Hachette (p. 85-91).


II


À quelque distance de sa maison, Cabieu sauta dans le creux d’un fossé qui séparait les dunes de la campagne. Il espérait ainsi échapper aux regards de l’ennemi. Après avoir couru quelques minutes, il arriva au bord d’un chemin qui conduisait à la mer. Tout à coup un homme se présenta devant lui. Le sergent épaula sa carabine et coucha en joue l’inconnu.

— Arrête ! lui cria-t-il, ou tu es mort !

L’homme s’arrêta au milieu de la route, et Cabieu marcha à sa rencontre.

— Il paraît, mon drôle, lui dit le garde-côte, que tu comprends bien le français ?

— Aussi bien que vous le parlez, répondit l’étranger sans le moindre accent ; et c’est pour cela que j’ai cru devoir vous obéir. J’ai deviné que j’avais affaire à un ami.

— Tu es donc un de mes compatriotes ?

— Mieux que cela, un de tes parents. Je t’ai reconnu à la voix. Si tu es moins habile ou plus défiant que moi, approche et regarde. Je suis sans armes.

Le sergent examina l’homme de plus près.

— C’est toi, Baptiste ! s’écria-t-il avec joie.

— Oui, c’est moi, ton frère !

— On m’avait assuré que l’ennemi t’avait fait prisonnier.

— On ne t’avait pas trompé. Avant-hier, dans une descente qu’ils ont faite sur la côte de Colleville, les Anglais ont enlevé quatre garde-côtes, ton serviteur et un autre soldat du régiment de Forez.

— Comment te trouves-tu ici ?

— Par cette raison bien simple qu’il y a deux jours, j’étais fait prisonnier, et qu’aujourd’hui je suis libre.

— Ce n’est pas le moment de plaisanter. L’ennemi est à deux pas de nous.

— Je le sais. Écoute-moi, et fais ton profit de ce que je vais te dire. Ce soir, le capitaine de la frégate, où j’étais aux fers, m’a fait monter sur le pont. Plusieurs barques étaient déjà à la mer. On me promet la liberté si je consens à servir de guide aux troupes qu’on allait débarquer sur la côte.

— Tu as accepté ?

— Parbleu ! Sans cela, aurais-je le plaisir de te parler à cette heure ?… On débarque. Je suis placé sous la garde de deux grands habits rouges. Nous marchons sur Colleville. J’étais à la tête de la compagnie, pour servir d’éclaireur. Mon premier soin est de conduire les Anglais sur le bord d’une mare bourbeuse. Un de mes gardiens y tombe consciencieusement, sans en être prié. J’y pousse l’autre, et je me sauve à la faveur de la nuit, laissant le reste de la troupe en tête-à-tête avec les grenouilles du marécage. Ils n’ont pas osé me tirer des coups de fusil, dans la crainte de jeter l’alarme dans le pays… Et me voilà !

— Où allais-tu ?

— Chez toi. Je voulais t’avertir de l’arrivée de l’ennemi.

— Et me conseiller de l’attaquer ?

— Sans doute.

— Touche-là, Baptiste ! dit le sergent avec émotion.

Les deux frères se serrèrent la main.

— Tu es l’homme qu’il me fallait, ajouta Cabieu. À nous deux, nous sommes de force à repousser les Anglais.

— Si on nous aide, dit le soldat du régiment de Forez. Où sont tes hommes ?

— Les voilà ! répondit le sergent en frappant successivement sur sa poitrine et sur celle de son frère.

— Quoi ! tu n’as pas rassemblé tes garde-côtes ?

— Ils sont au diable !

— Et tu venais ainsi, tout seul ?… Ah ! mon cher, tu es fou !

— Pas si fou que cela, puisque j’ai eu l’esprit de te rencontrer… Es-tu décidé à te venger des Anglais ? L’occasion est bonne.

— Hum ! ils sont au moins un cent.

— Qu’importe ! si nous avons cent fois plus de courage qu’eux.

— Nous n’aurons pas autant de fusils.

— Tu hésites ? N’en parlons plus… J’entends du bruit sur la dune. Ils approchent. Voici le moment de les arrêter. Adieu !

Cabieu s’éloigna. Son frère courut après lui.

— Michel, dit le soldat d’un air triste, tu pars sans moi ? Tu me méprises donc bien ?

— Je savais que tu me suivrais, répondit Cabieu en riant. Je n’ai pris les devants que pour t’empêcher de faire des phrases. Tu as le malheur d’être bavard. Ce soir, il faut se taire et agir.

— Bon ! Donne-moi une arme.

— Je n’ai que mon fusil.

— En ce cas, j’ai bien peur, si je ne laisse pas mes os sur la dune, de retourner sur l’escadre anglaise. Avec quoi veux-tu que je me batte ? Avec les poings ?

— Avec cela, dit Cabieu.

Sans s’arrêter, il prit le tambour qu’il portait sur l’épaule et le suspendit au cou de son frère. Celui-ci reçut les baguettes en hochant la tête.

— J’espère bien, dit-il, que nous ne nous servirons pas de ce tambour ?

— Pardon.

— Autant vaudrait appeler l’ennemi et le prier tout de suite de nous entourer et de nous passer par les armes !

— Chut ! dit Cabieu d’une voix brève.

On entendit, derrière la dune, un bruit d’armes et le cliquetis des galets qui roulaient sous les pieds.

— C’est ma troupe de Colleville, murmura le soldat. Ils n’ont pas pu trouver le chemin de la batterie. Ils reviennent.

À cet instant, une traînée de feu monta en serpentant dans le ciel.

— Ils tirent des fusées, dit Cabieu. On va bientôt leur répondre.

En effet, sur leur droite, à trois cents pas environ, les deux frères aperçurent la lueur d’une autre fusée.

— C’est la troupe d’Ouistreham, dit le soldat.

— Oui, répondit Cabieu, celle-là continue les signaux, tandis que les autres cessent de lancer des fusées. Ils vont évidemment se rallier sur les bords de la rivière. Ce hasard nous donne la victoire.

Cabieu se leva précipitamment. Il avait le visage radieux.

— Reste-là, dit-il à son frère.

— Je veux t’accompagner.

— Je t’ordonne de rester ici, reprit le sergent d’une voix impérieuse. Qui a conçu le plan ? Moi. Je suis donc ton chef. Si tu ne m’obéis pas, si tu violes la consigne, tu es traître à ton pays !

— Tu as l’air de parler sérieusement, Michel ; et cependant je suis sûr que tu vas faire une folie.

— Si tu exécutes fidèlement mes ordres, dans une heure, les Anglais auront rejoint leur escadre.

— Que faut-il faire ?

— Rester ici.

— Bien.

— Et, lorsque tu auras entendu l’explosion de ma carabine, battre la générale à tour de bras et en courant dans la direction des Anglais… Puis-je compter sur toi, Baptiste ?

— Comme sur toi-même, Michel.

Cabieu visita l’amorce de sa carabine et partit d’un pas rapide.