’a jamais donné d’espoir, pas le moindre espoir, quand je me suis adressé à elle, dit Fred empressé à défendre Mary. Mais quand j’ai prié M. Farebrother d’intercéder pour moi, elle lui a permis de me dire qu’il y avait un espoir.

La puissance grondeuse qui avait commencé à s’éveiller dans le cœur de la mère ne s’était pas encore déchargée. C’était aussi par trop exaspérant (et son empire sur elle-même n’y tint plus), que ce jeune gardon florissant allât prospérer ainsi sur les déceptions de gens moins heureux et plus sages, faisant son repas d’un rossignol sans jamais s’en douter, et que pendant ce temps sa famille s’imaginât que celle de mistress Garth avait un besoin urgent de ce jeune rejeton !

— Vous avez commis une grande erreur, Fred, en priant M. Farebrother de parler pour vous.

— En vérité ? dit Fred rougissant soudain. Il était alarmé sans comprendre toutefois ce que mistress Garth voulait dire, et il ajouta, comme pour s’excuser : M. Farebrother a toujours été un excellent ami pour nous, je savais que Mary l’écouterait sérieusement, et il s’est chargé de la commission tout à fait volontiers.

— Oui, les jeunes gens sont généralement aveugles à tout, sauf à leurs propres désirs, et ils se préoccupent trop peu de ce que ces désirs peuvent coûter à d’autres.

— Je ne puis concevoir comment cela a pu faire de la peine à M. Farebrother, dit Fred qui sentait malgré tout des conceptions surprenantes se former dans son esprit.

— Précisément, vous ne pouvez pas concevoir, dit mistress Garth, découpant ses paroles aussi nettement que possible.

Fred regarda un instant l’horizon avec une expression d’inquiétude et d’effroi, puis, se retournant par un mouvement brusque, il s’écria presque violemment :

— Voulez-vous dire, mistress Garth, que M. Farebrother soit amoureux de Mary ?

— Et si cela était, Fred, il me semble que vous devriez être la dernière personne à vous en étonner, repartit mistress Garth, déposant son tricot et se croisant les bras.

C’était un signe d’émotion inusitée chez elle que de quitter son ouvrage. Le fait est que ses sentiments étaient partagés entre la satisfaction d’avoir donné à Fred la leçon de mortification nécessaire et la conscience d’avoir été un peu trop loin.

Fred prit son chapeau et sa canne et se leva vivement :

— Alors vous pensez que je suis un obstacle dans son chemin comme dans celui de Mary ?

Mistress Garth ne put répondre tout de suite. Elle s’était mise dans la situation désagréable d’être appelée à dire ce qu’elle sentait réellement et ce qu’elle avait de fortes raisons de taire, et la conscience d’avoir été trop loin dans ses paroles l’humiliait particulièrement. Fred avait, de son côté, révélé une impétuosité inattendue

— M. Garth semblait heureux, ajouta-t-il, de l’attachement de Mary pour moi. Il ne savait sans doute rien de tout cela.

Mistress Garth éprouva, en entendant nommer son mari, un tressaillement douloureux, la crainte que Caleb la trouvât dans son tort n’étant pas bien aisée à supporter. Désirant empêcher des conséquences qu’elle n’avait pas prévues, elle répondit :

— Je ne parlais que par supposition. Je ne crois pas que Mary sache rien de cette affaire.

Mais, n’ayant pas l’habitude de reculer de cette façon, elle hésita à lui demander de garder un silence absolu sur un sujet qu’elle avait amené elle-même sans nécessité et pendant qu’elle hésitait, les démêlés de Ben, du petit chien Brownie, du poussin et du plateau à thé la rappelèrent du côté du pommier, mettant fin à son tête-à-tête avec Fred. Celui-ci s’empressa de partir et mistress Garth ne put lui témoigner de regret de sa sévérité qu’en lui disant : « Dieu vous bénisse ! » et lui serrant la main.

Fred emportait de l’entretien, tout on s’avançant sur la route de Lowick, une vive impression. C’était un rude coup pour sa nature légère et avantageuse de se dire que, s’il ne s’était pas trouvé là comme un obstacle dans sa vie, Mary aurait pu faire un mariage excellent sous tous les rapports. Il était fâché aussi d’avoir été ce qu’il appelait un assez stupide benêt pour demander l’intervention de M. Farebrother. Mais il était dans la nature de Fred comme dans celle de tout amoureux de se préoccuper des sentiments de Mary plus que de tout le reste. En dépit de sa confiance dans la générosité de M. Farebrother, en dépit du langage de Mary, Fred ne pouvait s’empêcher de sentir qu’il avait un rival ; c’était une impression nouvelle, et il ne l’acceptait pas, il n’était pas le moins du monde disposé à renoncer à Mary, fût-ce pour son avantage à elle, mais au contraire disposé pour l’obtenir à lutter avec n’importe quel homme. Mais une lutte avec M. Farebrother ne pouvait s’entendre qu’au sens métaphorique, beaucoup moins favorable à Fred qu’une lutte du genre musculaire. Cette épreuve était pour lui une leçon de mortification presque aussi dure que son désappointement à propos du testament de son oncle. Le fer n’était pas plutôt entré dans son cœur qu’il sentait déjà quel en serait le côté tranchant. Fred n’eut pas un instant l’idée que mistress Garth pût se tromper pour M. Farebrother, mais il soupçonna qu’elle pouvait bien se tromper pour Mary. Mary, ces derniers temps, avait habité le presbytère, et sa mère savait sans doute assez mal ce qui s’était passé dans son cœur.

Il ne se trouva pas plus tranquillisé quand il la vit gaiement assise dans le salon de Lowick avec les trois dames. Elles étaient engagées dans une conversation fort animée qu’on interrompit à son entrée. Mary copiait de sa bonne et fine écriture des étiquettes pour une quantité de petits tiroirs. Le vicaire était au village, les trois dames ignoraient absolument les liens particuliers qui unissaient Fred et Mary ; il n’était donc guère probable qu’aucune d’elles leur proposât d’aller faire ensemble un tour de jardin, et Fred prévit tout de suite qu’il serait obligé de s’en aller sans avoir dit un mot à Mary en particulier. Il commença par lui annoncer l’arrivée de Christy, puis il lui parla de son engagement, à lui, avec son père, et il fut un peu réconforté de voir que ces nouvelles l’intéressaient vivement.

— J’en suis si heureuse, répondit-elle aussitôt.

Puis elle se pencha sur son papier afin d’empêcher que personne remarquât l’expression de sa physionomie. Mais c’était là un sujet que mistress Farebrother ne pouvait laisser passer.

— Vous ne voulez pas dire, ma chère miss Garth, que vous êtes heureuse de voir un jeune homme renoncer à l’Église après avoir été élevé dans cette vue. Vous voulez dire seulement que, puisque les choses en sont là, vous êtes heureuse de le voir sous la direction d’un excellent homme comme votre père.

— Non, en vérité, mistress Farebrother, je suis, je le crois, heureuse de ces deux choses, dit Mary se débarrassant adroitement d’une larme obstinée. J’ai l’esprit terriblement laïque, je n’ai jamais aimé un seul clergyman, excepté le vicaire de Wakefield et M. Farebrother.

— Et pourquoi donc ? ma chère, dit mistress Farebrother appuyant sur ses genoux ses longues aiguilles à tricoter et regardant Mary. Vous avez toujours une bonne raison dans les opinions que vous vous formez, mais ceci m’étonne. Je mets hors de cause, naturellement, les pasteurs qui prêchent la nouvelle doctrine. Mais pourquoi n’aimeriez-vous pas les clergymen ?

— Oh ! mon Dieu ! dit Mary, sa figure prenant une expression joyeuse tandis qu’elle semblait se consulter un instant : je n’aime pas leurs cravates.

— Mais alors vous n’aimez pas celles de Camden ? demanda miss Winifred avec quelque inquiétude.

— Si vraiment, dit Mary. Je n’aime pas les cravates des autres clergymen, parce que ce sont eux qui les portent.

— Voilà qui est bien compliqué, dit miss Noble, sentant que sur ce point sa propre intelligence était sans doute insuffisante.

— Ma chère, vous plaisantez. Vous devez avoir de meilleures raisons que celle-là, pour déprécier une classe d’hommes aussi respectables, dit mistress Farebrother avec majesté.

— Miss Garth a des idées tellement strictes sur ce que chacun devrait être, qu’il est difficile de la satisfaire, observa Fred.

— Eh bien, je suis heureuse qu’elle fasse une exception en faveur de mon fils, dit la vieille dame.

Mary s’étonna du ton piqué de Fred lorsque M. Farebrother entra et qu’on lui fit part de son récent engagement avec M. Garth. Quand il eut tout entendu, il dit avec une satisfaction calme : « Voilà qui est bien ! » puis se pencha pour voir les étiquettes de Mary et louer son écriture. Fred devenait horriblement jaloux. Il était certainement heureux que M. Farebrother fût un homme si estimable, mais il eut préféré le voir laid et gros comme le sont quelquefois les hommes de quarante ans. La fin de tout cela était bien claire, puisque Mary mettait ouvertement M. Farebrother au-dessus de n’importe qui, et que les trois dames encourageaient évidemment l’affaire. Il était certain qu’il n’aurait pas la chance de causer en tête à tête avec Mary lorsque le vicaire reprit :

— Fred, aidez-moi à reporter ces tiroirs. Vous n’avez pas encore vu le joli arrangement de mon nouveau cabinet. Venez aussi, voulez-vous, miss Garth ? Je veux vous faire voir une araignée monstre que j’ai trouvée ce matin.

Mary devina tout de suite l’intention du vicaire. Depuis la mémorable soirée de leur conversation, il ne s’était jamais départi envers elle de sa paternelle bonté, et l’étonnement et le doute qui avaient un moment traversé l’esprit de la jeune fille s’étaient tout à fait endormis. Mary était habituée à juger froidement tout ce qui paraissait probable et, quand une idée flattait sa vanité, sa réflexion l’avertissait aussitôt de la repousser comme ridicule, ayant appris de bonne heure à renoncer à ce genre d’espérances. Ce fut comme elle l’avait prévu.

Après avoir fait admirer à Fred l’aménagement du cabinet et à Mary son araignée, M. Farebrother leur dit :

— Attendez un moment. Je vais chercher une gravure que Fred, avec sa haute taille, pourra accrocher mieux que moi. Je serai bientôt revenu.

Puis il sortit.

Cependant, le premier mot que Fred dit à Mary fut :

— À quoi bon tout ce que je pourrais faire maintenant, Mary ? Vous finirez par épouser M. Farebrother, cela est certain.

Il y avait un peu de colère dans sa voix.

— Que voulez-vous dire, Fred ? s’écria Mary avec indignation, rougissant vivement et trop stupéfaite pour retrouver sa promptitude ordinaire à la réplique.

— Il est impossible que vous ne le voyiez pas clairement, vous qui voyez tout.

— Je vois seulement que vous agissez très mal, Fred, en parlant ainsi de M. Farebrother après qu’il a plaidé votre cause de toutes les manières. Comment avez-vous pu concevoir une pareille idée ?

Fred, en dépit de son irritation, ne manquait pas de sagacité. Si Mary avait été réellement sans soupçons, il valait mieux ne pas lui répéter ce qu’avait dit sa mère.

— Mais cette idée découle du reste comme une chose qui va sans dire. Du moment que vous voyez continuellement un homme qui me bat sur tous les points et que vous mettez au-dessus de tous les autres, avouez que je n’ai guère de chances.

— Vous êtes un ingrat, Fred, répliqua Mary. Je souhaiterais n’avoir jamais dit à M. Farebrother que je tenais à vous le moins du monde.

— Non, je ne suis pas un ingrat. Je serais l’homme le plus heureux du monde s’il n’y avait cela. J’ai tout dit à votre père et il a été très bon pour moi ; il m’a traité comme si j’étais son fils. Je pourrais me mettre au travail avec une ferme volonté pour l’écriture et tout le reste, si ce n’était cela !

— Cela ! Mais quoi ? demanda Mary, s’imaginant à la fin qu’il avait dû y avoir quelque chose de particulier de dit ou de fait.

— Cette terrible certitude que je serai roulé par M. Farebrother.

La colère de Mary se calma sous son envie de rire.

— Fred, dit-elle en tournant ses regards de côté pour rencontrer ceux du jeune homme qui restaient détournés d’elle avec bouderie, vous êtes trop délicieusement ridicule. Si vous n’étiez pas un si charmant nigaud, quelle tentation ce serait de jouer à la méchante coquette et de vous laisser croire qu’un autre que vous m’a fait la cour.

— Est-ce réellement moi que vous préférez, Mary ? dit Fred, tournant sur elle des yeux pleine d’affection et tâchant de lui prendre la main.

— Je ne vous aime pas du tout en ce moment, répliqua Mary en reculant et mettant ses mains derrière son dos. J’ai dit seulement que nul mortel ne ma jamais fait la cour, excepté vous. Et ce n’est pas un signe qu’un homme très sage me la fasse jamais, conclut-elle gaiement.

— Je voudrais être assuré que vous ne puissiez absolument jamais penser à lui.

— Ne vous hasardez plus jamais à me parler de cela, Fred, dit Mary redevenant sérieuse. Je ne sais pas si c’est stupidité ou petitesse de votre part de ne pas comprendre que M. Farebrother nous a laissés ensemble afin que nous puissions nous parler librement. Je suis déconcertée de vous voir si aveugle à cette délicate attention.

Ils n’eurent pas le temps d’en dire davantage, M. Farebrother revint avec la gravure ; et Fred dut rentrer au salon emportant encore une crainte jalouse au cœur, mais aussi quelques arguments consolateurs en songeant aux paroles et aux manières de Mary. Le résultat de leur conversation fut à tout prendre plus pénible pour elle : son attention avait pris inévitablement un nouveau cours, et elle voyait la possibilité de nouvelles interprétations. Dans la situation où elle se trouvait, il lui semblait qu’elle faisait tort à M. Farebrother, ce qui, vis-à-vis d’un très galant homme, est toujours dangereux pour la fermeté d’une femme reconnaissante. Ce lui fut un soulagement d’avoir une raison de retourner chez elle le lendemain, car Mary avait sérieusement le désir de sentir sans aucun trouble que c’était toujours Fred qu’elle préférait. Lorsqu’une tendre affection s’est enracinée en nous durant des années, l’idée que nous en pourrions accepter une autre à la place semble amoindrir pour nous la valeur de la vie. À nous d’établir une garde autour de nos affections et de notre fidélité ; comme nous le faisons pour d’autres trésors.

— Fred a perdu toutes ses espérances, il faut qu’il conserve celle-là, pensa Mary tandis qu’un sourire rapprochait ses lèvres.

Il était impossible d’empêcher absolument certaines visions fugitives d’une autre nature, des dignités nouvelles, et un mérite d’homme reconnu, dont elle avait souvent senti l’absence en Fred. Mais ces choses-là sans Fred, Fred abandonné, ayant l’air triste à cause d’elle, ne pourraient jamais tenter sa pensée réfléchie.


CHAPITRE V


À l’époque où M. Vincy exprimait ses tristes pressentiments sur l’avenir de Rosemonde, elle n’aurait jamais pu croire elle-même qu’elle en viendrait un jour à un appel de ce genre. Jusque-là elle avait mené, sans se préoccuper des dépenses ni des ressources de son ménage, une vie dispendieuse et mouvementée. Son enfant né avant terme n’ayant point vécu, la jolie layette brodée avait été momentanément mise de côté. Ce fâcheux événement était survenu à la suite d’une promenade à cheval qu’elle avait persisté à faire, malgré la défense expresse de son mari.

Ce qui excitait particulièrement en elle le goût du cheval, c’était la présence du capitaine Lydgate, troisième fils du baronnet, que détestait, je suis fâché de le dire, notre Tertius de même nom, comme un fat et un imbécile, avec ses cheveux séparés depuis le front jusqu’à la nuque et ce verbiage de l’ignorance sûre d’elle-même qui sait toujours tout. Lydgate se maudissait de s’être attiré cette visite en consentant à aller voir son oncle pendant leur voyage de noces, et il se rendit même assez désagréable à Rosemonde en lui en faisant la confidence intime ; car pour Rosemonde cette visite était une cause de joie sans précédent, quoiqu’elle sût gracieusement le dissimuler. Elle était si profondément pénétrée du fait de recevoir chez elle un cousin fils de baronnet, qu’elle s’imaginait que tout le monde devait en juger comme elle, et quand elle présentait le capitaine Lydgate à ses convives, elle éprouvait le sentiment confortable que sa qualité et son rang les pénétraient comme un parfum. Cette satisfaction suffisait pour le moment à atténuer certains mécomptes dans les conditions de son mariage avec un médecin, quelle que fût la bonne naissance de ce médecin. Il lui semblait maintenant que ce mariage la faisait planer d’une manière visible et non plus seulement idéale au-dessus du niveau de Middlemarch ; l’avenir, à travers un échange de lettres et de visites avec Quallingham, lui apparaissait tout brillant et rempli de vagues espérances d’avancement pour Tertius. De plus, et sans doute à la demande du capitaine, sa sœur mariée, mistress Mengan, en revenant de Londres, s’était arrêtée à Middlemarch avec sa femme de chambre et y avait passé deux jours.

Quant au capitaine Lydgate en personne, son front bas, son nez aquilin, un peu de travers, et sa prononciation embarrassée n’eussent pas été de brillants avantages pour un jeune gentilhomme, s’il n’avait présenté d’ailleurs par sa tenue militaire et sa moustache le suprême avantage « du genre », dont raffolent certaines têtes blondes comparables à des fleurs. Rosemonde jouissait de l’admiration qu’elle excitait chez ce fin connaisseur en matière de charmes féminins. Il trouvait agréable de passer plusieurs heures de la journée à lui faire sa cour. Cette visite était pour lui une petite aventure tout à fait divertissante, d’autant plus peut-être qu’il soupçonnait son étrange cousin Tertius de faire des vœux pour son départ. Tertius, qui (pour parler en hyperboles) serait plutôt mort que de manquer à la parfaite hospitalité, réprimait son antipathie et se contentait le plus souvent de ne pas entendre ce que disait le galant officier, laissant à Rosemonde le soin de lui répondre. Lydgate, n’étant pas le moins du monde un mari jaloux, aimait mieux laisser un jeune gentilhomme à cervelle d’oiseau seul avec sa femme que de lui tenir compagnie.

— Je voudrais, Tertius, vous voir causer davantage avec le capitaine, à diner, dit Rosemonde un soir que cet hôte important était allé voir des camarades, officiers en garnison à Loamford. Vous avez vraiment l’air si distrait, quelquefois. On dirait que vous cherchez à voir à travers sa tête quelque chose qui serait derrière, au lieu de le regarder lui-même.

— Ma chère Rosy, vous n’exigez pas, j’espère, que je parle beaucoup à un âne aussi infatué que celui-là, répondit Lydgate vivement. S’il lui arrivait de se casser la tête, je pourrais peut-être alors l’examiner avec intérêt, mais jusque-là point.

— Je ne puis concevoir pourquoi vous parlez de votre cousin avec tant de mépris.

— Demandez à Ladislaw s’il ne considère pas votre capitaine comme l’être le plus assommant qu’il ait jamais rencontré. Ladislaw a presque abandonné notre maison depuis son arrivée.

Rosemonde s’imaginait savoir parfaitement pourquoi M. Ladislaw n’aimait pas le capitaine : il était jaloux et elle était satisfaite de le voir jaloux.

— Il est bien difficile de dire ce qui plaît à des excentriques, répondit-elle. Mais, à mon avis, le capitaine Lydgate est un parfait gentleman, et il me semble que vous ne devriez pas, par respect pour sir Godwin, le traiter avec tant de légèreté.

— Non, chérie, mais nous avons donné des dîners en son honneur ; et il va et vient chez nous comme il lui plaît. Il n’a pas besoin de moi.

— Cependant, quand il est ici au salon, vous pourriez faire plus attention à lui, il peut ne pas être un phénix d’intelligence à votre point de vue, sa profession est différente, mais il n’en vaudrait que mieux pour vous de causer un peu de ses sujets à lui. Je trouve, moi, sa conversation tout à fait agréable, et il n’est rien moins qu’un homme sans principes.

— Le fait est que vous me voudriez un peu plus semblable à lui, Rosy, dit Lydgate avec une sorte de murmure résigné et un sourire qui n’était pas absolument tendre et certainement pas joyeux.

Rosemonde garda le silence et ne lui sourit pas en retour ; mais les courbes délicieuses de son visage n’avaient pas besoin de sourire pour montrer suffisamment de grâce.

Ces paroles de Lydgate étaient comme une triste pierre de touche, marquant combien il avait déjà fait de chemin depuis le pays des rêves, où Rosemonde Vincy lui apparaissait comme le type accompli de la femme qui révérerait l’intelligence de son mari à la façon d’une ravissante sirène, ne peignant ses cheveux devant son miroir et ne chantant sa chanson, que pour le seul délassement de sa science adorée.

On pourrait croire que Rosemonde aussi avait fait du chemin, depuis le temps où elle trouvait si parfaitement ennuyeuse la conversation de M. Ned Plymdale ; mais pour la plupart des hommes, il existe une stupidité qui n’est pas supportable, et une autre stupidité tout à fait acceptable, (sans cela, que deviendraient en vérité les liens sociaux ?) La stupidité du capitaine Lydgate s’accompagnait de parfums délicats, s’exerçait avec un certain « genre, » s’exprimait dans un joli langage et était étroitement apparentée avec sir Godwin. Rosemonde le trouvait tout à fait agréable et retint plusieurs de ses locutions.

Rosemonde, nous le savons, aimait beaucoup l’équitation, et elle fut naturellement très tentée de s’y remettre, quand le capitaine Lydgate, qui s’était fait suivre de deux chevaux, la supplia de monter à ses côtés le gris pommelé, dont il lui garantit la douceur, et l’habitude, lui dit-il, à être monté par des dames. Il l’avait d’ailleurs acheté pour sa sœur et le menait à Quallingham. La première fois, Rosemonde sortit sans le dire à son mari et rentra avant son retour. Mais cette promenade à cheval fut un tel succès et elle assura qu’elle s’en trouvait tellement mieux, qu’elle en informa Lydgate, certaine d’obtenir son consentement pour recommencer.

Lydgate, au contraire, se montra plus que mécontent et absolument confondu qu’elle se fût risquée sur un cheval étranger, sans consulter ses désirs à lui. Après les premières et presque tonnantes exclamations qui avertirent suffisamment Rosemonde de ce qui allait suivre, il demeura silencieux pendant quelques instants.

— Du moins, vous êtes rentrée saine et sauve, dit-il enfin d’un ton décisif. Vous ne recommencerez plus, Rosy, cela va sans dire. Quand ce serait le cheval le plus doux et le plus tranquille, il y aurait toujours la chance d’un accident. Et c’est pour cela, vous le savez très bien, que je ne voulais plus vous voir monter le cheval rouan.

— Mais il y a aussi des chances d’accident dans la maison. Tertius.

— Ma chérie, ne dites pas de sottises, reprit Lydgate d’une voix suppliante. C’est évidemment à moi de juger pour vous. Il me semble que cela suffit, si je vous dis de ne plus le faire.

Rosemonde était en train d’arranger ses cheveux pour le dîner, et l’image de sa jolie tête dans la glace ne révéla nul changement dans sa grâce séduisante, si ce n’est un petit mouvement imprimé de côté à son long cou. Lydgate, qui s’était promené de long en large, les mains dans les poches, s’arrêta alors auprès d’elle, comme s’il attendait quelque promesse de sa part.

— Voulez-vous bien m’attacher mes cheveux, mon ami ? dit Rosemonde, laissant tomber ses bras avec un petit soupir qui devait rendre un mari honteux de rester là debout comme une brute.

Lydgate de ses longs doigts finement modelés avait déjà souvent attaché ces tresses blondes.

Il en releva adroitement les douces ondulations et les assujettit par un grand peigne ; et comment alors ne pas embrasser la nuque exquise qui se montrait à lui dans ses courbes délicates ? Mais tout en faisant ce que nous avons fait maintes fois, ce n’est pas toujours la même chose. Lydgate était encore fâché et il n’en avait pas oublié la cause.

— Je dirai au capitaine que c’était une idée malheureuse de vous offrir son cheval, fit-il en s’éloignant.

— Je vous prie de n’en rien faire, Tertius, dit Rosemonde en le regardant et en accentuant ses paroles un peu plus que d’habitude. Ce serait me traiter comme un enfant. Promettez-moi que vous vous en rapportez à moi pour cela.

Il y avait quelque chose de plausible dans son observation. Lydgate répondit « Très bien ! » avec une obéissance chagrine, et la discussion se termina ainsi, lui ayant promis à Rosemonde, et elle, ne lui ayant rien promis.

Le fait est qu’elle avait résolu de ne pas promettre. Rosemonde avait cette obstination sûre de vaincre qui ne dépense pas son énergie en résistance violente. Ce qu’elle aimait à faire était pour elle la chose importante, et toute son habileté tendait à se procurer les moyens de l’accomplir. Elle voulait sortir encore une fois sur le gris pommelé, et elle profita de la première absence de son mari, désirant qu’il ne l’apprît que lorsqu’il serait trop tard pour le lui interdire. La tentation était grande, certainement. Elle aimait beaucoup le cheval, et le plaisir de monter une jolie bête avec le capitaine Lydgate, fils de sir Godwin à ses côtés, sur un autre joli cheval, et de rencontrer ainsi toute autre personne que son mari, était quelque chose de presque aussi délicieux que les rêves qui avaient précédé son mariage ; c’était encore resserrer leurs liens avec la famille de Quallingham, ce qui était bon à faire.

Mais le doux gris pommelé, qui n’était pas préparé au craquement d’un arbre qu’on abattait sur la lisière du bois de Halsell, prit peur et causa une plus grande peur encore à Rosemonde, ce qui amena, en fin de compte, la perte de l’enfant. Lydgate ne put lui témoigner sa colère, mais il se montra bourru pour le capitaine, dont la visite s’en trouva naturellement abrégée.

Dans toutes les conversations qu’ils eurent ensuite sur ce sujet, Rosemonde se montra toujours et avec douceur bien convaincue que la promenade à cheval n’y était pour rien, et que, si elle était restée à la maison, les mêmes symptômes seraient survenus et auraient amené le même accident, car elle avait déjà, disait-elle, éprouvé auparavant quelque chose qui y ressemblait.

Lydgate ne put que dire : « Pauvre, pauvre chérie ! » Mais il s’étonna secrètement de la ténacité terrible de cette douce créature. Le sentiment, dont il s’étonnait, de son impuissance sur Rosemonde se faisait jour peu à peu dans son cœur. Sa science supérieure et sa force intellectuelle, au lieu d’être, comme il l’avait imaginé, un reliquaire consulté dans toutes les occasions, étaient tout simplement mises de côté sur toutes les questions pratiques. Il avait cru voir en Rosemonde cette docilité d’intelligence qui convient à la femme. Il commençait à s’apercevoir maintenant que cette intelligence était, de même que la forme dans laquelle elle était enfermée comme dans un réseau, une personnalité indépendante. On ne pouvait être plus prompt que ne l’était Rosemonde à discerner les causes et les effets de tout ce qui se rapportait à ses goûts, à ses intérêts à elle. Elle avait reconnu clairement la supériorité de Lydgate sur la société de Middlemarch, et elle pouvait continuer à se représenter en imagination des perspectives plus agréables encore, alors que son talent l’aurait poussé dans le monde, mais pour elle l’ambition scientifique et professionnelle de Lydgate n’avait pas plus de rapports avec ces résultats désirables que l’heureuse découverte d’une huile sentant mauvais. Et à part cette huile dont elle n’avait que faire, elle était naturellement plus confiante dans sa propre opinion que dans celle de son mari. Lydgate était surpris et troublé que l’affection ne la fît pas céder, pas plus dans une circonstance sérieuse comme celle de la promenade à cheval, qu’à propos de beaucoup de choses insignifiantes. Il ne doutait pas de l’existence de l’affection et il ne pensait pas avoir jamais rien fait qui pût l’éloigner. Pour sa part, il se disait à lui-même qu’il l’aimait aussi tendrement que jamais et qu’il pouvait bien prendre son parti de ses imperfections. Mais, hélas ! Lydgate avait de grands soucis et il voyait entrer dans sa vie des éléments nouveaux, aussi funestes pour lui que le contact d’une eau fangeuse pour une créature habituée à respirer, à se baigner et à poursuivre sa proie brillante dans les ondes les plus pures.

Rosemonde se retrouva bientôt assise à sa table à ouvrage, plus ravissante que jamais, faisant des promenades dans le phaéton de son père et songeant qu’elle ne tarderait pas à être invitée à Quallingham. Elle savait qu’elle serait dans le salon du baronnet un ornement beaucoup plus charmant qu’aucune autre fille de la maison, et en réfléchissant que les hommes s’en apercevraient aussi, elle ne considérait peut-être pas assez que les dames pourraient désirer moins vivement de se voir éclipsées.

Lydgate, n’étant plus inquiet de sa femme, retomba dans ce qu’elle appelait son humeur mélancolique. Elle entendait par là sa préoccupation inquiète à propos de choses tout à fait en dehors d’elle, et aussi cette expression soucieuse du front, et ce dégoût de toutes les choses ordinaires de la vie, comme si elles étaient mêlées d’herbes amères, qui étaient vraiment comme un baromètre indiquant les contrariétés et les pressentiments de Lydgate. Cet état d’esprit avait une cause entre autres qu’il avait généreusement, mais à tort, évité de confier à Rosemonde de peur de nuire à sa santé et à son humeur. Le fait est qu’entre elle et lui existait une ignorance totale de leurs directions d’esprit réciproques, ce qui n’est que trop évidemment possible entre deux êtres pensant continuellement l’un à l’autre. À Lydgate, il semblait qu’il avait passé des mois et des mois à sacrifier plus de la moitié du meilleur de ses efforts et de son énergie à sa tendresse pour Rosemonde, supportant sans impatience ses petites prétentions et le dérangement qu’elle lui occasionnait souvent. Enfin, et par-dessus tout, il en arrivait, sans trahir pour cela d’amertume, à considérer avec de moins en moins d’illusion la surface vide et sans reflet que l’esprit de Rosemonde présentait à son ardeur à lui pour les buts plus impersonnels de sa profession et pour ses travaux scientifiques. Mais à sa patience d’endurer se mêlait un certain mécontentement de soi-même qui, nous devons l’avouer pour être parfaitement sincère, entre pour une grande part dans notre amertume en face des chagrins de la vie, qu’il s’agisse de la femme ou du mari. Il reste toujours vrai que, si nous avions été plus forts, les circonstances auraient eu moins de prise sur nous. Lydgate sentait que ses concessions à Rosemonde n’étaient souvent pas autre chose que l’abattement d’une résolution qui faiblit, ou la paralysie insidieuse qui saisit parfois le plus noble enthousiasme. Et ce n’était pas le seul poids du chagrin qui pesait sur l’enthousiasme de Lydgate, c’était aussi la présence aiguë d’un de ces mesquins et humiliants soucis qui jettent ironiquement la flétrissure sur les efforts les plus élevés.

Il s’était abstenu jusqu’ici de se confier à Rosemonde, et il croyait, tout en s’en étonnant, qu’elle n’avait encore rien soupçonné, bien que certainement aucune difficulté ne fût moins mystérieuse que celle-là. C’était une conséquence claire comme le jour des dettes de Lydgate, et elle n’avait pas échappé à des observateurs indifférents. Il ne pouvait se débarrasser de cette pensée, que chaque jour il enfonçait plus profondément dans ce marais vers lequel les hommes sont attirés par une si ravissante surface de fleurs et de verdure.

Dix-huit mois auparavant Lydgate était pauvre, mais il n’avait jamais connu le besoin pressant de petites sommes et il regardait même avec un profond mépris ceux qui sacrifiaient de leur dignité pour s’en procurer. Il expérimentait maintenant quelque chose de pire qu’un simple déficit : il se voyait assailli par les vulgaires et odieuses épreuves d’un homme qui a acheté une quantité de choses dont il aurait pu se passer et qu’il lui est impossible de payer.

Il est facile de se rendre compte comment il en était arrivé là, sans beaucoup d’arithmétique ou de connaissance du prix des choses. Si un homme, en se mariant et en montant sa maison, s’aperçoit que son mobilier et les autres dépenses de fond dépassent de quatre cents à cinq cents livres le capital dont il dispose pour les payer, s’il se trouve en fin d’année que ses dépenses de ménages, chevaux, etc., se montent à un millier de livres, tandis que les produits de la clientèle, évalués d’après les vieux livres de compte, à huit cents livres par an, ont baissé comme un étang en été, et arrivent à peine à cinq cents, consistant principalement en comptes non réglés, la conclusion évidente, qu’il s’en soucie ou non, c’est qu’il est endetté. La vie était alors moins chère qu’elle ne l’est aujourd’hui, et la vie de province comparativement modeste. Mais un médecin dont la clientèle est récente, la table toujours abondamment servie, qui s’est cru obligé d’entretenir deux chevaux, qui paye une assurance sur la vie et un loyer élevé pour sa maison et son jardin, n’a pas de peine à arriver à un chiffre de dépenses double de ses recettes.

Rosemonde, habituée, depuis son enfance à un train de maison extravagant, pensait que la bonne direction d’un ménage consiste simplement à commander en toutes choses ce qu’il y a de meilleur, — rien d’autre « ne convenait ».

Lydgate pensait de même que, du moment qu’on faisait les choses, il fallait les bien faire : il ne voyait pas comment ils pourraient vivre autrement. Si on lui avait énuméré à l’avance chaque article de la dépense du ménage, il aurait sans doute fait la remarque que « cela ne pouvait guère se monter à un total élevé », et si quelqu’un lui avait insinué une économie à faire sur tel ou tel point particulier, il n’y aurait vu qu’une économie de bouts de chandelle. Rosemonde, même en dehors d’une belle occasion comme la visite du capitaine Lydgate, aimait à inviter et à recevoir, et Lydgate, tout en trouvant souvent ses hôtes ennuyeux, ne s’y opposait pas. Cette sociabilité semblait une des nécessités de leur situation, et il fallait que l’hospitalité de sa maison fût convenable.

Lydgate trouvait misérable qu’un homme pût s’occuper de l’effet produit par son costume : il se croyait indifférent à la manière dont il était vêtu ; mais il ne lui en paraissait pas moins tout simple de ne porter que des habits irréprochables. Il faut se rappeler que jusque-là il n’avait jamais connu le poids des dettes importunes, s’il allait à pied c’était par habitude et non par mesure d’économie. Mais le souci était venu.

Il fut d’autant plus irritant qu’il était nouveau. Lydgate était troublé, dégoûté, de voir que des conditions de vie si étrangères à tous ses projets, si odieusement éloignées des seuls objets dont il eût le désir de s’occuper, s’étaient trouvées derrière lui en embuscade et l’avaient saisi alors qu’il s’y attendait le moins. Et ce n’était pas seulement la dette actuelle, c’était la certitude que dans sa situation présente il ne pouvait que la grossir. Deux fournisseurs de Brassing, dont les notes avaient été présentées avant son mariage, et que des dépenses courantes non prévues l’avaient empêché de payer depuis, lui avaient envoyé à plusieurs reprises des lettres désagréables qui s’étaient imposées à son attention. Nul caractère n’était mieux fait que celui de Lydgate pour trouver ces choses amères, avec son excessif orgueil, son horreur de demander une grâce et d’avoir d’obligation à personne. Il avait toujours dédaigné de faire entrer dans ses conjectures les intentions de M. Vincy en matière d’argent ; la dernière extrémité seule aurait pu le déterminer à s’adresser à son beau-père, alors même qu’il n’aurait pas su, par certaines allusions indirectes, que les affaires de ce dernier n’étaient guère florissantes et que toute demande de ce côté serait mal reçue. Il y a des hommes qui comptent facilement sur la bonne volonté de leurs amis. Lydgate n’avait jamais supposé, dans la première partie de sa vie, qu’il se trouverait un jour dans le cas de le faire ; jamais il n’avait songé à ce qu’il pourrait lui en coûter d’emprunter ; mais aujourd’hui que cette idée lui était entrée dans l’esprit, il sentait qu’il subirait plutôt n’importe quelle misère. En attendant, il n’avait ni argent ni perspective d’argent, et sa clientèle ne devenait pas plus lucrative.

Il n’était pas étonnant que Lydgate eût soigneusement dissimulé pendant ces derniers mois le trouble intérieur qui l’agitait. Mais Rosemonde étant revenue à la santé, il songea à la mettre dans la confidence de ses peines. Un examen plus attentif des notes des marchands l’avait amené à des réflexions d’un genre nouveau. Il commençait à considérer à un autre point de vue ce qui dans les achats était nécessaire et ce qui ne l’était pas, et à voir qu’il fallait introduire quelques changements dans leurs habitudes. Mais comment opérer un tel changement sans le concours de Rosemonde ? L’occasion de lui révéler ce fait désagréable s’imposa d’elle-même à Lydgate.

Sans argent, et après avoir secrètement demandé conseil sur la garantie que pouvait fournir un homme dans sa situation, Lydgate offrit la seule garantie en son pouvoir au moins pressant de ses créanciers, orfèvre et bijoutier, qui consentit à se charger également du compte du tapissier, en se contentant du payement des intérêts jusqu’à un terme donné. Un billet de vente sur le mobilier de sa maison était une garantie suffisante pour faire patienter un créancier accommodant, en face d’une dette se montant à moins de quatre cents livres ; M. Dover l’orfèvre était même prêt à la réduire encore, en reprenant une partie de la vaisselle plate et tout autre article qui serait encore comme neuf. « Tout autre article » était une manière délicate de désigner les bijoux, et plus particulièrement certaines améthystes pourpres, d’une valeur de trente livres, que Lydgate avait achetées comme cadeau de noces.

On peut se demander si Lydgate fut sage de faire un tel présent. Quelques-uns trouveront que c’était une gracieuse attention, qu’on pouvait attendre d’un homme comme lui, et qu’il fallait s’en prendre de toutes ces conséquences désagréables à l’étroitesse de la vie de province à cette époque, si peu favorable aux hommes de science dont la fortune n’était pas proportionnée aux goûts et aux habitudes, et aussi à ce parti pris ridicule de Lydgate de ne pas vouloir demander d’argent à ses amis.

La question ne lui avait paru cependant d’aucune importance, par la belle matinée où il était allé donner ses derniers ordres pour la vaisselle plate en présence d’autres bijoux prodigieusement coûteux, et en addition à des commandes dont il n’avait pas exactement calculé le montant ; trente livres pour une parure qui siérait si merveilleusement au cou et aux bras de Rosemonde, ne pouvaient guère sembler exagérées, surtout puisqu’il n’y avait pas là d’argent comptant dont elles dépassassent le total. Mais durant la crise qu’il traversait, l’imagination de Lydgate en revenait à la possibilité de faire reprendre aux améthystes leur place dans le magasin de M. Dover ; il reculait toutefois devant l’idée de le proposer à Rosemonde.

Le soir était venu quand il rentra chez lui. Il était profondément malheureux, cet homme de vingt-neuf ans si richement doué de toute manière par la nature. Il ne se disait pas avec colère qu’il avait commis une immense erreur, mais l’erreur travaillait en lui comme un mal chronique reconnu, mêlant à tout projet ses importunités gênantes et troublant chacune de ses pensées. En traversant le corridor pour gagner le salon, il entendit des chants au piano. Ladislaw était là sans doute. Il y avait quelques semaines que Will avait pris congé de Dorothée, et cependant il était encore là, à son ancien poste de Middlemarch. Lydgate, en général, n’avait pas d’objections aux visites de Ladislaw, mais en ce moment il fut ennuyé de ne pas trouver son foyer libre. Lorsqu’il ouvrit la porte, les deux chanteurs continuèrent leur roulade, levant les yeux et le regardant simplement, sans considérer son entrée comme une raison de s’interrompre. Pour un homme écorché par son harnais comme l’était le pauvre Lydgate, ce n’est pas un adoucissant de se voir reçu par deux personnes en roucoulant tandis qu’il entre avec le sentiment que sa pénible journée lui réserve encore d’autres peines. Sa figure, déjà plus pâle que de coutume, prit un aspect sombre tandis qu’il traversait la chambre et se jetait dans un fauteuil. Will et Rosemonde ayant achevé tout naturellement les trois mesures qu’il leur restait à chanter, se retournèrent alors.

— Comment allez-vous, Lydgate ? dit Will, s’avançant pour lui serrer la main.

Lydgate prit la main qu’il lui tendait, mais ne répondit pas.

— Avez-vous dîné, Tertius ? Je vous attendais beaucoup plus tôt, dit Rosemonde qui avait déjà vu que son mari était d’une humeur atroce.

Et tout en parlant elle s’assit à sa place ordinaire.

— J’ai dîné, je prendrai un peu de thé, s’il vous plaît, répondit Lydgate sèchement, l’air toujours sombre et regardant obstinément ses jambes étendues.

Will n’avait pas besoin d’en entendre davantage.

— Je m’en vais, dit-il en saisissant son chapeau.

— On va apporter le thé, dit Rosemonde. Restez donc, je vous en prie.

— Non, Lydgate est fatigué, dit Will qui comprenait mieux Lydgate que ne faisait Rosemonde et ne s’offensait pas de ses manières froides, devinant facilement des causes extérieures à sa préoccupation.

— C’est une raison de plus pour ne pas vous en aller, insista Rosemonde de son ton le plus léger. Il ne parlera pas de toute la soirée.

— Si, Rosemonde, je parlerai, dit Lydgate de sa voix forte et profonde. J’ai à vous parler sérieusement.

Ce n’était pas du tout l’entrée en matière sur laquelle Lydgate avait compté mais les manières indifférentes de Rosemonde l’avaient poussé à bout.

— Là ! Vous voyez, dit Will. Je vais à cette réunion de la Société de mécanique. Adieu.

Et il se hâta de sortir.

Rosemonde, sans regarder son mari, se leva et vint prendre sa place devant le plateau à thé. Elle songeait qu’elle ne l’avait jamais vu si désagréable. Lydgate tourna vers elle ses yeux noirs et l’observa, tandis qu’elle maniait délicatement les tasses de ses doigts effilés, regardant les objets qui étaient immédiatement devant elle, sans qu’une ligne de son visage s’altérât, mais protestant par une ineffable expression de physionomie contre tous les gens aux manières désagréables. Pour un moment, Lydgate oublia le mal aigu de sa blessure dans une soudaine contemplation de cette nouvelle forme d’impassibilité féminine, se révélant à lui dans cette enveloppe de sylphe qu’il avait jadis interprétée comme le signe d’une prompte et intelligente sensibilité. Se reportant dans le passé au souvenir de Laure, pendant qu’il regardait Rosemonde, il se dit : « Et elle, me tuerait-elle parce que je l’ai contrariée ? C’est bien ainsi avec toutes les femmes. »

Mais à ce pouvoir de généraliser, qui donne aux hommes tant de supériorité en matière d’erreurs sur les animaux muets, vint aussitôt s’opposer le souvenir de l’impression extraordinaire que Lydgate avait conservée de la conduite d’une autre femme, des regards et des accents d’émotion de Dorothée, quand Lydgate avait commencé à donner des soins à son mari ; son cri passionné de savoir ce qui serait le plus doux à l’homme pour l’amour duquel elle semblait avoir étouffé en elle toute impulsion de son cœur autre que des élans de fidélité et de compassion. Ces impressions ravivées passèrent rapides et flottantes dans l’esprit de Lydgate tandis que Rosemonde préparait le thé. Il avait fermé les yeux pendant cet instant de rêverie, croyant encore entendre Dorothée lui dire : « Conseillez-moi, pensez à ce que je puis faire. Il a travaillé toute sa vie en vue de cet unique but, il ne se soucie pas d’autre chose, et moi je n’ai non plus souci d’autre chose. »

Cette voix d’une femme à l’âme profonde était entrée dans son cœur comme les conceptions de flamme du génie disparu et consacré, et elle y régnait aussi souverainement. (N’y a-t-il pas en effet un génie des nobles sentiments qui règne sur l’esprit humain et sur ses conclusions ?) Les accents de cette voix étaient comme une musique dont il fut arraché ainsi que de l’assoupissement où il venait de tomber, par la voix claire de Rosemonde, lui disant de son accent impassible :

— Voilà votre thé, Tertius !

Elle le posa sur la petite table à côté de lui, puis retourna à sa place sans le regarder. Lydgate était trop prompt à l’accuser d’insensibilité ; elle était assez sensible, à sa manière et capable de recevoir des impressions durables, Son impression du moment était toute d’offense et de répulsion.

Quoi qu’il en fût, Rosemonde ne prenait jamais un air renfrogné et n’élevait jamais la voix : elle était bien sûre que personne ne pourrait la trouver en faute.

Peut-être Lydgate et elle ne s’étaient-ils encore jamais sentis aussi loin l’un de l’autre ? Mais il avait de fortes raisons de ne pas différer la révélation qu’avait annoncée déjà sa brusque sortie de tout à l’heure ; en réalité, il se mêlait encore à son chagrin, en pensant au chagrin qu’il allait causer à Rosemonde, un peu de ce même désir qui l’avait poussé à parler prématurément, ce désir irrité d’éveiller en elle plus d’émotion pour ce qui le touchait. Mais il attendit de voir le plateau enlevé, les bougies allumées et de pouvoir compter sur une soirée tranquille. Cet intervalle donna le temps de revenir à la tendresse froissée.

Il parla tendrement.

— Chère Rosy, posez votre ouvrage et venez vous asseoir près de moi, dit-il doucement, éloignant la table et étendant le bras pour approcher un fauteuil du sien.

Rosemonde obéit. Lorsqu’elle s’avança vers lui, drapée de pâle mousseline transparente, sa taille élancée aux contours arrondis n’avait jamais paru plus gracieuse ; comme elle s’asseyait près de lui et posait une main sur le bras de son fauteuil, le regardant enfin et rencontrant ses yeux, sa joue et ses lèvres finement dessinées n’avaient jamais été plus belles, de cette beauté pure et sans tache qui nous ravit dans le printemps, dans l’enfance, dans tout ce qui porte la douce fraîcheur de la jeunesse. Cette vue toucha Lydgate, et confondit les premiers instants de son amour pour elle avec tous tes souvenirs que cette crise de douleur profonde avait éveillés en lui. Il posa doucement sa longue main sur la sienne.

— Chère ! dit-il avec l’accent prolongé que l’affection donne à ce mot.

Rosemonde, elle aussi, était encore sous l’empire de ce même passé, et son mari était encore en partie le Lydgate dont le suffrage avait fait naître le ravissement dans son cœur. Elle éloigna d’une main légère les cheveux de Lydgate de son front, puis posa son autre main sur la sienne et sentit bien qu’elle lui pardonnait.

— Je suis forcé de vous faire de la peine en vous parlant, Rosy, mais il y a des choses sur lesquelles mari et femme doivent réfléchir ensemble. Vous vous êtes déjà aperçue, je pense, que j’étais à court d’argent.

Lydgate se tut ; Rosemonde tournant son long cou, regarda un vase sur la cheminée.

— Je ne pouvais payer immédiatement tout ce que nous avons dû acheter avant notre mariage, et depuis il y a eu bien des dépenses auxquelles j’ai dû faire face, et la conséquence c’est que nous avons une grosse dette à Brassing, trois cent quatre-vingts livres, qui me tourmente depuis longtemps déjà ; et, ce qui n’est que trop vrai, nous nous enfonçons plus profondément tous les jours, car, si d’autres ont besoin d’argent, les clients ne me payent pas plus vite. Je me suis efforcé de vous le cacher tant que vous n’étiez pas bien ; mais aujourd’hui il faut y réfléchir ensemble et je vous demande de m’aider.

— Que puis-je faire, Tertius ? dit Rosemonde, tournant de nouveau les yeux vers lui.

Cette petite phrase de quatre mots, comme tant d’autres dans toutes les langues, ne peut-elle pas, grâce à des inflexions de voix différentes, exprimer tous les états d’âme possibles, depuis l’abattement le plus absolu jusqu’à la compréhension la plus pratique et la plus ingénieuse à trouver des ressources ; depuis la sympathie la plus entière et la plus dévouée jusqu’à la plus complète indifférence !

L’accent absolument glacé de Rosemonde en prononçant ces mots : « Que puis-je faire ? » contenait toute l’indifférence du sentiment qui les dictait. Ils tombaient comme un frisson mortel sur la tendresse réveillée de Lydgate. Il n’éclata pas en indignation, il ressentait un trop triste serrement de cœur. Et quand il parla de nouveau, ce fut plutôt de l’air d’un homme qui se force à remplir un devoir.

— Il est nécessaire que vous le sachiez, parce que je suis obligé de donner une garantie pour quelque temps à l’un de mes créanciers. Il viendra quelqu’un, un de ces jours, pour faire l’inventaire de notre mobilier.

Rosemonde rougit vivement.

— N’avez-vous pas demandé à mon père de vous prêter de l’argent ?

— Non.

— Alors il faudra que je le lui demande, dit-elle, dégageant ses mains de celles de Lydgate, et se levant pour aller se mettre à une petite distance de lui.

— Non, Rosy. Il est trop tard pour cela. L’inventaire commencera demain. Rappelez-vous que c’est une simple garantie. Notre vie n’en sera pas changée, ce n’est qu’une mesure temporaire. J’insiste pour que votre père n’en sache rien, à moins que je ne préfère le lui dire, ajouta Lydgate avec une énergie plus péremptoire.

Ces paroles étaient dures, mais Rosemonde avait réveillé en Lydgate cette crainte désagréable de ce qu’elle était capable de faire dans la voie d’une douce et opiniâtre désobéissance. Cette dureté lui parut, à elle, impardonnable ; elle ne pleurait pas habituellement et n’aimait pas les pleurs, mais en ce moment son menton et ses lèvres commencèrent à trembler et les larmes lui vinrent aux yeux. Peut-être n’était-il pas possible à Lydgate, sous le double empire des difficultés matérielles et de sa fière résistance à des conséquences humiliantes, de se bien représenter ce qu’était cette soudaine épreuve pour une jeune créature qui n’avait jamais connu que la jouissance de la vie et rêvé que de nouvelles jouissances plus parfaitement appropriées à ses goûts. Mais il voulait l’épargner le plus possible, et ses larmes lui fendirent le cœur. Il ne put lui parler tout de suite. Rosemonde cependant ne pleurait plus ; elle essaya de vaincre son agitation et essuya ses larmes, regardant toujours la cheminée droit devant elle.

— Ne vous désolez pas ainsi, chérie, dit Lydgate levant les yeux sur elle. Tout lui semblait beaucoup plus pénible à dire depuis que Rosemonde s’était levée et éloignée de lui dans ce moment de peine, mais il fallait absolument continuer. Il faut nous résigner à ce qui est nécessaire. C’est moi qui ai eu tort. J’aurais dû voir qu’il m’était impossible de vivre sur ce pied. Mais bien des choses se sont tournées contre moi dans l’exercice de ma profession et ma clientèle est momentanément tombée bien bas. Je pourrai la reconquérir ; mais il faut jusque-là se plier à la nécessité, il faut changer notre manière de vivre. Nous résisterons à ce coup. Quand j’aurai donné ces garanties, j’aurai le temps de me retourner, et vous êtes si adroite que, si vous voulez bien vous ingénier, vous me donnerez des leçons de sagesse. Je n’ai été dans mes calculs qu’un misérable étourdi. Mais venez, chérie, asseyez-vous et pardonnez-moi.

Lydgate pliait le cou sous le joug comme une créature qui a des griffes mais qui a aussi de la raison, pour la rappeler à la douceur.

Après qu’il eut prononcé ces derniers mots d’une voix suppliante, Rosemonde revint s’asseoir auprès de lui. Voyant qu’il se blâmait ainsi lui-même, elle espéra qu’il se rangerait à son opinion et elle reprit :

— Eh bien, ne pouvez-vous pas différer cet inventaire et renvoyer ces hommes demain quand ils viendront ?

— Je ne les renverrai pas, dit Lydgate, reprenant son ton d’autorité. À quoi bon donner une explication qui ne servirait à rien ?

— Si nous quittions Middlemarch, il y aurait naturellement une vente du mobilier, et cela vaudrait autant.

— Mais nous ne quitterons pas Middlemarch.

— Je suis sûre, Tertius, que cela vaudrait beaucoup mieux. Pourquoi n’irions-nous pas à Londres, ou bien près de Durham où votre famille est connue ?

— Nous ne pouvons aller nulle part sans argent, Rosemonde.

— Vos amis ne voudraient pas vous voir sans argent. Et certainement, en faisant des représentations raisonnables à ces odieux fournisseurs, vous pourriez leur faire comprendre cela et les décider à attendre.

— Tout cela est oiseux, Rosemonde, reprit Lydgate avec colère. Vous devez apprendre à vous soumettre à mon jugement dans les questions que vous ne comprenez pas. J’ai fait les arrangements nécessaires et il faudra qu’ils soient exécutés. Quant à des amis, je n’ai rien à en attendre et je ne leur demanderai rien.

Rosemonde demeura immobile sans mot dire. Elle songeait seulement que, si elle avait pu prévoir la conduite de Lydgate, elle ne l’aurait jamais épousé.

— Nous n’avons pas de temps à perdre maintenant en paroles inutiles, chérie, dit Lydgate, s’efforçant de devenir plus doux. Il y a certains détails que je désire examiner avec vous. Dover m’a dit qu’il serait disposé à reprendre une bonne partie de la vaisselle plate et tous les bijoux que nous voudrons. Il se conduit vraiment très bien.

— Allons-nous nous passer de cuillers et de fourchettes, alors ? dit Rosemonde dont les lèvres semblaient s’amincir en même temps que ses paroles devenaient plus faibles.

Elle était résolue à ne pas faire de plus longue résistance ou de nouvelles insinuations.

— Oh ! non, chère ! dit Lydgate. Mais voyez un peu, continua-t-il en tirant un papier de sa poche et en le dépliant. Voici la note de Dover. Voyez, j’ai marqué un certain nombre d’articles, qui rendus au marchand réduiraient le total de trente livres et plus. Je n’ai pas marqué de bijoux.

Lydgate avait réellement trouvé très pénible la question des bijoux. Mais il avait fait céder le sentiment à la sévère raison. Il ne pouvait proposer à Rosemonde de rendre un présent qu’elle tenait de lui, mais il s’était dit qu’il était de son devoir de lui soumettre les offres de Dover, et qu’un mouvement spontané de sa part pourrait tout faciliter.

— Il est inutile que je voie cela, Tertius, dit Rosemonde avec calme. Vous rendrez ce qu’il vous plaira.

Elle ne daigna pas jeter les yeux sur le papier, et Lydgate, rougissant jusqu’à la racine des cheveux, le reprit et le laissa glisser sur ses genoux. En même temps, Rosemonde sortit tranquillement de la chambre, laissant son mari impuissant et confondu. Ne va-t-elle pas revenir ? Il lui semblait qu’elle ne s’était pas plus identifiée à lui que s’ils eussent été des créatures d’espèce différente et d’intérêts opposés. Il hocha la tête, et enfonça d’un brusque mouvement ses mains dans ses poches comme avec un sentiment de vengeance. La science lui restait, il y avait encore des objets dignes de son travail. Il ferait encore un effort d’autant plus énergique que d’autres joies s’en allaient.

Mais la porte se rouvrit et Rosemonde parut. Elle apportait l’écrin des améthystes et, dans une petite corbeille, d’autres écrins ; les déposant sur la chaise où elle était assise tout à l’heure, elle dit d’un ton parfaitement correct :

— Voici tous les bijoux que vous m’avez jadis donnés. Vous pourrez en renvoyer ce que vous voudrez et de la vaisselle aussi. Ne vous attendez pas, naturellement, à ce que je reste ici demain. Je m’en irai chez mes parents.

Pour beaucoup de femmes, le regard que Lydgate jeta sur elle eût été plus terrible qu’un regard de colère. Il y avait dans ce regard une acceptation désespérée de la distance qu’elle venait de creuser entre eux.

— Et quand reviendrez-vous ? demanda-t-il d’un accent plein d’amertume.

— Oh ! dans la soirée. Je n’en dirai rien à ma mère, bien entendu.

Rosemonde était convaincue que sa conduite en ce moment était celle de la femme la plus irréprochable, et elle revint s’asseoir à sa table à ouvrage. Lydgate resta à méditer, pendant quelques minutes, en silence.

Puis il dit, avec un retour de son ancienne émotion dans la voix :

— Unis comme nous l’avons été, Rosy, vous ne devriez pas m’abandonner à moi-même dans la première épreuve qui nous frappe.

— Certainement non, dit Rosemonde. Je ferai tout ce qu’il conviendra que je fasse.

— Ce n’est pas bien de laisser cela aux soins des domestiques ou même de m’obliger à leur en parler. Et il faut que je sorte demain, je ne sais encore à quelle heure. Je comprends que vous reculiez devant l’humiliation de ces affaires d’argent. Mais, ma chère Rosemonde, par orgueil même, et j’y suis certainement aussi sensible que vous, il vaudra mieux faire les choses nous-mêmes et n’en laisser voir aux domestiques que le moins possible ; et puisque vous êtes ma femme, rien ne peut vous empêcher de partager ma honte, si c’est une honte.

Rosemonde, d’abord silencieuse, finit par dire :

— Très bien, je resterai ici.

— Je ne toucherai pas à ces bijoux, Rosy. Reprenez-les. Mais je ferai une liste de la vaisselle que nous pourrons renvoyer et qu’on emballera et expédiera le plus tôt possible.

— Les domestiques le sauront, dit Rosemonde avec une légère nuance d’ironie.

— Eh bien, il faut que nous acceptions quelques désagréments comme des nécessités. Où est donc l’encre ? dit Lydgate se levant et posant la note du fournisseur sur la grande table où il voulait écrire.

Rosemonde alla chercher l’encrier et, après l’avoir posé sur la table, se disposait à s’éloigner quand Lydgate, debout près d’elle, l’entoura de son bras et l’attira à lui :

— Allons, chérie, prenons les choses du meilleur côté. Ce n’est que pour un temps, j’espère, qu’il nous faudra y regarder de près, en avares. Embrassez-moi.

Sa chaleur naturelle de cœur l’avait déjà beaucoup radouci. C’est une marque de virilité, de la part d’un mari, de sentir vivement le fait qu’une jeune fille inexpérimentée est tombée dans le malheur en l’épousant. Elle reçut son baiser et le lui rendit faiblement ; et une apparence de bon accord se rétablit ainsi pour quelque temps. Mais Lydgate ne put s’empêcher de songer avec terreur aux inévitables discussions à venir sur les questions d’argent et sur la nécessité d’un changement complet dans leur manière de vivre.



CHAPITRE VI


Les nouvelles se répandent parfois dans le public aussi à l’aventure, mais aussi sûrement que le pollen emporté par les abeilles, qui s’en vont bourdonnant à la recherche de leur précieux nectar, sans se douter souvent de l’importance de leur butin. Cette jolie comparaison se rapporte à Fred Vincy qui fut témoin, durant la soirée passée au presbytère de Lowick, d’une discussion animée entre les dames de la famille. Il s’agissait des nouvelles communiquées par Tantripp à leur vieille servante, concernant le codicille ajouté par M. Casaubon à son testament peu de jours avant sa mort, et dans lequel M. Ladislaw figurait d’une si étrange manière. Miss Winifred fut renversée d’apprendre que son frère avait déjà eu connaissance du fait auparavant, et remarqua à ce propos que Camden était l’homme le plus étonnant pour savoir les choses et ne pas les dire ; sur quoi Mary insinua que le codicille s’était peut-être trouvé mêlé aux mœurs des araignées, ce que miss Winitred ne voulut jamais admettre. Mistress Farebrother fit observer qu’on pouvait rattacher ces nouvelles à l’unique visite que M. Ladislaw leur eût jamais faite à Lowick, et miss Noble fit entendre de petits miaulements compatissants.

Fred ne savait pas grand’chose, et s’inquiétait moins encore de Ladislaw et des Casaubon, et son esprit ne s’était jamais arrêté sur cette discussion, lorsqu’un jour, entrant chez Rosemonde en passant pour s’acquitter d’une commission de sa mère, il vit par hasard Ladislaw qui en sortait. Fred et sa sœur avaient peu de chose à se dire maintenant que le mariage de cette dernière l’avait mise à l’abri de tout choc avec le plus détestable des frères, et depuis qu’il avait commis cette stupidité impardonnable, suivant elle, de renoncer à l’Église et d’entrer dans des affaires comme celles de M. Garth. Aussi Fred lui parlait-il de préférence de ce qu’il appelait des nouvelles indifférentes, et à propos de « ce jeune Ladislaw », il lui raconta ce qu’il avait entendu dire au presbytère de Lowick.

Mais il se trouva que Lydgate, comme M. Farebrother, en savait beaucoup plus long qu’il n’en disait, et ses conjectures mêmes étaient allées bien au delà de la réalité. Il imagina qu’il existait là de part et d’autre un attachement de cœur, qu’il jugea beaucoup trop sérieux pour devenir matière à bavardage ; se rappelant aussi l’irritabilité de Will lorsqu’il lui avait parlé de mistress Casaubon, il se montra d’autant plus circonspect. Enfin de compte, ses suppositions, ajoutées à ce qu’il savait, augmentèrent son amitié et son indulgence pour Ladislaw, et lui firent comprendre ce qui le retenait à Middlemarch après avoir annoncé son départ. Il n’avait éprouvé aucun désir de parler de ce sujet à Rosemonde ; en réalité, il ne se fiait pas beaucoup à sa discrétion vis-à-vis de Ladislaw ; et en cela il ne se trompait pas, sans comprendre du tout d’ailleurs les raisons qui la faisaient parler.

Lorsqu’elle répéta à Lydgate ce qu’elle avait appris par Fred, il lui dit :

— Prenez garde de laisser échapper la plus légère allusion devant Ladislaw, Rosy. Il est de nature à s’emporter comme si vous l’insultiez. C’est certainement une situation pénible.

Rosemonde détourna la tête et arrangea ses cheveux de l’air le plus indifférent et le plus placide. Mais la première fois que Will arriva chez elle, en l’absence de Lydgate, elle le plaisanta avec malice de ce qu’il n’était pas allé à Londres comme il les en avait menacés.

— Je sais tout, j’ai un petit oiseau qui me fait ses confidences, dit-elle en donnant de charmantes petites attitudes à sa tête penchée sur l’ouvrage que tenaient ses doigts agiles. Il y a un aimant puissant, dans le voisinage.

— Il y en a un, certainement ; personne ne le sait mieux que vous, dit Will avec une pointe de plaisanterie, mais sentant l’irritation le gagner.

— C’est vraiment le plus joli roman du monde : M. Casaubon jaloux, prévoyant que mistress Casaubon eût préféré à tous les autres épouseurs un certain gentleman, et que ce même gentleman eût eu de son côté le plus vif désir d’épouser mistress Casaubon, et faisant un plan pour empêcher tout cela, en lui confisquant sa fortune si elle épousait le jeune homme, et puis… et puis… et puis… Oh ! je ne doute pas que la fin ne soit tout à fait romanesque.

— Grand Dieu ! que voulez-vous dire ? s’écria Will, son visage se couvrant jusqu’aux oreilles d’une vive rougeur, et ses traits s’altérant comme s’il avait reçu une violente secousse. Ne plaisantez pas, dites-moi ce que vous avez appris.

— Vous ne savez vraiment rien ? dit Rosemonde quittant le ton de la plaisanterie et ne demandant pas mieux que de lui tout révéler, afin de juger de l’effet produit.

— Non, reprit-il impatiemment.

— Vous ne savez pas ce que M. Casaubon a ajouté à son testament, que mistress Casaubon ne pourrait vous épouser, sans perdre toutes ses propriétés.

— Comment savez-vous si c’est vrai ? s’écria Will impétueusement.

— Mon frère Fred l’a entendu dire chez les Farebrother.

Will se leva d’un bond et saisit son chapeau.

— Je crois bien qu’elle vous préfère à la propriété, insinua Rosemonde le regardant sans bouger.

— N’en dites pas davantage, je vous en prie, dit Will d’un ton brusque et sourd, entièrement différent de la voix fraîche qu’il avait d’ordinaire, c’est un outrage pour elle et peur moi.

— Vous voilà maintenant fâché contre moi, dit Rosemonde, c’est très méchant de me garder rancune à moi. Vous devriez m’être reconnaissant de vous l’avoir dit.

— Je le suis, dit Will brusquement, parlant avec cette sorte de seconde âme qui appartient aux rêveurs lorsqu’on les interroge.

— J’espère bien un jour apprendre ce mariage, dit Rosemonde en badinant.

— Jamais ! Vous n’apprendrez jamais ce mariage !

Et prononçant impétueusement ces mots, Will se leva, tendit la main à Rosemonde, toujours de l’air d’un somnambule, et sortit. Lorsqu’il fut parti, Rosemonde se leva, alla à l’autre bout de la pièce et, s’appuyant contre un chiffonnier, regarda mélancoliquement par la fenêtre. Elle était écrasée par l’ennui et par ce mécontentement qui dans l’esprit des femmes tourne sans cesse à une jalousie vulgaire, ne s’appuyant pas sur des droits réels, ne provenant pas d’une passion plus profonde que la vague exigence de l’égoïsme, et capable, pourtant, d’inspirer des actes aussi bien que des paroles.

— Il n’y a vraiment rien qui vaille la peine qu’on s’en soucie grandement, se dit la pauvre Rosemonde, songeant à la famille de Quallingham qui ne lui répondait pas, et pensant que Tertius lui réservait peut-être à son retour d’autres ennuis sur le chapitre des dépenses.

Elle lui avait déjà secrètement désobéi, en demandant à son père de les aider. Mais celui-ci avait répondu d’un ton qui ne permettait pas de réplique : « J’aurais plutôt besoin qu’on m’aidât moi-même. »



CHAPITRE VII


Quelques jours plus tard, — on était déjà à la fin d’août, — une certaine agitation régnait à Middlemarch ; le public allait être convié à acheter, sous les auspices distingués de M. Borthrop Trumbull, les meubles, livres et tableaux appartenant à Edwin Larcher Esq., dont les annonces attestaient à tous la qualité supérieure. Ce n’était pas une de ces ventes dues à de mauvaises affaires, mais tout au contraire au grand succès des entreprises de M. Larcher qui venait d’acquérir, près de Riverston, une maison seigneuriale meublée dans le style le plus élégant, et allait quitter la ville.

À cette époque, on considérait à Middlemarch une semblable vente un peu comme une fête. Il s’y trouvait toujours une table couverte des meilleurs comestibles froids, comme un enterrement de première classe, et on avait toutes facilités pour se laisser joyeusement aller à cette généreuse consommation de verres de vin, qui peut entraîner des enchères également généreuses et joyeuses pour des objets qui ne le méritent guère. La vente de M. Larcher était d’autant plus attrayante par le beau temps que la maison, avec jardin et écurie, était située tout au bout de la ville, dans cet agréable prolongement de Middlemarch appelé route de Londres, qui était aussi la route du nouvel hôpital et de la demeure retirée de M. Bulstrode qui avait nom « les Bosquets ». Toutes les classes de la société disposant de quelques loisirs, s’y donnèrent rendez-vous.

Le second jour, notamment, où la meilleure partie du mobilier devait être vendue, « tout le monde » était là, jusqu’à M. Thesiger, le recteur de Saint-Pierre, qui fit une courte apparition, et se trouva coude à coude avec MM. Bambridge et Horrock. Tout un cercle de dames étaient assises en rond autour de la grande table de la salle à manger, sur laquelle M. Borthrop Trumbull était monté avec pupitre et marteau ; les rangées de figures masculines qui se tenaient au dernier plan, se renouvelaient davantage, on entrait et on sortait à la fois par la porte et par un grand bow-window ouvrant sur la pelouse.

Ce jour-là, M. Bulstrode ne faisait pas partie de « tout le monde », sa santé ne supportant pas bien les foules ni les courants d’air. Mais comme à la vente figurait un tableau dont mistress Bulstrode avait particulièrement envie : Un Repas à Emmaüs, attribué au Guide par le catalogue, M. Bulstrode s’était présenté la veille même au bureau du Pionnier dont il était devenu un des propriétaires, pour demander à M. Ladislaw, à titre de grande faveur, de vouloir bien aider mistress Bulstrode de ses remarquables connaissances en fait d’art, et le prier, si possible, au milieu de ses préparatifs de départ, de disposer de quelques instants pour aller à la vente.

Au moment où M. Bulstrode s’adressait à lui, Will avait à la fois la résolution bien arrêtée de partir, et la résolution non moins arrêtée de ne pas partir sans revoir encore une fois Dorothée. Il répondit donc qu’ayant des raisons de différer son départ, il se ferait un plaisir de s’y rendre.

Will était dans une disposition de défiance ; il avait la conscience profondément blessée par la pensée que tous ceux qui le regardaient avaient sans doute connaissance d’un fait équivalent à une accusation contre lui, et le considéraient comme un être cupide dont les machinations venaient d’être heureusement déjouées. Comme tant d’hommes qui se prétendent le plus dégagés de tout préjugé en matière de distinctions conventionnelles, il était susceptible et toujours prêt à s’emporter contre quiconque eût paru croire qu’il avait des raisons personnelles de s’affirmer ainsi, ou que son affectation d’indépendance n’était qu’un masque pour couvrir quelque tare dans son sang, sa personne ou son caractère. Quand il était sous l’empire d’une impression irritante comme celle-là, il était capable de s’en aller errer pendant des jours entiers, le regard ombrageux, le visage mobile, changeant de couleur à toute minute comme s’il était sur le qui-vive, guettant un point où il pût sûrement diriger ses traits.

Cette expression se fit particulièrement remarquer le jour de sa visite aux enchères, et ceux qui ne l’avaient encore vu que dans ses humeurs de douce bizarrerie ou d’éclatante gaieté, eussent été frappés du contraste. Il n’était pas fâché de cette occasion de se montrer en public aux yeux des diverses classes de Middlemarch, les Toller, Hackbutt et Cie qui tous le regardaient comme un aventurier, eux qui ne se doutaient seulement pas de l’existence de Dante, eux qui, de la plus basse extraction, osaient parler avec ironie de son sang polonais ! Il se tenait à une place en évidence, non loin du commissaire-priseur, l’index de chaque main dans ses poches de côté, la tête rejetée en arrière, ne se souciant de parler à personne, bien qu’il eût été salué cordialement comme un connaissure par M. Trumbull, qui jouissait pour le moment de l’activité exceptionnelle de ses hautes facultés.

M. Borthrop Trumbull avait dans les veines un liquide bienveillant ; essentiellement admirateur par nature, il eût aimé à avoir l’univers sous son marteau, sentant qu’il l’aurait par sa recommandation élevé à un cran plus noble. Il se contentait en attendant, de l’ameublement de salon de mistress Larcher. Et animées par une direction aussi fantaisiste qu’enthousiaste, les enchères se poursuivaient avec une émulation croissante.

— Allons, Trumbull, en voilà assez, avec tous les ramassis d’antiquailles que vous avez fourrés dans la vente, murmura M. Toller en s’approchant du commissaire. Je voudrais voir les gravures et je vais tout à l’heure être obligé de m’en aller.

— Nous y voilà justement, monsieur Toller. Ici, Joseph ! en avant les gravures ! Article 235. — Maintenant, vous, messieurs, qui êtes des connaisseurs, vous allez avoir un régal. Voici une gravure représentant le duc de Wellington, entouré de son état-major, sur le champ de bataille de Waterloo et malgré certains événements récents qui ont, en quelque sorte, enveloppé notre grand héros d’un nuage, je me permettrai de dire, — car un homme dans ma situation ne doit pas subir l’influence des courants politiques, — je me permettrai de dire qu’un plus beau sujet dans l’ordre moderne, appartenant à notre temps, à notre époque, ne saurait guère être conçu par l’intelligence humaine : par des anges, peut-être, mais point par des hommes, messieurs, point par des hommes.

— Et de qui est le portrait ? demanda M. Powderell vivement impressionné.

— Quand il a exécuté ce tableau, le maître ne signait pas encore, monsieur Powderell, le peintre n’est pas connu, répondit M. Trumbull dont la respiration était devenue légèrement haletante sur ces derniers mots, après quoi il contracta les lèvres et regarda d’un œil fixe tout autour de lui.

Puis vinrent deux gravures hollandaises, objet des convoitises de M. Toller, et qui lui furent adjugées. On vendit encore d’autres gravures, puis quelques tableaux, et il commença à se faire un mouvement plus actif d’entrées et de sorties dans l’assistance : les uns, ayant acheté ce qu’ils voulaient, s’en allaient ; d’autres arrivaient pour la première fois sur les lieux, ou revenaient d’une visite passagère aux rafraîchissements préparés au milieu de la pelouse sous un kiosque.

M. Bambridge avait envie d’acheter ce kiosque et il semblait prendre plaisir à en visiter fréquemment l’intérieur, comme par un avant-goût de la possession. La dernière fois qu’il en revint, on remarqua qu’il amenait avec lui un nouveau compagnon, étranger à M. Trumbull et au reste du public, mais dont l’extérieur faisait cependant supposer qu’il était parent du maquignon et comme lui « adonné aux plaisirs ». Ses grands favoris, son air d’imposante crânerie, et sa manière de lancer la jambe, en faisaient un personnage frappant, mais son costume noir passablement usé aux coutures amenait cette conclusion fâcheuse qu’il ne devait pas pouvoir s’accorder autant de plaisirs qu’il l’eût souhaité.

— Qui avez-vous donc raccroché là, Bam ? murmura M. Horrock

— Demandez-le-lui vous-même, repartit M. Bambridge. Il dit qu’il vient d’entrer ici en passant sur la route.

M. Horrock examina l’étranger qui s’appuyait d’une main en arrière sur sa canne, tenait son cure-dents de l’autre et regardait tout autour de lui avec une espèce d’inquiétude provoquée apparemment par le silence que les circonstances lui imposaient.

Enfin, on apporta le Repas à Emmaüs, à l’immense soulagement de Will, car il commençait à être si fatigué de tout le mouvement de cette vente qu’il s’était retiré un peu à l’écart, le dos appuyé au mur, juste derrière le commissaire-priseur. Au moment où il se rapprochait de la table, il aperçut le curieux étranger qui, à sa grande surprise, tenait les yeux fixés sur lui d’une façon marquée. Mais il se vit aussitôt interpellé par M. Trumbull qui en appelait à son jugement.

— Oui, monsieur Ladislaw, oui, cela vous intéresse en votre qualité de connaissure, n’est-ce pas ? Il y a du plaisir, continua le commissaire avec une ferveur croissante, à pouvoir montrer un tableau comme celui-ci à une société de dames et de gentlemen, un tableau qui vaudrait n’importe quelle somme pour celui dont les moyens seraient en rapport avec les connaissances. C’est une peinture de l’école italienne, du célèbre Guide, le plus grand peintre du monde, le premier des anciens maîtres. Permettez-moi de vous le dire, messieurs, j’ai vu beaucoup de tableaux des anciens maîtres, et ils sont bien loin d’avoir la valeur de celui-là ; les uns sont plus sombres qu’on ne voudrait, les autres ne représentent pas des sujets de famille. Mais voici un Guide dont le cadre seul vaut plusieurs livres, et que toute lady serait fière d’avoir chez elle. Ce tableau figurerait encore avec honneur dans ce que nous appelons un réfectoire, une institution de charité, si l’un des gentlemen de la Corporation était jaloux de faire preuve de munificence. Faut-il le tourner de votre côté, monsieur ? oui ! — Joseph, tournez-le un peu du côté de M. Ladislaw. M. Ladislaw a été à l’étranger et il sait apprécier la valeur de ces œuvres-là, voyez-vous.

Tous les regards se tournèrent du côté de Ladislaw, qui dit froidement :

— Cinq livres !

Le commissaire-priseur éclata en vives représentations.

— Ah ! monsieur Ladislaw, le cadre seul les vaut. Mesdames et messieurs, pour l’honneur de la ville ! Supposez qu’on découvre un jour qu’un joyau de l’art s’est trouvé parmi nous, dans cette ville, et que personne à Middlemarch ne l’a reconnu, — cinq et sept shillings — et six pence — cinq guinées et dix shillings — Encore, mesdames, encore ! c’est un joyau qu’on a laissé aller à un prix nominal, dira-t-on, parce que le public ne s’y connaissait pas et parce qu’il a été présenté dans des cercles où régnaient… j’allais dire des sentiments bas, mais non ! — Six livres — six guinées — un Guide de premier ordre laissé pour six guinées, c’est une insulte à la religion, mesdames, — cela devrait nous toucher tous, messieurs, comme chrétiens, qu’un sujet pareil fût cédé à si vil prix — six livres dix shillings — sept livres.

Les enchères s’étaient animées et Will continua à y prendre part, se rappelant que mistress Bulstrode désirait vivement le tableau et pensant pouvoir aller jusqu’à douze livres. Mais il lui fut adjugé pour dix guinées, après quoi il se fraya un chemin vers le bow-window et disparut. Ayant très chaud et soif, il se décida à aller sous le kiosque demander un verre d’eau. Il n’y restait plus personne et il pria la femme de service de lui chercher un peu d’eau fraîche ; mais, à ce moment même, il eut l’ennui de voir revenir le florissant étranger qui l’avait dévisagé tout à l’heure. Rien que la vue du personnage louche vous donnait déjà chaud par un jour d’été ; Will, à moitié assis sur le bras d’un fauteuil de jardin, évita de le regarder.

Mais cette attitude ne fit pas grande impression sur M. Raffles, notre ancienne connaissance, que rien n’empêchait de s’imposer à l’attention d’autrui, du moment qu’il lui convenait de le faire. Il s’avança de quelques pas, et lorsqu’il fut en face de Will il l’interpella d’une voix forte :

— Excusez, monsieur Ladislaw, votre mère s’appelait-elle bien Sarah Dunkirk ?

Will, bondissant sur ses pieds, recula d’un pas en fronçant le sourcil et répondit d’un ton presque féroce :

— Oui, monsieur, c’était son nom, et qu’est-ce que cela vous fait ?

Chez Will, le premier élan était toujours une réponse directe à la question à lui adressée, en même temps qu’un défi de ce qui en résulterait. Répondre tout d’abord : Qu’est-ce que cela vous fait ? lui eût semblé biaiser, comme s’il se souciait des gens qui pouvaient connaître son origine.

Raffles, de son côté, ne souhaitait nullement la lutte que l’air menaçant de Ladislaw semblait promettre. Ce svelte jeune homme, avec son teint de jeune fille, ressemblait à un chat-tigre prêt à bondir sur lui. En de telles circonstances, le plaisir que prenait M. Raffles à tourmenter son monde faisait relâche.

— Ce n’est pas pour vous offenser, mon bon monsieur, pas pour vous offenser ! Seulement je me souviens de votre mère que j’ai connue jeune fille. Mais c’est à votre père que vous ressemblez, monsieur. J’ai eu le plaisir de voir aussi votre père. Vos parents sont-ils encore en vie, monsieur Ladislaw ?

— Non ! hurla Ladislaw sans changer d’attitude.

— Je serais heureux de vous rendre service, monsieur Ladislaw. Par Jupiter, j’en serais heureux ! Avec l’espoir de vous rencontrer une autre fois !

Là-dessus Rames, qui avait levé son chapeau en prononçant ces derniers mots, pirouetta sur lui-même et s’en alla. Will le suivit des yeux un moment et put voir qu’il ne rentrait pas dans la salle de vente, mais semblait se diriger du côté de la route. Il se demanda s’il n’avait pas eu tort peut-être de ne pas laisser parler cet homme davantage. Mais non, après tout ! Il préférait ne rien apprendre d’une pareille source.

Cependant, plus tard dans la soirée, Raffles le rejoignit sur la route, et paraissant soit avoir oublié la rudesse de son précédent accueil, soit désirer s’en venger par une condescendance familière, il le salua d’un air jovial et marcha à ses côtés, faisant d’abord quelques réflexions sur l’agrément de la ville et des environs. Will, soupçonnant cet homme d’avoir un peu bu, pensait à la manière de s’en débarrasser, lorsque Raffles lui dit :

— J’ai été moi-même à l’étranger, monsieur Ladislaw. J’ai vu le monde, je baragouinais un peu le français. J’ai été à Boulogne et j’y ai vu votre père. Vous lui ressemblez d’une façon frappante, par Jupiter ! la bouche, le nez, les yeux, les cheveux rejetés en arrière du front tout comme les siens, un peu à la mode étrangère. John Bull ne produit pas beaucoup d’enfants dans ce genre-là. Mais votre père était bien malade quand je l’ai vu, Seigneur ! Seigneur ! avec des mains si transparentes qu’on voyait au travers. Vous n’étiez alors qu’un petit garçon. S’en est-il remis ?

— Non, fit Will sèchement.

— Ah ! bien, je me suis souvent demandé ce qu’était devenue votre mère. Elle s’était enfuie de chez ses parents quand elle était encore jeune fille, une jeune fille au cœur fier, et jolie, par Jupiter ! J’ai su pourquoi elle s’était enfuie, dit Raffles, clignotant de l’œil tout en regardant Will de travers.

— Vous ne pouvez rien savoir de déshonorant sur son compte ! dit Will se retournant vers lui d’un air presque féroce.

— Pas la moindre chose, en effet ! Elle était bien trop respectable, elle-même, pour estimer ses parents. Voilà tout ! — Ici Raffles clignota de nouveau lentement. — Dieu vous bénisse ! Je n’ignorais rien de leurs affaires. Ils étaient un peu dans ce qu’on pourrait appeler la voie respectable du vol — une boutique de grand style. Oh ! c’était de premier ordre ; un magasin ou tout s’engouffrait, gros profits et point de pertes. Mais, Seigneur ! Sarah n’en aurait rien su : c’était une brillante jeune fille sortant d’un pensionnat distingué, faite pour devenir la femme d’un lord. Seulement Archie Duncan lui a jeté cette injure au visage par dépit, parce qu’elle ne voulait rien avoir à faire avec lui. Et alors elle a planté là tout ce commerce. J’ai voyagé pour eux, monsieur, en gentleman, avec de beaux appointements ; ils ne se sont pas préoccupés de sa fuite, tout d’abord — c’étaient des gens dévots, monsieur, très dévots, et elle était décidée à monter sur les planches. Le fils vivait encore à cette époque et la fille était en baisse. — Holà ! nous voici au Taureau Bleu. Qu’en dites-vous, monsieur Ladislaw ? Si nous entrions boire un petit verre ?

— Non, je vous souhaite le bonsoir, dit Will enfilant un passage qui menait à Lowick-Gate, et courant presque pour s’éloigner de la portée de Raffles.

Il marcha longtemps sur la route de Lowick, en dehors de la ville, et se réjouit de voir venir l’obscurité étoilée. Il lui semblait qu’on venait, au milieu de huées de mépris, de lui jeter de la boue au visage. Une chose confirmait le récit de cet individu, c’est que sa mère n’avait jamais voulu lui dire pourquoi elle avait quitté sa famille.

Eh bien, à supposer sur sa famille la vérité la plus infamante, en quoi lui, Will Ladislaw, avait-il personnellement moins de droits à l’estime ? Sa mère avait bravé la misère pour se séparer de ses parents. Mais si les amis de Dorothée avaient connu cette histoire, si les Chettam l’apprenaient ! Comme ils seraient forts de leurs soupçons et quel motif bien venu pour eux de le trouver indigne de s’approcher de Dorothée ! Mais, quels que fussent leurs injustes soupçons, il faudrait bien qu’ils finissent par reconnaître que le sang qui coulait dans ses veines était aussi pur de toute bassesse que le leur.



CHAPITRE VIII


Ce même soir, M. Bulstrode, rentrant d’un voyage d’affaires, trouva sa dévouée compagne au-devant de lui dans le vestibule d’entrée ; elle l’attira dans son cabinet particulier.

— Nicolas, dit-elle en fixant sur lui d’un air anxieux ses yeux honnêtes, il est venu ici tantôt un homme bien déplaisant qui demandait à vous voir ; je m’en sens encore toute mal à l’aise.

— Quel genre d’homme, ma chère ? demanda M. Bulstrode, avec la certitude affreuse de ce que serait la réponse.

— Un homme à figure rouge, avec de grands favoris, et des plus impudents dans ses manières. Il s’est présenté comme un vieil ami à vous, disant que vous seriez fâché de ne pas le voir. Il voulait vous attendre ici, mais je lui ai dit qu’il pourrait aller vous trouver demain matin à la banque. Oh ! quel impudent personnage ! Il m’a dévisagée, ajoutant que son ami Nick avait eu de la chance avec ses femmes. Je ne sais le temps qu’il serait demeuré, si Blucher n’avait par hasard brisé sa chaîne et n’était accouru, car j’étais au jardin, aussi lui ai-je dit : Vous ferez bien de vous en aller, ce chien est très féroce et je ne puis Le retenir. Est-Il vrai que vous sachiez quelque chose de cet homme ?

— Je crois savoir qui il est, ma chère, dit M. Bulstrode, de sa voix éteinte. Un malheureux de mauvaise vie, que j’ai trop aidé jadis. Cependant j’aime à croire que vous n’aurez plus l’ennui de sa présence. Il viendra à la banque, et pour mendier sans aucun doute.

Ils n’en dirent pas plus long sur ce sujet jusqu’au lendemain, à l’heure où M. Bulstrode, de retour de la ville s’habilla pour le dîner. Sa femme n’étant pas sûre qu’il fût rentré, ouvrit la porte de son cabinet de toilette, et le vit qui avait ôté son habit et sa cravate, s’appuyant d’un bras sur la commode et regardant distraitement à terre. Il tressaillit d’un mouvement nerveux et leva les yeux lorsqu’elle entra.

— Comme vous avez l’air malade, Nicolas ! Auriez-vous quelque sujet d’ennui ?

— J’ai un fort mal de tête, répondit M. Bulstrode, qui était si fréquemment souffrant que sa femme était toujours prête à croire à cette cause d’abattement.

— Asseyez-vous, et permettez-moi de vous éponger avec du vinaigre.

M. Bulstrode n’avait pas, en réalité, besoin de vinaigre. Mais cette tendre attention lui fit du bien. Quoique toujours poli, il recevait d’habitude très froidement ces genres de services, les considérant comme du devoir de la femme. Mais cette fois, tandis qu’elle était penchée sur lui, occupée à lui baigner les tempes :

— Vous êtes bien bonne, Henriette, fit-il d’une voix qui avait quelque chose de nouveau pour l’oreille de mistress Bulstrode ; elle ne se rendit pas bien compte de ce qu’était ce quelque chose de nouveau, mais sa sollicitude d’épouse se transforma aussitôt en cette pensée rapide qu’il allait peut-être prendre une maladie.

— Avez-vous eu quelque tourment ? dit-elle. Cet homme est-il allé vous trouver à la banque ?

— Oui, c’était bien comme je l’avais supposé. C’est un homme qui aurait pu mieux tourner, à une certaine époque de sa vie. Mais il est tombé aujourd’hui dans l’ivrognerie et la débauche.

— Est-il parti pour de bon ? demanda mistress Bulstrode avec inquiétude ; mais elle s’abstint d’ajouter : il m’a été bien désagréable de l’entendre se dire de vos amis.

En ce moment elle ne voulait rien dire qui eût trahi son sentiment enraciné que les anciennes relations de son mari n’étaient pas tout à fait au niveau des siennes. Non qu’elle en sût grand’chose. Son mari avait commencé par être employé dans une banque ; il était entré ensuite dans ce qu’il appelait le commerce, les affaires de la Cité, il avait acquis, jeune encore, une fortune puis il avait épousé une veuve, une dissidente, beaucoup plus âgée que lui. C’était à peu près tout ce qu’elle s’était souciée de savoir, en dehors des lueurs que jetaient les récits de M. Bulstrode sur les tendances religieuses de sa jeunesse, sur son inclination à se faire prédicateur et la part qu’il avait prise aux efforts des missionnaires et des philanthropes. Elle avait foi en lui comme en un homme excellent, dont la piété laïque avait une supériorité particulière. C’était son influence qui l’avait dirigée elle-même vers les choses sérieuses ; c’était grâce à sa part de biens périssables que sa propre situation avait pu s’élever. Mais elle aimait aussi à penser qu’il était heureux sous tous les rapports pour M. Bulstrode d’avoir obtenu la main d’Henriette Vincy dont la famille était irréprochable, considérée à la lumière de Middlemarch, lumière meilleure, assurément, que toutes celles qui pouvaient éclairer les ruelles ou les cours des chapelles dissidentes de Londres ; et bien qu’une religion sincère fût partout et pour tous le salut, mistress Bulstrode était convaincue qu’il était plus respectable de faire son salut dans l’Église établie. Elle tenait tant à ignorer vis-à-vis d’autrui que son mari avait été un dissident de Londres, qu’elle préférait tenir ce sujet à l’écart, même en lui parlant. Il ne s’en rendait pas moins compte ; il était, en vérité, à certains égards, comme effrayé de cette femme ingénue, dont la piété acquise et la mondanité naturelle étaient également sincères, qui n’avait à rougir de rien, et qu’il avait épousée par suite d’une inclination qui durait encore. Mais ses craintes étaient celles d’un homme jaloux de maintenir sa suprématie reconnue. Perdre l’estime de sa femme, perdre l’estime de tous ceux chez lesquels l’antipathie pour sa personne ne venait pas manifestement de leur haine pour la Vérité, eût été pour lui le commencement de la mort.

Quand elle lui dit :

— Est-il parti pour tout de bon ?

— Oh ! je le crois, répondit-il, s’efforçant de mettre dans sa voix la plus calme indifférence.

Mais, en réalité, M. Bulstrode était loin d’être, sur ce point, dans un état de calme indifférence. Dans sa visite à la banque, Raffles avait laissé voir d’une façon évidente que l’ardeur à tourmenter était presque aussi forte en lui que toute autre avidité. Il avait déclaré très franchement qu’il avait fait un détour pour venir à Middlemarch, tout exprès afin de s’informer de M. Bulstrode et de voir si le pays lui conviendrait pour y vivre. Il avait bien eu à payer quelques dettes de plus qu’il ne comptait, mais les deux cents livres n’étaient pas encore épuisées ; pour le moment il lui suffirait, pour s’en aller, d’un billet de vingt-cinq livres tout sec. Ce qu’il avait surtout désiré, c’était de voir son ami Nick et sa famille, et de savoir tout ce qui se rapportait à la prospérité d’un homme auquel il était tellement attaché. Dans quelque temps il reviendrait peut-être pour un plus long séjour.

Bulstrode se sentait impuissant. Ni les menaces ni les cajoleries ne pouvaient rien sur cet homme. Il n’y avait pas plus à compter sur ses promesses que sur la crainte qu’on pouvait lui inspirer. Bulstrode, au contraire, avait au cœur la froide certitude que Raffles (à moins que la Providence n’envoyât la mort pour l’en empêcher), reviendrait à Middlemarch avant qu’il fût longtemps. Et cette certitude était une terreur. Ce n’est pas qu’il courût aucun risque de ruine ou de flétrissure judiciaire. Le danger qui le menaçait était de voir révélés au jugement de ses voisins et aux regards confondus de sa femme certains faits de sa vie passée, qui feraient de lui un objet de mépris et d’opprobre pour cette religion avec laquelle il s’était associé avec tant de zèle. La terreur d’être jugé aiguise la mémoire ; elle jette une inévitable clarté sur le passé longtemps déserté, auquel on avait pris l’habitude de ne plus se reporter que d’une manière générale.

Quand la mémoire redevient sensible à la douleur comme une blessure ouverte, le passé coupable d’un homme n’est pas seulement une histoire morte, une préface usée du présent : ce n’est pas une faute dont il s’est repenti et qu’il a secouée de sa vie, c’est une partie frémissante encore de lui-même, lui apportant des frissons et des parfums amers avec les tressaillements d’une honte méritée.

Jour et nuit, sans autre interruption que celle d’un court sommeil qui ne faisait que tisser de ses souvenirs et de ses craintes un présent fantastique, les scènes de sa vie passée venaient obstinément se placer entre lui et toutes les choses du présent.

Une fois de plus, il se vit jeune employé de banque, agréable de sa personne, aussi habile dans les chiffres qu’éloquent dans son langage et ami des définitions théologiques : membre éminent, malgré sa jeunesse, d’une église calviniste dissidente à Highbury. De nouveau, il s’entendit interpellé sous le nom de frère Bulstrode dans les réunions de prières, il se vit parlant sur les plates-formes où se tenaient les assemblées religieuses, et prêchant dans les maisons particulières. De nouveau il se vit songeant que c’était bien sa vocation de se faire ministre et d’affronter les travaux des missionnaires. C’était là le plus heureux temps de sa vie. C’était le point qu’il eût choisi pour s’y réveiller et constater que le reste n’était qu’un rêve. Les gens parmi lesquels frère Bulstrode s’était fait remarquer n’étaient pas nombreux, mais ils l’entouraient de près, et si son influence ne s’exerçait que dans des limites restreintes, il n’en jouissait qu’avec une plus vive satisfaction. Il croyait sans effort à l’œuvre particulière de la grâce au dedans de lui et aux signes par lesquels Dieu marquait qu’il l’avait choisi pour être son instrument spécial.

Puis venait l’époque de transition : c’était alors le sentiment de joie qu’il avait éprouvé de sa situation nouvelle, de se voir, lui, orphelin, élevé dans une école commerciale de charité, invité à une jolie villa appartenant à M. Dunkirk, l’homme le plus riche de la congrégation. Il devint bientôt un des familiers de la maison, honoré pour sa piété par la femme, apprécié pour ses capacités par le mari, qui devait sa fortune à la prospérité de son commerce dans la Cité et dans le West-End. Ce fut l’origine d’un nouveau courant offert à son ambition, une double voie ouverte à ses projets, qui lui permettait de concilier l’emploi de dons religieux remarquables avec le maniement de brillantes affaires.

Bientôt se présenta, à n’en pas douter, la voie qui devait le mener au but. Un homme de confiance associé à la maison étant venu à mourir, personne ne parut plus propre à le remplacer que le jeune ami Bulstrode, s’il voulait bien accepter. Il devint ainsi le comptable de confiance de l’affaire. C’était un commerce de prêts sur gages, de l’espèce la plus magnifique en étendue et en profits ; mais, après s’être un peu familiarisé avec cette industrie, Bulstrode se rendit compte que ces profits magnifiques avaient leur source principale dans l’acceptation trop facile de toutes les marchandises offertes, sans souci de leur provenance. Il existait d’ailleurs dans le West-End une succursale dont les trafics ne présentaient rien de bas ni de mystérieux, dont on pût avoir l’idée de rougir.

Il se rappelait ses premiers moments d’hésitation. Ils avaient été secrets et remplis de débats intérieurs. Ils prenaient parfois la forme de la prière. C’était, après tout, une affaire bien établie et qui avait de vieilles racines ; n’est-ce pas chose toute différente d’élever soi-même un palais nouveau pour y débiter des spiritueux, ou bien d’accepter une place dans un établissement existant ? Les profits qu’on retire de la corruption des âmes ! Où peut-on tracer la ligne qui marque l’endroit précis où ils commencent, dans les transactions humaines ? — Et n’était-ce pas la manière employée par Dieu même pour sauver ses élus ? « Tu sais, avait dit alors le jeune Bulstrode, comme le vieux Bulstrode le répétait maintenant, Tu sais combien mon âme est détachée de toutes ces choses, et que je ne les regarde que comme des outils pour cultiver Ton jardin, et l’arracher au désert. »

Les métaphores et les précédents ne manquaient pas. Les expériences particulières, au sens religieux, qui faisaient de la conservation de sa place un service exigé de lui, ne manquaient pas. La perspective d’une fortune s’était déjà ouverte à ses regards et les scrupules de Bulstrode restèrent secrets. M. Dunkirk ne s’était jamais attendu à la moindre hésitation de sa part ; il n’avait jamais imaginé que le commerce eût quelque chose à faire avec l’œuvre du salut. Et la vérité, c’est que Bulstrode commença alors à mener deux vies distinctes. Son activité religieuse ne pouvait être incompatible avec ses affaires, dès qu’il en était venu, à force d’arguments, à se persuader qu’il n’y avait pas incompatibilité.

Ressaisi de nouveau par les influences de ce passé, Bulstrode avait les mêmes justifications sous la main ; les années mêmes n’avaient cessé de les enchevêtrer jusqu’à en faire une masse épaisse et embrouillée comme des amas de toile d’araignée, atténuant sa sensibilité morale ; à mesure enfin que l’âge rendait l’égoïsme plus fort mais moins apte à jouir, son âme se saturait de la conviction qu’il n’avait en tout, agi que pour l’amour de Dieu, demeurant pour son propre compte indifférent aux choses. Et pourtant, s’il pouvait revenir en arrière, à ce point lointain de sa vie, dans la pauvreté de sa jeunesse, alors que le choix lui était ouvert, il suivrait la voie du missionnaire.

Il s’était passé de tristes choses dans la belle villa de Highbury. Depuis bien des années déjà, la fille unique avait fui de la maison, renié ses parents et s’était faite actrice ; puis le fils unique était mort, et peu après, M. Dunkirk. Sa femme, personne simple et pieuse, demeurée seule avec la grande fortune de son mari, dont elle n’avait jamais su exactement l’origine, en était venue à croire en Bulstrode et à l’adorer innocemment comme les femmes adorent souvent leur pasteur ou leur ministre « fait homme ». Il était naturel qu’au bout d’un certain temps l’idée d’un mariage leur vînt à tous deux. Mais mistress Dunkirk avait des scrupules et des élans de tendresse en pensant à sa fille, qu’on avait longtemps regardée comme morte à Dieu et à ses parents. On savait cette fille mariée, mais on l’avait absolument perdue de vue. La mère, privée de son fils, croyait à l’existence d’un petit-fils et désirait, par un double sentiment, rappeler sa fille auprès d’elle. Si on la retrouvait, il y aurait un emploi tout naturel de sa fortune et d’autant plus large s’il y avait plusieurs petits enfants à pourvoir. Mistress Dunkirk devait s’efforcer de la retrouver avant de se remarier. Bulstrode joignit ses efforts aux siens. Mais après avoir recouru aux annonces et à toute espèce de recherches, la mère finit par croire qu’il était impossible de retrouver sa fille et consentit à se marier sans réserve de fortune. La fille avait cependant été retrouvée ; mais il n’y eut, avec Bulstrode, qu’un homme qui le sût, et cet homme fut payé pour garder le silence et s’éloigner.

Tel était le fait qui maintenant s’imposait à Bulstrode dans sa simple réalité.

Mais, dans ces temps éloignés et même encore aujourd’hui avec ses souvenirs cuisants, il n’avait jamais manqué pour aucun épisode de sa carrière, de raisonnements qui en paraissaient la justification.

Des circonstances providentielles remarquables avaient jusqu’ici paru le sanctionner, lui indiquer le chemin à suivre pour être l’agent de cette Providence, en faisant le meilleur emploi possible d’une grande fortune et en la soustrayant à de mauvais usages. La mort, et d’autres circonstances frappantes telle que la confiance qu’il avait su inspirer à une femme, étaient venues ; et Bulstrode aurait pu s’approprier les paroles de Cromwell : « Appelez-vous cela des événements ordinaires ? Le Seigneur ait pitié de vous ! » Ces événements pouvaient être relativement insignifiants, mais la condition essentielle était là, c’est-à-dire qu’ils étaient en accord avec ses projets. Il lui était facile d’établir ce qu’il devait aux autres, en recherchant quelles étaient les intentions de Dieu à son égard.

Pouvait-il être profitable au service de Dieu qu’une partie considérable de sa fortune passât à une jeune femme et au mari de cette jeune femme, adonnés aux occupations les plus profanes, qui ne pourraient que la gaspiller misérablement, à l’étranger ? des gens, en un mot, qui semblaient être en dehors du sentier des circonstances providentielles ? Bulstrode ne s’était jamais dit d’avance : « On ne retrouvera pas la fille de mistress Dunkirk. » Mais le moment venu il eut soin de tenir son existence cachée, quitte plus tard à adoucir le chagrin de la mère et à la consoler en lui persuadant que la malheureuse jeune femme n’existait probablement plus.

Il y avait des heures où Bulstrode sentait bien la malhonnêteté de sa conduite : mais comment revenir sur ce qu’il avait fait ? Il se livrait à des examens de conscience, se reconnaissait coupable, puis il s’accrochait à l’idée de la rédemption et poursuivait sa carrière d’instrument divin.

Cinq années après, la mort vint encore lui aplanir la route en lui enlevant sa femme. Il retira peu à peu son capital du commerce ; mais il ne fit pas les sacrifices nécessaires pour liquider les vieilles affaires, qui continuèrent encore pendant treize ans avant de cesser définitivement. Pendant ce temps Nicolas Bulstrode avait employé discrètement ses cent mille livres, et était devenu un homme important, solidement établi dans la province : banquier, homme d’Église, bienfaiteur public, intéressé encore dans un certain nombre d’entreprises commerciales bien choisies. Et maintenant qu’il avait joui sans trouble de la considération publique pendant près de trente ans, que tout ce qui avait précédé cette considération était depuis longtemps endormi au fond de sa conscience, ce passé s’était levé tout à coup et avait submergé son âme, sous l’irruption terrible d’une sensation nouvelle écrasant de son poids la faible créature.

Cependant, il avait appris dans son entretien avec Raffles un fait de la dernière importance, un fait qui entra pour une grosse part dans la lutte que se livraient ses désirs et ses terreurs. Ce fut là qu’il crut voir un moyen de salut spirituel, peut-être même de salut temporel.

Le salut spirituel était chez lui un besoin inné. On voit de grossiers hypocrites qui affectent volontairement des croyances et des émotions pour le seul plaisir de tromper le public, mais Bulstrode n’était pas de ces gens-là. Chez lui les désirs avaient été plus forts que les convictions théoriques, et il s’était toujours excusé d’avoir cédé à ses désirs en les associant avec ses croyances d’une façon qui le satisfaisait. Si c’est là de l’hypocrisie, c’est une manière d’agir qui se montre à l’occasion chez nous tous, à quelque confession que nous appartenions.

Les services qu’il pouvait rendre à la cause de la religion avaient été pendant toute sa vie le motif qu’il alléguait à ses propres yeux pour expliquer le sens de sa conduite. C’était le motif qu’il avait mis en avant dans ses prières.

Pouvait-on faire d’une belle situation et d’une belle fortune un meilleur emploi qu’il n’en avait l’intention ? Qui pouvait le surpasser en horreur de soi-même et en exaltation pour la cause de Dieu ? Et pour M. Bulstrode la cause de Dieu était quelque chose de très distinct de la droiture de sa conduite ; elle l’aidait à bien discerner les ennemis de Dieu, qui ne devaient être employés que comme instruments, et qu’il valait mieux, autant que possible, tenir à l’écart de la fortune et de l’importance qu’elle procure.

Les actions avec lesquelles il s’était réconcilié, parce qu’elles faisaient de lui un instrument plus puissant de la gloire divine allaient-elles devenir la cible des railleurs et l’obscurcissement de cette gloire ? Si telle était la décision de la Providence, il était donc chassé du temple comme un homme qui aurait apporté des offrandes impures.

Il murmurait depuis longtemps des paroles de repentir. Mais aujourd’hui était venu un repentir d’une saveur plus amère, et une Providence menaçante le menait à un genre d’expiation qui n’était pas une simple affaire de doctrine. Le tribunal divin avait changé d’aspect pour lui ; l’humiliation de soi-même ne suffisait plus, il fallait apporter en main la restitution. C’était en réalité devant son Dieu que Bulstrode allait tenter la seule restitution qui semblât possible : une grande terreur avait saisi son être, et l’approche brûlante de la honte éveillait en lui un nouveau besoin spirituel. Jour et nuit, tandis que son passé ressuscité créait au dedans de lui une conscience du bien et du mal, il se demandait par quels moyens il pourrait retrouver la paix et la confiance, par quels sacrifices il pourrait arrêter la verge du châtiment. Dans ces instants de terreur, sa conviction était que, s’il faisait spontanément quelque bonne action, Dieu lui épargnerait les conséquences de ses actions mauvaises.

Il avait vu Raffles s’en aller pour tout de bon sur la diligence de Brassing, et c’était un soulagement momentané. Ce départ éloignait l’oppression d’une terreur immédiate, mais ne mettait pas fin à la lutte intérieure de l’âme ni au besoin de s’assurer une sauvegarde. Il prit enfin une résolution pénible et écrivit à Will Ladislaw, le priant de se trouver « Aux Bosquets » ce même soir à neuf heures pour une entrevue particulière. Will n’avait pas été autrement surpris de recevoir cette missive qu’il rattachait à quelques nouveaux projets concernant le Pionnier. Mais, à son entrée dans le cabinet de M. Bulstrode, il fut frappé de l’expression de douloureuse fatigue qui se lisait sur le visage du banquier et il allait lui dire : « Êtes-vous malade ? » quand, s’arrêtant dans son premier mouvement, il s’informa seulement de mistress Bulstrode, demandant si elle était satisfaite du tableau acheté pour elle.

— Merci, elle est très satisfaite. Elle est sortie avec ses filles ce soir. Je vous ai prié de venir, monsieur Ladislaw, parce que je désire vous faire une communication très intime, je dirai même dont la nature confidentielle doit vous être sacrée. Je présume que rien n’a jamais été plus loin de votre esprit que d’imaginer qu’il y avait eu dans le passé des liens qui rattachassent votre histoire à la mienne.

Will éprouva quelque chose comme un choc électrique. Il était déjà dans un état de sensibilité aiguë et d’agitation à peine apaisée, au sujet de certains liens du passé, et ses pressentiments ne furent pas d’une nature agréable. Tout cela ressemblait aux fluctuations d’un rêve, comme si l’action entamée par cet étranger loquace et bouffi se continuait par cet emblème de respectabilité, aux yeux pâles et à l’air malade, dont la voix éteinte et le formalisme doucereux de langage lui semblaient pour le moment presque aussi repoussants que le contraste dont il se souvenait.

Il répondit avec un changement d’expression visible :

— Non certainement, rien.

— Vous voyez devant vous, monsieur Ladislaw, un homme profondément frappé. N’étaient les exigences de ma conscience et le sentiment que je suis à la barre du tribunal de Celui qui ne voit pas comme voient les hommes, rien ne m’obligerait à vous faire la révélation pour laquelle je vous ai prié de venir ici ce soir. À ne considérer que les lois humaines, vous n’avez aucun droit sur moi.

Will était encore plus mal à l’aise qu’étonné. M. Bulstrode s’était tu, appuyant la tête sur sa main et regardant à terre. Mais fixant alors son regard scrutateur sur Will il continua :

— On m’a dit que le nom de votre mère était Sarah Dunkirk et qu’elle s’était enfuie de chez ses parents pour se faire actrice. On m’a dit aussi que votre père était, à une certaine époque, très affaibli par la maladie. Oserais-je vous demander si vous pouvez confirmer ces faits ?

— Oui, ils sont tous deux exacts, dit Will frappé de l’ordre de cette enquête, qu’on se serait étendu à voir précéder les allusions premières du banquier.

Mais M. Bulstrode avait suivi l’ordre de ses émotions ; il ne doutait plus que l’heure d’une opportune restitution ne fût venue, et l’attitude de pénitence devait détourner de lui le châtiment.

— Connaissez-vous quelques particularités relatives à la famille de votre mère ? continua-t-il.

— Non, elle n’aimait pas à en parler. C’était une très noble et très respectable femme, dit Will presque avec colère.

— Je ne veux rien alléguer contre elle. Vous a-t-elle jamais, à aucun propos, parlé de sa mère ?

— Je lui ai entendu dire que sa mère ignorait sans doute la raison de sa fuite. Elle disait « Pauvre mère ! » d’un ton de pitié.

— Cette mère est devenue ma femme, dit Bulstrode. Puis il s’arrêta un moment avant de continuer : — Vous avez un droit sur moi, monsieur Ladislaw, comme je le disais tout à l’heure, non un droit légal, mais un droit que ma conscience reconnaît. Je me suis enrichi par ce mariage, résultat qui n’aurait certainement pas été atteint, certainement pas à ce degré, si votre grand’mère avait retrouvé sa fille. Cette fille, à ce qu’il paraît, n’est plus en vie !

— Non, dit Will, sentant le soupçon et la répugnance s’éveiller si fortement en lui que, sans savoir au juste ce qu’il faisait, il prit son chapeau qu’il avait posé à terre et se leva.

L’impulsion de son cœur était de repousser ce lien qui venait de lui être révélé.

— Asseyez-vous, je vous prie, monsieur Ladislaw. Vous êtes saisi, sans doute, de la soudaineté de cette découverte. Mais j’implore votre patience pour un homme déjà courbé sous le poids de l’épreuve.

Will reprit sa place, éprouvant une pitié mêlée de mépris pour cette volontaire humiliation d’un homme d’âge.

— Mon intention est, monsieur Ladislaw, de réparer le tort qui a été fait à votre mère. Je sais que vous êtes sans fortune, et je désire vous faire jouir, dans une juste proportion, d’un bien qui vous appartiendrait sans doute déjà entièrement, si votre grand’mère avait été certaine de l’existence de votre mère, et si elle avait pu la retrouver.

M. Bulstrode se tut. Il sentait qu’il accomplissait une œuvre remarquable de conscience scrupuleuse dans le jugement de son auditeur, et un acte de pénitence aux yeux de Dieu. Il n’avait pas de clef qui lui permît de pénétrer l’état d’esprit de Will Ladislaw. Mais celui-ci était encore ému des trop claires allusions de Raffles, et l’attente de révélations qu’il eût été heureux de faire disparaître dans l’ombre ne faisait que stimuler sa rapidité naturelle de pénétration. Il fut quelques instants sans parler. M. Bulstrode, qui à la fin de son discours avait fixé les yeux à terre, les releva avec un regard scrutateur que Will rencontra tout droit.

Il répondit :

— Je suppose que vous connaissiez l’existence de ma mère et que vous saviez où on aurait pu la retrouver ?

Bulstrode tressaillit et un frémissement visible passa sur son visage et sur ses mains. Il n’était absolument pas préparé à voir ses avances accueillies de cette manière, ou à se trouver forcé d’aller dans ses aveux plus loin qu’il ne l’avait jugé nécessaire. Mais il n’osa pas mentir, il sentit tout à coup qu’il n’était plus sûr du terrain sur lequel il s’était avancé d’abord avec quelque confiance.

— Je ne nierai pas que vos conjectures soient justes, répondit-il avec une hésitation dans la voix. Et je désire vous faire réparation, comme au seul être en vie qui ait souffert un dommage par ma faute. Vous entrez, je l’espère, monsieur Ladislaw, dans mes intentions, qui se rapportent à des droits plus élevés que de simples droits humains et qui, ainsi que je l’ai dit déjà, sont absolument indépendants de toute contrainte légale. Je suis prêt à réduire mes revenus et les espérances de ma famille, en m’engageant à vous faire, ma vie durant, une rente de cinq cents livres, et à vous en laisser le capital à ma mort, voire même à faire plus encore, si plus était réellement nécessaire pour vous venir en aide dans quelque louable entreprise.

M. Bulstrode était entré dans ces détails avec l’espoir qu’ils agiraient fortement sur Ladislaw et effaceraient tous ses autres sentiments dans une acceptation reconnaissante.

Mais Will avait l’air résolu et nullement touché. Avançant la lèvre avec dédain et les doigts enfoncés dans ses poches de côté, il reprit avec fermeté :

— Avant de répondre en aucune façon à vos propositions, monsieur Bulstrode, je dois vous prier à mon tour de répondre à une ou deux questions : Étiez-vous engagé dans cette affaire, qui a été l’origine de la fortune dont tous parlez ?

— Oui, fit M. Bulstrode, convaincu que Raffles lui avait déjà tout dit.

— Et cette affaire était-elle, ou n’était-elle pas d’une nature infamante, et en admettant qu’elle eût été jugée par un tribunal, aurait-on envoyé aux galères ceux qui y étaient intéressés ?

Will parlait avec une tranchante amertume. Il se sentait poussé à faire ses questions sans ménagements.

Bulstrode rougit d’une colère difficile à réprimer. Il s’était préparé à une scène d’humiliation de lui-même ; mais son orgueil intense et son habitude de domination l’emportèrent sur le repentir et même sur la crainte, quand ce jeune homme, dont il avait eu l’intention de devenir le bienfaiteur, se tourna vers lui comme un juge.

— L’affaire était établie avant que je m’en occupasse, monsieur, et d’ailleurs il ne vous appartient pas d’ouvrir une semblable enquête, répondit-il sans élever la voix, mais avec un bref accent de défi.

— Pardon, dit Will, se levant de nouveau le chapeau à la main ; c’est à moi qu’il appartient de vous faire ces questions, du moment que j’ai à décider s’il me convient d’entrer en négociations avec vous et d’accepter votre argent. Il m’importe de garder mon honneur intact. Il m’importe de n’avoir pas de flétrissure sur ma naissance et ma famille. Et maintenant je découvre qu’il existe une flétrissure contre laquelle je ne puis rien. Ma mère l’a senti et a tâché d’en rester aussi pure que possible, je tâcherai de faire comme elle. Vous garderez votre argent mal acquis. Si j’avais une fortune à moi, je la donnerais volontiers à quiconque pourrait réfuter ce que vous venez de me dire. Ce dont j’ai à vous remercier, c’est d’avoir gardé cet argent jusqu’à ce jour, où il m’est possible de le refuser. Le sentiment d’être un gentleman ne devrait faire qu’un avec le sentiment d’être un homme. Bonsoir, monsieur.

Bulstrode allait parler, mais Will, dans sa prompte résolution, fut en un instant hors de la chambre, et l’instant d’après la porte du vestibule se refermait sur lui. Il était en proie à un sentiment de révolte trop passionné contre cet héritage de honte qui venait de lui être révélé, pour se demander s’il n’avait pas été trop dur envers Bulstrode, trop arrogamment implacable envers un homme de soixante ans qui faisait des efforts de réparation, alors que le temps les avait rendus vains.

Un tiers, présent à cette scène, n’aurait su comprendre dans leur profondeur l’impétuosité du refus de Ladislaw et l’amertume de ses paroles. Nul autre que lui-même ne savait combien tout ce qui touchait le sentiment de son honneur se rattachait immédiatement pour lui à ses rapports avec Dorothée et à la conduite de M. Casaubon envers lui. Et dans le flot d’impulsions qui lui fit rejeter l’offre de Bulstrode, se mêlait cette pensée qu’il lui eût été impossible de jamais avouer à Dorothée qu’il l’eût acceptée.

Quant à Bulstrode, après le départ de Will, il subit une réaction violente et pleura comme une femme. C’était la première fois qu’il avait rencontré en face une expression de mépris de la part d’un homme plus haut placé que Raffles ; et ce mépris se répandant comme du venin dans tout son être, il ne restait plus de place sensible aux consolations. Cependant il allait falloir se retrancher déjà le soulagement de pleurer. Sa femme et ses filles ne tardèrent pas à rentrer d’une conférence faite par un missionnaire, et celles-ci exprimèrent tous leurs regrets que leur père n’eût pas entendu lui-même les choses intéressantes qu’elles essayèrent de lui répéter.



CHAPITRE IX


Will Ladislaw ne songeait plus maintenant qu’à revoir Dorothée et à quitter aussitôt après Middlemarch. Le lendemain de son entretien avec Bulstrode, il écrivit dès le matin à Dorothée une courte lettre, lui disant que différentes raisons l’avaient retenu dans le pays plus longtemps qu’il ne pensait, et lui demandant la permission de se rendre une fois encore à Lowick, à l’heure qu’elle voudrait bien lui indiquer et dans le plus bref délai possible, étant pressé de partir, mais ne voulant pas le faire avant d’avoir obtenu d’elle cette entrevue. Il laissa sa lettre au bureau avec ordre au messager de la porter à Lowick-Manor et d’attendre la réponse.

Ladislaw comprenait ce qu’il y avait de gauche à demander ce dernier entretien. Ses adieux avaient déjà été faits une fois en présence de sir James Chettam et annoncés au maître d’hôtel comme définitifs. C’est certainement une épreuve pour la dignité d’un homme que de se montrer, alors qu’il ne devait plus revenir. Un premier adieu a quelque chose de pathétique, mais revenir pour un second, c’est presque un sujet de comédie, et il n’était même pas impossible que des railleries amères circulassent dans le public à propos des motifs qui avaient retardé le départ de Ladislaw.

Il tenait cependant à faire comprendre à la jeune femme que c’était pour des raisons sérieuses qu’il souhaitait ce rendez-vous. Lorsque, dernièrement, il avait pris congé d’elle, il ignorait certains faits qui changeaient l’aspect de leurs rapports mutuels et créaient entre eux une séparation plus complète qu’il ne l’avait pensé. Il ne savait rien de la fortune personnelle de Dorothée et, peu habitué qu’il était à réfléchir à ces sortes de choses, il tenait pour assuré, d’après les dispositions de M. Casaubon, que, pour Dorothée, l’épouser lui, Will Ladislaw, c’était consentir par là même à l’abandon de sa fortune entière. Il ne pouvait le désirer, même au plus secret de son cœur, même si elle eût été prête, pour l’amour de lui, à se résigner à un si dur changement de vie. Et cette nouvelle blessure enfin qu’il avait reçue des révélations de Bulstrode sur la famille de sa mère ! des révélations de cette nature, si on venait à les connaître, ne seraient-elles pas une raison de plus pour les amis de Dorothée de le regarder de haut comme absolument au-dessous d’elle ? Le secret espoir qu’il pourrait revenir au bout de quelques années, avec la conscience d’une valeur personnelle équivalente à la fortune de Dorothée, ne lui semblait plus à présent que la continuation chimérique d’un rêve. Ce changement dans ses vues d’avenir le justifierait sûrement de prier Dorothée de le recevoir une fois encore.

Mais Dorothée n’était plus chez elle lorsqu’on y apporta le billet de Will. Une lettre de son oncle venait de lui annoncer son retour dans une semaine environ, et elle s’était rendue le matin à Freshitt, pour y porter la nouvelle et pour revenir ensuite à la Grange donner quelques ordres dont son oncle l’avait chargée, pensant, comme il disait, « qu’un peu d’occupation de ce genre était une bonne chose pour une veuve ».

Sir James, rassuré du côté de Dorothée, n’avait pas pour cela cessé de surveiller les mouvements de Ladislaw, dont le séjour à Middlemarch, prolongé pendant deux mois après l’annonce d’un départ immédiat, était bien de nature à aigrir ses soupçons, tout au moins à justifier son aversion pour ce jeune personnage. Mais ce que venait de lui apprendre son confident, M. Standish, chargé de ce service d’informations, lui offrait enfin, tout en justifiant ses soupçons, le moyen de supprimer tout danger pour Dorothée.

Nous sommes tous sujets, sous l’empire de circonstances inhabituelles, à nous montrer très différents de nous-mêmes. Le bon sir James était ce matin-là si différent de lui-même, qu’il se montrait anxieux jusqu’à l’irritabilité de s’entretenir avec Dorothée, d’un sujet qu’il évitait d’ordinaire, comme s’il eût été honteux pour lui et pour elle d’en parler. Célia ne pouvait lui servir d’intermédiaire, il ne voulait pas qu’elle connût le genre de commérages qui le préoccupait, et, avant l’arrivée impromptu de Dorothée, il avait fait son possible pour imaginer comment, avec sa timidité et son peu d’éloquence, il pourrait jamais arriver à lui faire sa communication. La présence inattendue de sa belle-sœur mit le comble à son trouble (il était si peu dans ses facultés de dire facilement quelque chose de désagréable), mais le désespoir lui suggéra une ressource : il envoya le groom, à cheval sans selle, à travers le parc, avec un billet au crayon pour mistress Cadwallader, qui, connaissant déjà le commérage en question, ne croirait pas se compromettre en y insistant dans la mesure du nécessaire.

On retint Dorothée sous le prétexte que M. Garth, qu’elle devait voir, était attendu au hall d’un instant à l’autre, et elle causait encore avec Caleb au jardin, lorsque sir James, guettant l’arrivée de la femme du recteur, la vit venir enfin et l’accueillit avec les explications et sous-entendus nécessaires.

— Assez ! je comprends, dit mistress Cadwallader, vous resterez blanc de tout. Moi, je suis déjà assez moricaude pour ne plus craindre de me noircir.

— Je ne veux pas dire que cela ait vraiment de l’importance, dit sir James, ne tenant pas à ce que mistress Cadwallader comprît trop bien. Seulement, il faut faire entendre à Dorothée qu’il y a telles raisons pour lesquelles elle ne doit plus le recevoir, et je ne puis réellement pas le lui dire ainsi. La chose se fera plus facilement, venant de vous.

Elle se fit très facilement, en effet. Quand Dorothée quitta Caleb et vint à leur rencontre, il se trouva que mistress Cadwallader avait traversé le parc par le plus simple des hasards, tout juste pour bavarder avec Célia de son bébé en bonne mère de famille.

— Et M. Brooke allait donc revenir ! Délicieux ! Et il fallait espérer qu’il revenait bien guéri de la fièvre parlementaire et des affaires du Pionnier. À propos du Pionnier, quelqu’un avait prophétisé qu’on allait le voir bientôt, comme un dauphin expirant, passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, faute de savoir que devenir maintenant que le jeune protégé de M. Brooke, le brillant Ladislaw, était parti ou sur le point de partir. Sir James le savait-il ?

Ils marchaient tous trois lentement le long des allées, et sir James, se détournant pour frapper un arbuste d’un coup de sa cravache, répondit qu’il avait bien entendu dire quelque chose de semblable.

— Absolument faux ! reprit mistress Cadwallader. Il n’est ni parti ni apparemment sur le point de partir. Le Pionnier garde sa couleur et M. Orlando Ladislaw est en train de faire un beau scandale gros bleu, en roucoulant tout le jour avec la femme de votre M. Lydgate, une bien jolie femme, à ce qu’on dit. Il paraîtrait qu’on n’entre jamais dans la maison sans trouver le jeune homme étendu sur le tapis de la cheminée ou vocalisant au piano. Mais n’est-ce pas toujours un assez vilain monde que ces gens des villes d’industrie ?

— Vous avez commencé par dire qu’un de ces bruits était faux, mistress Cadwallader, et je crois que celui-ci ne l’est pas moins, dit Dorothée avec une énergie où se sentait l’indignation, au moins y a-t-il là, j’en suis sûre, une fausse interprétation. Je ne puis souffrir qu’on dise du mal de M. Ladislaw, on n’a déjà été que trop injuste envers lui.

Quand Dorothée était profondément émue, elle était bien indifférente à ce qu’on pourrait penser de ses sentiments, et, en admettant qu’elle y eût réfléchi, elle aurait trouvé lâche, en entendant calomnier Will, de garder le silence par peur d’être elle-même mal comprise. Le sang lui était monté au visage et ses lèvres tremblaient.

Sir James, en la regardant, se repentit de son subterfuge, mais mistress Cadwallader, à la hauteur de toutes les circonstances, s’écria en levant les bras :

— Le ciel le veuille, ma chère ! Puissent toujours, veux-je dire, être faux tous les vilains rapports sur qui que ce soit ! Mais c’est une pitié que ce jeune Lydgate ait épousé une de ces filles de Middlemarch. Étant donné qu’il est le fils de quelqu’un, il aurait pu trouver une femme avec un bon sang dans les veines et pas trop jeune, qui se serait accommodée aux exigences de sa profession. Voilà, par exemple, Clara Harfager, dont les amis ne savent que faire et qui a une dot. Et puis, nous aurions pu la recevoir chez nous. Cependant, il ne sert à rien d’être sage pour les autres. Ou donc est Célia ? Rentrons, voulez-vous ?

— Moi, je pars pour Tipton, dit Dorothée avec quelque hauteur. Adieu !

Sir James ne trouva rien à lui dire en l’accompagnant jusqu’à sa voiture. Il était très mécontent du résultat d’un artifice qui lui avait causé à l’avance une certaine humiliation secrète.

Dorothée passa en voiture entre les haies couvertes de haies sauvages et les champs de blé moissonnés, ne voyant et n’entendant rien autour d’elle. Les larmes étaient venues à ses yeux et roulaient le long de ses joues, mais elle ne le savait pas. Il lui semblait que le monde devenait laid et haïssable et qu’elle n’y voyait pas de place pour la confiance de son cœur. « Ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! » disait une voix intérieure qu’elle écoutait parler. Mais en même temps un souvenir, auquel s’était toujours rattachée une vague inquiétude, revenait obstinément s’imposer à son cœur le souvenir de ce jour où elle avait trouvé Will Ladislaw avec mistress Lydgate et où elle avait entendu le piano accompagner sa voix.

« Il disait qu’il ne ferait jamais rien que je pusse désapprouver, je voudrais lui avoir dit que je désapprouvais cela, se disait à elle-même la pauvre Dorothée, partagée entre un sentiment de colère contre Will et le besoin passionné de le défendre. Ils essayent tous de le noircir à mes yeux, mais je ne me plaindrai de rien, tant qu’il ne sera pas en faute. J’ai toujours eu confiance en lui. »

En s’apercevant que la voiture entrait sous la voûte de la Grange, elle porta vivement son mouchoir à son visage, et se mit à songer à ses commissions.

Le cocher demanda la permission d’aller faire réparer un fer à l’un de ses chevaux et Dorothée, ayant quelque temps à elle pour se reposer, ôta ses gants et son chapeau ; appuyée contre une statue dans le vestibule, elle resta à parler à la femme de charge.

— Mistress Kell, dit-elle enfin, j’ai une heure à passer ici. Je vais aller à la bibliothèque et y noter pour vous quelques instructions de la part de mon oncle. Voulez-vous bien m’ouvrir les volets ?

— Les volets sont ouverts, madame, dit mistress Kell en suivant Dorothée qui s’était avancée tout en parlant. M. Ladislaw y est venu pour chercher quelque chose.

Will était venu chercher un portefeuille rempli d’esquisses qu’il n’avait pas retrouvées au moment de quitter la Grange et qu’il ne se souciait pas de laisser derrière lui.

Le cœur de Dorothée sembla se retourner soudain, comme si un coup venait de lui être porté, mais elle ne trahit pas d’émotion : en réalité l’idée que Will était là la comblait de joie, comme la vue de quelque objet précieux perdu et retrouvé. Arrivée près de la porte, elle dit à mistress Kell :

— Entrez d’abord et dites-lui que je suis là.

Will avait retrouvé son portefeuille et l’avait déposé sur la table à l’autre extrémité de la chambre pour passer en revue ses esquisses, se complaisant à regarder ces mémorables œuvres d’art, dont le rapport avec la nature avait un sens trop obscur pour Dorothée. Il souriait encore à cette idée et se hâtait de mettre les dessins en ordre, en pensant qu’il trouverait peut-être une lettre d’elle l’attendant à Middlemarch, quand mistress Kell qui s’était approchée tout près de lui, lui dit :

— Voici mistress Casaubon, monsieur.

Will se retourna tout d’un coup, et l’instant d’après Dorothée entrait. Ils s’abordèrent au moment où mistress Kell refermait la porte derrière elle. Ils se regardèrent et quelque chose qui les empêchait de parler dominait le mutuel sentiment de leur cœur. Ce n’était pas la confusion qui les tenait silencieux, car ils sentaient tous deux que la séparation était proche, et il n’y a pas place pour la fausse honte dans une triste séparation. Elle se dirigea machinalement vers la chaise de son oncle, près de la table à écrire, et Will, après l’avoir avancée un peu pour qu’elle s’y assît, s’éloigna de quelques pas et se tint debout en face d’elle.

— Asseyez-vous, je vous prie, dit Dorothée, croisant ses mains sur ses genoux. Je suis bien heureuse que vous vous soyez trouvé ici.

Will se disait que son visage avait exactement la même expression que lorsque, pour la première fois, elle lui avait tendu la main à Rome ; son bonnet de veuve, fixé à son chapeau, avait été enlevé du même coup, et il voyait bien qu’elle venait de pleurer. Mais la colère qu’elle avait éprouvée d’abord dans son agitation s’était dissipée à la vue de Ladislaw. Elle s’était habituée, dès qu’ils se trouvaient vis-à-vis l’un de l’autre, à ressentir toujours cette confiance et cette heureuse liberté du cœur qui viennent d’une mutuelle sympathie ; et comment les paroles des autres auraient-elles pu changer cela tout d’un coup ? Laissons résonner encore une fois la musique qui a le pouvoir de s’emparer de notre être, et de remplir pour nous l’atmosphère de joie, et qu’importe que d’autres la critiquent, au moment où nous allons cesser de l’entendre ?

— J’ai envoyé aujourd’hui une lettre à Lowick-Manor vous demandant la permission de vous voir, commença Will, s’asseyant en face d’elle. Je suis à la veille de partir, et je ne pouvais m’en aller sans vous parler encore une fois.

— Je croyais que nous nous étions définitivement quittés quand vous êtes venu à Lowick, il y a déjà bien des semaines. Vous comptiez partir tout de suite, dit Dorothée, la voix un peu tremblante.

— Oui, mais alors j’ignorais des choses que j’ai apprises depuis, des choses qui ont changé mes sentiments pour l’avenir. Lorsque je vous vis alors, je rêvais de pouvoir revenir un jour. Je ne crois pas maintenant que je le puisse jamais.

Will s’arrêta.

— Et vous désirez me dire pourquoi ? demanda Dorothée timidement.

— Oui, dit Will impétueusement, rejetant la tête en arrière et se détournant d’elle, le visage empourpré d’une colère subite. Je dois certainement le désirer. J’ai été grossièrement insulté à vos yeux et à d’autres yeux encore. Une basse imputation a attaqué mon honneur. Je veux que vous sachiez que dans aucune circonstance je ne me suis abaissé… que dans aucune circonstance je n’aurais donné à personne le droit de prétendre que je recherchais la fortune, sous prétexte de chercher… autre chose. Il n’y avait pas besoin d’autre sauvegarde contre moi. La fortune en était une suffisante.

Will se leva en prononçant ces derniers mots, et se mit à marcher, sans savoir de quel côté de la chambre il allait ; il s’approcha ainsi de l’embrasure d’une fenêtre voisine ; c’était auprès de cette fenêtre, ouverte aujourd’hui comme elle l’était alors, qu’ils étaient restés tous deux, Dorothée et lui, à causer ensemble un an auparavant, à peu près à la même époque. Tout son cœur applaudissait à l’indignation de Will ; elle n’avait qu’un désir, le convaincre qu’elle ne lui avait jamais fait tort ; et il semblait s’être détourné d’elle, comme si elle aussi faisait partie de ce monde inhospitalier.

Il serait très cruel à vous de supposer que je vous aie jamais attribué aucune intention basse, commença-t-elle.

Puis, avec sa chaleur naturelle, désirant plaider sa cause auprès de lui, elle se leva et vint se mettre devant lui, près de la fenêtre, sa place d’autrefois :

— Pouvez-vous penser que j’aie jamais cessé de croire en vous ?

Will, la voyant là, tressaillit et se recula de la fenêtre en évitant son regard. Dorothée fut froissée de ce mouvement qu’elle attribua au même sentiment qui avait tout à l’heure inspiré sa colère. Elle était prête à lui dire que tout cela était aussi pénible pour elle que pour lui, et qu’elle était impuissante à y rien faire ; mais ces étranges particularités de leurs rapports, qu’aucun d’eux ne pouvait librement expliquer, la retenaient toujours par la crainte d’en trop dire. En cet instant, elle ne croyait pas que dans aucune circonstance Will eût souhaité de l’épouser, et elle craignait de laisser échapper une parole qui aurait pu le laisser entendre. Elle dit seulement d’un air grave en revenant au dernier mot qu’il avait prononcé :

— Je sais bien qu’on n’a jamais eu besoin d’aucune sauvegarde contre vous.

Will ne répondit pas. Dans le mouvement tumultueux de ses sentiments, ces mots d’elle lui parurent cruellement indifférents. Sa première explosion de colère passée, il pâlit et son visage prit une expression de douleur et de tristesse. Il alla à la table et referma son portefeuille, tandis que Dorothée le regardait à distance. Ils perdaient ainsi dans un misérable silence les derniers moments qu’ils avaient à passer ensemble. Que pouvait-il dire, puisque le sentiment qui était devenu malgré lui le plus puissant de son âme était son amour passionné pour elle, et qu’il s’interdisait de l’avouer ? Que pouvait-elle lui dire, puisqu’elle ne pouvait l’aider en rien, forcée qu’elle était de conserver la fortune qui aurait dû lui appartenir ; puisque aujourd’hui il ne semblait pas répondre comme de coutume à sa confiance entière et à son affection ?

Will se rapprocha enfin de la fenêtre.

— Il faut que je parte, dit-il avec cette expression particulière des yeux qui accompagne quelquefois un sentiment amer, comme s’ils s’étaient fatigués et brûlés à regarder une lumière de trop près.

— Que ferez-vous de par le monde ? dit Dorothée timidement, Vos intentions sont-elles encore les mêmes que la dernière fois que nous nous sommes dit adieu ?

— Oui, fit Will comme désireux de ne pas insister. Je me mettrai à la première occupation qui se présentera. Je suppose qu’on finit par prendre l’habitude d’avancer dans la vie sans bonheur et sans espoir.

— Oh ! quelles tristes paroles ! dit Dorothée qui se sentait prête à éclater en sanglots. Puis, essayant de sourire, elle ajouta : Nous convenions d’ordinaire que nous avions tous deux le défaut de nous exprimer avec trop de violence.

— Je ne me suis pas exprimé avec trop de violence, cette fois, dit Will s’appuyant à l’angle du mur. Il y a des épreuves par lesquelles l’homme ne passe qu’une fois en sa vie ; et il faut qu’il sache, tôt ou tard, que le meilleur de l’existence est fini pour lui. J’en aurai fait, bien jeune encore, l’expérience. Voilà tout. Ce qui m’est plus cher que nulle autre chose au monde m’est absolument interdit, et cela non seulement parce que c’est en dehors de ma portée, mais, lors même que ce serait à ma portée, interdit par ma fierté et mon honneur, par tout ce qui fait que je me respecte. Et, après, je m’en irai par la vie comme un homme qui aurait entrevu le ciel dans un moment d’extase.

Will se tut. Dorothée ne pouvait pas ne pas le comprendre ; en réalité, il sentait qu’il se contredisait lui-même et manquait à sa conscience en lui parlant si clairement. Et cependant, dire à une femme qu’on ne la rechercherait jamais, pouvait-on de bonne foi appeler cela rechercher la main d’une femme ? Il faut convenir que c’était une manière de l’autre monde de lui faire la cour.

Mais à l’imagination de Dorothée parcourant rapidement le passé, une autre image venait d’apparaître. La pensée qu’elle était pour Will ce qu’il avait de plus cher au monde la fit palpiter un instant ; puis le doute succéda à cette plénitude de joie. Le souvenir des rares et courts instants où ils s’étaient trouvés ensemble pâlit et s’effaça devant un autre souvenir. Combien plus fréquents avaient été les rapports de Will et d’une autre personne avec laquelle il avait vécu en continuelle intimité à Middlemarch ! Tout ce qu’il venait de dire pouvait se rapporter à cette autre liaison, et tout ce qui s’était passé entre lui et elle-même pouvait bien n’être dû qu’à la simple amitié exaltée par le cruel obstacle que l’acte injurieux que son mari avait jeté entre eux.

Dorothée restait silencieuse, les yeux baissés dans une triste rêverie tandis qu’une multitude d’images s’amoncelaient autour d’elle, lui laissant la certitude douloureuse que Will faisait allusion à Rosemonde. Mais pourquoi douloureuse ? Il voulait sans doute lui faire comprendre que de ce côté aussi sa conduite serait au-dessus de tout soupçon.

Will ne fut pas surpris de son silence. Il était en proie, lui aussi, tout en la considérant, à de tumultueuses émotions, et il sentait d’une façon presque sauvage qu’un miracle seul pouvait maintenant empêcher leur séparation. Avait-elle, après tout, de l’amour pour lui ? Eût-il préféré, sans se mentir à lui-même, lui en savoir la douleur épargnée ? Il ne pouvait nier qu’au fond de toutes ses paroles était le secret désir de recevoir d’elle l’assurance qu’elle l’aimait.

Ils ne surent ni l’un ni l’autre combien de temps ils restèrent ainsi. Dorothée levait les yeux et allait parler quand la porte s’ouvrit. Son groom fit quelques pas et lui dit :

— Les chevaux sont prêts, madame, quand il vous conviendra de partir.

— Tout de suite.

Puis se tournant vers Will, Dorothée ajouta :

— J’ai encore quelques ordres à donner à la femme de charge.

— Et moi je vais partir, dit Will quand la porte se fut refermée ; et, se tournant vers elle : Après-demain j’aurai quitté Middlemarch.

— Vous avez bien agi de toutes façons, dit Dorothée d’une voix basse, se sentant comme un poids sur le cœur qui lui rendait la parole difficile.

Elle lui tendit la main et Will la serra un instant sans parler, car les derniers mots de Dorothée lui avaient semblé cruellement froids, bien différents de ce qu’elle était d’ordinaire. Leurs yeux se rencontrèrent, mais il y avait du mécontentement dans ceux de Will, et dans ceux de Dorothée seulement de la tristesse. Il se détourna et prit son portefeuille sous son bras.

— Je ne vous ai jamais fait tort. Je vous en prie, ne m’oubliez pas, dit Dorothée en réprimant un sanglot qui lui montait au cœur.

— Pourquoi dites-vous cela ? répliqua Will avec irritation. Comme si je ne courais pas plutôt le risque d’oublier tout le reste ?

Il se sentait vraiment de la colère contre elle en ce moment, et ce mouvement le poussa à sortir sans tarder davantage. Tout cela ne fut pour Dorothée qu’un éclair : ses derniers mots, le salut qu’il lui fit depuis la porte, le sentiment qu’il n’était plus là. Elle tomba sur une chaise et y resta immobile, tandis que des images et des émotions diverses l’assaillaient en un instant. Le premier sentiment qu’elle éprouva d’abord en dépit de tout ce qui allait suivre, fut de la joie, — de la joie à la pensée que c’était bien elle que Will aimait, que c’était à elle qu’il renonçait, et que véritablement il n’existait pas d’autre amour moins permis, plus répréhensible, que l’honneur le forçât de fuir. Ils n’en étaient pas moins séparés, mais elle pourrait désormais penser à lui sans contrainte. Dorothée poussa un profond soupir et sentit la force lui revenir. La séparation, à cette heure, devenait facile à supporter. Le premier sentiment d’aimer et d’être aimée excluait le chagrin. C’était comme si quelque poids lourd et glacé s’était fondu et que sa pensée eût de l’espace pour s’étendre ; et le passé qui se représentait à son cœur, elle le comprenait mieux maintenant. La séparation fatale ne diminuait pas la joie (peut-être même en était-elle plus complète en ce moment), car il n’y avait pas de reproches, pas d’étonnement méprisant à redouter des regards ou des lèvres de personne. Il avait agi de façon à délier le reproche et à rendre l’étonnement respectueux.

À la contempler alors, il était facile de deviner en elle une pensée qui la soutenait. Dorothée inscrivit quelques notes sur son carnet, adressa ses dernières recommandations à la femme de charge d’un ton joyeux, et quand elle s’assit dans sa voiture, elle avait les yeux brillants et les joues éclatantes sous son triste chapeau de deuil. Elle rejeta en arrière ses lourdes « pleureuses » de crêpe, et regarda devant elle, se demandant quel chemin avait pris Will. Il était dans sa nature d’être fière de le savoir exempt de blâme, et la pensée qu’elle avait raison de le défendre se mêlait à tous ses sentiments.

Le cocher avait l’habitude de mener ses chevaux d’une bonne allure ; M. Casaubon ne jouissait de rien et s’impatientait de tout quand il n’était pas devant sa table de travail, n’aspirant qu’à arriver au terme de ses courses ; aussi Dorothée était-elle emportée rapidement sur la route. La promenade en voiture était agréable, la pluie tombée pendant la nuit avait fait disparaître la poussière, et le ciel bleu se montrait au loin, en dehors de la région des gros nuages qui voguaient par lourdes masses à travers l’atmosphère. La terre semblait un heureux séjour sous de vastes cieux, et Dorothée souhaitait de rencontrer Will pour le voir encore une fois.

Au tournant d’une route elle l’aperçut, son portefeuille sous le bras ; un instant après, elle passait à côté de lui, il leva son chapeau, et elle ressentit un triste serrement de cœur d’être assise là dans une sorte d’exaltation de ses pensées, en l’abandonnant derrière elle. Elle ne pouvait se retourner pour le regarder encore. C’était comme si une masse d’objets indifférents s’étaient jetés entre eux pour les séparer, les forçant à suivre des voies différentes, les poussant toujours plus loin et plus loin l’un de l’autre. À quoi bon regarder en arrière pour le voir ? Elle ne pouvait pas plus lui faire un signe qui eût voulu dire : « Est-il besoin de nous quitter ? » qu’elle ne pouvait faire arrêter sa voiture pour l’attendre. Et quel monde de raisons lui venaient en foule au moindre mouvement de son cœur vers un avenir qui eût pu révoquer la décision de ce jour !

— Je voudrais seulement l’avoir su plus tôt — je voudrais qu’il sût… alors nous pourrions être pleinement heureux en pensant l’un à l’autre bien que séparés pour toujours. Et si j’avais pu seulement lui faire don de ma fortune et lui faciliter la vie !

Tels étaient les désirs les plus persistants de son cœur. Et pourtant, en dépit de l’énergique indépendance de son caractère, le monde pesait si lourdement sur elle que l’idée de Will, souffrant faute d’un tel secours et placé vis-à-vis du monde dans un tel désavantage, n’était pas la seule qui l’obsédât ; elle tenait compte aussi de ce que pensaient les gens de sa connaissance, dans l’opinion desquels il eût été malséant d’établir des rapports plus intimes entre elle et Ladislaw. Elle sentait dans toute sa plénitude la force impérieuse des motifs qui avaient décidé de la conduite de Will. Comment pourrait-il rêver qu’elle voulût jamais renverser la barrière que son mari avait dressée entre eux ? Comment pourrait-elle s’avouer à elle-même qu’elle la renverserait jamais ?

Will devenait plus amer dans ses réflexions, à mesure que la voiture en s’éloignant, devenait moins visible. Les plus légères causes suffisaient pour l’irriter, dans l’état de sensibilité où il se trouvait, et en voyant Dorothée passer en voiture à côté de lui, tandis qu’il se sentait marcher péniblement comme un pauvre diable à la recherche d’une position dans le monde, qui, étant donnée sa disposition d’âme présente, ne répondrait que bien peu à ses désirs, sa conduite n’avait plus l’air que d’obéir à la simple nécessité, au lieu de s’appuyer sur une libre résolution. Après tout, il n’avait nulle assurance qu’elle l’aimât. Un homme dans cette situation pourra-t-il jamais se trouver sincèrement heureux d’avoir toute la souffrance pour lui ?

Will passa cette soirée avec les Lydgate ; le lendemain soir il était parti.