Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Introduction III

Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 45-np).

III

Ainsi parle l’aimable Condivi de son terrible maître, d’après le manuscrit italien que son auteur dédia au pape régnant Jules III, en 1553, et que les Archives du Vatican conservent depuis. Et Michel-Ange, que dira-t-il de lui-même, d’après ses lettres et celles de ses correspondants que gardent, pour la plupart, les Archives Buonarroti où il nous reste à pénétrer ?

Par une de ces journées lumineuses dont le ciel de Florence a le secret, mêlant l’azur de l’air limpide à l’or vieilli des façades princières qui abritèrent la magnificence des Médicis, et à l’usure patinée des larges dalles dont sont pavées les rues où passe encore l’ombre irritée et dédaigneuse des grands Toscans de la race irréductible de Dante le gibelin et du guelfe Michel-Ange, si vous cherchez la maison du grand maître, vous la trouverez à l’angle des deux rues Ghibellina et Michelangelo. Voisine de l’ancien Santa-Croce où repose la dépouille mortelle de celui dont le souffle toujours inapaisé anima la plus puissante argile humaine, c’est, mieux que partout ailleurs, dans son cube massif et noir de lourdes pierres granitiques que palpite et s’agite encore, d’une chambre à l’autre, cette âme inquiète qui ne cessa d’œuvrer et de souffrir que dans le repos final et l’apaisement éternel du tombeau.

Cette maison à deux façades sur les deux rues où tombe, de la hauteur des deux sévères étages, l’ombre imposante du large auvent de bois formant corniche, ne fut pas la première que Michel-Ange posséda et habita dans Florence. Celle de la rue Bentaccordi, où le pauvre ex-podestat de Caprèse était venu abriter le berceau de son nouveau-né dans la casuccia minable qu’il tenait en location de son beau-frère, a-t-elle même conservé la moindre trace du passage de cet autre enfant-dieu à qui, comme à Hercule jouant avec des serpents entre ses langes, les violences d’une première misère ne firent pas défaut ? Où trouver aussi cette autre maison de la Via Mozza en laquelle Vasari, écrivant au neveu de Michel-Ange après la mort du grand vieillard, veut que l’oncle ait laissé des trésors d’art ? Par atavisme nobiliaire dont le maître devenu célèbre avait la faiblesse de se prévaloir, on sait, d’après maintes lettres de Michel-Ange, que le descendant des Buonarroti avait fait acheter par ses frères une douzaine d’immeubles à la ville et plus encore de biens-fonds à la campagne. Il en avait été tant privé dans sa jeunesse besogneuse !

Quoi qu’il soit advenu des autres, cette maison à l’imposant carré de noir repaire de l’ancien temps, devant laquelle les lignes modernistes d’un tramway ont l’insolence de convoyer aujourd’hui les temps nouveaux, est bien celle que Michel-Ange habita et où il a laissé la plus noble part de son âme si longtemps exilée à Rome et à Carrare, — l’âme de l’indéracinable Toscan qu’il fut toujours, amoureux et glorieux de sa chère et grande Florence, avant tout. Sur le rez-de-chaussée aux sept fenêtres barrées de fer, les deux étages, aux jalousies de bois italiennement peint en vert, se développent tranquillement sous l’œil du passant distrait que n’arrête point cette ordinaire façade de confortable palazzo florentin. Tout au plus, entre ces deux étages et à l’angle saillant des deux murs, pour tout ornement extérieur, observe-t-on un cartouche de marbre blanc où les armes des Médicis et des Buonarroti mêlent trois fleurs de lis à une boule d’or, sous la couronne comtale que signe, en chef, une tête d’ange. La porte cintrée, que surmonte le buste de Michel-Ange et l’inscription Galleria Buonarroti, est ouverte. Et vous entrez.

Comme dans ces rares maisons des crands ancêtres où vous rencontrez à chaque pièce, à chaque meuble, à chaque rien, un peu de leurs grandes âmes qui y habitent encore, vous cherchez ici celle de Michel-Ange, et vous n’y rencontrez, d’abord, que celle de ses obséquieux descendants. D’une chambre à l’autre, que d’insupportablement faibles peintures de mauvais maitres des seizième et dix-septième siècles ont encombrées jusqu’aux plafonds, en scènes puériles d’une prétendue Vie de Michel-Ange, vous cherchez le maître et ne le trouvez pas encore. À part quelques bas-reliefs sommaires de la première jeunesse et quelques souvenirs gracieux d’un Della Robbia qu’il préféra entre tous ses premiers maitres, et quelques ex-voto d’un Pordenone et d’un Marcello Venusti essayant d’interpréter Michel-Ange en élèves timides, ici encore rien de lui, ou si peu qu’on se demande, devant ces quelques cires perdues et retrouvées, si l’aveugle destin, qui dispersa aux quatre vents une œuvre si grandiose, n’a pas voulu donner le plus frappant exemple de la Fatalité antique dans la maison même de Michel-Ange si désagréablement pleine de tout ce qui n’est pas l’œuvre de ce maître même des Antiques surpassés.

Il faut être juste pour la mémoire des descendants de Michel-Ange, qui furent pleins des meilleures intentions dans ces chambres si mal accommodées par eux. À défaut des sculptures et des peintures du grand ancêtre, ils firent appel à celles des artistes inférieurs de leur temps. Mais ce décor baroque, on leur en fera grâce au bénéfice d’autres trésors incomparables qu’ils ont su assembler et cacher, au cours de trois siècles d’intelligentes et heureuses recherches, dans les armoires closes des archives Buonarroti où nous pénétrons enfin et où, d’un dessin à un manuscrit, Michel-Ange lui-même va nous raconter son œuvre intense de près d’un siècle et sa correspondance infatigable avec les hommes les plus considérables de son temps. Il les faudrait tous nommer pour épuiser la liste des papes et des empereurs, des reines et des marquises, des écrivains et des artistes, dont les lettres sont là avec les réponses qu’y fit Michel-Ange, cet autre pape des arts et cet autre empereur des belles-lettres. C’est François Ier offrant, pour la moindre sculpture du maître, l’hospitalité de Fontainebleau à l’artiste, qui lui répond que la vie est trop courte et les chemins trop longs pour arriver jusqu’au roi de France. C’est Catherine de Médicis, veuve de Henri II, se recommandant de la mémoire de ses pères en qui Michel-Ange trouva ses premiers protecteurs, pour lui demander d’exécuter un tombeau cher à sa douleur d’épouse, dont Germain Pilon n’aura la commande qu’après que le maître florentin l’aura refusée : « Je suis trop vieux, répond-il. Mais si Dieu, qui me rappelle à lui, permet aux sculpteurs de travailler encore en l’autre monde, le mausolée que mon âme fidèle doit à votre douleur sera plus beau que celui qu’ouvrageraient matériellement mes mains sur cette terre périssable. » C’est Jules II lui écrivant et lui parlant comme à un frère de même intraitable caractère : « Tu n’es pas venu jusqu’à nous, et c’est nous qui allons jusqu’à toi. » C’est l’Arétin osant, d’un style qui se croyait tout permis pour l’élégance qu’en admiraient les rois, indiquer à Michel-Ange le sujet qu’il devait peindre dans le Jugement Dernier et qui, ensuite relevé de main d’un autre maître pour ce péché d’outrecuidance, accusera l’œuvre, achevée sans son secours, d’une impudeur dont ce maître de la lascivité oubliait seulement qu’il en avait épuisé jusqu’aux plus dégradantes images.

Combien d’autres lettres encore dans ces inépuisables archives des Buonarroti, jusqu’à celles où ce terrible maître de la ligne ose écrire, du Titien, que s’il dessinait comme il peint, il serait le plus grand peintre de son siècle ; et de Raphaël, que s’il a jamais su quelque chose, c’est de Michel-Ange qu’il l’a appris. Il est vrai, par contre, que Sebastiano del Piombo, rival de Raphaël au Vatican et à la Farnésine, est un autre Michel-Ange pour qui le véritable fait des dessins qui balanceront un moment les préférences de Léon X et d’Augustin Chigi : mais c’est, sous le froc, un si joyeux vivant qu’il parvient à faire rire jusqu’à Michel-Ange lui-même. C’est qu’il ne rit pas toujours, le maître, qui méprise à ce point la peinture et les peintres qu’ayant à noter dans son journal la date où il commencera la voûte de la Sixtine, il écrira : « Tel jour, moi, sculpteur, j’ai peint... » N’est-ce pas Luca Signorelli, peintre de Cortone, qu’il citera à comparaître par-devant le capitaine de justice de cette ville, pour s’en faire rendre les quelques deniers que, sur un compliment d’atelier, il a eu la faiblesse de lui prêter à Rome ?

Mais c’est aussi ce terrible teneur de comptabilité que la question d’argent trouvera toujours intraitable et qui, envoyant des fonds à son neveu, comme il n’avait cessé de le faire à toute sa famille, ajoute dans ses lettres la prière maintes fois répétée de chercher à Florence une fille pauvre et de réputation et de santé intactes, dont ce neveu devra faire sa femme. Il veut aussi qu’il y recherche quelque famille indigente et honnête à qui remettre tels et tels autres deniers, sans jamais dire d’où ils proviennent.

Telles sont ces lettres où l’âme de Michel-Ange que nous cherchions dans sa maison apparemment si vide, la remplit au contraire tout entière, avec l’atrocité d’un Caton antique et la tendresse d’un saint François. Là, elle ne sculpte plus ni ne peint, elle parle ; et c’est bien la voix d’outre-tombe capable de réveiller — hors de l’Italie qui n’a lu encore que pour elle ces archives des Buonarroti, en France qui les ignore pour ne les avoir pas encore traduites d’une langue étrangère — les plus lointains échos de ce vingtième siècle qui se croyait sans religion parce qu’il était sans dieux, et auquel, du fond du seizième siècle, Michel-Ange, se redressant soudain, va répondre que la plus grande religion et les plus beaux dieux naissent de l’art impérissable qui fait les hommes de marbre et les caractères de bronze.

L’humanité est la grande famille du génie. En adoptant tous les hommes à la fois et en leur léguant ses œuvres, à l’exclusion de sa propre famille ou par le ministère restreint de simples légataires qu’il prête aux siens, il subit l’impérieuse loi de la Divinité intelligente qui l’inspira ou de l’équitable Nature qui rétablit enfin, au profit de tous, l’économie de la Création prodigue envers un seul. Les Anciens en avaient trouvé l’image dans l’oiseau des déserts, qui pond et passe, laissant au soleil le soin de réchauffer le sable et d’y faire éclore l’œuf abandonné. Semblable aussi à l’aigle dont l’espace est l’empire illimité et la liberté l’imprescriptible apanage, il choisit, comme ce roi de l’air, le rocher du hasard où d’autres ailes peut-être abriteront la couvée qu’il y laisse en passant, poussé par les vents des abîmes vers d’autres sommets où l’appelle irrésistiblement son insatiable passion de la grandeur

et du vertige.
10. Michel-Ange. Musée du Louvre.
étude pour une vierge et son fils

Michel-Ange, qui n’eut jamais ni femme ni enfants et qui répondit, un jour, à Condivi, que l’Art (de genre féminin en langue italienne) suffisait à ses convoitises humaines, eut pourtant un neveu. C’était le seul que lui avait laissé le préféré de ses quatre frères. Il en fit son héritier naturel, non sans le déshériter trois fois avant de lui accorder finalement toute sa fortune, pour reconnaître les savoureux envois de marzolini, de berlingozzi et même de chemises paysannes qu’il en avait reçus, et surtout pour maintenir l’honneur de la race dont ce fils de son bon frère Buonarroto aurait à perpétuer le nom intact. Leonardo, qui était né le 25 septembre 1519 et qui, en 1563, recueillit la succession de son oncle avec la dépouille mortelle qu’il transporta frauduleusement de Rome à Florence, comme caisse de marchandise sur une charrette de roulier, se contenta de faire à celle-ci le monument funèbre qui convenait dans l’église de Santa-Croce et vint y prendre aussi paisiblement sa place, le 18 novembre 1599. D’humeur paisible, ayant tout au plus une fois accepté de siéger au Conseil des Deux-Cents où Cosme Ier l’avait introduit, le 14 juillet 1564, pour honorer le grand nom que ce descendant de Michel-Ange portait, cet ami du silence se retira ainsi du monde en octogénaire heureux de s’y être fait oublier, par égard pour celui dont les siècles auraient assez de conserver l’impérissable mémoire.

C’est à l’aîné des huit fils que Leonardo laissait, qu’allait échoir la tâche de commencer à assembler, dans la Casa Buonarroti, le legs michel-angelesque et plutôt littéraire qu’artistique dont seraient constituées, après trois siècles de patientes recherches, les Archives plus précieuses que le Musée où nous sommes conviés aujourd’hui. Né, le 4 novembre 1 568, à une époque où la politique des partis confondus n’était plus d’aucun intérêt à Florence, il aima les Lettres plus que les Arts et écrivit, pour son plaisir, des sujets qui honorèrent son esprit. Son premier essai fut une Description des noces de S. M. très chrétienne Mme Marie de Médicis, reine de France et de Navarre ; et l’on croirait que cette plume facile se fût vouée à l’éloge des vivants, si elle n’eût eu aussi à décrire la pompe des funérailles qui se célébrèrent, en 1643, en l’honneur de la même souveraine défunte, dans l’église de San-Lorenzo. Plus gai de naturel que ne le laissaient croire ces académiques et funèbres débuts, ce Michelangelo s’adonna de préférence à l’art dramatique, et la Tancia et la Fiera ne furent pas les moindres pièces de son volumineux répertoire. Il est vrai que, pour en avoir tant composé, il n’en fit imprimer que le plus petit nombre, les autres libretti restant en manuscrits dans les Archives de Michel-Ange, qu’un écrivain dramatique allait nous révéler écrivain épistolaire et poète. Les lettres italiennes et le monde de la pensée doivent à ce petit-neveu du grand maître en tous les arts à la fois, la première édition des Poésies de Michel-Ange, imprimées à Florence par Giunti, en 1623, d’après le texte autographe conservé à la Bibliothèque du Vatican. Il est bien certain que cet imprimeur orthodoxe consulta le théologal de Santa-Croce et que, sous les inconvenants ciseaux de ce nain ânonnant, le géant des Rime, qui n’eut ses égaux qu’en Dante et qu’en Pétrarque, dut subir l’infâme cruauté d’un autre Procuste. Mais Dieu, qui, dans sa sagesse insondable, crée de la même argile les géants et les nains, devait aussi permettre que les poèmes de Michel-Ange fussent restitués, plus tard, dans toutes leurs pensées profondes comme autant d’abîmes d’humaine pitié, dans leur pure forme stylée et rythmique, comme autant de fresques de supérieure harmonie.

Une autre faute, moins réparable que celle de disséquer l’œuvre poétique de l’oncle, fut commise par l’imprudent petit-neveu. Celui-ci, voyant grand dans le grotesque, comme l’aïeul dans le sublime, ne craignit pas de faire un Panthéon de cette Casa Buonarroti, qui n’était déjà pas si vaste, pour recueillir les ouvrages de l’unique dieu qui aurait dû lui suffire. Ne le pouvant convertir en hospice où il recueillerait, en philanthrope intempérant, les artistes malheureux de son temps, il leur livra ces chambres et leurs voûtes pour une débauche de poncives et inexplicables peintures. L’obscur Pietro Berrettini de Cortone dirigea ces élucubrations privées, au prix de 22, 000 écus d’or que déboursa ce deuxième Michelangelo, sans sourciller et sans compter la souveraine indignation que le premier eût ajoutée au marché, s’il avait pu revenir de l’autre monde, en sa propre maison, et y venger l’injure d’art que sa longue carrière d’indéfectible artiste n’avait pas méritée si cruelle.

Cette injure persiste et ces murs des Buonarroti continuent, aujourd’hui, depuis le milieu du dix-septième siècle, à servir de rébus historiques au visiteur qui y cherche tout au moins des épisodes se rapportant à la Vie de Michel-Ange ; lorsque ce sont, au contraire, ceux de ces ridicules peint raillons de Toscane ainsi panthéonisés, qui s’y sont peints de pied en cap. On passe, mal impressionné, d’une chambre à l’autre où, Dieu merci ! les Buonarroti survenant ont mieux traité les papiers de l’aïeul que ses rares sculptures et ses peintures presque totalement absentes. Il est vrai que leur vertu constante de patients collectionneurs des dessins et des manuscrits michelangélesques n’a pas voulu attendre la postérité pour en avoir sa récompense ; ils se la sont assurée eux-mêmes, en comprenant dans ces archives historiques leurs personnels et bien encombrants manuscrits. Ainsi Filippo Michelangelo (18 novembre 1661, 8 décembre 1733) fit, des siens, qui ne comptent pas moins de soixante gros volumes, à peu près tous encore inédits. Ils traitent, pour la plupart, des Funérailles et des Tombeaux étrusques, à l’usage du cardinal protecteur Carpegna, dont ce clerc, marié et père de famille, dirigeait à Rome le remarquable musée paléographique qui a, depuis, porté ce nom.

De tous les descendants de Michel-Ange, celui qui hérita le plus fatalement de l’âme indépendante de son irréductible ancêtre et dont la vie mouvementée prêterait à un des romans les plus aventuresques de son temps, ce fut Philippe. Né le 11 novembre 1761, il fut admis à la cour de Toscane en 1778, comme page du grand-duc Pierre-Léopold. Mais personne moins que lui n’était apte à une vie de cour. Admis, tout jeune, dans la secte des francs-maçons, il se fit exiler en Corse, où la Révolution française le trouva prêt à la servir. On le trouve à Paris, en 1792 ; commissaire du Salut public à Lyon, sous la Terreur ; commissaire de l’Armée cisalpine, jusqu’à la chute de Robespierre, qui lui valut, en Italie, une première arrestation dont le libéra l’amnistie décrétée par le Directoire. De retour à Lyon et à Paris, où il fut élu président de la Société du Panthéon, il ne résista pas à conjurer avec Babeuf contre le Directoire, qui le condamna à mort. Sa peine, commuée par le premier Consul, le fit reléguer à Oléron et puis en Suisse. Septuagénaire sous Louis-Philippe, il obtint de retourner à Paris où, jusqu’en 1830, — date de sa mort dans un hôpital de la capitale, — le nom de cet arrière-neveu de Michel-Ange termina dans l’inconnu de la bohème politique une existence misérable et obstinée qui, pour avoir été sans ressources matérielles, ne lut pas sans une idéale beauté. Grandeur et décadence des Buonarroti !

Elle s’accentua dans la personne de son fils Cosimo, qui, né le 5 novembre 1780, à Bastia où le père était exilé, passa sa vie de lettres et de magistrature en Toscane jusqu’à y oublier l’infortune du révolté absent. Pour se la faire pardonner tout à fait par la société florentine, avant sa mort qui arriva le 12 février 1858, il légua, par testament, à la municipalité de sa ville natale la maison de Michel-Ange, avec tout ce qu’elle contenait du maître en dessins, modèles, ébauches sculptées et peintes, lettres et tous autres manuscrits, — sans en exclure l’inscription de cet acte qui fut marquée, comme on la lit aujourd’hui, sur un panneau d’honneur d’une de ces salles les plus malencontreusement décorées. Sa veuve Rosina, fille du gentilhomme vénitien Vedrano, voulut ajouter, de son bien personnel, 20.000 francs dont le revenu servirait à l’entretien du Musée Buonarroti, ainsi institué avec tout ce qui fut de Michel-Ange et ce qui n’en est pas.

Dans cette aimable et hospitalière Italie, assez familière pour permettre, devant ses innombrables richesses d’art, une libre critique dont ne se rehausse que plus impartialement un éloge sincère, j’ai lu, au frontispice d’un temple antique de féminine beauté, cette inscription sacrée qui m’a paru un chef-d’œuvre de grâce, en s’enroulant autour du petit Dieu charmant que Michel-Ange s’est plu à interpréter bien des fois :

AMORI SACRVM.

Autour de cette porte d’honneur de la maison de Buonarroti, où le buste du grand aïeul fronce un œil si sévère et si triste sur tout passant qui, franchissant ce seuil avec l’espoir que Dante ne défend qu’en Enfer, pense ne trouver ici que des chefs-d’œuvre dignes du maître et sa grande âme qui s’y perpétuerait encore parmi nous, pourquoi, au lieu de cette banale inscription de Galleria Buonarroti, ai-je cru lire, par cette fatale loi humaine qui mêle à tant de spectacles terrestres la douleur de les contempler tels qu’ils sont, à l’amour de les rêver comme ils devraient être :

AMORI ET DOLORI SACRVM ?
BOYER D’AGEN.
11. Michel-Ange. British Museum.
étude pour un « ignudo » de la chapelle Sixtine