Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Correspondance son neveu

Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 139-150).

MICHEL-ANGE À SON NEVEU LEONARDO
FILS DE BUONARROTO


Léonard Buonarroto, unique neveu de Michel-Ange, naquit le 25 septembre 1519, et resta orphelin à neuf ans. Pendant les malheureux incidents du siège de Florence, il fut tenu loin de la ville et resta a Vicopisano, che% des amis dévoués à sa famille. Son oncle Michel-Ange l’aima beaucoup, veilla grandement à ses intérêts et, finalement, voulut le faire son héritier. Le neveu pensa affirmer sa propre gratitude en veillant à ce que, dans l’église Santa-Croce de Florence, près de l’autel de la famille, un monument digne de la mémoire de Michel-Ange fut érigé à ses frais. Léonard eut peu de souci des emplois publics et n’accepta que de siéger à vie au Conseil des Deux-Cents, où il fut élu par Cosme Ier, le 14 juillet 1564, très probablement pour honorer en sa personne la mémoire de Michel-Ange mort depuis quelques mois. Il mourut lui-même le 18 novembre 1599. (Vid. Gotti, loco cit.)

Michel-Ange à Leonardo Buonarroti.
Rome, juillet 1540.0000

J’ai reçu, avec ta lettre, trois chemises qui m’ont bien surpris. Elles sont de toile si grossière qu’on ne trouverait pas un paysan qui ne rougirait de les porter. Et quand bien même la toile en fût plus fine, je m’en voudrais que vous me les ayez envoyées parce que, quand j’aurai besoin de chemises, j’enverrai de l’argent pour m’en acheter…

0000(Musée Britann.)


Rome, novembre 1541.0000

J’ai appris la mort de Marguerite, et j’en ai eu plus de douleur que si la défunte eût été ma sœur, parce que c’était une femme de bien. Elle avait vieilli chez nous et m’avait été recommandée par notre père. Aussi bien, Dieu sait que j’étais dispose à faire quelque chose pour elle : il ne lui a pas plu qu’elle attendit. Il faut prendre patience. Il faut aussi penser à gouverner la maison sans trop compter sur moi, parce que je suis vieux et qu’avec ^ r rand’-peine je me gouverne moi-même. Si vous êtes unis et en paix ensemble, vous aurez les moyens de louer une bonne servante et vivre en hommes de bien. Tant que je serai de ce monde je vous aiderai ; mais si vous faites mal, je m’en laverai les mains…

0000(Arch. Buonarroti.)


Rome, 14 avril 1542.0000

… Quand tu m’écris, ne mets sur tes lettres ni Michelagnolo Simoni, ni sculpteur. Il suffit de dire Michelagnolo Buonarroti. C’est ainsi que je suis connu ici.

0000(Ibid.)


Rome, 11 juillet 1544.0000

J’ai été malade. Et toi, tu es venu chez ser Giovan Francesco pour me donner la mort et voir si je ne laisse rien. Ce que j’ai à Florence ne te suffit donc pas ? Tu ne peux pas nier que tu ressembles à ton père, qui, à Florence, me chassa de ma propre maison. Apprends donc que j’ai fait testament, de telle sorte que tu n’as plus à songer à ce que je possède à Rome. Va-t’en au diable, ne reparais pas devant moi et ne m’écris pas davantage.

0000(Ibid.)


15 février 1545.0000

J’apprends par ta lettre que vous ne savez encore que faire de l’argent que je vous ai envoyé, parce que, selon ce que tu m’écris, celui qui peut faire son métier avec son propre argent n’a pas besoin de l’argent des autres. Par conséquent, celui qui prend l’argent des autres ferait bien mieux de ne dépenser que le sien. Voilà un cas dangereux. C’est pourquoi il nie plaît que vous alliez doucement à le placer et à l’épuiser, car ce serait pour votre dommage. Quand je le pourrai et peu à peu, comme je vous l’ai écrit, je vous en enverrai jusqu’à concurrence de mille écus. Et puis, je veux penser à ma propre vie ; car je suis vieux et ne peux plus supporter de fatigue. Le port que me donna le pape (l’octroi du port du Pô à Plaisance), je veux le restituer, parce qu’il me procure trop d’ennuis et que décemment il ne me plaît pas de le conserver plus longtemps. Il me faudrait opérer des entrées plus avantageuses que celles que je fais, pour en vivre plus profitablement. Tâchez donc de conserver ce que vous avez, car je ne puis plus rien faire pour vous.

0000(Ibid.)


Rome, 1545.0000

Samedi dernier, je t’ai écrit que j’aurais préféré recevoir deux fiaschi de Trebbiano que les huit chemises que tu m’as envoyées. Aujourd’hui, je t’avise que j’ai reçu une soma (fût) de Trebbiano, soit quarante-quatre fiaschi. J’en ai envoyé six au pape et d’autres à des amis, si bien que je les ai tous placés, parce que je ne peux pas en boire. Si je t’écris ceci, ce n’est pas que je veuille que tu m’envoies une chose plutôt qu’une autre. Il me suffit que tu sois un homme de bien et que tu nous fasses honneur.

0000(Ibid.)


9 janvier 1548.0000

J’ai résolu d’assurer à Giovan-Simone, à Gismondo et à toi, 3.000 écus d’or, c’est-à-dire mille écus pour chacun, mais à chacun ensemble, et avec cette réserve qu’ils soient placés en biens-fonds ou en quelque autre chose qui vous soit utile et qui reste à la maison. Pensez donc à les placer en solide et bonne part, et quand vous verrez quelque chose qui vous paraisse profitable, avisez-m’en pour que je vous fasse une provision d argent. Il faut que cette lettre soit commune à vous trois.

0000(Ibid.)


Rome, 6 février 1546.0000

Tu as été bien pressé à m’aviser de vos vues sur la propriété des Corboli. Je ne croyais pas que tu fusses encore à Florence. As-tu donc peur que je ne me repente de mes intentions ? Es-tu peut-être déjà engagé ? Je te dis que je veux aller doucement, parce que l’argent que j’ai ici, je l’ai gagné avec une fatigue dont ne peut se douter celui qui est né chaussé et vêtu, comme toi Quant à venir à Rome si impétueusement, je ne sais si tu aurais tait ce voyage aussi vite dans le cas où j’eusse été dans la misère et où j’eusse manqué de pain. Il t’appartient de jeter dehors l’argent que tu n as pas gagné Quel souci mets-tu donc à ne pas perdre cet héritage ! Et quelle obligation avais-tu de venir ici, pour l’amour que tu me portes : l’amour du ver dévorant ! Si tu m’aimais, tu m’écrirais : « Michel-Ange, dépensez cet argent pour vous-même, à Rome ; car vous nous en avez tant donne, qu’il suffit Nous avons plus de souci de votre vie que de vos écus. » Vous avez vécu de moi depuis déjà quarante ans, et je n’ai jamais eu de vous tous une bonne parole. Il est vrai que, l’an passé, je t’ai tant sermonne et repris que, pris de honte, tu m’as envoyé un fût de Trebbiano, et tu ne me 1 aurais pas envoyé autrement. Je ne t’écris point ceci parce que je ne veux pas acheter (de propriété). Je veux en acheter, au contraire, pour me faire une réserve ; car je ne puis plus travailler. Mais je veux aller doucement, pour ne pas faire achat de quelque ennui. Ainsi donc, ne te presse pas.

P.-S — Quand bien même on te demanderait ou réclamerait quoi que ce soit, de ma part, ne crois à personne que tu ne voies un écrit de ma main.

0000(Ibid.)


Rome, 15 juin 1546.0000

… J’ai bien la tête à autre chose qu’à des procurations. Ne m’écris plus : car chaque fois que je vois une de tes lettres, la fièvre me reprend, tant je me fatigue à te lire. Je ne sais où tu es allé à l’école ; je crois que si tu avais à écrire au plus grand âne de ce monde, tu t’y appliquerais davantage. N’augmentez point les ennuis qui sont les miens, et j’en ai tant qu’ils me suffisent.

0000(Ibid.)


4 sept. 1546.0000

Tu m’as écrit toute une Bible pour un si petit sujet, et tu ne fais que m’ennuyer au sujet de l’argent que tu as reçu. Si tu veux savoir ce qu’il en faut faire, conseillez-vous ensemble et employez-le à ce qui vous sera le plus utile.

0000(Ibid.)


décembre 1546.0000

… Quant à l’achat d’une maison, je vous répète la même chose : à savoir, qu’il faut chercher à acheter une maison convenable, de 1.500 ou 2.000 écus, et qui soit, s’il se peut, dans notre quartier (Santa-Croce). Sitôt que vous en aurez trouvé une convenable, j’en verserai l’argent. Je dis ainsi, parce qu’une maison convenable en ville fait grand honneur, parce qu’on la voit mieux que des propriétés à la campagne, et enfin parce que nous sommes des gens de ville descendus de familles nobles. Je me suis toujours évertué à ressusciter notre maison, mais je n’ai pas eu des frères pour m’y aider. Essayez donc de faire comme je vous écris, et que Gismondo revienne habiter à Florence, pour qu’on ne dise plus, à ma grande honte, que j’ai un frère qui vit à Cettignano, au derrière des vaches. Quand vous aurez acheté la maison, nous verrons à acheter autre chose.

0000(Ibid.)


Rome, décembre 1546.0000

Il y a à peu près un an que m’est tombé sous la main un manuscrit de chroniques florentines où j’ai lu qu’il y a environ deux cents ans, — si j’ai bon souvenir, — vivait un certain Buonarroto Simoni plusieurs fois membre de la Signoria, et puis un certain Simone Buonarroti, et puis un Michel de Buonarroto Simoni, et enfin un Francesco Buonarroti. Je n’y ai point trouvé Léonard, qui fut de la Signoria (père de Ludovic, notre père), parce qu’il ne tenait pas tant de cette branche. Cependant il me semble que tu dois signer Leonardo de Buonarroto Buonarroti Simoni. Au reste, rien à dire sur ta réponse ; car tu n’as encore rien compris à ce que je t’ai écrit, à propos de l’achat de la maison.

0000(Ibid.)


Rome, 17 décembre 1547.0000

… Quant au nom de notre famille, j’écrirais à tout hasard celui de Simone. Et que celui qui le trouve trop long à lire, le passe.

0000(Ibid.)


Rome, février 1547.0000

… Pour l’achat de la maison, n’allez pas après qui ne veut vendre ; car les deniers ne valent pas moins que les maisons. Si ce n’est pas celle-ci, c’en sera une autre…

0000(Ibid.)


Rome, 1547.0000

… Quant à l’aumône, il me semble que tu la négliges trop. Si tu ne donnes pas du mien pour l’âme de ton père, encore moins donnerais-tu du tien. Recommande-moi à messer Giovan Francesco, remercie-le et dis-lui que, sur la question d’une femme à te trouver, j’attends un ami qui n’est pas à Rome et qui veut nous présenter trois ou quatre partis. Je vous en aviserai, et nous verrons si ce sont des partis pour nous.

0000(Musée Britann.)


Rome, 1547.0000

J’ai ton reçu des 550 écus d’or que je t’ai fait compter par (le banquier) Bettino. Tu m’écris que tu en as donné quatre à cette femme, pour l’amour de Dieu, — et cela me plaît. Je veux aussi que tu en donnes encore jusqu’à 50 pour l’amour de Dieu, tant pour l’âme de ton père Buonarroto que pour la mienne. Vois aussi à découvrir quelques citoyens besogneux qui aient des filles à marier ou à établir, et donne-leur encore de cet argent ; mais fais-le en secret et en avant soin de n’être pas trompé. Fais-t’en donner le reçu, que tu m’enverras. Je parle, bien entendu, de citoyens florentins qui, à ma connaissance, seraient nécessiteux et auraient honte de mendier.

0000(Ibid.)


Rome, 16 janvier 1548.0000

Ta dernière lettre m’a appris la mort de Giovan Simone. J’en ai eu une bien vive douleur, car j’espérais, malgré ma vieillesse, le voir avant sa mort et avant la mienne. Dieu ne l’a pas voulu : qu’il soit béni ! J’aimerais savoir particulièrement quelle fin il a faite, s’il est mort confessé et communié et en règle avec l’Eglise. S’il en fut ainsi, j’aurai moins de douleur à l’apprendre.

0000(Ibid.)


Rome, mars 1548.0000

Je te remercie de m’avoir avisé du décret promulgué [1]. Jusqu’à présent, je me suis gardé d’entretenir des relations avec les bannis (fuorusciti) ; je m’en garderai mieux encore à l’avenir. Quant à avoir été malade chez les Strozzi, au lieu d’avoir été dans leur maison, j’aimerais mieux pouvoir dire que j’ai été dans l’appartement de messer Luigi del Riccio, mon grand ami ; car, depuis la mort de Bartolomeo Angelini, je n’ai pas trouvé d’homme meilleur et plus fidèle pour régler mes affaires. Depuis qu’il est mort, lui aussi, je ne suis plus revenu dans cette maison, comme en peut témoigner Rome entière et la vie que je mène ; car je suis toujours seul, je sors peu et ne parle à personne, surtout aux Florentins. Mais quand je suis salué dans la rue, je ne peux autrement faire que d’y répondre par de bonnes paroles ; et je passe outre. Si je savais quels sont les bannis, je ne répondrais à aucun d’eux. Comme je l’ai dit, dorénavant je m’en garderai mieux, ayant bien d’autres pensées et d’autres soucis à chasser.

0000(Ibid.)


Rome, 7 avril 1548.0000

… Quant à prendre femme, tu dis qu’il te paraît meilleur de laisser passer cet été. S’il te le semble, il me le semble aussi. Au sujet d’un pèlerinage à Lorette pour ton père, si c’est un vœu, il me semble qu’il faut de toute manière accomplir. Si c’est pour faire du bien à son âme, je donnerais plutôt en aumônes ce que tu dépenseras pour la route ; tandis que l’argent qu’on donne aux prêtres, Dieu sait l’usage qu’ils en font. En outre, puisque tu tiens boutique, il ne me semble pas qu’il soit bon de perdre du temps (en chemin).

0000(Arch. Buonarroti.)


Rome, 2 mai 1545.0000

J’ai reçu la corbeille de poires. Il y en avait 86. J’en ai envoyé au pape 34, qui lui ont paru belles et fort bonnes. Quant à la corbeille de fromages, la douane dit que le voiturier est un fourbe et qu’il ne l’a pas déposée en douane. Si je peux savoir où il se trouve dans Rome, je lui ferai selon son mérite, non pour le fromage, mais pour apprendre à ce ladre à mieux traiter l’humanité. J’ai été très mal, ces jours derniers ; je me sentais bien éprouvé par une rétention d’urine. À présent je vais mieux et je te l’écris, de peur que quelque bavard ne t’en raconte mille mensonges à te faire sauter. Dis au prêtre de ne plus m’écrire à Michelagnolo, sculpteur, parce que je ne suis connu que sous le nom de Michel-Ange Buonarroti ; et aussi parce que, si un citoyen florentin veut faire peindre une table d’autel, il faut qu’il s’adresse à un peintre. Moi, je n’ai jamais été ni peintre ni sculpteur, comme ceux qui tiennent boutique. Je m’en suis toujours défendu, par honneur pour mon père et pour mes frères, et je n’ai pas moins servi trois papes, — encore que contraint…

0000(Ibid.)


Rome, 1548.0000

Je n’ai pu ni su lire ta dernière lettre, et je l’ai jetée au feu ; c’est pourquoi, je ne puis y répondre. Je t’ai souvent écrit que, chaque fois que je reçois une de tes lettres, j’ai la fièvre jusqu’à ce que j’aie fini de la déchiffrer. Aussi bien, je te dis de n’avoir plus dorénavant à m’écrire. Si tu as à me faire savoir quelque chose, prends quelqu’un qui sache écrire, car j’ai la tête à autre chose qu’à la perdre sur tes lettres. Messer Jean-Francesco m’apprend que tu voudrais revenir à Rome, pour quelques jours. Sachant que tu es en compagnie, comme tu me l’as écrit, je m’étonne que tu puisses partir. Aie bien soin de ne pas jeter par les fenêtres l’argent que je t’ai envoyé. Gismondo aussi doit en avoir soin, car qui ne l’a pas gagné n’en connaît pas la valeur, et l’expérience prouve que la plupart de ceux qui naissent dans la richesse, la dispersent et meurent ruinés. Ouvre bien l’œil et pense dans quelle misère et fatigue je vis, étant vieux comme je le suis.

Ces jours derniers, un Florentin est venu me parler d’une fille des Ginori à laquelle on t’aurait déjà intéressé, dit-il, et qui te plairait. Je ne crois pas que ce soit vrai, et, sans autres renseignements, je ne puis te donner un conseil. Mais il ne me plaît pas que tu prennes pour femme une personne dont le père ne te donnerait pas une dot convenable, si elle était une fois promise. Je voudrais qu’on pensât bien plutôt à la femme qu’à la dot. Il me semble qu’il t’appartient, mieux à toi qu’à un autre, de chercher femme sans t’inquiéter si la dot est petite ou grande. Tu dois surtout rechercher la santé du corps et de l’âme, la noblesse du sang, les mœurs et les parents de cette femme : c’est là surtout ce qui importe…

0000(Musée Britann.)


Rome, 1er février 1549.0000

Je t’ai envoyé dans ma dernière lettre une liste de plusieurs filles à marier ; je la tenais de Florence et, je crois, de quelque agent qui ne peut être qu’un homme de peu de jugement. Car il devrait bien penser ce que je peux savoir des familles de Florence, après 16 ou 17 ans que j’en suis hors. Je te dis que, si tu veux prendre femme, tu n’as pas à me le demander, car je ne peux te conseiller là-dessus. Mais je te répète que tu dois rechercher, plutôt que l’argent, la seule bonté et la bonne réputation. Je crois qu’il y a à Florence beaucoup de familles nobles et pauvres, et que ce serait une bonne œuvre de se marier parmi elles, quand même il n’y aurait pas de dot, parce que l’orgueil n’aurait rien à y voir. Tu as besoin d’une femme qui soit tienne, à qui tu puisses commander et qui n’ait pas le goût des toilettes et des dîners ou noces où aller, chaque jour ; car c’est dans les cours que l’on devient facilement p……, surtout quand on est sans parents. Et il n’y a point de respect humain à dire que tu veux d’un parti noble, parce que l’on sait que nous sommes d’anciens citoyens de Florence et aussi nobles que toute autre maison. Cependant, recommande-toi à Dieu et prie-le de te faciliter la tâche. Pour moi, j’aurai plaisir, quand tu trouveras un parti sortable, d’en être avisé avant que tu contractes parenté.

0000(Arch. Buonarroti.)


Rome, 15 mars 1549.0000

Inutile de te répéter ce que je t’ai dit dans ma dernière lettre. Cette rétention d’urine me fait bien souffrir et me laisse sans sommeil la nuit, ni repos le jour. Si j’en crois le diagnostic des médecins, ce serait le mal de la pierre. Ils n’en sont pas encore sûrs, mais je suis soigné comme si j’avais ce mal. On me laisse bon espoir. Je ne me le permets pas cependant, étant donnés mon âge et ces cruelles douleurs. On me conseille d’aller prendre les eaux de Viterbe, mais je ne le pourrai avant les premiers jours de mai. Jusque-là, je temporiserai de mon mieux, et peut-être j’aurai la chance d’avoir échappé à ce mal, avec quelque bon préventif ; mais j’ai besoin de l’aide de Dieu. Dis à Francesca [2] de prier pour moi. Si elle savait en quel état je suis, elle ne se croirait pas sans compagnie dans son malheur. Pour le reste, je suis de corps comme si j’avais trente ans. Ce mal est survenu pour m’endommager ferme et me faire peu estimer la vie. Patience ! Peut-être cela ira-t-il mieux que je ne le crois, avec l’aide de Dieu. S’il en est autrement, je t’en aviserai, parce que je veux mettre en ordre les choses de l’âme et du corps. Pour cela, ta présence me sera nécessaire. Sans autre lettre de moi, tu n’auras à bouger à l’appel de personne. Si c’est la pierre, les médecins me disent qu’elle est à sa formation et qu’elle est petite. De ce chef, ils me donnent bon espoir.

Si tu connais quelque extrême misère dans quelque famille noble, — et je crois qu’il s’en trouve, — fais-m’en connaître le nom. Jusqu’à 50 écus, je t’enverrai un secours pour elle et pour soulager mon âme. Cet argent ne diminuera en rien celui que j’ai donné ordre de vous laisser.

0000(Musée Britann.)


5 avril 1549.0000

La semaine dernière, j’ai envoyé par Urbin au banquier Bettino 50 écus d’or, pour qu’ils te soient payés à Florence. J’espère que tu les auras reçus et que tu en feras l’usage que je t’ai écrit, soit pour la famille des Cheretani, soit pour une autre dont tu reconnaîtras le besoin ; et tu m’en donneras avis. Quant au règlement de mes affaires comme je t’en écrivais, je voulais dire que, me sentant vieux et malade, je me décidais à faire un testament. Il consiste à laisser à Gismondo evà toi ce que je possède, de telle sorte que mon frère Gismondo aussi bien que mon neveu disposent de mes biens, et que l’un ne puisse les diviser sans le consentement de l’autre. Et quand bien même vous y contrediriez par-devant notaire, je le rectifierais toujours.

Quant à ma maladie, je m’en trouve bien mieux. Il est certain que j’ai la pierre. Mais elle est peu de chose, grâce à Dieu et à une eau que je bois et qui la fait dissoudre peu à peu, si bien que j’espère m’en guérir. Mais, en raison de ma vieillesse et à beaucoup d’autres égards, il me serait cher que le mobilier que j’ai à Rome s’en aille à Florence, pour qu’il m’y serve et qu’il vous reste. Il y en a pour la valeur d’à peu près 4.000 écus. J’y pense surtout à l’heure où, ayant à partir pour les eaux, je voudrais m’en libérer au mieux. Mets-toi d’accord avec Gismondo et avisez, parce que c’est une question qui n’intéresse pas moins vous que moi.

Sur la question de ton mariage, un ami est venu me voir ce matin, et m’a prié de te signaler une fille de Leonardo Ginori, née de mère Soderini. Je l’en avise, comme on m’en a prié ; mais je ne sais t’en dire plus au long.

0000(Ibid.)


Rome, 4 octobre 1550.0000

Dans ta dernière lettre, tu m’avisais que tu allais venir à Rome et qu’avant de partir tu attendais un mot de moi. Sitôt celui-ci reçu, prends la poste. Je pense que tu sauras où trouver, à Rome, ma maison ; elle est en face Santa-Maria de Lorette, près du Macello dei Corvi.

0000(Arch. Buonarroti.)


Rome, 20 décembre 1550.0000

J’ai reçu les mazzolini, c’est-à-dire 12 fromages. Ils sont bien beaux, j’en donnerai aux amis et à la maison. Mais, comme je vous l’ai déjà écrit, ne m’envoyez rien que je ne vous le demande, et surtout rien qui vous coûte de l’argent. Quant au choix de ta femme, je ne sais plus que te dire, sinon que tu ne regardes pas à la dot, — car les dots sont toujours meilleures que les gens. Ne regarde qu’à la noblesse, à la santé, et plutôt à la bonté qu’à autre chose. Quant à la beauté, n’étant pas toi-même le plus beau garçon de Florence, tu n’as pas trop à y prétendre. Qu’il suffise que ta prétendue ne soit ni boiteuse, ni estropiée, ni laide. Rien d’autre à dire sur ce sujet.

J’ai reçu, hier, une lettre de messer Giovan Francesco, qui me demande si je n’ai rien qui ait appartenu à la marquise de Pescara. Je voudrais que tu lui dises que je chercherai et que je lui répondrai, samedi prochain, encore que je croie ne rien avoir, parce que, quand je fus malade, hors de chez moi, on m’enleva beaucoup de choses. J’aimerais bien que tu connaisses quelque misère extrême dans quelque famille noble, et plutôt chez celles qui ont des filles, et que tu m’en avises, pour que je lasse quelque bien. Ce sera pour le salut de mon âme.

0000(Ibid.)


Rome, 7 mars 1551.0000

J’ai reçu les poires. Il y en avait 90, dont 7 bronche, comme vous les baptisez. Rien de plus, sur ce point. Quant au chapitre de la femme, je t’ai dit encore samedi mon sentiment. Compte la dot pour rien. N’aie souci que du sang pur et de la race noble ; que ta future soit bien élevée et saine. Par ailleurs, je ne sais rien te dire de particulier, parce que, de Florence, je n’en sais pas plus que qui n’y habite jamais. On m’a parlé, ces jours derniers, d’une demoiselle des Alessandri ; mais je n’en sais rien de particulier. Ce que j’apprendrai, je te le dirai.

Messer Giovan Francesco m’a demandé, il y a déjà un mois, si j’avais quelque chose qui ait appartenu à la marquise de Pescara. J’ai un petit livre en parchemin qu’elle me donna, il y a environ dix ans. Il contient 103 sonnets, non compris ceux qu’elle m’envoya plus tard de Viterbe, sur vélin, au nombre de 40. Je les ai fait relier dans le même volume que j’ai prêté alors à maintes personnes, de sorte qu’il y en a des copies partout. J’ai aussi beaucoup de lettres qu’elle m’écrivait d’Orvieto et de Viterbe. C’est tout ce qui me reste de la marquise…

0000(Musée Britann.)


Rome, 1551.0000

… Quant au livre des sonnets de la marquise, je ne l’envoie pas, parce que je le ferai copier, d’abord, avant d’en risquer l’expédition.

0000(Arch. Buonarroti.)


Rome, 1551.0000

Mon avis est que, si tu trouvais une jeune fille noble, bien élevée, bonne et très pauvre, tu vivrais en paix avec elle. Prends-la sans dot, pour l’amour de Dieu. Je crois qu’à Florence on peut trouver un parti semblable, et il me plairait beaucoup pour que tu ne t’obliges pas à des cérémonies, à des folies et à une infortune semblable à celle de tant d’autres. Tu es riche, et tu ne sais comment. Je ne veux pas me mettre à raconter la misère que je trouvai dans notre maison, quand je commençai à lui venir en aide : un livre n’y suffirait pas. Je n’y ai pourtant trouvé que de l’ingratitude. Que Dieu te fasse apprécier l’état où tu te trouves, et ne cours pas après les pompes et les folies.

0000(Ibid.)


Rome, 20 mai 1553.0000

Ta dernière lettre m’apprend que tu as enfin la femme à la maison, que tu en es bien satisfait, que tu me salues de sa part et que tu n’as pas encore soldé la dot. Ta satisfaction me fait le plus grand plaisir, et il me semble qu’il faut en remercier Dieu.

Pour ce qui est de solder la dot, si tu ne l’as pas, ne la solde point et tiens l’œil bien ouvert, parce que de la question d’argent naît toujours quelque discorde. Ces choses ne me regardent pas, mais il me semble qu’à ta place j’aurais voulu arranger tout cela avant que la femme ne fût à la maison. Pour répondre à ses salutations, remercie-la et fais-lui, de ma part, la meilleure proposition que tu sauras faire de vive voix, mieux que je ne saurais l’écrire. Je veux qu’elle soit présentée comme la femme de mon neveu, mais je n’ai pu encore m’en occuper avant qu’Urbin ne fût avec moi. Le voici revenu depuis deux jours, et je pense faire quelques présents. On m’a dit qu’un beau bijou de perles précieuses ferait bien. J’ai prié un orfèvre, ami d’Urbin, d’en chercher un. J’espère le trouver, mais n’en dis rien encore à ta femme ; et, si tu aimes mieux que je fasse autre chose, dis-le-moi. Rien de plus. Pense à bien vivre, et rappelle-toi que bien plus grand est le nombre des veuves que des veufs.

0000(Musée Britann.)


Rome, 1553.0000

Tu m’apprends que Cassandre est enceinte. J’en éprouve un bien grand plaisir, parce que j’espère qu’il nous restera quelque héritier, soit femelle, soit mâle. Quel qu’il soit, nous devrons en rendre grâces à Dieu…

0000(Arch. Buonarroti.)


Rome, mars 1554.0000

J’ai reçu, la semaine passée, une lettre où tu m’écrivais les contentements continuels que te donne Cassandre. Remercions-en Dieu, d’autant plus que la chose est plus rare. Remercie-la aussi et recommande-moi à elle ; et si, à Rome, quelque chose lui fait plaisir, apprends-le-moi. Quant aux noms à donner aux enfants que tu attends, je crois que tu ferais bien de choisir celui de ton père, c’est-à-dire Buonarroto si c’est un garçon, et celui de notre mère Francesca, si c’est une fille. Je m’en remets à toi.

0000(Musée Britann.)


Avril 1554.0000

J’apprends que Cassandre est près d’accoucher… Si c’est un garçon, je ne sais que te dire, mais j’aimerais bien que le nom de Buonarroto ne manquât pas à la maison, après y avoir déjà duré près de 300 ans…

0000(Ibid.)


Rome, 21 avril 1554.0000

J’apprends que Cassandre est accouchée d’un beau garçon, qu’elle se porte bien et que vous donnez à l’enfant le nom de Buonarroto. De tout cela, j’ai la plus grande joie. Dieu en soit remercié, qu’il le fasse bon, afin que ce fils honore et maintienne la maison.

0000(Ibid.)


30 novembre 1555.0000

Tu m’apprends la mort de mon frère Gismondo. C’est une bien grande douleur pour moi. Il faut avoir patience ; et, puisqu’il est mort en toute connaissance et avec tous les sacrements de l’Église, il faut en remercier Dieu.

Je suis dans la plus grande affliction. J’ai encore Urbin au lit, bien malade. Je ne sais ce qui en résultera, et j’en souffre comme si c’était mon propre fils ; car il est resté fidèlement avec moi 25 années ; et comme je suis vieux, je n’ai plus le temps d’en dresser un autre, à ma guise. Je suis bien affligé… Si tu connais quelque bonne personne dévote, je te prie de la faire prier Dieu pour la santé de mon malade.

0000(Arch. Buonarroti.)


Rome, 4 décembre 1555.0000

Hier soir, 3 décembre, à 4 heures, François, dit Urbin, est passé de vie à trépas, pour mon plus grand malheur. J’en suis si affligé, si abattu, qu’il m’eût été plus doux de mourir avec lui, tant je lui portais d’affection. Et il la méritait bien, car il s’était fait homme de valeur, plein de foi et de loyauté. Il me semble que sa mort me laisse sans vie, et je ne me sens plus en paix. C’est pourquoi j’aimerais te revoir, mais je ne sais si l’affection de ta femme te permettra de te mettre en route. Informe-moi si, dans un mois ou un mois et demi, tu peux venir jusqu’ici, bien entendu, toujours avec la permission du duc.

0000(Ibid.)


Rome, 24 mai 1557.0000

Je suis vieux, comme tu sais, le corps plein de malaises, au point que je ne me sens pas bien loin de la mort. Si au mois de septembre je suis encore vivant, il faudra que tu viennes jusqu’ici pour arranger mes affaires, — les nôtres…

0000(Ibid.)


Décembre 1557.0000

J’ai appris la mort de la petite, et je n’en suis pas surpris ; parce qu’il n’y eut jamais, chez nous, plus d’un enfant à la fois.

0000(Ibid.)


20 mars 1560.0000

J’ai reçu les pois rouges et blancs et les haricots. Ils m’ont fait bien plaisir, encore qu’il me soit bien difficile de faire carême, vieux comme je le suis. Je t’ai écrit, il y a plus d’un mois, que tu viennes ici. Je te rappelle que, après la seconde quinzaine de mai prochain, je t’attendrai. Si tu ne peux venir, avise-m’en.

0000(Ibid.)


Rome, 21 août 1563.0000

Je vois par ta lettre que tu prêtes foi à certains envieux et méchants qui, ne pouvant m’escamoter ni me voler, t’écrivent des mensonges. C’est une poignée de gloutons. Et tu es assez sot pour ajouter foi à leurs histoires, comme si j’étais un enfant. Chasse-moi ces gens-là de devant, comme des scandaleux, des envieux et de tristes viveurs. Tu me parles de gouvernement tyrannique et d’autres choses. Quant au gouvernement, je te dirai que je n’en pourrais avoir de meilleur, je ne saurais être plus fidèlement traité en toutes choses. Quant à être volé de ce que je crois que tu veux dire, je te répondrai que j’ai à la maison un monde en qui je peux pleinement me confier. Charge-toi de ta vie, et ne t’occupe pas de la mienne, parce que dans mes besoins je sais me garder et je ne suis pas un enfant. Porte-toi bien.

0000(Ibid.)


Rome, 28 décembre 1563.0000

Ta dernière lettre m’est arrivée avec 12 marzzolini beaux et bons, dont je te remercie. Je me réjouis de votre bonne santé. La mienne va de même. J’ai reçu précédemment plusieurs de tes lettres et, si je n’y ai pas répondu, c’est parce que la main ne me sert plus. Désormais, je ferai écrire par quelqu’un et je signerai. Rien de plus [3].

0000(Ibid.)


  1. Décret du duc de Cosimo, le 11 mars 1548, contre les conspirateurs. Cette loi, du nom de son conspirateur Polverini da Prato, auditeur riscal, fut appelée la Polverina.
  2. Une des deux sœurs de Léonard, nièce de Michel-Ange.
  3. Du 28 décembre 1 563 au 18 février 1564, jour de la mort de Michel-Ange, on ne trouve plus aucune lettre de l’oncle adressée au neveu Leonardo.