Michel Strogoff (Théâtre)/Acte troisième

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Acte troisième


Septième tableau – La tente d’Ivan Ogareff.


Scène I


Jollivet, Blount.


Blount est à demi couché, et Jollivet s’occupe à le soigner.

BLOUNT, le repoussant. – Mister Jollivet, je priai vous de laisser moi tranquille !

JOLLIVET. – Monsieur Blount, je vous soignerai quand même, et je vous guérirai malgré vous, s’il le faut.

BLOUNT. – Ces bons soins de vous étaient odieuses !

JOLLIVET. – Odieux, mais salutaires ! Et si je vous abandonnais, qui donc vous soignerait dans ce camp tartare ?

BLOUNT. – Je prévenai vous que je n’étais pas reconnaissante du tout pour ce que vous faisiez !

JOLLIVET. – Est-ce que je vous demande de la reconnaissance ?

BLOUNT. – Vous avez volé mon voiture, ma déjeuner, mon hâne et mon place au guichet du télégraphe ! J’étais votre ennemi mortel, et je voulais...

JOLLIVET. – Et vous voulez touyer moi, c’est convenu ! Mais pour que vous puissiez me touyer, il faut d’abord que je vous guérisse !

BLOUNT. – Ah ! c’était un grand malheur que le obus il ait été pour moi !

JOLLIVET. – Ce n’était pas un obus, c’était un biscaïen.

BLOUNT. – Un bis... ?

JOLLIVET. – Caïen !

BLOUNT. – Par oune K ?

JOLLIVET. – Non par un C.

BLOUNT. – Par oune C. Oh ! c’était mauvais tout de même !

JOLLIVET. – Voyons, prenez mon bras, et marchez un peu.

BLOUNT, avec force. – Non ! Je marchai pas !

JOLLIVET. – Prenez mon bras, vous dis-je, ou je vous emporte sur mes épaules, comme un sac de farine !

BLOUNT. – Oh ! sac de farine !... Vous insultez moi encore !

JOLLIVET. – Ne dites donc pas de bêtises ! (Il veut l’emmener. Un Tartare entre et les arrête.)

LE TARTARE. – Restez. Le seigneur Ivan Ogareff veut vous interroger. (Il sort.)

JOLLIVET. – Nous interroger ?... Lui, Ogareff !... ce traître !

BLOUNT. – Cette brigande !... cette bandite voulait interroger moi !

Ivan paraît, s’arrête à l’entrée de la tente et parle bas à deux Tartares qui l’accompagnent et sortent.

JOLLIVET. – Que vois-je ? l’homme qui insultait brutalement le marchand Korpanoff ?...

BLOUNT. – C’était cette colonel Ogareff !... Oh ! je sentai une grosse indignéchione !


Scène II


Les mêmes, Ivan, Tartares


IVAN. – Approchez et répondez-moi. Qui êtes-vous ?

JOLLIVET. – Alcide Jollivet, citoyen français, que personne n’a le droit de retenir prisonnier.

IVAN. – Peut-être. (À Blount.) Et vous ?

BLOUNT. – Harry Blount !... une honnête homme, entendez-vous, une fidèle sujette de le Angleterre, entendez-vous, une loyale serviteur de son pétrie, entendez-vous !

IVAN. – Vous avez été pris, dit-on, parmi nos ennemis ?

JOLLIVET, avec ironie. – Non, on vous a trompé.

IVAN. – Vous osez dire ?...

JOLLIVET. – Je dis que ce ne peut être parmi les ennemis d’un colonel russe, puisque c’est au milieu de ses compatriotes, parmi les Russes eux-mêmes, qu’on nous a arrêtés ! Vous voyez bien, monsieur, que l’on vous a trompé.

BLOUNT, à part. – Very well !... Très bon réponse !...

IVAN. – Quel motif vous a conduits sur le théâtre de la guerre ?

JOLLIVET. – Nous sommes journalistes, monsieur... deux reporters.

IVAN, avec mépris. – Ah ! oui, je sais, des reporters... c’est-à-dire une sorte d’espions !...

BLOUNT, furieux. – Espionne ! Nous, espionne !

JOLLIVET, avec force. – Monsieur, ce que vous dites est infâme, et j’en prends à témoin l’Europe tout entière !

IVAN. – Que m’importe l’opinion de l’Europe ! Je vous traite comme il me plaît, parce qu’on vous a pris parmi les Russes, qui sont mes ennemis, vous le savez bien !

JOLLIVET. – J’ignorais que la patrie devînt jamais l’ennemie d’un loyal soldat !

BLOUNT. – C’était le soldat déloyal qui devenait le ennemi de son pétrie !

JOLLIVET. – Et celui-là est un traître !

IVAN, avec colère. – Prenez garde et souvenez-vous que je suis tout-puissant ici !

JOLLIVET. – Vous devriez tâcher de le faire oubler.

IVAN, avec colère. – Monsieur... (Se calmant.) L’insulte d’un homme de votre sorte ne peut arriver jusqu’à moi !

JOLLIVET. – C’est naturel, colonel Ogareff, la voix ne descend pas, elle monte.

IVAN, avec colère. – C’en est trop !

BLOUNT, à part. – Il n’était pas satisfaite du tout !

IVAN. – Vous me payerez ce nouvel outrage et vous le payerez cher. (Appelant.) Garde ! (Un Tartare entre.) Que l’Anglais soit conduit hors du camp, avant une heure... et qu’avant une heure, l’autre soit fusillé ! (Il sort avec le Tartare.)


Scène III


Blount, Jollivet.


BLOUNT, avec terreur. – Fousillé ! fousillé ! fousillé !...

JOLLIVET. – Je n’ai pas été maître de mon indignation !

BLOUNT. – Fousillé !... Cette misérable coquine faisait fousillé vous !

JOLLIVET. – Hélas ! oui !... Rien ne peut me sauver et le mieux est de me résigner courageusement !

BLOUNT. – Ah ! Jollivet !

JOLLIVET. – Vous voilà débarrassé de votre rival, de votre ennemi !

BLOUNT, se récriant. – Débarrassé de mon hennemi !

JOLLIVET. – Et il était écrit que notre duel n’aurait jamais lieu !

BLOUNT, ému. – Notre douel ?... Est-ce que vous aviez pensé que je battais jamais moi avec vous, Jollivet ?

JOLLIVET. – Je sais qu’il y avait en vous plus d’emportement que de haine !

BLOUNT. – Oh ! non ! je vous haïssais pas, Jollivet, et si vous avez un peu moqué, vous avez défendu moi dans le bataille, vous avez soigné mon blessure, vous avez sauvé moi comme une bonne et brave gentleman, Jollivet !

JOLLIVET, souriant tristement. – Tiens ! vous ne m’appelez plus Jollivette, monsieur Blount.

BLOUNT. – Et je demandai pardone à vous pour cette méchante plaisanterie !

JOLLIVET. – Alors nous voilà amis... tout à fait ?

BLOUNT. – Oh ! yes, amis jusqu’à la m...

JOLLIVET. – Jusqu’à la mort !... Ce ne sera pas long, hélas !... et je voudrais... avant... de mourir... vous demander un service, ami Blount.

BLOUNT vivement. – Une service ! Oh ! je promettai, je jurai d’avance !...

JOLLIVET. – Nous sommes ici, mon ami, comme deux sentinelles perdues et chargées l’une et l’autre d’éclairer notre pays sur les graves événements qui s’accomplissent. Eh bien, le devoir que je ne pourrai plus remplir, je vous demande de le remplir à ma place.

BLOUNT, très ému. – Oh ! yes ! yes !...

JOLLIVET. – Voulez-vous me promettre, Blount, qu’après avoir adressé chacune de vos correspondances en Angleterre, vous l’envoyez ensuite en France ?

BLOUNT. – Ensuite ! non !... Jollivet, non... pas ensuite. Je voulais remplacer vous, tout à faite, et comme vous étiez plus adroite que moi, vous aviez envoyé toujours les nouvelles le première, eh bien, je promettai que j’envoyai en France... d’abord !

JOLLIVET. – En même temps, Blount, en même temps... je le veux !...

BLOUNT. – Yes !... en même temps !... d’abord !... Êtes-vous satisfaite, Jollivet ?

JOLLIVET. – Oui, mais ce n’est pas tout, Blount.

BLOUNT. – Parlez, je écoutai vous.

JOLLIVET. – Mon ami, j’ai laissé là-bas une femme !...

BLOUNT. – Une femme !

JOLLIVET. – Une jeune femme... et un petit enfant. Elle, bonne comme une sainte ! lui, beau comme un ange !...

BLOUNT, avec reproche. – Oh ! vous aviez une femme et une toute petite bébé, et vous avez quitté eux !... Oh ! Jollivet ! Jollivet.

JOLLIVET, tristement. – Que voulez-vous ?... Nous étions pauvres, mon ami !

BLOUNT, pleurant. – Pauvres !... Et alors vous étiez forcé pour abandonner eux, et moi je reprochai à vous... J’accusai vous... Oh ! my friend, my dear friend !... I am a very bad man... your pardon... for... having spoken as... I have done !... Je demandai pardone à vous. Jollivet, yes !... je demandai pardone, et quand le guerre était finie ici, je jurai que j’allai en France, je cherchai votre fémille, je servai pour père à votre pauvre petite bébé, et je servai pour méri... non !... je servai pour frère à votre bonne jolie femme... je promettai... je jurai... je... (Il lui serre la main, se jette à son cou et l’embrasse. – On entend un bruit de fanfare.)

JOLLIVET. – Qu’est-ce que cela ?

UN TARTARE, entrant. – C’est l’arrivée de l’émir Féofar. Tous les prisonniers doivent se prosterner devant lui... Venez.

BLOUNT. – Prosterner !... je prosternerai pas !... je prosternerai jamais !... (Ils sortent.)

Le décor change à vue et représente le camp tartare.


Huitième tableau – Le camp de l’émir.


La scène représente une place, ornée de pylônes, recouverte d’un splendide velum. À droite, un trône magnifiquement orné ; à gauche, une tente.


Scène I


Féofar, Ivan, les Tartares.


Grands fracas de trompettes et de tambours. Superbe cortège qui défile devant le trône. Féofar, accompagné d’Ivan et de toute sa maison militaire, arrive au camp. Réception solennelle.

IVAN. – Gloire à toi, puissant émir, qui viens commander en personne cette armée triomphante !

TOUS. – Gloire à Féofar ! Gloire à l’émir !

IVAN. – Les provinces de la Sibérie sont maintenant en ton pouvoir. Tu peux pousser tes colonnes victorieuses aussi bien vers les contrées où se lève le soleil que dans celles où il se couche.

FÉOFAR. – Et si je marche avec le soleil ?

IVAN. – C’est te jeter vers l’Europe, et c’est rapidement conquérir le pays jusqu’aux montagnes de l’Oural !

FÉOFAR. – Et si je vais au-devant du flambeau de lumière ?

IVAN. – C’est soumettre à ta domination Irkoutsk et les plus riches provinces de l’Asie centrale.

FÉOFAR. – Quel avis t’inspire ton dévouement à notre cause ?

IVAN. – Prendre Irkoutsk, la capitale, et avec elle l’otage précieux dont la possession vaut une province ! Émir, il faut que le Grand-Duc tombe entre tes mains.

FÉOFAR. – Il sera fait ainsi.

IVAN. – Quel jour l’émir quittera-t-il ce camp ?

FÉOFAR. – Demain, car aujourd’hui, c’est fête pour les vainqueurs.

TOUS. – Gloire à l’émir !


Scène II


Les mêmes, Blount, puis Jollivet.


BLOUNT. – L’émir ! je voulais parler à l’émir.

FÉOFAR. – Qu’est-ce donc ?

IVAN. – Que voulez-vous ?

BLOUNT. – Je voulais parler à l’émir.

L’ÉMIR. – Parle.

BLOUNT. – Émir Féofar, je suppliai... non !... je conseillai à toi de entendre moi !

FÉOFAR. – Approche.

BLOUNT. – Je demandai au puissante Féofar d’empêcher le fousillement d’un gentleman !

FÉOFAR. – Que signifie ?

IVAN. – Un étranger qui a osé m’insulter et dont j’ai ordonné le châtiment !

L’ÉMIR. – Qu’on amène cet homme.

Jollivet est amené et se place près de Blount.

BLOUNT. – Et si je conseillai à toi, grande Féofar, de rendre son liberté à mister Jollivet, c’était dans le intérêt de toi, de ton sécourité, car si une seule cheveu tombait de son tête à lui, il mettait en danger ton tête, à toi !

FÉOFAR. – Et qui donc aurai-je à redouter ?

BLOUNT. – Le France !

FÉOFAR. – La France !

BLOUNT. – Oui, le France qui ne laisserait pas impiouni le assassinat d’une enfant à elle ! Et je avertis toi, que si on ne rendait pas la liberté à lui, je restai prisonnier avec ! Je prévenai toi que si on touyait lui, il fallait me touyer avec, et qu’au lieu de le France tout seule, tu auras sur les bras le France et le Angleterre avec !... Voilà ce que j’avais à dire à toi, émir Féofar. À présent, fais touyer nous si tu voulais !

FÉOFAR. – Ivan, que les paroles de cet homme s’effacent de ta mémoire et qu’on épargne sa vie !

IVAN. – Mais il m’a insulté !

FÉOFAR. – Je le veux.

IVAN. – Soit ! Qu’on le chasse du camp à l’instant même.

JOLLIVET. – Vous prévenez mes désirs, monsieur Ogareff !... J’ai hâte de n’être plus en votre honorable compagnie !... Blount, je n’oublierai pas ce que vous venez de faire pour moi !

BLOUNT. – Nous étions quittes et très bonnes amis, Jollivet !

JOLLIVET. – Et nous continuerons la campagne ensemble !

BLOUNT. – All right !

Tous deux sortent par le fond. Féofar et ses officiers entrent avec lui sous une tente à gauche.


Scène III


Ivan, Sangarre.


IVAN, voyant entrer Sangarre. – Sangarre ! Tu le vois, elle s’achèvera bientôt la tâche que je me suis imposée !

SANGARRE. – Parles-tu de ta vengeance ?

IVAN. – Oui, oui, de cette vengeance qui est maintenant assurée !

SANGARRE. – Elle t’échappera, si le Grand-Duc est prévenu à temps, si un courrier russe parvient jusqu’à lui !

IVAN. – Comment un courrier passerait-il à travers nos armées ?

SANGARRE. – Il en est un qui, sans moi, serait en ce moment sur la route d’Irkoutsk !

IVAN. – Parle, explique-toi.

SANGARRE. – Ivan, je suis près que toi du but que chacun de nous veut atteindre ! Le Grand-Duc n’est pas encore entre tes mains, tandis que j’ai en mon pouvoir cette Marfa Strogoff, dont j’ai juré la mort !

IVAN. – Achève.

SANGARRE. – La vieille Sibérienne a été prise au poste de Kolyvan, avec beaucoup d’autres. Mais, dans ce poste, Marfa n’était pas la seule qui portât ce nom de Strogoff !

IVAN. – Que veux-tu dire ?

SANGARRE. – Hier, un homme a refusé de reconnaître Marfa, qui l’appelait son fils !... Il l’a reniée publiquement. Mais une mère ne se trompe pas à une prétendue ressemblance. Cet homme qui ne voulait pas être reconnu était bien Michel Strogoff, un des courriers du csar.

IVAN. – Où est-il ? Qu’est-il devenu ? À t-on pu s’emparer de lui ?

SANGARRE. – Après la victoire, tous ceux qui fuyaient le champ de bataille ont été arrêtés. Pas un des fugitifs n’a pu nous échapper, et Michel Strogoff doit être parmi les prisonniers !

IVAN. – Le reconnaîtrais-tu ? Pourrais-tu le désigner ?

SANGARRE. – Non.

IVAN. – Il me faut cet homme ! Il doit être porteur de quelque important message. Qui donc pourra me le faire connaître ?

SANGARRE. – Sa mère !

IVAN. – Sa mère ?

SANGARRE. – Elle refusera de parler, mais...

IVAN. – Mais je saurai bien l’y forcer... Qu’on l’amène. (Sangarre s’éloigne par le fond.) Un courrier évidemment envoyé vers le Grand-Duc ! Il est porteur d’un message ! Ce message, je l’aurai !...


Scène IV


Ivan, Sangarre, Marfa, Nadia, puis des prisonniers, soldats, etc.


NADIA, bas. – Pourquoi nous conduit-on ici ?

MARFA, bas. – Pour m’interroger, sans doute, sur le compte de mon fils, mais j’ai compris qu’il ne voulait pas être reconnu !... il est déjà loin... Ils ne m’arracheront pas mon secret.

SANGARRE. – Regarde-moi, Marfa, regarde-moi bien !... Sais-tu qui je suis ?

MARFA, regardant Sangarre. – Oui ! l’espionne tartare que j’ai fait châtier !

SANGARRE. – Et qui te tient à son tour en son pouvoir !

NADIA, lui prenant la main. – Marfa !

MARFA, bas. – Ne crains rien pour moi, ma fille !

IVAN, à Marfa. – Tu te nommes ?...

MARFA. – Marfa Strogoff.

IVAN. – Tu as un fils ?

MARFA. – Oui !

IVAN. – Où est-il maintenant ?

MARFA. – À Moscou, je suppose.

IVAN. – Tu es sans nouvelles de lui ?

MARFA. – Sans nouvelles.

IVAN. – Quel est donc cet homme que tu appelais ton fils, hier, au poste de Kolyvan ?

MARFA. – Un Sibérien que j’ai pris pour lui. C’est le deuxième en qui je crois retrouver mon fils, depuis que Kolyvan est rempli d’étrangers.

IVAN. – Ainsi ce jeune homme n’était pas Michel Strogoff ?

MARFA. – Ce n’était pas lui.

IVAN. – Et tu ignores ce que ton fils est devenu ?

MARFA. – Je l’ignore.

IVAN. – Et depuis hier, tu ne l’as pas vu parmi les prisonniers ?

MARFA. – Non !

IVAN. – Écoute. Ton fils est ici, car aucun des fugitifs n’a pu échapper à ceux de nos soldats qui cernaient le poste de Kolyvan. Tous ces prisonniers vont passer devant tes yeux, et si tu ne me désignes pas ce Michel Strogoff, je te ferai périr sous le knout !

NADIA. – Grand Dieu !

MARFA. – Quand tu voudras, Ivan Ogareff. J’attends.

NADIA. – Pauvre Marfa !

MARFA. – Je serai courageuse !... je n’ai rien à craindre pour lui !

IVAN. – Qu’on amène les prisonniers. (À Sangarre.) Et toi, observe bien si l’un deux se trahit !

Les prisonniers défilent. – Michel Strogoff est parmi eux, mais quand il passe devant elle, Marfa ne bouge pas.

IVAN. – Eh bien ! ton fils ?

MARFA. – Mon fils n’est pas parmi ces prisonniers !

IVAN. – Tu mens !... désigne-le... parle... je le veux.

MARFA, résolument. – Je n’ai rien à vous dire.

SANGARRE, bas. – Oh ! je la connais, cette femme !... Sous le fouet, même expirante, elle ne parlera pas !...

IVAN. – Elle ne parlera pas, dis-tu !... Eh bien, il parlera, lui !... Saisissez cette femme, qu’elle soit frappée du knout jusqu’à ce qu’elle en meure !

Marfa est saisie par deux soldats et jetée à genoux sur le sol. Un soldat portant le knout se place derrière elle.

IVAN, au soldat. – Frappe !

Le knout est levé sur Marfa, Strogoff se précipite, arrache le knout et en frappe Ivan au visage.

STROGOFF. – Coup pour coup, Ogareff !

MARFA. – Qu’as-tu fait, malheureux !

IVAN. – L’homme du relais.

SANGARRE. – Michel Strogoff !

STROGOFF. – Moi-même ! Oui, moi, que tu as insulté, outragé ! moi dont tu veux assassiner la mère !

TOUS. – À mort ! À mort !

IVAN. – Ne tuez pas cet homme ! Qu’on prévienne l’émir !

MARFA. – Mon fils !... Ah ! pourquoi t’es-tu trahi !

STROGOFF. – J’ai pu me contenir quand ce traître m’a frappé !... Mais le fouet levé sur toi, ma mère !... oh ! c’était impossible !

IVAN. – Éloignez donc cette femme !... et qu’on le fouille !

Les soldats exécutent cet ordre.

STROGOFF, résistant. – Me fouiller ! Lâche ! misérable !

IVAN, lui prend la lettre qu’il portait sur sa poitrine et la lit. – Oh ! il était temps !... Cette lettre perdait tout !... Maintenant le Grand-Duc est à moi !


Scène V


Les mêmes, Féofar, et sa suite.


IVAN. – Émir Féofar, tu as un acte de justice à accomplir.

FÉOFAR. – Contre cet homme ?

IVAN. – Contre lui.

FÉOFAR. – Quel est-il ?

IVAN. – Un espion russe.

TOUS. – Un espion !...

MARFA. – Non, non... mon fils n’est pas un espion ! Cet homme a menti !...

IVAN. – Cette lettre, trouvée sur lui, indiquait le jour où une armée de secours doit arriver en vue d’Irkoutsk... le jour où faisant une sortie, le Grand-Duc nous aurait pris entre deux feux !

TOUS. – À mort ! à mort !

NADIA. – Grâce pour lui !

MARFA. – Vous ne le tuerez pas !

TOUS. – À mort ! à mort !

IVAN, à Strogoff. – Tu les entends ?

STROGOFF, à Ivan. – Je mourrai, mais ta face de traître, Ivan, n’en portera pas moins, et à jamais, la marque infamante du knout !

IVAN. – Émir, nous attendons que ta justice prononce.

FÉOFAR. – Qu’on apporte le Koran.

TOUS. – Le Koran ! Le Koran !

FÉOFAR. – Ce livre saint a des peines pour les traîtres et les espions !... C’est lui-même qui prononcera la sentence !

Des prêtres tartares apportent le livre sacré et le présentent à Féofar.

FÉOFAR, à l’un des prêtres. – Ouvre ce livre à l’endroit où il édicte les peines et châtiments. Mon doigt touchera un des versets... et ce verset contiendra sa sentence !

Le Koran est ouvert. Le doigt de Féofar se pose sur une des pages, et un prêtre lit à haute voix le verset touché par l’émir.

LE PRÊTRE, lisant. – « Ses yeux s’obscurciront comme les étoiles sous le nuage, et il ne verra plus les choses de la terre ! »

TOUS. – Ah !

FÉOFAR à Strogoff. – Tu es venu pour voir ce qui se passe au camp tartare ! Regarde ! Maintenant que notre armée triomphante se réjouisse, que la fête ait lieu qui doit célébrer nos victoires !

TOUS. – Gloire à l’émir !

FÉOFAR, prenant place sur son trône. – Et toi, espion, pour la dernière fois de ta vie, regarde de tous tes yeux !... regarde !

Strogoff est conduit au pied de l’estrade. Marfa est à demi couchée sur le sol. Nadia est agenouillée près d’elle.


Neuvième tableau – La fête tartare.


Ballet.


Après la première reprise, la voix d’un prêtre se fait entendre et répète les paroles de l’émir.

LE PRÊTRE. – Regarde de tous tes yeux... Regarde !

Après la deuxième reprise, la voix du prêtre se fait encore entendre.

LE PRÊTRE. – Regarde de tous tes yeux... Regarde !

Le ballet fini, Strogoff est amené au milieu de la scène. Un trépied, portant des charbons ardents, est apporté près de lui, et le sabre de l’exécuteur est posé en travers sur les charbons.

Sur un signe de Féofar, l’exécuteur s’approche de Strogoff. Il prend le sabre qui est chauffé à blanc.

FÉOFAR. – Dieu a condamné cet homme ! Il a dit que l’espion soit privé de la lumière !... Que son regard soit brûlé par cette lame ardente !

NADIA. – Michel ! Michel !

STROGOFF, se tournant vers Ivan. – Ivan ! Ivan le traître ! la dernière menace de mes yeux sera pour toi !

MARFA se précipitant vers son fils. – Mon fils ! mon fils !...

STROGOFF. – Ma mère !... ma mère ! oui ! oui ! à toi mon suprême regard !... Reste là, devant moi !... Que je voie encore ta figure bien-aimée !... Que mes yeux se ferment en te regardant !

IVAN, à Strogoff. – Ah ! tu pleures ! Tu pleures comme une femme !

STROGOFF, se redressant. – Non ! comme un fils !

IVAN. – Bourreau, accomplis ton oeuvre !

Les bras de Strogoff ont été saisis pas des soldats ; il est tenu agenouillé de manière à ne pouvoir faire un mouvement. La lance incandescente passe devant ses yeux.

STROGOFF, poussant un cri terrible. – Ah ! ! !

Marfa tombe évanouie. Nadia se précipite sur elle.

IVAN. – À mort maintenant, à mort, l’espion !

TOUS. – À mort ! à mort !

(Des soldats se jettent sur Strogoff pour le massacrer.)

FÉOFAR. – Arrêtez !... arrêtez !... Prêtre, achève le verset commencé.

LE PRÊTRE. – « ... Et aveugle, il sera comme l’enfant, et comme l’être privé de raison, sacré pour tous !... »

FÉOFAR. – Que nul ne touche désormais à cet homme, car le Koran l’a dit : « Vous tiendrez pour sacrés les enfants, les fous et les aveugles. »

IVAN, à Sangarre. – Il n’est plus à craindre maintenant.

Féofar, Ivan et tout le cortège sortent par le fond. Une demi-nuit s’est faite, et il ne reste plus en scène que Strogoff, Marfa et Nadia.

Strogoff se relève et se dirige en tâtonnant vers l’endroit où est tombée sa mère.

STROGOFF. – Ma mère ! Ma mère !... Ma mère !... ma pauvre mère !...

NADIA, venant à lui. – Frère ! Frère ! mes yeux seront désormais tes yeux !... je te conduirai...

STROGOFF. – À Irkoutsk ! (Il embrasse une dernière fois sa mère.) À Irkoutsk !