Revue L’Oiseau bleu (2p. 1-30).

I. LE PÉNIBLE VOYAGE


DEPUIS huit jours, la grand’mère Précourt reposait au cimetière du village de Saint-Denis, tandis qu’Olivier, son petit-fils, l’ardent patriote qui avait été fait prisonnier, le soir de la défaite de Saint-Charles du Richelieu, souffrait stoïquement dans la prison de Montréal. La vieille maison familiale de Saint-Denis ne contenait donc, en ce trente novembre 1837, que Josephte, la petite sœur d’Olivier, âgée de neuf ans, Michel Authier, le protégé du jeune homme, qui comptait près de douze ans, et Sophie, la vieille et fidèle domestique.

Michel se sentait remis de la terrible fustigation que lui avait fait subir un soldat anglais ivre, le soir de la capture d’Olivier, qu’il avait tenté de sauver par son silence. Il méditait. Il songeait aux moyens à prendre pour remplir la promesse faite à son bienfaiteur, à celui qui l’avait accueilli, aimé, soigné, adopté comme un jeune frère, il y avait de cela à peine six mois. Il se rappelait bien qu’il avait soufflé à Olivier Précourt, à l’instant des adieux, et en tant que ses souffrances lui permettaient : « M. Olivier, ces jours-ci,… je partirai… je conduirai Josephte… près de votre fiancée… à Montréal !… Je le jure ! » L’heure était venue d’exécuter sa promesse, d’y procéder sans bruit, sans éclat, à l’insu de tous, et même de Sophie, dont le jugement faiblissait depuis les derniers et tragiques événements. Michel considérait souvent à la dérobée sa petite amie Josephte. Chaque soir, à la même heure, les yeux bleus de la petite fille s’agrandissaient d’effroi, tandis qu’un tremblement nerveux secouait son mince et long petit corps. Que ferait-il si sa petite protégée ne pouvait pas le suivre, une fois partie pour le long voyage pénible ? Il avait un peu d’argent pour subsister, et coucher chaque soir dans quelque bonne ferme, car comment s’exposer, au dehors, au froid terrible des nuits canadiennes, en décembre ? Oui, tout pourrait aller, pourvu que rien de dramatique ne survînt ; pourvu que les soldats, qui couraient les routes de Sorel à Saint-Hilaire, et qui n’étaient pas tous sobres et doux, tant s’en faut, ne les malmenassent pas, ne les enfermassent pas, non plus, en quelque coin de camp misérables ; Josephte devinait les préoccupations de Michel. Elle le suivait partout. Elle ne le quittait que le soir, pour aller dormir auprès de Sophie. Elle parlait peu cependant, un oiseau tombé du nid, et qui regarde, un peu épouvanté, tout ce qui l’entoure, tout ce qui lui semble devenu énorme, et plein de mystérieux dangers.

Le premier décembre au matin, vers six heures à peine, les enfants regardant au dehors, constataient qu’une gelée blanche couvrait la pelouse du jardin. Le ciel se levait sombre le vent sifflait, lugubre, dans la vaste cheminée, à deux pas d’eux. Tout à coup des éclats de voix se firent entendre dans la pièce voisine. Les lamentations de Sophie s’entendirent, assez vie étouffées, toutefois. Michel, un doigt sur la bouche, et suivi de Josephte, se dirigea vers l’endroit d’où partait les voix. Il entr’ouvrit sans bruit la porte et prêta l’oreille.

« Allons, Sophie, remettez-vous, disait une voix d’homme que les enfants ne reconnurent pas. Vous vous doutiez bien pourtant que les Habits rouges allaient venir laver l’affront qu’ils ont subi ici, à Saint-Denis, le 25 novembre dernier. Eh bien ! nous pouvons les attendre, dès demain. J’ai tenu à vous prévenir, car vous n’avez pas d’hommes, ici, pour empêcher certaines misères…

— Je n’y resterai pas, Monsieur, larmoya Sophie. Ce serait ma mort.. Mais… ces pauvres enfants, que feront-ils ? Mon Dieu, mon Dieu !

M. le curé est parti, par malheur. Son vicaire aussi. Ils auraient pu y voir.

— C’est affreux, affreux, gémissait la vieille domestique.

— Tout de même, Sophie il valait mieux vous prévenir, n’est-ce pas ? La maison renferme bien des bonnes choses, que messieurs les soldats ne dédaignent pas, pour sûr. Et si vous avez des objets à sauver, mettez toute la journée à profit.

— Toute la journée !… Faudrait voir. Je me sens mourir, vous dis-je, ma vieille tête éclate… Je vais fuir tout de suite… Ah ! pourquoi, la bonne sainte Mme Précourt ne m’a-t-elle pas amenée avec elle ? Ce sont les morts qui sont les plus heureux en ce moment. Jésus, bon Jésus ! Miséricorde pour nous tous !

— Pauvre Sophie ! Où irez-vous donc ?

— J’ai une sœur à Saint-Hyacinthe. Elle trouvera bien un coin dans sa maison… Ah ! je n’y vivrai pas longtemps… Rien à craindre.

— Et les enfants ?

— Les bonnes filles du défunt docteur Dormicour s’en chargeront peut-être, durant quelque temps. De Josephte, certainement. Quant à Michel, il est débrouillard. Il pourra donner un coup de main ici et là, afin de gagner de quoi vivre…

— Alors, je vous quitte Sophie. Bon courage ! Vous n’êtes pas la seule, allez, à pleurer toutes les larmes de votre corps, et pour ce que ça avance !

Les deux enfants entendaient se refermer la porte donnant sur le jardin, tandis que Sophie remontait au premier, par l’escalier de service, en gémissant et en prononçant toutes sortes de paroles incohérentes. On l’entendait bientôt traîner une malle sur le plancher. Il fallait qu’elle fût bien troublée pour n’avoir pas encore appelé les enfants, afin de leur communiquer la nouvelle.

Michel prit la main de Josephte ; et, marchant sur le bout des pieds, il monta lui aussi, au premier étage, ouvrit la porte de la chambre d’Olivier, puis s’y enferma à double tour. Josephte alla se jeter en pleurant sur le divan.

— Josephte, dit Michel, il faut cesser de pleurer et m’écouter. J’ai un plan à te proposer.

— J’ai peur, Michel, j’ai peur. Sophie va nous quitter, elle aussi. Tu as entendu. Tu l’entends encore. Elle fait sa malle.

— Josephte, quand même elle partirait, rien ne sera changé ! Elle devient un peu folle, je crois, et ne nous aiderait en rien.

— Et si tu allais me laisser toute seule, toi aussi ?

— Jamais, Josephte, jamais… Du moins, tant que tu ne seras pas auprès de la cousine Mathilde Perrault. J’ai promis. Et quand je promets, tu sais…

— Pourtant, je ne veux pas rester sans toi, chez la cousine. Michel, tu sais bien, qu’Olivier m’a donnée à toi.

— Je voudrais t’y suivre va, mais si M. Perrault me chasse. Il ne m’aime pas du tout, ton vieux cousin.

— Alors, ne quittons pas Saint-Denis. Cachons-nous dans la cave.

— Et les soldats ? Les vilains Habits rouges, qui vont venir, cette nuit, peut-être ? Il nous trouveront tout de suite.

— Oh non, non, je ne veux plus les voir… Michel, sauvons-nous, vite, avec Sophie. Tiens, elle descend l’escalier avec sa malle. Écoute, le bruit qu’elle fait. Et elle parle toute seule.

— Chut ! Josephte. Parlons plus bas. Regardons-la s’éloigner de la fenêtre. Tu vois, elle ne sait plus ce qu’elle fait. Elle part sans même nous dire un mot d’adieu.

En effet, la vieille domestique, trop fortement secouée par les événements, perdait la notion de tout. Elle se rendit en divaguant et en traînant après elle sa malle, jusque sur la grande route. Elle levait les poings vers le ciel, poussait des cris. Tout à coup, elle se mit à courir dans la direction de Saint-Denis, abandonnant tout son bagage, pleurant et vociférant toujours.

— C’est terrible, Michel, souffla Josephte, en pressant nerveusement le bras de son compagnon, qui regardait fuir avec tristesse cette vieille femme dévouée, dont l’âge trahissait les forces sans doute à jamais.

Prenant Josephte par la main, Michel descendit au jardin ; et là, penché sur la clôture en fer forgé qui entourait la maison, il vit que, bientôt, à bout de force, la pauvre Sophie s’était jetée par terre, en appelant au secours. Le bruit d’une voiture s’entendait en effet, venant de Saint-Denis. Elle apparut. Un habitant des environs descendit et fit monter avec bonté la vieille domestique dans sa voiture. Il l’encourageait et la calmait.

Vivement, Michel retourna dans la maison avec Josephte. Il lui enjoignit de se taire, quoi qu’il arrivât. Le charitable habitant se trouva bientôt près de la maison des Précourt. Il aperçut la malle et la chargea sur son dos. Il la déposa dans la charrette près de la vieille domestique à demi-consciente. Puis, les mains autour de sa bouche, en guise de porte-voix, il appela par trois fois, tourné vers la maison, et d’une voix de stentor, vraiment. N’entendant rien, ne voyant rien bouger autour de la propriété qui semblait close, il repartit bien vite vers Saint-Denis.

— Et maintenant, Josephte, préparons-nous, plus personne ne peut venir. Faisons une petite prière avant de partir.

— Devant la statue de Notre-Dame de Bon-Secours ? Grand’mère disait, Michel, qu’elle l’avait guérie, un jour. Viens, viens, Michel, dans la chambre de grand’mère.

En se relevant, la petite fille semblait plus courageuse. Elle courut s’habiller, d’un manteau de grosse laine et d’un beau bonnet de fourrure. Elle fit un paquet de quelques vêtements, y glissa une chaîne d’or avec un médaillon où se trouvaient les portrait d’Olivier et de sa grand’mère, peint sur porcelaine. Puis, elle redescendit au jardin attendre Michel. Il ne tarda pas. Il s’était vêtu proprement, mais pauvrement. Au bout d’un bâton, il avait placé une besace. Elle contenait des mouchoirs, des bas. Mais surtout des provisions. En arrivant près de Josephte, il se prit à l’examiner.

— Ça ne va pas, Michel, avec ce manteau ? Comme tu me regardes ! Il est chaud, pourtant. Grand’mère disait que j’irais, sans avoir froid, jusqu’au Pôle Nord. Mes bas sont en grosse laine. Vois ! Et j’en ai deux autres paires dans mon paquet.

— Josephte, je n’aime pas ton bonnet de fourrures.

— Non ! C’est Olivier qui me l’a donné.

— C’est-à-dire que je le trouve trop beau pour notre voyage.

— Je vais aller mettre une tuque blanche. Attends-moi, ici.

— Tu n’en as pas une noire, Josette ?

— Non, mais une brune.

— Eh bien ! cours la mettre.

Quelques minutes plus tard, sept heures sonnaient à l’horloge du vestibule, et les enfants se mettaient en route. Le ciel s’était éclairci. Le vent était tombé. Le soleil fit son apparition. Il faisait un peu froid tout de même. De deux en deux heures, on faisait halte. La petite fille n’était pas habituée à ces marches forcées où le cœur se remplit de crainte, dès qu’une voiture ou un bruit de voix s’entendait. Le soir, vers huit heures, on fut près de Saint-Charles ! Quel spectacle s’offrit à leurs yeux, dans ce village pillé, brûlé, où s’entassaient ruines sur ruines. Michel avisa une grange, que les soldats avaient, par miracle, épargnée. À la faveur de l’obscurité, les deux enfants purent s’y installer commodément, manger et prendre du repos jusqu’à l’aube.

— Tu as de l’argent, Michel, souffla assez bas, Josephte, en voyant diminuer les provisions dans la besace de son compagnon.

— Oui, oui, répondit celui-ci, je l’ai caché dans la doublure de mon vieux capot d’étoffe du pays. Ça ne se verrait pas du tout si on voulait me fouiller. Mais tu n’en parleras pas, toi non plus, même si on te forçait de le faire. Car alors, que ferions-nous, demain, après-demain…

— Tout ce temps-là pour arriver chez la cousine Perrault ? Oh !

— La princesse, tu sais…

— La princesse ? fit Josephte, surprise.

— Je l’appelle ainsi, ta cousine, Mathilde. Elle est si belle, si bonne, la fiancée de M. Olivier. Ses robes bleues et blanches, me semblent légères et brillantes, comme le ciel quand il y a du soleil et de beaux nuages blancs comme la neige. M. Olivier souriait quand je l’appelais ainsi devant lui. « La princesse ! L’adorable princesse, » disais-je.

— Olivier, Olivier !… Michel, penses-tu que mon bon frère sera tué par les Habits rouges, qui l’ont emmené ?… Olivier ! oh ! Michel, pourquoi as-tu parlé de lui… Mon Dieu ! Olivier, je…

Et la petite fille se prit soudain à pleurer, à sangloter. Tout son corps semblait secoué sous la violence du chagrin. Michel se sentit navré. Sans doute, sa peine à lui était vive. Parfois, il lui semblait qu’un poignard traversait son cœur… Mais pleurer ! Oh ! non ! Il lui paraissait indigne du courage qu’il voulait avoir, comme tous les vrais patriotes.

Il prit les mains de Josephte et la força de le regarder. Ses yeux étaient pleins de reproches et d’un peu de honte.

— Josephte, dit-il, je ne te comprends plus. Tu m’as dit souvent que tu étais aussi bonne patriote que moi… Est-ce que je pleure, moi ? Crois-tu pourtant que je ne vois pas constamment M. Olivier devant moi avec ses grands yeux suppliants, mais sans larmes, va lui aussi, Josephte…


Un homme se tenait, en effet, à deux pas et les regardait un peu ahuri.

— Je le sais, Michel, c’est bien vilain de montrer ainsi son chagrin… Mais une petite fille, attends, attends… c’est autrement, peut-être qu’elle montre son courage… Oui, je suis patriote… comme toi… comme Olivier. J’ai honte un peu… de le dire, Michel… Mais vrai ça m’a fait du bien de pleurer comme cela… Je vais dormir, maintenant. Bonsoir, Michel !

— Bonsoir, Josephte. Moi aussi, je vais dormir. Mais n’oublie pas ta prière. Le bruit d’une voix qui s’exclamait tout près d’eux réveilla le lendemain les deux enfants. Un homme se tenait, en effet, à deux pas, et les regardait un peu ahuri.

— Eh bien ! les enfants, qu’est-ce que vous faites dans cette grange abandonnée, à deux pas des soldats qui ont bu toute la nuit ? Les entendez-vous rire ?

Michel et Josephte, effrayés, se levèrent en hâte. À travers une fente de la grande, ils virent un campement improvisé, où allaient et venaient des Habits rouges, dont la plupart semblaient vraiment pris de vin et d’une fébrile et brutale gaieté. Josephte se pressa près de Michel.

— Monsieur, murmura Michel, qu’allons-nous faire ? Si nous partons, ils nous feront un mauvais parti : ma pauvre petite compagne a déjà bien peur… Aidez-nous, Monsieur, mon bon monsieur ?

— Du diable, si je savais comment ! murmura l’homme en se grattant la tête d’un air perplexe. Mais d’abord, qui êtes-vous, d’où venez-vous, où allez-vous ?

— Qui je suis ? Un orphelin, moi, mais cette petite fille, c’est la sœur du grand patriote, M. Olivier Précourt.

— Non ? Et elle court, comme cela, les grands chemins ?

— Ah ! non, Monsieur, mais son frère est prisonnier à Montréal, sa grand’mère est morte… Elle n’a plus que moi, voyez-vous, pour la protéger depuis que son grand frère n’est plus là. Pauvre Josephte.

— Où allez-vous, à travers des terres bien dangereuses à traverser ? On n’épargne personne, à l’occasion, vous le savez bien ?

— À Montréal. Je conduis la petite chez ses cousins Perrault.

— Tu en es loin, mon garçon de Montréal. Et cette petite, quel voyage pour elle ! Mais j’y pense. Je me rends à Saint-Hilaire. Montez tous deux dans ma voiture.

— On nous verra, Monsieur. Et on vous fera du mal, c’est certain, à cause de nous… Je ne le voudrais pour rien au monde, allez !

— C’est vrai… Satané guerre ! J’oublie toujours que les Habits rouges se servent de toutes les raisons inimaginables pour nous embêter, nous dépouiller, croyant qu’on en veut toujours à leur précieuse peau !

— Où est votre voiture, monsieur ?

— De l’autre côté de la grange. Je ne voulais pas exciter par sa vue, tous ces soldats vilains et rageurs.

Michel regarda de l’autre côté du bâtiment, où une planche faisait une grande brèche et aperçut en effet une voiture. Elle était chargée de foin et de légumes. Ses yeux brillèrent.

— Monsieur, dit-il, c’est à vous toutes ces provisions ? Vous allez au marché ?

— Non, un régiment de soldats, à Saint-Hilaire, attend mon chargement. Je suis déjà en retard. Alors, mon petit homme, c’est décidé, tu manques cette chance de te rendre en peu de temps à quelques milles d’ici ?

— Non, monsieur, j’accepte, au contraire. Josephte et moi, nous allons nous cacher sous le tas de foin.

— Excellente idée ! Hé ! hé ! Ta petite cervelle, vaut mieux que la mienne, qui pèse lourd pourtant. Mais dépêchez-vous ! Et faites attention qu’on ne vous voie pas… Qu’est-ce que tu fais, là ?

— Josephte a faim, Monsieur. Il y a deux tartines encore. Je les lui donne.

— Et toi ?

— Oh ! monsieur, murmura Josephte indignée, si vous croyez que je ne partagerai par tout à l’heure avec lui.

— Tiens, la petite fille a une langue… Je la croyais muette, reprit l’homme en riant.

Ce fut l’affaire de quelques instants pour Michel et Josephte. Ils disparurent complètement derrière l’amas de foin. L’homme alors remonta sur son siège, alluma sa pipe et fouette cocher !

Une heure plus tard, Saint-Hilaire apparaissait. L’homme chantait toujours. Tout à coup, il s’arrêta en poussant une exclamation, et tout en continuant de mener son cheval bon train, il murmura en tournant la tête vers l’amas de foin : « Attention, les enfants ! Voici cinq ou six soldats. Ils sont solides sur leurs jambes, ceux-là, au moins… Attention tout de même !

Les Habits rouges s’approchaient à grands pas, en faisant signe à l’homme d’arrêter. Il fallut obéir.

— Nous attendons depuis longtemps ton arrivée, Canadien sans parole, fit l’un d’eux, en un mauvais français.

— Bien le pardon, Monsieur, les chemins sont mauvais de ce temps-ci, voyez-vous !

— Taisez-vous ! Déposez ici les provisions. Nous allons les transporter nous-mêmes dans nos sacs.

— Bien, monsieur le capitaine.

— Quant au foin, gardez-le. Mais je vais passer mon épée au travers pour m’assurer que vous n’y cachez rien. Alors, reculez-vous !

— Nous aussi, nous aussi, s’écrièrent en riant les autres soldats. Tant pis pour les cachettes ! Et cinq soldats dégainèrent ensemble. Les lances étincelèrent.

— Mes bons Messieurs les Habits rouges, ne touchez pas à ce foin avec vos épées, de grâce ! Oh !… non, non, de grâce ! Tuez-moi, plutôt ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

— Alors, fit l’officier furieux, je le vois, il y a là un trésor, et vous êtes une canaille… Come boys, come !… We will search the hay carefully !

Avec des exclamations, qui devinrent des éclats de rire, on découvrit bien vite Michel et Josephte tapis au fond de la voiture. La peur clouait la petite fille sur place, mais Michel vint se jeter aux genoux de l’officier.

— De grâce, M. le capitaine, ne nous faites pas de mal. Pitié pour nous !

— Vous venir au camp avec la petite fille… Vous tous dire là-bas ! reprit l’officier, en le repoussant. Un des compagnons essaya de prendre Josephte entre ses bras, mais celle-ci résista et se mit à crier. Les compagnons du soldat repoussé se mirent à le railler et voulurent à leur tour s’emparer de Josephte, en lui montrant, en riant, la pointe de leur revolver. Josephte se mit alors à pousser de nouveaux cris affreux. Alors, Michel, avec une volubilité que son émotion rendait surprenante, se mit à supplier, en anglais, l’officier, qui commandait aux autres. Il semblait un peu dégoûté de la scène, sans se donner la peine d’y mettre fin, cependant. En entendant Michel s’exprimer si bien en langue anglaise, les Habits rouges, se regardèrent surpris. Leurs rires cessèrent. Tous entourèrent Michel, et le questionnèrent. Le petit garçon répondit aussi brièvement que possible, dans la crainte de compromettre ses compatriotes. L’officier releva soudain la tête et dit en anglais à ses compatriotes : « Ce petit va nous suivre. Quel bon interprète nous aurons en lui ! Quant à la petite, qu’elle aille au diable !… Elle crie trop. Laissons-la avec son parent… Petit garçon, tu es notre prisonnier, dit-il très haut à Michel. Mais ton compagne… est libre… Le habitant aux légumes, aussi… Allons, viens nous aider à remplir nos sacs… Viens vite ! Il faut obéir tout de suite avec moi !

— Laissez-moi dire adieu à ma petite sœur, M. l’officier, demanda Michel d’un ton très poli, très doux, en portant militairement la main à sa tuque.

— Devant moi, vite ! fit l’officier en haussant les épaules. Et qu’elle parte ensuite, la petite qui crie comme une oie… N’était de toi, elle recevrait une bonne correction… Est-ce qu’on voulait lui faire du mal ?…

Michel était monté rapidement dans la voiture, et tout en serrant Josephte contre lui, il murmurait à son oreille : « Va-t-en ! Dans deux heures, je vous rejoins. À l’église ! Attends moi ! » et les enfants se trouvèrent séparés, hélas ! Ils partirent chacun de son côté. Josephte avait pris place sur le siège de devant avec l’habitant qui cherchait à la consoler. La petite fille ne pleurait plus, mais suivait des yeux, avec angoisse, Michel que les soldats anglais amenaient au pas de course, après l’avoir chargé comme eux tous d’une poche de légumes.

— Petite fille, qu’est-ce qu’il a dit en t’embrassant, ton compagnon ? En a-t-il des yeux clairs et sans peur ? Et la bonne idée d’avoir parlé anglais, tout à coup ! Où a-t-il appris cette langue de charabia ? Mais dis-moi d’abord, son secret ?

— Il m’a dit, monsieur, d’aller l’attendre à l’église. Dans deux heures il y viendra ! Et s’il n’y venait pas ! Tiens, suis-moi plutôt chez des bonnes gens que je connais. Je guetterai Michel un bon quart d’heure avant de retourner à Saint-Charles, à l’endroit même où il nous a quittés.

— Merci, Monsieur. Mais je veux faire comme Michel a dit. Voulez-vous me descendre à l’église, s’il vous plaît ?

— À ton aise ! Mais tu ne vas pas l’attendre là jusqu’à la nuit, au moins ?

— Michel a dit deux heures seulement…

— Il a dit… il a dit… Pourra-t-il faire à son gré avec ses mirlitons qui montrent les dents à propos de tout et de rien. Mais dis-moi, tu ne connais personne à Saint-Hilaire ? Personne ?

— Je connais un tout petit peu, Madame de Rouville. Je suis allée au manoir déjà avec ma grand’mère.

— Eh bien ! Veux-tu que je passe de ce côté ? Un de ses serviteurs prendra mon message.

— Non, non, vous êtes bien bon monsieur, mais j’aime mieux attendre Michel seulement…

— C’est bon, je t’abandonne donc… Je n’aime pas cela, va. Tiens ! Voilà la neige qui tombe… Il fait froid en diable. Alors, descends petite, nous voici à l’église.

— Merci bien, monsieur, mon bon monsieur, jamais je ne vous oublierai, répétait Josephte, en descendant de la voiture dans les bras de l’habitant. Soudain, elle mit un bon baiser sur la joue de l’homme, qui se mit à rire de bon cœur.

— Votre nom, monsieur, lui cria Josephte en se retournant, tandis qu’elle montait le perron de l’église.

— Luc Desormeaux, ma belle petite demoiselle. Bonne chance ! Allez, allez !

Josephte s’engouffra dans l’église d’un air peureux. Elle se sentait si seule, maintenant ! Qu’allait-elle devenir si Michel ne pouvait s’échapper d’auprès les Habits rouges, ainsi qu’il avait promis ? Elle se mit à prier avec ferveur, puis la fatigue la porta au sommeil. Elle s’étendit sur un banc, son chapelet à la main. Aussi bien, depuis une heure qu’elle était là, personne n’était entré dans l’église. Elle s’endormit bientôt d’un lourd sommeil.

Quand elle s’éveilla, il faisait nuit déjà. Elle se redressa. La pendule, non loin d’elle, sonna cinq heures. Tout aussitôt un bruit de clefs, des pas lourds et traînants résonnèrent. On allait fermer l’église. La pauvre petite, la cœur battant, les yeux agrandis par la crainte, se glissa au dehors sans avoir été aperçue. Elle contourna l’église, se mit à l’abri de la rafale, qui charriait la neige du côté opposé, puis examina les alentours. Que ferait-elle ? Le presbytère n’était pas très loin, ni non plus le manoir. On la recevrait dans l’un ou l’autre endroit. Qu’elle se sentait fatiguée et en même temps comme une pauvre petite chose traquée qu’on allait saisir, maltraiter puis enfermer toute seule… Un cachot, quel lieu terrible, sale, répugnant, sombre… il y aurait des rats… Horreur ! de gros rats… Mon Dieu !… Mais déjà, il venait ces rats, là-bas, là-bas, elle en voyait, près de cette roche grise… ils se garantissaient comme elle de l’orage… Josephte porta la main à sa tête… Des élancements la faisaient souffrir… puis tout à coup… tout tourna autour d’elle, et toujours là-bas, près de la roche grise, ce rat énorme qui ne bougeait pas, mais dont la tête était tournée vers elle. « Michel ! Michel ! au secours ! chuchotait tout bas la petite fille… Le vent seul lui répondait… Quelle grande voix il avait ce soir… et comme il se plaignait… Michel, Michel, je t’attends… Viens… Oh ! viens… j’ai peur »…

Les nerfs aiguisés de Josephte se tendaient de plus en plus. Le moindre bruit, elle le percevait… Ah ! qu’était cela ? Des chevaux venaient à la course, non loin… Les soldats la cherchaient peut-être… Ils approchaient… plus près, plus près… Ciel ! on l’avait vue… L’un qui précédait les autres de beaucoup se dirigeait vers l’église… vers elle, Ah !

— Michel, Michel, cria la petite fille, folle de joie, en apercevant celui-ci, terrifié aussi, car elle comprenait que le petit garçon, s’il accourait vers elle, était poursuivi en même temps par les Habites rouges

Michel s’étant élancé à bas du cheval, à gauche de l’église, laissait l’animal continuer sa course folle du côté de Saint-Mathias. Michel ne bougeait pas, écroulé comme une masse, avec un bras assez endommagé, lui sembla-t-il. Mais non brisé, car il le remuait quoique difficilement. Il attendit cinq minutes. Deux cavaliers accouraient à fond de train. Ils passèrent devant l’église, puis filèrent dans la direction prise par l’animal que venait de quitter Michel. Le petit garçon remercia le Ciel d’avoir songé au départ à placer sur le dos de son cheval une lourde capote, qui était secouée tantôt à droite, tantôt à gauche, et donnait vraiment l’illusion d’un enfant emporté et ballotté par un animal à la course.


Michel, Michel, cria la petite fille, folle de joie, en apercevant celui-ci, terrifié aussi…

Le silence se fit de nouveau. La galopade effrénée cessa. Michel, se releva tant bien que mal. Son bras gauche lui arracha un gémissement… Ah ! qui venait là, des pas glissaient tout près avec précaution…

— Josephte, Toi ! Vite, vite, viens près de moi ! cria-t-il en apercevant la petite fille.

— Michel, Michel ! Ah ! je le savais bien que tu ne me tromperais pas. Comme je suis fatiguée ! La tête m’élance… gémit l’enfant, en s’approchant.

— Et cependant, Josephte, il faut se remettre dans la tempête. Fais un grand effort…

— Qu’as-tu, Michel ? Ton bras ? Mais il ne remue plus…

— As-tu un mouchoir, deux même ? Je veux soutenir mon bras, me l’attacher au cou avec… oh ! n’importe quoi, tiens ton foulard.

— Attends, attends, Michel, je vais arranger cela, moi… Bon ! Oh ! tu as froid ! Tu trembles.

— Je n’ai pas de capot. Une grosse chemise de soldat, ça n’est pas aussi chaud, va. Mais je n’ai pas eu le temps en me sauvant de ramasser mes vêtements.

— Oui, oui, Michel. Bon… c’est fait. Ton bras est retenu… Qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? Sonner au presbytère ?

— Non, allons frapper au manoir. Je connais Remi, le cocher. M. Olivier lui a procuré cette place, l’année dernière. La ménagère au presbytère de Saint-Hilaire, m’a toujours fait un peu peur. Elle a l’air si sévère.

— C’est loin d’ici, il me semble, chez Mme  de Rouville ?

— Non, non. Viens.

Les enfants se remirent en marche, luttant contre le vent, la neige qui les aveuglait tout à fait par moment. Enfin, ils pénétrèrent dans la cour du manoir. Toutes les lumières, en arrière de la maison, répandaient une vive clarté. Il était temps. Josephte n’avançait plus qu’avec peine. Elle gémissait malgré elle portant la main à sa tête d’un geste machinal. Michel frappa une fois, deux fois, trois fois avant qu’un serviteur se décidât à entre-bâiller la porte. « Qui va là ? » demanda-t-il, la voix grognon.

— Remi, c’est vous ? Ouvrez, ouvrez, de grâce ! C’est Michel Authier.

— Michel ! fit celui-ci, en apercevant le petit garçon et en ouvrant toute grande la porte. Puis il courut à la petite fille qui venait de tomber comme une masse, un peu plus loin, sur le perron.

Dès qu’ils furent entrés dans la cuisine, d’autres serviteurs accoururent. Ils entourèrent avec des exclamations de pitié le cocher et Michel qui tentaient de faire revenir à elle la petite Josephte. Ils n’y parvenaient pas.

— Je vais aller prévenir Mademoiselle, dit la femme de chambre. Elle s’y connaît en médecine.

— Non, non, Élise, dit Remi. On a de la visite au manoir, vous le savez, en ce moment.

— Bah ! Ce monsieur et cette dame de Montréal ne sont pas bien terribles. La dame, surtout, qui a l’air si triste…

Mademoiselle de Rouville entra bientôt. Elle ne reconnut pas Josephte, qu’elle avait vue une ou deux fois peut-être ; puis, la petite fille avait la figure méconnaissable, tachée de larmes, de sable, les cheveux pleins de neige qui, en fondant, les assombrissait et en défaisait les boucles… Elle était pâle, livide, les yeux fermés. Michel n’ouvrit pas la bouche. Peu solide, lui non plus, son inquiétude pour Josephte surpassait tout. Il regardait manœuvrer adroitement la jeune fille.

— Mais, demanda Mlle  de Rouville, en prenant sur elle Josephte, qui venait de faire un mouvement sous l’action des sels énergiques, mais d’où viennent ces petits ?

— De Saint-Denis, Mademoiselle, répondit Michel, en baissant la tête. Et nous voudrions bien nous rendre à Montréal, le plus tôt possible, chez…

Deux dames entraient à cet instant. Madame de Rouville et… Michel poussa un cri terrible et courut se jeter aux pieds de la seconde dame, riant, pleurant, tremblant de tous ses membres.

— La princesse !… la princesse ! balbutiait-il. Josephte !… Et à son tour, il s’affaissa en voyant Mathilde Perrault courir près de la petite fille. La faiblesse de Michel fut de courte durée. Bientôt, les enfants, restaurés, revêtus de nouveaux vêtements, confortablement installés dans des fauteuils, près de la grande cheminée de la salle de réception, pouvaient répondre aux questions des maîtres et des invités de l’hospitalière demeure. Michel fit seul vraiment les frais de l’interrogatoire. Josephte, toujours énervée, très faible, bougeait à peine. De temps à autre, elle prenait la main de Mathilde, assise près d’elle, et la serrait convulsivement.

De quelle émotion témoignait le beau regard de Mathilde Perrault, lorsqu’il se portait sur la frêle enfant à ses côtés, la petite sœur adorée de son fiancé. Il lui semblait que quelque chose de lui venait réchauffer son cœur torturé par les affreuses dernières nouvelles. Elle observait avec attention la petite aussi ! Elle se rendait compte que l’enfant était guettée par la fièvre… par quelque grave maladie, peut-être.

Elle appela son père, soudain voyant que Michel accaparait l’attention de l’autre côté de la cheminée.

— Mon père, si vous le voulez, nous allons tout de suite repartir pour Montréal.

— Je le désire aussi, Mathilde. Naturellement, tu traîneras cette petite.

— Oui, mon père. C’est une petite cousine, à l’abandon et… et c’est tout ce qu’il me reste d’Olivier…

Un sanglot monta à sa gorge. Elle pencha la tête.

— Bon, bon, Mathilde. Je le comprends. Partons vite, alors. Ce galopin là-bas se rétablira très vite, ici.

Josephte à ces mots se leva toute droite, puis vint se jeter dans les bras de Mathilde, sa cousine.

— Non, non, cousine Mathilde, je ne veux pas partir sans Michel… Non, non… il ne m’a pas quittée lui… Cousine Mathilde, je veux rester avec Michel… Oh ! Michel ! Michel ! cria Josephte.

Une crise de larmes succéda à l’agitation de la petite fille. Michel accourut. Il tenta de la calmer, aidé de tous les hôtes du Manoir, pris vraiment de pitié devant cette détresse enfantine.

— Allons, Mathilde, prononça enfin, M. Octave Perrault, d’un ton assez dur, préparons-nous au départ. Amène qui tu voudras… Non, non, madame, ne protestez pas, continua-t-il poliment, en s’adressant à Madame de Rouville, nous devenons par trop encombrants… Ce n’est que trois heures de voiture, d’ici à Montréal, et il est à peine sept heures !

Cinq minutes plus tard, on fut en route. Josephte put s’endormir enfin, pressée contre Michel, une de ses petites mains blottie dans celle de Mathilde, la belle et tendre cousine, qui n’avait pas permis qu’elle fût séparée de Michel, son petit ami, son sauveur durant tant d’heures terribles.