Michel-Ange - L’Œuvre littéraire/Appendices Madrigaux

Traduction par Boyer d’Agen.
Librairie Ch. Delagrave (p. 185-190).

MADRIGAUX

MADRIGAL I
Chi è quel che per força…

Quelle force m’entraîne vers toi, lié, mais libre encore, subjugué et pourtant maître de moi-même ? Ah ! si tu sais retenir tes captifs, sans leur donner des chaînes ; si tu enveloppes les cœurs de liens invisibles, comment se garantir du pouvoir de tes charmes, et qu’opposer à l’éclat de tes yeux d’où l’Amour lance ses traits vainqueurs ?


MADRIGAL II
Corne puo esser ch’io…

Comment se fait-il que je ne m’appartiens plus ? Qui m’a ravi à moi-même ? Quel pouvoir plus absolu, plus immédiat que ma volonté propre, a donc agi sur moi ? Qui a pu me percer le cœur, sans me faire ressentir nulle atteinte : Quel est enfin cet amour qui fixe les désirs, qui s’insinue par les yeux jusques au fond de l’âme et, s’y développant sans mesure, est bientôt forcé de s’exhaler en mille manières au dehors ?


MADRIGAL III
Se quel che molto piace…

Qu’un objet plein d’appas nous séduise à force de s’offrir à nos yeux, ou qu’une longue habitude finisse par nous révéler, dans ce qui avait même pu nous déplaire, des charmes auparavant inaperçus : ce n’est là qu’un ordinaire effet de l’amour. Mais moi, vous le savez, et ce Dieu le sait aussi, sans que j’aie recours à des preuves : pour me séduire, il n’a rien fallu de semblable. Mes yeux ont si rarement joui du doux éclat des vôtres ! Je ne vous ai vue qu’une fois ; un seul de vos regards a embrasé mon âme.


MADRIGAL IV
Per fido esempio…

Il me fut accordé en naissant, comme un gage assuré de ma vocation, cet amour du beau qui, dans deux arts à la fois, et me guide et m’éclaire. Mais croyez-moi, jamais je ne contemplai la beauté que pour agrandir ma pensée, avant de saisir la palette ou le ciseau. Laissons des esprits téméraires et grossiers ne chercher que dans les objets matériels ce beau qui émeut, qui transporte les esprits supérieurs jusqu’au ciel. Ce n’est pas à des regards infirmes qu’il est donné de s’élever de l’homme à la Divinité ; ils essayeraient vainement d’arriver où la grâce seule peut conduire.


MADRIGAL V
Ogni cosa cli’io veggio…

Oui, tout ce que je vois me fait sentir plus vivement encore le besoin de vous aimer, de m’attacher à vos pas ; tout me dit qu’il n’est de félicité qu’en vous seule. L’amour, aux yeux de qui nulle beauté n’a de prix que la vôtre, veut que, pour mon bonheur, ô mon astre ! vous soyez l’unique objet de mon ardente flamme ; il veut qu’étranger à tout autre désir, à toute autre espérance, je brûle et vive non seulement pour vous, mais encore pour ce qui me rappelle ou vos regards ou vos charmes. Beaux yeux qui me donnez la vie ! se séparer de vous, c’est se priver de la lumière. Car le ciel n’est plus où vous n’êtes pas.


MADRIGAL VI
Corne avro mai virtute…

Loin de vous, comment supporterai-je la vie, si vos consolations ne viennent, au moment du départ, raffermir mon courage ? Ces pleurs, ces soupirs, ces sanglots que mon cœur plein de désespoir a déjà fait éclater, vous présagent assez cruellement mon martyre et ma mort prochaine. Ah ! si jamais l’absence devait vous faire oublier votre esclave fidèle, je vous laisse, pour gage et pour souvenir de mes longues douleurs, un cœur qui ne m’appartient plus.


MADRIGAL VII
Il mio rifugio…

Des larmes et des prières ! voilà ma dernière ressource, mon unique moyen de salut. (En est-il de plus sûr ou de plus efficace ?) Et cependant je n’en suis point soulagé. Amour et Cruauté se sont armés contre moi : par sa pitié l’un m’attache à la vie ; par ses rigueurs, l’autre me donne la mort. Si mon âme, ainsi combattue et cherchant sa sécurité dans une fuite courageuse, veut quelquefois s’élancer au séjour où l’espérance lui montre un refuge éternel, soudain l’image de celle qui me retient à la vie se réveille plus fortement dans mon cœur, pour empêcher la mort de triompher de l’amour.


MADRIGAL VIII
Se, in vece del gioir…

Amour ! puisque tu préfères au bonheur les chagrins et les larmes, je cours moi-même au-devant de tes traits, parce qu’entre les blessures qu’ils font et la mort, le temps n’accorde pas un seul moment d’intervalle, et que, pour les amants malheureux, mourir est l’unique moyen d’abréger leur supplice. Termine donc à la fois et mes jours et ma peine ; Amour, je t’en rendrai grâce : nous ôter la vie, c’est nous délivrer de tous maux.


MADRIGAL IX
Beati voi…

Esprits bienheureux, qui goûtez dans le ciel le prix des larmes dont rien ne dédommage ici-bas, dites-le-moi ; l’amour exerce-t-il encore sur vous son empire, ou en êtes-vous affranchis par la mort ? — Dans notre quiétude éternelle, l’amour dont nous brûlons est à jamais exempt de chagrins, de pleurs, de jalousie. — Vivre est donc pour moi le plus affreux des maux, ne pouvant aimer qu’au prix de tant de souffrances. Ah ! si le ciel, en effet, s’ouvre aux amants comme un séjour propice, tandis que ce monde est pour eux plein d’amertume et d’ingratitude, qu’attendre ici-bas en aimant ? Une longue vie, peut-être. À cette seule idée, j’entre en effroi ; car peu de jours c’est encore trop, pour qui sert et souffre.


MADRIGAL X
Sotto due belle ciglia…

Dans l’âge où l’on brave les traits de l’amour, deux yeux charmants lui ont rendu sur moi son empire. Épris de tout ce qui est beau, je ne leur oppose, hélas ! qu’une résistance inutile. Mais à ce doux entraînement se mêle une pensée forte et terrible de repentir et de mort sans que l’amour cependant perde rien de son pouvoir sur mon âme, par l’image des maux plus cruels qui me sont encore préparés. Un seul jour ne peut vaincre un penchant fortifié par l’âge.


MADRIGAL XI
Non è senza periglio…

La vue de tes divins attraits est encore redoutable, même pour celui qui se sent, comme moi, poursuivi de près par la mort. Aussi cherché-je à me prémunir, à m’armer contre une si magique puissance. Mais, source délicieuse de mes amères douleurs ! quoique près du terme fatal, je sens que ta pitié ne peut me rendre à moi-même, ni l’effroi de la mort étouffer mon amour.


MADRIGAL XII
S’io fossi stato…

Si, dès mes jeunes ans, j’eusse prévu que la ravissante beauté dont je fus idolâtre dût, en pénétrant dans mon cœur, y allumer une flamme éternellement dévorante, avec quel empressement j’aurais moi-même privé mes yeux de la lumière ! Pour prix d’une folle erreur de jeunesse, je ne porterais point aujourd’hui dans mon sein une mortelle blessure. O vous qui résistez faiblement aux premiers assauts de l’amour, n’allez point accuser plus tard votre destin. Croyez-en mon expérience : les passions du jeune âge coûtent à l’impuissante vieillesse d’inutiles regrets.


MADRIGAL XIII
Non pur la morte…

Ce n’est pas la mort seule, mais encore l’effroi qu’elle inspire qui peut me sauver, me détendre de la beauté cruelle attachée à ma perte. Quand je sens redoubler en mon sein la flamme que j’y ai moi-même fait naître, pour unique ressource j’ouvre mon âme entière à la pensée de la mort ; car l’amour fuit son approche.


MADRIGAL XIV
Occhi, miei, sicte certi…

Vous le savez, mes yeux, le temps fuit ; déjà le moment approche où vos regards vont s’éteindre et vos pleurs se tarir. Ah ! par pitié pour vous-mêmes, restez ouverts au divin objet que j’adore, pendant qu’il daigne habiter ici-bas. Mais quand le ciel, jaloux de posséder tant de charmes, s’ouvrira pour recevoir parmi les esprits immortels et heureux le soleil de ma vie, c’est alors que vous pourrez vous fermer pour jamais.


MADRIGAL XV
Amor, perche mai forse…

Dans la froide saison qui suit l’été de l’âge, l’amour, pour empêcher ma flamme de s’éteindre, a de nouveau tourné son arc vers moi ; et le cruel ne cesse de m’accabler de ses traits, sachant que dans un cœur bien né nul de ses coups ne porte en vain. Par les charmes d’un beau visage, il ranime au sein d’un vieillard les feux de la jeunesse ; mais sa dernière atteinte est la plus dangereuse, et la rechute est pire que le mal.


MADRIGAL XVI
Amor, se tu se’dio…

Amour, si tu es un dieu, comme on le dit, si ton pouvoir est sans bornes, dégage mon cœur de tes liens. Épris d’une céleste beauté, me sied-il d’espérer sur le bord de la tombe ? Chacune de tes faveurs ajoute à mes tourments ; un plaisir court entraîne un long martyre, et jamais jouissance tardive n’a pu satisfaire le cœur.


MADRIGAL XVII
Quantunque il tempo…

Quoique le temps, chaque jour plus acharné à ma poursuite, me presse de rendre à la terre ma dépouille vieillie, languissante et mortelle, je ne suis point encore délivré d’un sentiment qui fait à la fois la perte et la joie de mon âme. Ni la mort qui s’avance, ni l’instant inconnu de son arrêt fatal, rien ne peut empêcher l’amour, cette erreur habituelle, de croître dans mon sein avec l’âge. Ô sort cruel ! sort à nul autre comparable ! il est trop tard désormais pour remédier à mes maux. La raison elle-même s’efforcerait en vain de rendre à son premier état un cœur qui brûla si longtemps, qui brûle encore et doit périr consumé.


MADRIGAL XVIII
Tanto alla speme…

Belle et sensible, celle que j’aime me flatte d’un espoir si doux, qu’à sa vue seule le feu de ma jeunesse semble ranimer mes vieux ans. Mais, hélas ! ce bonheur que donne le tendre regard d’une amante, la mort jalouse et cruelle vient à chaque instant le troubler par des pensées funestes. Si j’ouvre mon cœur à l’amour, ce n’est donc que dans les moments trop rapides où je puis chasser loin de moi le souvenir de la mort : bientôt, plus effrayant encore, il rentre dans ma pensée et glace d’un froid soudain ma douce ardeur.


MADRIGAL XIX
Se per mordace di…

Âme infirme ! chaque jour voit ta mortelle dépouille s’user et défaillir sous la lime mordante du temps. Quand iras-tu, libre de tes entraves, retrouver dans le ciel ton innocence et ta première joie ? Hélas ! mes jours s’abrègent ; le temps a blanchi ma tête ; et je ne puis me détacher encore de mes habituelles erreurs : plus je vieillis, plus elles s’enracinent et se fortifient. Ô mon Dieu ! je l’avoue avec trouble et confusion, c’est aux morts que je porte envie ; tant mon âme, ici-bas, a de sujets de crainte. Ah ! daigne, dans mes derniers moments, m’ouvrir tes bras miséricordieux ; viens m’arracher à moi-même et me rendre digne de ton amour.


MADRIGAL XX
Ora d’un ghiaccio…

Brûlant et glacé tour à tour, mais sans cesse abattu sous le poids de ses maux, mon cœur, plein d’une triste et douloureuse espérance, ne me montre pour avenir qu’un retour cruel du passé. Le plaisir, dans sa brièveté, me semble aussi poignant que la peine. Las de la prospérité comme de l’infortune, je prie Dieu de me pardonner mes erreurs, et je vois bien que si nos instants de bonheur ici-bas sont rapides, nos maux, hélas ! ne finissent qu’avec notre vie.


MADRIGAL XXI
Ohimè ! ohimè.’…

Hélas ! hélas ! que je me suis trompé sur la durée des jours ! Et cependant, pour des yeux que ne fascine point l’amour-propre, la vérité parle dans un miroir. Malheureux celui qui, plein de sa passion et follement inattentif au vol rapide du temps, se trouve, comme moi, tout à coup, au déclin de sa vie ! Poursuivi de prés parla mort, je n’éprouve qu’un repentir stérile ; mon âme manque de force, mon esprit de résolution. Constant ennemi de moi-même, j’exhale de vains soupirs, je verse d’inutiles larmes ; car la plus irréparable des pertes est celle du temps.


MADRIGAL XXII
Ohimè ! ohimè ! che pur pensando…

Hélas ! hélas ! je rejette ma pensée en arrière, et ne puis trouver, parmi tant d’années écoulées, un seul jour qui ait vraiment été mien. Sans cesse éloigné du bonheur et de la vérité, c’est vous, je le vois bien aujourd’hui, qu’il faut que j’en accuse, désirs ambitieux, espérances trompeuses, fol amour, larmes, plaintes, soupirs et ardeurs inutiles ; car il n’est aucun sentiment humain qui me soit étranger. Et cependant, j’approche à chaque instant du terme ; je vois de plus en plus l’ombre croître, et le jour décliner pour moi. Déjà, faible et mourant, je touche au seuil de la tombe.


MADRIGAL XXIII
Io vo, misero, chimè !…

Malheureux ! j’avance dans la vie, plein de trouble et d’incertitude. L’avenir, le passé, me causent une égale crainte, et je vois s’approcher le moment où mes yeux se fermeront pour jamais. Tandis que le temps exerce sur mon corps ses ravages, la mort livre à mon âme une guerre cruelle dont l’issue est incertaine pour moi. Hélas ! si trop de crainte ne m’abuse (et plût au Ciel que, pour mon propre bonheur, je pusse aujourd’hui me tromper ! ), je vois dans mes erreurs mêmes mon éternel châtiment, et je ne sais ce que je dois encore espérer.


MADRIGAL XXIV
Mentre che’l mio passato…

Je rejette en vain, loin de moi, le souvenir du passé ; toujours il se présente à ma mémoire, et me fait connaître, ô monde décevant, tous les dangers et toutes les erreurs. Celui qui se laisse séduire par tes douces promesses, par tes plaisirs trop vains, prépare à son âme de douloureux tourments. Il suffit d’y bien réfléchir pour se convaincre que tu nous flattes le plus souvent d’un repos, d’un bonheur que tu ne possèdes point. Hélas ! c’est pour m’être abandonné trop longtemps à tes illusions mensongères que j’ai souffert tant de maux et versé tant de pleurs.


MADRIGAL XXV
Condotto da molti anni…

Conduit, par de longues années, au terme de ma carrière, trop tard je reconnais, ô monde, ce que sont tes plaisirs : tu nous offres un repos qui n’est point ton partage, un bonheur qui meurt, en naissant. Toutefois, ni la douleur ni la honte du triste emploi de mes jours, hélas ! si fugitifs, ne peuvent changer désormais ni mes désirs ni mes pensées ; car celui qui vieillit dans une tendre erreur, pendant qu’il croit y trouver un aliment à la vie, ne fait que donner la mort à son âme, sans avantage pour son corps. Ah ! je le vois enfin par ma propre et cruelle expérience : l’être le plus heureux est celui dont la mort suit de plus près la naissance.


MADRIGAL XXVI
Ora su’l destro or su…

Je vais, d’un pas incertain, à la recherche du salut. Mon cœur, flottant sans cesse entre le vice et la vertu, souffre et se sent défaillir, comme un voyageur fatigué qui s’égare dans les ténèbres.

Ah ! devenez mon conseil : vos avis me seront sacrés ; éclairez mes doutes ; guidez ma raison offusquée ; préservez mon âme abattue des nouveaux égarements où pourraient la plonger mes passions. Oui, dictez-moi vous-même ma conduite, vous qui sûtes, par de si doux chemins, me diriger vers le ciel.


MADRIGAL XXVII
Non sempre al mondo…

Rien de ce que le monde renferme de plus cher et de plus précieux ne l’est réellement assez aux yeux de tous les hommes, pour que, là même où le plus grand nombre trouve la douceur, quelques-uns ne trouvent pas de l’amertume. Mais combien de fois, par condescendance, ne nous faut-il pas imiter le vulgaire insensé, contraindre notre joie pour partager sa tristesse, renfermer nos douleurs pour sourire à ses vains plaisirs ! Moi, j’ai dans mes chagrins, du moins, ce contentement, que personne ne lit sur mon visage ni mes ennuis ni mes désirs. Je ne crains pas plus l’envie que je ne cherche les louanges du monde, de ce monde injuste et trompeur qui ne protège que ceux qui le payent de plus d’ingratitude, et je marche dans des routes solitaires et peu frayées.


MADRIGAL XXVIII
Nel mio ardente desio…

Sensible en apparence à mes maux, mais froide et cruelle dans l’âme, elle se joue de ma brûlante ardeur. Amour, ne te l’avais-je pas dit, que mon espérance était vaine, que l’on perdait son propre appui en comptant sur celui des autres ? Eh bien ! si maintenant elle veut que je meure, mon tort, mon malheur le plus grand n’est-il pas d’avoir cru à ses promesses trompeuses ? Mais plus celui qu’on abuse est crédule, plus on est ingrat et coupable.