Michel Cabieu/01

(Redirigé depuis Michel Cabieu - I)
Hachette (p. 75-85).

MICHEL CABIEU




I


Dans la nuit du 12 au 13 juillet, peu de temps avant la signature du traité de Paris qui mit fin à la guerre de sept ans, une escadre anglaise, en croisière dans la Manche, débarqua trois détachements d’environ cinquante hommes chacun à l’embouchure de la rivière d’Orne. Ces troupes avaient l’ordre d’enclouer les pièces des batteries de Sallenelles, d’Ouistreham et de Colleville. Si l’expédition réussissait, l’ennemi brûlait, le lendemain, les bateaux mouillés dans la rivière, remontait l’Orne jusqu’à Caen, assiégeait la ville et s’ouvrait un chemin à travers la Normandie.

L’audace d’un homme de cœur fit échouer le projet des Anglais et sauva le pays.

Voici le fait dans toute sa grandeur, dans toute sa simplicité.

À cette époque, Michel Cabieu, sergent garde-côte, habitait une petite maison située à l’extrémité nord d’Ouistreham. Dans son isolement, cette maison ressemblait à une sentinelle avancée qui aurait eu pour consigne de préserver le village de toute surprise nocturne. Ses fenêtres s’ouvraient sur les dunes et sur la mer. En plein jour, pas un homme ne passait sur le sable, pas une voile ne se montrait à l’horizon, sans qu’on les aperçût de l’intérieur de la chaumière.

Mais l’ennemi avait bien choisi son temps. La nuit était profonde. Il n’y avait plus de lumières dans le village. Les Anglais laissèrent quelques hommes pour garder les barques et se divisèrent en deux troupes, dont l’une se dirigea vers Colleville, tandis que l’autre se disposa à remonter les bords de la rivière d’Orne.

Ce soir-là, Michel Cabieu s’était couché de bonne heure. Il dormait de ce lourd sommeil que connaissent seuls les soldats préposés à la garde des côtes et obligés de passer deux nuits sur trois. À ses côtés, sa femme luttait contre le sommeil. Elle savait son enfant souffrant et ne pouvait se décider à prendre du repos. De temps en temps elle se soulevait sur un coude et se penchait sur le lit du petit malade pour écouter sa respiration. L’enfant ne se plaignait pas ; son souffle était égal et pur, et la mère allait peut-être fermer les yeux, lorsqu’elle entendit tout à coup un grognement, qui fut suivi d’un bruit sourd contre la porte extérieure de la maison.

— Maudit chien ! murmura-t-elle. Il va réveiller mon petit Jean.

Des hurlements aigus se mêlaient déjà à la basse ronflante du dogue en mauvaise humeur. Il y avait dans la voix de l’animal de la colère et de l’inquiétude. Encore quelques minutes, et il était facile de deviner qu’il allait jeter bruyamment le cri d’alarme.

La mère n’hésita pas ; elle sauta à bas du lit, ouvrit doucement la fenêtre et appela le trop zélé défenseur à quatre pattes.

— Ici, Pitt ! ici ! dit la femme du garde en allongeant la main pour caresser le dogue.

Le chien reconnut la voix de sa maîtresse et s’approcha. C’était un de ces terriers ennemis implacables des rats, et qui ne se font pardonner leur physionomie désagréable que pour les services qu’ils rendent dans les ménages. Il avait appartenu autrefois au fameux corsaire Thurot, qui l’avait trouvé à bord d’un navire anglais auquel il avait donné la chasse. En changeant de maître, il avait changé de nom. On l’appelait Pitt, en haine du ministre anglais qui avait fait le plus de mal à la marine française.

— Paix ! monsieur Pitt ! paix ! répétait la femme de Cabieu en frappant amicalement sur la tête du chien.

Mais celui-ci, comme son illustre homonyme, ne rêvait que la guerre. Il n’était pas brave cependant, car il s’était blotti, en tremblant, contre le bas de la fenêtre. Mais, comme les peureux qui se sentent appuyés, il éleva la voix, allongea le cou dans la direction de la mer et fit entendre un grognement menaçant.

— Il faut pourtant qu’il y ait quelque chose, pensa la mère.

Elle se pencha et regarda dans la nuit. Mais elle ne put rien apercevoir sur les dunes. À peine distinguait-on, sur ce fond obscur, l’ombre plus noire des buissons de tamaris agités par le vent. Au-dessus des dunes, une bande moins sombre laissait deviner le ciel. La femme de Cabieu crut même apercevoir une étoile. Puis l’astre se dédoubla. Les deux lumières s’écartèrent et se rapprochèrent, pour se rejoindre encore.

— Ce ne sont pas des étoiles ! se dit la mère avec épouvante. Ce sont des feux de l’escadre anglaise. Ils nous préparent quelque méchant tour.

Tandis qu’elle faisait ces réflexions, le chien se mit à aboyer avec fureur.

La femme du garde regarda de nouveau devant elle. Il lui sembla voir remuer quelque chose sur le haut de la dune.

— C’est l’ennemi ! dit-elle en pâlissant.

Elle courut auprès du lit et réveilla son mari.

— Michel ! Michel ! cria-t-elle d’une voix tremblante, les Anglais !

— Les Anglais ! répéta le sergent en écartant brusquement les couvertures. Tu as le cauchemar !

— Non. Ils sont débarqués. Je les ai vus. Ils vont venir. Nous sommes perdus !

— Nous le verrons bien ! dit Cabieu en sautant dans la chambre.

Il chercha ses vêtements dans l’obscurité et s’habilla à la hâte. Le chien ne cessait d’aboyer.

— Diable ! diable ! fit le garde-côte en riant, ils ne doivent pas être loin. M. Pitt reconnaît ses compatriotes. Depuis qu’il est naturalisé Français, il aime les Anglais autant que nous.

— Peux-tu plaisanter dans un pareil moment, Michel ! dit la femme du sergent.

En même temps elle battait le briquet. Une gerbe d’étincelles brilla dans l’ombre.

— N’allume pas la lampe ! dit vivement le garde-côte ; tu nous ferais massacrer. Si les Anglais s’aperçoivent que nous veillons, ils entoureront la maison et nous égorgeront sans brûler une amorce.

— Que faire ? dit la femme avec désespoir.

— Nous taire, écouter et observer.

— Le chien va nous trahir.

— Je me charge de museler M. Pitt.

À ces mots, le sergent entre-bailla la porte et attira le dogue dans la maison ; puis il alla se mettre en observation derrière la haie de son jardin.

La mère était restée auprès du berceau. L’enfant dormait paisiblement et rêvait sans doute aux jeux qu’il allait reprendre à son réveil. Il ne se doutait pas du danger qui le menaçait. Il songeait encore moins aux angoisses de celle qui veillait à ses côtés, prête à sacrifier sa vie pour le défendre.

Cabieu ne revenait pas. Sa femme s’inquiéta ; les minutes lui paraissaient des siècles. Elle voulut avoir des nouvelles et sortit en refermant doucement la porte derrière elle. À l’autre bout du jardin elle rencontra son mari.

— Eh bien ? lui dit-elle.

— Ils sont plus nombreux que je ne le pensais. Vois !

La femme regarda entre les branches que son mari écartait.

— Ils s’éloignent ! dit-elle avec joie.

— Il n’y a pas là de quoi se réjouir, murmura Cabieu.

— Pourquoi donc ? Nous en voilà débarrassés.

— C’est un mauvais sentiment cela, Madeleine ! Il faut penser aux autres, et je suis loin d’être rassuré. Je devine maintenant l’intention des Anglais. Ils vont essayer de surprendre la garde des batteries d’Ouistreham. Heureusement qu’en route ils rencontreront une sentinelle avancée qui peut donner l’alarme. Si cet homme-là fait son devoir, nos artilleurs sont sauvés.

Cabieu se tut un instant pour écouter.

— Ventrebleu ! s’écria-t-il avec colère.

— Qu’y a-t-il ? demanda Madeleine.

— Quoi ! tu n’as pas entendu ?

— J’ai entendu comme un gémissement.

— Oui, et la chute d’un corps. Ils ont poignardé la sentinelle. Ce gredin-là dormait. Tant pis pour lui ! Je m’en soucie peu… Mais ce sont ces gueux d’habits rouges qui n’ont plus personne pour les arrêter !… Ils tueront les artilleurs endormis, ils encloueront les pièces !… Comment faire ? comment faire ?… Ah !…

Cabieu cessa de se désespérer. Il avait trouvé une idée et, sans prendre le temps de la communiquer à sa femme, il s’élança vers la maison.

Madeleine connaissait l’intrépidité de son mari. Elle le savait capable de tenter les entreprises les plus désespérées. Elle résolut de le retenir à la maison et traversa le jardin en courant. Elle trouva le sergent occupé à remplir ses poches de cartouches.

— Michel, dit-elle, en enlaçant ses bras autour du cou de son mari, tu n’as pas l’idée d’aller tout seul à la rencontre des Anglais ?

— Pardon.

— Mais, malheureux, tu t’exposes à une mort certaine.

— Probable.

— Tu n’as donc pas pitié de moi ?

— J’en aurais pitié si tu avais un mari assez lâche pour manquer à son devoir.

— Pourquoi tenter l’impossible ? Les Anglais arriveront avant toi.

— Je connais mieux le pays qu’eux ; et je compte bien prendre le chemin le plus court.

— Et si tu les rencontres en route ?

— J’ai mon fusil ; il avertira nos artilleurs.

— Tu te feras tuer, voilà tout ! Les Anglais se vengeront sur toi de leur échec… Oh ! je n’aurais pas dû te réveiller !

Madeleine se lamentait, suppliait. Cabieu continuait ses préparatifs et répondait aux objections de sa femme par des plaisanteries dites avec fermeté, ou par des mots sérieux prononcés en souriant. En même temps il réfléchissait et combinait son plan. Tout à coup il éclata de rire. Une idée étrange venait de surgir dans son esprit. Il entra dans un cabinet et reparut avec un tambour, qu’il jeta sur son épaule.

— Si la farce réussit, dit-il en mettant sa carabine sous son bras, on n’aura jamais joué un si joli tour à nos amis les Anglais !

Il se pencha sur le berceau et embrassa l’enfant qui dormait. Quand il se releva, ses yeux étaient humides. Madeleine s’aperçut de son émotion. Elle essaya d’en profiter pour le faire renoncer à son projet.

— Michel, dit-elle en se plaçant entre la porte et son mari, tu n’auras pas le cœur de nous abandonner, moi et ton enfant ! Nous sommes sans défense !

— L’ennemi ne pense pas à vous. Vous n’avez rien à craindre.

— Si tu pars, Michel, je suis sûre que je ne te reverrai plus. J’en ai le pressentiment !

— N’essaie pas de m’attendrir, Madeleine. Je ne changerai pas de résolution. Allons ! dis-moi adieu. Nous avons déjà perdu trop de temps.

La jeune femme fondit en larmes et se jeta dans les bras de son mari.

— Reste ! lui dit-elle d’une voix brisée.

— Tu veux donc me déshonorer ? dit Cabieu avec sévérité.

— Non, tu ne seras pas déshonoré. On ne saura pas que je t’ai réveillé dans la nuit. On croira que tu dormais. On ne te fera pas de reproches.

— Et ma conscience ? dit le garde-côte. Allons ! Madeleine, embrasse-moi et laisse-moi partir.

Il serra sa femme contre son cœur, la poussa doucement de côté et ouvrit la porte.

— Et ton fils ! s’écria Madeleine en cherchant à retenir son mari avec cette dernière prière. Il est si jeune. Si tu ne reviens pas, il n’aura pas connu son père.

— Tu lui diras plus tard pourquoi je ne suis pas revenu ; et il apprendra à me connaître, s’il a du cœur… Adieu, Madeleine, adieu !

Et l’on n’entendit plus dans la nuit que les sanglots de la femme et le bruit des pas de Cabieu qui s’éloignait.