Michel-Ange, sa vie et ses œuvres

MICHEL-ANGE
D’APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENS


I. The Life of Michael Angelo Buonarotti, by John Harford, London 1858, 2 vol. — II. Le Vite de’ piu eccellenti pittori, etc., di Giorgio Vasari, tome XII, Florence. — III. Les Arts en Portugal, par le comte Raczynski, Paris 1846. (Manuscrit de François de Hollande.)



La grande ère de l’art moderne, l’époque merveilleuse de la renaissance, que nous pouvons embrasser aujourd’hui dans son ensemble, ne fut pas l’œuvre d’un jour : elle se distingue cependant des civilisations antiques en ce que son développement fut rapide, local, sans arrêt, et qu’elle succéda presque sans transition à la sinistre obscurité du moyen âge. Après dix siècles d’efforts inouïs et à peu près stériles, dans un ciel sillonné d’éclairs qui ne montrent guère que des ruines, elle éclate presque sans aurore, brillante comme un jour d’été. Telle est même l’abondance et la spontanéité de la vie nouvelle, qu’on a pu dire que, de morte qu’elle était, l’humanité venait de renaître, et saluer ce temps du nom glorieux qu’il a gardé. Un autre caractère plus important de cette époque, et qui la sépare également de l’antiquité, c’est que les œuvres sont plus que jamais individuelles et marquées du sceau de l’auteur. Je suis loin sans doute de contester l’existence personnelle d’Homère, de Zoroastre, ou du sculpteur anonyme des marbres d’Égine. J’ignore si le chantre de la guerre de Troie était aveugle; je ne sais ni dans quelle langue, ni dans quel lieu furent prononcées les sentences du plus ancien des sages ; le nom de l’architecte du temple de Jupiter panhellénien sera vraisemblablement toujours un mystère : ces obscurités ne me font point douter que ces œuvres n’appartiennent à des personnes distinctes, à des hommes qui ont vécu. Et pourtant je ne puis m’en dissimuler le caractère collectif et général. Les écoles dans l’antiquité représentaient les directions diverses de l’esprit, et dans leur succession les modifications naturelles de l’opinion. Un enseignement sévère, une tradition suivie, tout en gênant l’essor de la pensée individuelle, amenait l’art, par des progrès incessans, jusqu’à ses dernières limites. Les Phidias, les Scopas, les Praxitèle, étaient bien moins les chefs des écoles qui portent leurs noms que les représentans les plus illustres des idées qui les caractérisent. De là découle la forme abstraite de l’art grec et sa perfection.

Sous le souffle puissant de la liberté reconquise, l’homme retrouva tous les attributs de la vie personnelle. Les superstitions, les chimères, les terreurs du moyen âge s’évanouirent comme les souvenirs des rêveries stériles d’un sommeil agité. Une lumière éclatante rayonna sur des hommes jeunes, libres et fiers. Chacun s’avança où son goût le portait; les aptitudes les plus diverses se firent jour. Le caractère de l’artiste s’accusa nettement dans son œuvre, qui, devenue plus vivante, acquit en même temps une individualité plus précise, et refléta nettement ses idées propres, ses penchans, ses passions. Ghirlandajo, Léonard de Vinci, Michel-Ange, ont vécu dans la même ville et dans le même temps; mais qui pourrait confondre les plus insignifians de leurs ouvrages? Tout est grand dans cette époque mémorable, les cœurs sont à la hauteur du génie, et dans les circonstances les plus difficiles, au milieu des bouleversemens politiques, on vit rarement ces honnêtes grands hommes céder aux sollicitations de l’intérêt personnel, négliger la dignité de la vie, oublier que le talent n’exempte pas des plus humbles vertus. Tout certes ne fut point parfait dans ce temps, loin de là : si la renaissance eut des héros et des saints, elle eut aussi des Borgia; les plus hautes facultés se rencontrèrent parfois unies à l’infamie et à la lâcheté. Ces alliances monstrueuses qui étonnent et déconcertent la raison, qui scandalisent la conscience, se verront toujours partout où il se trouvera des hommes; mais elles sont alors comparativement rares, et les exemples contraires sont nombreux et éclatans.

S’il est un homme qui représente la renaissance avec plus d’éclat qu’aucun autre de ses contemporains, c’est Michel-Ange. Le caractère est chez lui à l’égal du génie. Sa vie, presque séculaire et prodigieusement active, est sans tache. Quant à l’artiste, on n’ose croire qu’il puisse être surpassé. Il réunit dans sa prodigieuse personnalité les deux facultés maîtresses qui sont en quelque sorte les pôles de la nature humaine, et dont la réunion chez les mêmes individus fit la grandeur souveraine de l’école toscane : l’invention et la raison, une vaste et fougueuse imagination dirigée par une méthode précise, ferme et sûre. De pareils géans, dont l’antiquité eût fait des dieux, sont ainsi jetés de loin en loin dans l’histoire comme des exemples vivans qui montrent à quelle grandeur notre race peut atteindre et jusqu’où l’ambition de l’homme peut prétendre. Pour la critique préoccupée d’expliquer les œuvres de l’artiste par la vie de l’homme, il y a là un sujet d’études qui garderait aujourd’hui encore son à-propos, si même de récentes publications en Angleterre et en Italie n’étaient venues rappeler sur le peintre de la Sixtine et le sculpteur du Moïse l’attention des amis de l’art.

I.

Michel-Ange naquit le 6 mars 1475[1], près d’Arezzo, dans le Valentino. Son père, Leonardo Buonarotti Simoni, était alors podestat de Castello di Chiusi e Caprese. Condivi affirme et Vasari paraît croire que les Buonarotti descendaient des comtes de Canossa, famille très ancienne et de sang presque royal. Gori, dans son commentaire sur Condivi, reproduit même un arbre généalogique des Buonarotti, dont il dit avoir vu les pièces authentiques, et qui remonte jusqu’à l’année 1260 ; mais cette antique origine, généralement acceptée au temps de Michel-Ange, paraît plus que douteuse aujourd’hui[2]. Ce qui est certain, c’est que les Buonarotti étaient établis à Florence depuis longtemps, qu’ils avaient à plusieurs époques servi le gouvernement de la république dans des charges assez importantes, et le nom de Michel-Ange ne réclame ni une autre ni une plus haute origine.

L’année de la charge de Leonardo Buonarotti étant expirée, il revint à Florence, et mit l’enfant en nourrice à Settignano, où il avait une petite propriété, chez la femme d’un tailleur de pierres. Bien des années plus tard, Michel-Ange rappelait cette circonstance à Vasari, et lui disait : « Mon cher George, si j’ai quelque chose de bon dans l’esprit, je le dois à la légèreté de l’air de votre pays d’Arezzo, de même que je dois au lait que j’ai sucé les maillets et les ciseaux dont je me sers pour sculpter mes figures. »

Leonardo Buonarotti n’était pas riche. Le revenu de sa propriété de Settignano, qu’il faisait valoir lui-même, suffisait à grand’peine à entretenir une famille nombreuse. Il plaça plusieurs de ses enfans dans le commerce des soieries et des laines; mais, discernant bientôt chez le jeune Michel-Ange des dispositions remarquables, il lui fit commencer des études littéraires, et l’envoya chez Francesco Urbino, qui tenait une école de grammaire à Florence. Michel-Ange ne fit dans cette école aucun progrès. Il ne montrait de goût que pour le dessin, et employait à barbouiller les murs de la maison paternelle tout le temps qu’il pouvait dérober à ses études. Leonardo ne voulait pas entendre parler d’un art qu’il trouvait indigne de sa famille; ses fils se joignirent à lui pour contrarier les goûts de l’enfant, et Michel-Ange fut bien souvent, dit Condivi, « grondé et même terriblement battu. » Il se lia à cette époque avec un enfant de son âge, Francesco Granacci, élève du Ghirlandajo, et qui lui procurait des dessins de ce maître. L’obstination de Michel-Ange finit par vaincre les répugnances de son père, qui conclut avec l’auteur des fresques de Sainte-Marie-Nouvelle un contrat par lequel l’enfant devait être reçu pendant trois ans dans son atelier moyennant une rétribution de 24 florins d’or, que le maître, contre tous les usages, devait payer à l’élève. Ce contrat est daté du 1er avril 1489. Michel-Ange n’avait par conséquent que quatorze ans.

C’est dans cette charmante église de Santa-Maria-Novella, qu’il nommait plus tard « sa fiancée, » que Michel-Ange put se livrer pour la première fois sans réserve, sous la direction d’un des artistes les plus célèbres de l’époque, à son goût pour la peinture. Ses progrès furent si rapides, que, peu de temps après son entrée dans l’atelier, Ghirlandajo disait de lui : « Ce jeune homme en sait plus que moi. » Et, s’il faut en croire Condivi, ce n’était pas sans jalousie qu’il le voyait corriger d’une main sûre ses propres dessins et ceux de ses meilleurs élèves.

Faut-il attribuer cependant à un enfant de quinze ans, ainsi que le font M. Harford[3] et l’auteur d’un excellent article du Quarterly Review[4], l’admirable peinture a tempera qui faisait naguère le plus bel ornement de l’exposition de Manchester? La précocité bien établie du génie de Michel-Ange suffit-elle pour expliquer tant de science et de maturité? J’avoue que je ne puis l’accorder. Cette peinture n’est certainement pas de Domenico Ghirlandajo, comme on l’a cru jusqu’ici. Je ne mets pas en question l’authenticité, qui est évidente. Sans parler de la largeur de la composition et du dessin, du caractère de la tête de la Vierge, de l’incomparable beauté des anges qui se trouvent à droite, de certaines habitudes que Michel-Ange ne perdit jamais, comme de faire les pieds trop petits par un raffinement d’élégance et de donner à ses enfans ces nez retroussés et un peu faunesques qu’on retrouve dans la Sixtine, il suffirait pour l’attester de remarquer l’évidente parenté qui existe entre cet ouvrage et la Vierge de la chapelle des Médicis. Ce qui me paraît probable, c’est que ce tableau ne fut exécuté que lorsque Michel-Ange fut sorti de l’atelier, qu’il eut fortifié son goût et son talent par l’étude des fresques de Masaccio et des antiques des jardins de Saint-Marc, entre 1492 et 1495, pendant ces années de première jeunesse qui durent être fécondes, et sur lesquelles les biographes nous ont laissé si peu de renseignemens.

Michel-Ange n’acheva pas son apprentissage chez Ghirlandajo. Depuis la mort de Ghiberti et de Donatello, la sculpture n’avait plus aucun représentant distingué à Florence. Laurent de Médicis désirait la relever; il avait réuni dans ses jardins de la place Saint-Marc un grand nombre de statues et de fragmens antiques, et il y avait formé une école de dessin sous la direction de Bertoldo, disciple de Donatello. Il avait demandé des élèves aux peintres les plus célèbres de Florence. Ghirlandajo lui envoya Michel-Ange et Granacci. C’est là que Michel-Ange sculpta cette tête de faune dont l’histoire est connue, et qui lui valut la protection de Laurent. Florence brillait alors d’un éclat suprême. Aux Dante, aux Giotto, aux Orgagna, avaient succédé les Pétrarque, les Brunelleschi, les Donatello, les Ghiberti, les Masaccio. Cette seconde génération venait à peine de s’éteindre, laissant Florence pleine de chefs-d’œuvre. Laurent de Médicis possédait toutes les qualités d’un protecteur éclairé des arts et celles aussi qui pouvaient rendre sa domination légère à ses concitoyens. Riche, généreux, d’un esprit sagace et conciliant, amateur passionné de toutes les œuvres de l’esprit, connaissant l’antiquité et protégeant la littérature nouvelle, entouré d’artistes, de poètes, de philosophes, d’érudits, savant, philosophe et poète lui-même, il régnait sur un peuple épris de toute beauté plus par la séduction que par la tyrannie. Les Florentins l’aimaient, et à la veille de perdre leur liberté, l’ayant déjà perdue, ils ne sentaient pas les chaînes dont ils se laissaient lier. Laurent avait pressenti le génie de l’élève de Ghirlandajo; il voulut l’avoir dans sa maison, il l’admit à sa table, et le donna pour compagnon à ses fils, lui allouant cinq ducats par mois, que Michel-Ange employait à secourir son père.

Michel-Ange ne quitta plus Laurent jusqu’à sa mort. Ce fut pendant ces trois années de tranquillité passées dans l’intimité des hommes les plus lettrés de ce siècle, entre Politien, Pic de La Mirandole et le platonicien Marsilio Ficino, que son esprit se développa, se mûrit, acquit tant d’ampleur et de sûreté. Politien en particulier l’avait pris en grande amitié. C’est par son conseil qu’il sculpta le bas-relief des Centaures et la gracieuse Vierge[5], dans laquelle il chercha, selon Vasari, à imiter le style de Donatello. Il passa plusieurs mois à copier les fresques de Masaccio dans l’église del Carmine. Il étudiait vers le même temps l’anatomie dans l’hôpital de Santo-Spirito, et faisait un Christ de bois pour le prieur, qui lui en avait facilité l’entrée. Il continuait ses études d’après l’antique dans les jardins de Saint-Marc, dont Laurent lui avait donné une clé. Ses progrès étaient tels qu’ils excitèrent bien souvent la jalousie de ses camarades et lui valurent en particulier ce coup de poing de Torrignano, qui lui fracassa le nez, et contribua à donner à son visage, déjà très accentué, l’expression rude et presque sauvage qu’on lui connaît.

Laurent mourut en 1492. Michel-Ange perdait en lui plus qu’un protecteur. Condivi dit que « il éprouva un si grand chagrin de cette mort qu’il resta plusieurs jours sans pouvoir rien faire. » Sa longue carrière montrera plus d’une fois quel souvenir attendri et pieux il garda pour ce nom de Médicis, et dans quelles alternatives difficiles le mirent sa reconnaissance et ses convictions républicaines. Dans de pareilles circonstances, il est sans doute utile et commode de s’attacher sans réserve ou de suivre ses propres opinions sans tenir aucun compte des sentimens du cœur. La juste mesure entre l’ingratitude et la servilité n’est pas facile à garder. A cet égard, dans les circonstances les plus périlleuses, Michel-Ange ne faillit jamais : il ne fut ni ingrat ni servile, et ce grand trait de son caractère mérite d’être aussi soigneusement remarqué que son génie.

Étant retourné chez son père, il fit un Hercule de marbre de quatre brasses de hauteur, qui fut plus tard acheté, avec d’autres ouvrages d’art, par Giovan Battista della Palla pour le compte de François Ier, et envoyé en France. On ignore ce qu’il est devenu. Pierre de Médicis, l’indigne fils de Laurent, engagea Michel-Ange à reprendre son appartement dans son palais ; il le consultait souvent pour l’achat de pierres gravées, de parures et d’objets d’antiquité. Pierre comprenait sans doute à sa manière le mérite de son hôte, car il l’occupait à faire des statues de neige, et il se vantait d’avoir chez lui deux hommes rares, Michel-Ange et un valet espagnol qui, à une merveilleuse beauté de corps, joignait une telle agilité qu’un cheval lancé à fond de train ne pouvait le devancer.

Pierre de Médicis, avec les qualités extérieures les plus brillantes, manquait du discernement, de l’adresse, de l’esprit affable et bienveillant qui avaient consolidé la fortune de son père et en avaient fait le maître réel de Florence. Son arrogance devenait de jour en jour plus insupportable. Le parti populaire se réveillait, et Savonarole tendait la main à Charles VIII. La chute de Pierre était imminente. Michel-Ange, ne voulant ni le combattre, ni le soutenir en combattant ses propres amis, ni garder une neutralité que son amitié pour Laurent et ses relations avec Pierre eussent rendue suspecte, quitta Florence et se rendit à Venise. N’ayant pas trouvé à s’occuper dans cette ville, il revint à Bologne, où un hasard heureux lui fit faire la connaissance d’Aldovrandi, l’un des membres du conseil des seize, qui lui commanda quelques travaux. Aldovrandi retint Michel-Ange plus d’une année, le comblant d’amitié et d’égards, et, a charmé de sa belle prononciation, lui faisant lire Dante, Pétrarque, Boccace et d’autres poètes toscans. »

De retour à Florence en 1495, Michel-Ange fit, outre une petite statue de saint Jean, le fameux Amour endormi, qui fut l’occasion de son premier voyage à Rome. Les biographes ont beaucoup insisté sur l’anecdote un peu puérile qui concerne cette statue, et si je la rappelle en quelques mots, c’est à cause de l’influence réelle que le séjour de Michel-Ange dans la ville éternelle eut sur la suite de sa vie. Laurent, fils de Pierre-François de Médicis, ayant vu cette figure, la trouva si belle qu’il conseilla à Michel-Ange de lui donner un air de vétusté en l’enterrant, de l’envoyer à Rome, où elle passerait sûrement pour antique, et où il la vendrait beaucoup plus cher qu’à Florence. Le cardinal San-Giorgio y fut pris, acheta la statue ; mais, ayant appris qu’il avait été dupe d’une supercherie, il envoya l’un de ses gentilshommes pour en découvrir l’auteur, et, furieux d’avoir été trompé, rompit le marché et reprit son argent. Tel est le récit de Vasari, qui paraît cependant ne pas croire que Michel-Ange se soit prêté à cette plaisanterie, et qui ajoute que, malgré sa colère, le cardinal avait fait venir Michel-Ange à Rome, où il le laissa, il est vrai, un an sans l’employer. Une très curieuse lettre écrite par Michel-Ange à Laurent de Médicis, le même probablement qui fut ambassadeur en France, aussitôt après son arrivée à Rome, et dont le texte se trouve dans la dernière édition de Vasari, complète et redresse le récit du biographe ; elle montre en outre que dès sa première jeunesse Michel-Ange était animé de cette honnêteté scrupuleuse qui resta la règle de sa vie. Il ne faut pas moins de tout le bruit que fit cette affaire pour nous convaincre qu’à la fin du XVe siècle et à Rome on ait pu prendre une statue du jeune maître florentin[6] pour un antique. Vasari nous avertit, il est vrai, « que le cardinal n’avait pas le moindre goût pour les arts, et qu’il était fort ignorant.»

Voici la lettre de Michel-Ange

« 2 juillet 1496.

« Mon cher Lorenzo, je ne vous écris que pour vous dire que nous sommes heureusement arrivés samedi dernier, et que nous sommes allés aussitôt chez le cardinal San-Giorgio, à qui j’ai présenté votre lettre. Il parut satisfait de ma visite, et voulut que j’allasse immédiatement voir quelques statues. J’y employai toute cette journée, ce qui m’empêcha de remettre vos autres lettres. Dimanche, le cardinal vint à la maison neuve, et me fit chercher. J’y allai, et il me demanda ce qu’il me semblait des choses que j’avais vues; je lui dis ce que j’en pensais, et je pense que ce sont certainement de beaux ouvrages. Le cardinal me demanda si je me sentais le courage de faire quelque chose de beau. Je lui répondis que je ne ferais pas de si grandes choses, mais qu’il verrait cependant ce que je ferai. Nous avons acheté un bloc de marbre pour une figure de grandeur naturelle, et je commencerai lundi à y travailler. Lundi dernier, je présentai vos autres lettres à Rucellai, qui mit à ma disposition l’argent dont j’aurai besoin; j’en fis autant pour celle de Cavalcanti. Je remis aussi la lettre à Baldassaro[7], et je lui demandai l’enfant[8], en lui disant que je lui rendrais l’argent. Il me répondit très violemment qu’il le mettrait plutôt en cent morceaux, qu’il l’avait acheté, et qu’il était à lui ; qu’il avait des lettres qui établissaient qu’il avait satisfait à ce que je lui demandais, et qu’il n’avait aucun motif pour le rendre. Il s’est beaucoup plaint de vous, disant que vous avez mal parlé de lui. Quelques-uns de nos Florentins sont venus pour nous accorder, mais ils n’ont réussi à rien, de sorte que je vais m’adresser directement au cardinal, ainsi que me le conseille Balducci. Je vous tiendrai au courant de ce qui arrivera. Rien d’autre par celle-ci. Je me recommande à vous. Dieu vous garde du mal.

« MICHELAGNOLO, in Roma. »


Michel-Ange demeura à Rome de 1496 à 1501. Comment ces cinq années furent-elles remplies? C’est ce qu’on ignore presque complètement. Il était déjà célèbre, dans toute la force de la première jeunesse, et l’on peut supposer que les quatre ou cinq statues qui nous restent et qui datent de cette époque ne sont pas les seuls ouvrages qui l’aient alors occupé. Sans parler des quinze figures pour la bibliothèque du Dôme de Sienne, commandées par le cardinal Piccolomini, dont nous ne savons absolument rien, quoique quatre d’entre elles paraissent avoir été exécutées, nous ne connaissons que le Bacchus, l’Adonis des Offices de Florence, et la Pietà aujourd’hui à Saint-Pierre, qui appartiennent à ce premier séjour à Rome. Le Bacchus fut commandé par un amateur nommé Jacopo Galli, la Pietà par le cardinal Jean de la Grolaye de Villiers, abbé de Saint-Denis, ambassadeur de Charles VIII près Alexandre VI et non par le cardinal d’Amboise, comme le croient Condivi et Vasari. Quant à l’Adonis, il est probable que c’est la statue que Michel-Ange commença aussitôt après son arrivée à Rome, et dont il parle dans sa lettre à Lorenzo de Médicis.

Plus qu’aucun autre de ses premiers ouvrages, la Pietà de Saint-Pierre décèle la route qu’allait suivre Michel-Ange. Le marbre n’exprimera plus seulement la beauté d’une manière abstraite et générale ; il traduira, taillé par une main puissante, les idées et les sentimens. « Tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, dit-il lui-même, le marbre le renferme en son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante et la pensée qui puissent l’en faire éclore[9]. » La main obéissante s’essaie déjà à faire dire à la pierre ce que jamais elle n’avait dit encore. Sa Vierge a la beauté juvénile et austère particulière aux femmes de Michel-Ange. Le corps du Christ étendu sur les genoux de sa mère paraît encore souffrir, jusque dans le repos de la mort, les tortures que l’homme divin vient d’endurer. Les jambes, les articulations, les extrémités sont d’une irréprochable beauté, et font pressentir les œuvres les plus parfaites, les plus caractérisées du maître.

Cette Pietà fut un grand événement à Rome. On sent néanmoins que ces expressions très marquées, ces corps éloquens causèrent quelque étonnement. Vasari se borne à traiter de « sots » ceux, qui prétendaient que Michel-Ange avait donné à la Vierge un trop grand air de jeunesse, tout en laissant au Christ son âge véritable. Condivi, moins bref et moins dédaigneux, nous a transmis l’explication qu’il tenait de Michel-Ange lui-même. « Ne sais-tu pas, me dit-il, que les femmes chastes se conservent beaucoup plus longtemps jeunes que celles qui ne le sont point ? Combien n’est-ce pas plus vrai pour une Vierge qui n’eut jamais le moindre désir lascif qui pût altérer son corps !… Il en est tout autrement pour le fils de Dieu, parce que j’ai voulu montrer qu’il a réellement pris un corps d’homme, et qu’excepté le péché, il a supporté toutes les misères humaines[10]. »

Quelle que soit la valeur de l’explication de Michel-Ange, l’individualité qui forme le trait dominant de son génie, et qui se caractérise par des expressions voulues et raisonnées, s’accuse déjà nettement dans ces premiers ouvrages. Elle s’accentuera beaucoup plus encore par la suite, et revêtira cette forme puissante, élevée, originale, qui fait des moindres œuvres du Buonarotti d’immortelles créations. Michel-Ange grandira, il dépassera tout ce qui l’a précédé ; sa gigantesque imagination jettera dans le monde des formes nouvelles plus réelles que la réalité. Enivré de son propre génie, il gravira les derniers sommets de l’art : il ira jusqu’aux plus audacieuses témérités et jusqu’aux excès ; mais dès les premiers pas c’est un géant qui marche, et s’il a conservé jusqu’au terme de sa longue carrière la ferveur et le feu de la jeunesse, il n’a jamais eu ni les incertitudes, ni les faiblesses, ni les tâtonnemens qui d’ordinaire embarrassent le début de la vie.


II.

Après l’expulsion des Médicis, Florence fut livrée pendant quelques années aux luttes les plus vives. La mort de Savonarole, qui assurait la défaite des réformateurs violens, rendit le pouvoir au parti modéré, et l’on recommença à s’occuper plus que jamais des arts, proscrits un moment par le fougueux dominicain. Michel-Ange désirait revoir sa patrie, et il trouva bientôt l’occasion d’y revenir.

L’œuvre de Santa-Maria del Fiore possédait depuis longtemps un bloc énorme de marbre de Carrare dont plusieurs sculpteurs avaient vainement essayé de tirer parti, et qu’ils n’avaient réussi qu’à gâter. Soderini[11] avait pressé Léonard de Vinci de s’en charger, mais celui-ci avait déclaré qu’on n’en pouvait rien faire. Quelques amis écrivirent à Michel-Ange. L’impossible le tentait déjà; il accourut sur-le-champ, répondit d’en tirer une figure sans aucune pièce de rapport, obtint la concession du bloc par délibération du 16 août 1501, pour en faire un David qu’il devait terminer en deux ans avec une rétribution de 6 florins d’or par mois. Il construisit un atelier sur la place même et s’y enferma pendant dix-huit mois sans permettre à personne de voir son ouvrage. Le colosse de la place du Palais-Vieux fut le résultat de ce travail solitaire. Dans l’exécution de cette figure, Michel-Ange a sans doute été gêné par les dimensions du marbre; il a dû renoncer au projet qu’il avait d’abord conçu de lui donner plus d’action. Un dessin du plus haut intérêt, possédé jadis et décrit par Mariette, et qui est revenu après de longs voyages au musée du Louvre, nous révèle la première pensée de cet ouvrage. David pose le pied sur la tête de Goliath. Ce mouvement, en faisant avancer le genou, rendait impossible, à cause de la forme du marbre, l’exécution de la figure ainsi conçue. Michel-Ange dut renoncer à sa première intention, et il faut admirer dans cette statue la noblesse de l’attitude, l’énergique élégance de la forme, la science consommée et le fini du travail, plutôt que l’exacte représentation d’un personnage historique. Le caractère indéterminé de cette figure avait déjà frappé les contemporains, car Condivi l’appelle simplement « le géant. »

Le David fut placé le 8 juin 1504, et entièrement terminé le 8 septembre de la même année. On avait fini, après d’orageuses discussions, par s’entendre sur la place que devait occuper le colosse. Les difficiles manœuvres de la translation s’accomplirent sous la direction de Pollajuolo et de San-Gallo. Les documens conservés aux archives de Sainte-Marie montrent quelle sollicitude intelligente les Florentins portaient dans l’administration des beaux-arts. Les noms des membres de la commission chargée d’examiner tout ce qui avait rapport au David nous ont été conservés. Ce sont ceux des plus illustres artistes de ce temps : Léonard de Vinci, Pérugin, Filippino Lippi, Ghirlandajo. On n’aperçoit nulle trace d’intervention de la part d’une autorité incompétente, et comme les avis étaient partagés, que les uns voulaient qu’on mît le David sous la Loggia dei Lanzi, les autres à la place qu’il occupe aujourd’hui, à gauche de la porte d’entrée du Palais-Vieux, on fit venir Michel-Ange sur la proposition de Lippi, afin qu’il dît ce qui lui en semblait, « étant celui qui avait fait la statue.» Le gonfalonier Soderini étant venu le voir travailler pendant qu’il faisait quelques retouches et s’étant avisé de critiquer le nez du David, qu’il trouvait trop gros, l’artiste se permit de le railler cruellement. Il monta sur son échafaud, après avoir ramassé un peu de poussière de marbre, qu’il laissa tomber sur son critique pendant qu’il faisait semblant de corriger le nez avec son ciseau ; puis, se retournant vers le gonfalonier, il lui dit : « Eh bien! qu’en pensez-vous maintenant? — Admirable! répondit Soderini, vous lui avez donné la vie. » Michel-Ange descendit de l’échafaud en riant de ce magistrat, « semblable à tant d’autres doctes connaisseurs qui parlent sans savoir ce qu’ils disent. »

C’est entre 1502 et 1504, et afin de ne pas abandonner tout à fait la peinture, que Michel-Ange peignit a tempera la célèbre Vierge de la Tribune de Florence. De tous les tableaux de chevalet attribués à Michel-Ange, celui-ci est le seul dont l’authenticité n’ait jamais été mise en doute. Les Parques du palais Pitti, qui ont longtemps passé pour être de sa main, et dont l’inspiration, l’ordonnance, le dessin lui appartiennent certainement, sont attribuées aujourd’hui avec vraisemblance à Bosso le Florentin. La Vierge de la Tribune a été souvent gravée; elle est connue de tout le monde, et je ne la décrirai pas. L’aspect en est dur et heurté, et malgré des qualités de premier ordre ce tableau ne séduit pas. Michel-Ange était gêné dans un cadre aussi restreint : il lui fallait de grands espaces où il pût donner carrière aux audaces de son imagination. Comme peintre, il ne devait montrer toute sa puissance que sur les voûtes gigantesques de la Sixtine, et je crois qu’il eût volontiers dit de toute peinture de chevalet le mot qu’on lui attribue sur la peinture à l’huile : « Qu’elle était bonne pour les femmes. » On lui a beaucoup reproché d’avoir contribué, en introduisant des figures nues dans le fond de ses tableaux, à dénaturer le caractère de la peinture religieuse. Il est incontestable qu’il avait rompu dès lors et qu’il devait rompre bien plus encore par la suite avec les traditions de la peinture liturgique du moyen âge et des premiers temps de la renaissance. Il faut d’ailleurs remarquer qu’avant lui Lucca Signorelli en avait fait autant, comme on peut le voir dans la Madone de la galerie des Offices, et bien mieux encore dans ses admirables fresques du dôme d’Orvieto[12]. C’est au printemps de 1503 que les magistrats de Florence, ayant résolu de faire orner de peintures la salle du conseil au Palais-Vieux, chargèrent Léonard de Vinci, alors dans la plénitude de sa renommée, d’en décorer l’un des côtés. Léonard s’était déjà mis à l’œuvre, lorsque Michel-Ange fut à son tour chargé de peindre la muraille opposée. Il n’y eut donc pas là, comme on le croit assez généralement, une sorte de concours, dans lequel l’auteur vieillissant du Cenacolo de Milan aurait été vaincu par son jeune rival. Ces peintures ne furent pas exécutées. Léonard, après avoir assez avancé la sienne, s’en dégoûta et y renonça. Le carton qu’il avait préparé n’est point parvenu jusqu’à nous : il ne nous reste, comme moyen d’apprécier cette composition, qu’un fragment gravé par Edelinck d’après une copie de Rubens; mais on chercherait vainement à reconnaître à travers l’interprétation du peintre flamand l’œuvre du maître florentin. Léonard avait choisi pour sujet de sa composition un épisode de la bataille d’Anghiari, qui se termina par la défaite du général milanais Piccinino. Le fragment bien insuffisant gravé par Edelinck représente quelques cavaliers qui se disputent un drapeau ; il ne formait vraisemblablement qu’une faible partie d’un très vaste ensemble, et nous sommes réduits à déplorer la perte d’un des ouvrages les plus importans de Léonard. Le carton qu’avait préparé Michel-Ange ne fut pas non plus conservé, et périt pendant les troubles de 1512. Vasari accuse le jaloux Bandinelli de cette destruction sacrilège. On en garda quelques fragmens à Mantoue jusqu’en 1595, mais ces fragmens mêmes ont disparu. La perte de ce carton est sans doute irréparable, heureusement elle n’est pas complète. Dès le XVIe siècle, Marc-Antoine en avait gravé quelques figures bien connues sous le nom des « grimpeurs, » probablement d’après des dessins de Raphaël, qui avait étudié ce grand ouvrage pendant le séjour qu’il fit à Florence en 1506 et 1509. Les peintres les plus célèbres de cette époque le copiaient à l’envi, et San-Gallo en avait fait, suivant Vasari, une reproduction au clair-obscur. Ce serait, d’après M. Waagen, l’auteur de savantes études sur l’histoire de la peinture, cette grisaille qui, après avoir appartenu pendant longtemps à la famille Barberini, aurait passé en Angleterre en 1808; elle se trouve maintenant au château de Holkham, et Schiavonetti en a donné une assez bonne gravure.

Michel-Ange commença ce carton en octobre 1504, et les précieux documens publiés par le docteur Gaye nous apprennent qu’il y travaillait en février 1505, très peu de temps par conséquent avant son deuxième départ pour Rome[13]. Il y travailla peut-être encore pendant le séjour qu’il fit à Florence en allant à Carrare chercher des marbres pour le tombeau de Jules II, ou même au retour, et nous voyons qu’au mois d’août 1505 il avait complètement terminé son travail. Huit ou dix mois lui avaient donc suffi pour mener à fin cette grande entreprise. Il est vrai que suivant son habitude il s’était enfermé dans son atelier de San-Onofrio, ne voulant permettre à personne de voir son œuvre inachevée. Il avait choisi pour sujet de sa composition un épisode de la guerre de Pise. Des soldats florentins qui se baignent dans l’Arno sont surpris par des cavaliers ennemis. Les trompettes sonnent l’alarme, quelques-uns des soldats sortent de l’eau en s’entr’aidant, d’autres mettent à la hâte leurs vêtemens ou se précipitent sur leurs armes. Cette scène tumultueuse se prêtait mieux qu’aucune autre à mettre en pleine lumière les qualités éminentes et originales, la science anatomique, la hardiesse dans la manière de composer, la fermeté du dessin, qui distinguaient à un si haut degré ce jeune homme de vingt-neuf ans. Quoique Lucca Signorelli eût déjà introduit dans ses fresques d’Orvieto des figures nues d’une grande importance, aucun peintre n’avait cependant encore abordé la forme humaine avec cette audace, cette franchise, et ne s’était joué avec une pareille aisance de difficultés presque insurmontables. Aussi, lorsqu’en 1506 ce carton fut exposé pour la première fois dans la salle des Papes, attenante à Sainte-Marie-Nouvelle, excita-t-il une admiration dont témoignent tous les contemporains. Benvenuto Cellini prétend que, même dans les peintures de la Sixtine, Michel-Ange n’a jamais retrouvé une pareille inspiration; il ajoute que cette composition et celle de Léonard sont dignes d’être l’école de l’univers.

Quelle qu’ait été l’influence du carton de la Guerre de Pise sur les artistes contemporains, qui l’étudièrent comme l’œuvre alors la plus considérable du plus grand génie de ce temps, il faut cependant se garder de croire aveuglément l’enthousiaste biographe qui a écrit la première partie de la vie de Michel-Ange sur des renseignemens très inexacts et très incomplets, et qui prétend entre autres que Raphaël, étant à Sienne avec Pinturicchio, venait à Florence dès 1502 pour étudier l’œuvre de Michel-Ange. En 1502, le carton n’était pas commencé. Il est d’ailleurs surabondamment prouvé que Raphaël ne vint à Florence pour la première fois qu’en 1504, et comme l’œuvre de Michel-Ange ne fut exposée qu’en 1506, ce ne fut qu’alors que le Sanzio put en profiter. L’influence du Buonarotti sur Raphaël n’est du reste pas douteuse, et Vasari n’est dans l’erreur qu’en ce qui regarde le temps où celui-ci commença à la subir; l’action exercée par l’auteur de la Sixtine sur le peintre des Sibylles de la Pace était tellement admise par les contemporains, que Jules II pouvait dire à Sébastien del Piombo : « Regarde les œuvres de Raphaël, qui, lorsqu’il vit celles de Michel-Ange, abandonna aussitôt la manière du Pérugin, et se rapprocha autant qu’il put de la sienne. » Il ajoutait : « Mais il est terrible, et on ne peut vivre avec lui[14]. »

S’il fallait en croire Vasari, ce serait en 1503, aussitôt après son élévation au pontificat, que Jules II, ayant résolu de se faire construire un tombeau, appela Michel-Ange à Rome et lui ordonna de faire le projet d’un monument qui effaçât par sa magnificence tout ce qu’on avait vu jusqu’alors; mais nous savons que Michel-Ange était encore à Florence au mois de février 1505, et il ne put partir pour Rome que vers cette époque, c’est-à-dire deux ans plus tard que ne le dit Vasari. Il se mit probablement aussitôt à ce projet de tombeau, que Jules accueillit avec son enthousiasme accoutumé, et dont il fit immédiatement commencer l’exécution; puis il partit pour Carrare, où il resta, de son propre aveu, huit mois. Pendant son séjour dans cette ville, il ne put donc pas terminer quatre statues et en ébaucher huit autres, ainsi que le prétend Vasari. Il n’y resta néanmoins pas oisif. Il résulte en effet du contrat passé avec les mariniers qui devaient lui amener ses marbres jusqu’à Rome qu’il y avait ébauché deux figures ; mais cela nous met encore loin du compte de Vasari. Les marbres arrivèrent; la moitié de la place de Saint-Pierre en était couverte. Jules s’occupait de ce tombeau avec l’activité turbulente qu’il mettait à tout. Il avait fait construire un pont couvert conduisant de son palais dans l’atelier de Michel-Ange, « où il allait souvent le trouver pour causer avec lui de la sépulture et d’autres choses, comme il aurait fait avec un frère. » Comment cette intimité se changea-t-elle presque subitement en une froideur telle que Michel-Ange se décida à quitter des travaux entrepris avec tant d’ardeur et à s’enfuir de Rome? Les raisons alléguées par Condivi et par Vasari pour expliquer l’origine du conflit sont évidemment inadmissibles. Tout porte à croire que l’amitié de ce terrible protecteur était à charge à Michel-Ange, dont elle dérangeait toutes les habitudes de travail solitaire, — qu’avec le caractère intraitable que nous lui connaissons, et Jules s’étant au moins momentanément refroidi à l’égard de son tombeau, le sculpteur n’avait pas caché au pape son mécontentement, et qu’il en était résulté une froideur qui, entre deux personnages de cette trempe, ne pouvait finir que par un éclat. Vasari raconte ainsi les dernières péripéties de ce drame :


« Tandis que Michel-Ange s’occupait de ces travaux, un dernier transport de marbres de Carrare arriva à Ripa et fut conduit sur la place de Saint-Pierre. Comme il fallait payer les mariniers, Michel-Ange, suivant sa coutume, se rendit chez le pape pour lui demander de l’argent. Ce jour-là, sa sainteté était gravement occupée des affaires de Bologne. Notre artiste acquitta les frais de ses propres deniers, croyant se voir bientôt remboursé. Quelque temps après, il retourna au palais afin d’en parler au pape; mais il éprouva les mêmes difficultés pour être introduit, et un valet lui dit de prendre patience, qu’il avait reçu l’ordre de ne pas laisser entrer. « Mais, dit un évêque qui était là présent, est-ce que tu ne connais pas la personne que tu refuses? — Je la connais très bien; mais je suis ici pour exécuter les ordres de sa sainteté, » répondit le valet. Michel-Ange, pour qui jusqu’alors toutes les portes avaient été ouvertes, indigné d’une telle réception, dit au valet : « Quand le pape aura besoin de moi, vous lui direz que je suis allé ailleurs. » De retour chez lui à deux heures de nuit, il donna à deux de ses domestiques l’ordre de vendre tous ses effets aux Juifs et de venir le rejoindre à Florence. Il monta à cheval et ne s’arrêta qu’à Poggibonzi, sur le territoire florentin. A peine y est-il arrivé qu’il est joint coup sur coup par cinq courriers du pape chargés des lettres les plus pressantes de sa sainteté qui lui enjoignaient de revenir à Rome, sous peine d’encourir sa disgrâce. Invitations ou menaces, tout fut inutile. Les courriers, par leurs supplications, purent seulement obtenir de lui qu’il écrivît au pape qu’il le priait de l’excuser s’il ne paraissait plus en sa présence, mais qu’ayant été traité comme un misérable pour prix de ses services et de son attachement, sa sainteté pouvait faire choix d’un autre sculpteur. »


Jules était d’une violence extrême, et l’homme qui se vantait d’être « seigneur et maître du bétail humain » n’entendait pas qu’on lui résistât. Il écrivit coup sur coup trois brefs à la seigneurie de Florence, mais Michel-Ange ne se souciait nullement de s’exposer à son ressentiment. Plutôt que de retourner auprès du pape, il avait formé le projet de s’expatrier et d’accepter l’invitation du grand-seigneur, qui lui demandait de construire un pont pour joindre Constantinople à Péra. Jules menaçait; Soderini parlementait, voulant obtenir toute sécurité pour son concitoyen et pour son ami, et ne se souciant pas d’une autre part d’irriter outre mesure son redoutable voisin. Michel-Ange ne voulait entendre à rien. « Il est tellement effrayé, écrit le gonfalonier, que, malgré le bref de sa sainteté, il est nécessaire que le cardinal de Pavie nous écrive une lettre de sa propre main, nous promettant toute sûreté et impunité. Nous avons fait et nous ferons tout notre possible pour le faire retourner; mais nous vous assurons que si l’on n’y va pas doucement, il partira d’ici, comme il a voulu le faire déjà deux fois.» Il écrivait encore au cardinal de Volterre : « Nous avons vu Michel-Ange et nous avons fait tout notre possible pour lui persuader de retourner; mais il continue à se méfier, parce que votre seigneurie ne promet rien de certain. » Soderini disait en même temps à Michel-Ange : « Tu t’es mis là dans une affaire où ne se serait pas risqué le roi de France. C’est assez se faire prier. Nous ne voulons pas pour toi exposer l’état à faire la guerre au pape; par conséquent prépare-toi à partir. » Pendant ces pourparlers, Jules II était entré à Bologne, mais les événemens de la guerre ne lui avaient pas fait oublier son sculpteur. C’est en effet de cette ville que le cardinal de Volterre écrivit de la part de Jules à la seigneurie de Florence une lettre des plus pressantes, et qui décida enfin Michel-Ange. Il partit pour Bologne vers le 1er décembre, et il faut voir avec quelle tendresse et quelle chaleur l’excellent gonfalonier le recommande aux cardinaux de Pavie et de Volterre, « Le porteur de la présente, écrit-il à celui-ci, sera Michel-Ange, sculpteur que nous vous envoyons pour complaire à sa sainteté et satisfaire à son désir. Nous certifions à votre seigneurie que c’est un jeune homme distingué, et dans son métier l’unique en Italie, peut-être aussi dans le monde entier. Nous vous le recommandons très instamment. Il est fait de telle manière qu’on tire de lui tout ce qu’on veut avec des paroles affectueuses et des caresses. Il est nécessaire de lui témoigner de la bonne volonté et de l’amitié, et il fera des choses qui émerveilleront ceux qui les verront. » Tout le caractère de Michel-Ange est dans ces quelques lignes de son ami. Prompt, violent, rétif, redoutant les intrigues, les affaires, les tracas, tout ce qui l’enlevait à son art et l’arrachait à sa solitude, il était facile à conduire, comme le sont les hommes forts, pour peu qu’on y mît de l’adresse et de l’affection. Se précipitant au milieu des difficultés par emportement, ou quand il y voyait quelque devoir, il était prompt à s’en retirer dès que sa colère était tombée ou qu’il se croyait délié. Sur ce point, le jugement de Condivi est d’accord avec celui du gonfalonier. « Comme il arrive, dit-il, à ceux qui s’adonnent à la vie contemplative, il était timide, sauf lorsqu’il avait un juste sujet d’indignation et qu’on faisait tort ou injure à lui ou aux autres. Alors il avait plus de courage que ceux qui sont tenus pour courageux. Dans les circonstances ordinaires, il était très patient. »

Condivi nous a conservé de la première entrevue de Michel-Ange et de Jules après cette querelle un récit plein de vie et qui peint les personnages et le temps.


« Michel-Ange, étant arrivé le matin à Bologne, alla à San-Petronio pour entendre la messe. Il y rencontra des palefreniers du pape, qui le reconnurent et le conduisirent devant sa sainteté. Le pape était à table dans le palais des Seize. Lorsqu’il le vit en sa présence, il lui dit avec un visage indigné : « Tu avais à venir nous trouver, et tu as attendu que nous allassions te chercher... » Michel-Ange plia le genou, et, ayant élevé la voix, s’excusa, expliquant qu’il n’avait pas agi avec méchanceté, mais par indignation, et qu’il n’avait pu supporter d’être chassé comme il l’avait été. Le pape se tenait la tête baissée sans rien répondre, et paraissait tout troublé. Alors un évêque, chargé par Soderini d’excuser Michel-Ange et de le présenter, s’interposa et dit : « Que votre sainteté lui pardonne! il a péché par ignorance. Ces peintres sont tous ainsi. » Le pape indigné lui répondit : « Tu dis des sottises que je ne dis pas, moi. C’est toi qui es l’ignorant. Tu l’insultes. Va-t’en au diable. » Et comme il ne s’en allait pas,. il fut mis dehors par les domestiques à renfort de grands coups de poing[15]. Le pape, ayant ainsi déchargé sur l’évêque la plus grande partie de sa colère, fit approcher Michel-Ange, lui pardonna, lui donna sa bénédiction, et lui enjoignit de ne pas quitter Bologne avant d’avoir reçu ses ordres. Au bout de peu de temps, il le fit venir et lui demanda sa statue, qu’il voulait mettre sur le frontispice de San-Petronio. »


Michel-Ange termina en seize mois cette statue, qui était plus de trois fois grande comme nature. Le pape, avant son départ, vint en voir le modèle, et le sculpteur, embarrassé de savoir ce qu’il mettrait dans la main gauche, lui demanda s’il voulait qu’il y plaçât un livre. « Comment un livre? répondit Jules. Une épée ! Je ne suis pas un lettré, moi. » Et, plaisantant sur le mouvement hardi du bras droit, il lui dit en souriant : «Ta statue donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction? — Saint-père, elle menace ce peuple pour le cas où il ne serait pas sage. » Cette statue fut placée au-dessus de la grande porte de San-Petronio le 21 février 1508 ; elle y resta jusqu’en 1511, époque à laquelle, les Bentivoglio étant rentrès à Bologne, le peuple furieux la brisa. Le duc Alphonse de Ferrare en acheta les morceaux, dont il fit faire une pièce d’artillerie qu’il nomma la Julienne. La perte de la figure de ce terrible Jules II exécutée par Michel-Ange est d’autant plus fâcheuse, que cette statue a laissé moins de traces que d’autres ouvrages également perdus du sculpteur florentin. La tête cependant avait été épargnée : elle pesait six cents livres, et le duc Alphonse la conservait dans son cabinet ; mais on ignore ce qu’elle est devenue, et il est probable qu’elle a péri comme le reste.


III.

C’est en 1508 que Michel-Ange revint à Rome, et qu’il reprit ses travaux du mausolée, interrompus par sa querelle avec Jules et sa fuite de Rome. Il dut bientôt les abandonner de nouveau. Bramante avait persuadé au pape que faire construire son propre tombeau lui porterait malheur. Il lui conseillait d’employer Michel-Ange à peindre la chapelle que son oncle Sixte IV avait fait construire. C’est en effet au début de cette année qu’il commença cette immense décoration, qui devait être son plus splendide ouvrage; mais avant de raconter les résistances qu’il opposa au désir de Jules, avec quelle ardeur il entreprit et quelle rapidité il acheva cet immense travail une fois qu’il se fut résolu à l’accepter, je voudrais, — puisqu’à l’époque où nous sommes parvenus la plupart des statues qui ornent aujourd’hui le tombeau de Saint-Pierre-aux-Liens, celles plus nombreuses qui appartenaient au projet primitif, et qui ont été dispersées, étaient ébauchées ou terminées, — donner une idée générale de ce monument, tel qu’il devait être, dire ce que de réduction en réduction le projet primitif est devenu, et de quels ennuis il fut l’occasion pour le grand sculpteur. Vasari et Condivi ne sont pas tout à fait d’accord dans la description qu’ils donnent du plan de ce tombeau, tel qu’il avait été conçu par Michel-Ange et adopté par Jules II. Je suivrai la version de Condivi, qui se rapporte exactement à un dessin de ce monument de la main même de Michel-Ange, dessin que Mariette possédait, qu’il a décrit, et qui appartient aujourd’hui à la collection de Florence. Le tombeau devait être isolé. Sur chacune de ses faces se trouvaient quatre esclaves debout, enchaînés à des termes qui soutenaient l’entablement; les coins du monument étaient coupés par des niches avec des victoires ayant à leurs pieds des prisonniers renversés. Au-dessus de la corniche qui couronnait cette décoration, huit figures assises, deux sur chaque face, représentaient des prophètes et des vertus. Le Moïse devait être l’une de ces statues. Le sarcophage, placé entre elles, était surmonté d’une pyramide terminée par une figure d’ange tenant un globe. Vasari ajoute qu’il devait y avoir en tout plus de quarante figures, sans compter les enfans et les autres ornemens. D’après lui, l’entablement ne devait supporter que quatre figures : la Vie active, la Vie contemplative, saint Paul et Moïse. Le sarcophage aurait été soutenu par deux statues que ne mentionne pas Condivi, le Ciel paraissant se réjouir de ce que l’âme de Jules était allée habiter la gloire éternelle, et la Terre pleurant la perte de ce pontife. Ce projet grandiose ne subit pas de modification jusqu’en 1503,; mais, Jules étant mort, les cardinaux Santiquattro et Aginense et le duc d’Urbin, ses exécuteurs testamentaires, réduisirent à six le nombre des statues qui devaient concourir à la décoration du monument, et à 6,000 la somme de 10,000 ducats qui devait y être employée.

De 1513 à 1521, Léon X, qui se souciait moins d’achever la sépulture de son prédécesseur que de doter d’œuvres du grand artiste Florence, sa ville natale, employa presque exclusivement Michel-Ange aux travaux de la façade et de la sacristie de Saint-Laurent. Michel-Ange se remit aux sculptures du tombeau pendant le court et sévère pontificat d’Adrien VI; mais sous Clément VII il dut les abandonner de nouveau pour exécuter à Florence les projets de Léon, adoptés par le nouveau pape. Vers 1531, le duc d’Urbin avait enfin obtenu qu’on permettrait à Michel-Ange d’interrompre les peintures de la Sixtine pour terminer ce monument depuis si longtemps commencé; il ne paraît pas néanmoins qu’il ait pu alors s’en occuper beaucoup. Enfin, à la mort de Clément, il crut avoir recouvré la liberté et pouvoir, après tant d’involontaires délais, remplir ses engagemens; mais Paul III, à peine installé sur le trône, l’envoya chercher, lui fit l’accueil le plus bienveillant, et lui demanda de lui consacrer ses talens. Michel-Ange répondit que cela lui était impossible, qu’un traité l’obligeait à terminer le mausolée de Jules II. Paul se mit dans une grande colère, et lui dit : « Voilà trente ans que j’ai ce désir; maintenant que je suis pape, il ne me serait pas permis de le satisfaire! Je déchirerai ce traité, et j’entends que tu m’obéisses. » Le duc d’Urbin se plaignait, accusait hautement Michel-Ange de mauvaise foi. Le sculpteur, ne sachant auquel entendre, suppliait le pape de le laisser compléter son œuvre, comme il l’avait promis. Il faisait les projets les plus déraisonnables pour échapper aux contraintes amicales de Paul, celui, entre autres, de se retirer à Carrare, où il avait passé, au milieu des montagnes de marbre, de tranquilles années. Le pontife, pour mettre fin à toutes ces discussions, rendit un bref, daté du 18 septembre 1537, par lequel il déclarait Michel-Ange, ainsi que ses héritiers et successeurs, dégagés de toutes les obligations résultant des diverses conventions faites au sujet de ce tombeau. Cette manière de terminer les choses ne pouvait satisfaire le duc d’Urbin ni délier Michel-Ange. Les pourparlers furent repris, et on finit par convenir que le tombeau serait élevé, sous la forme où nous le voyons aujourd’hui, dans l’église de Saint-Pierre-aux-Liens, et serait composé de la statue de Moïse, entièrement achevée de la main de Michel-Ange, de deux figures représentant l’une la vie active, l’autre la vie contemplative, qui étaient très avancées, et qui devaient être terminées par Rafaello de Montelupo, de deux autres statues de la main de ce maître, d’une Vierge d’après un dessin de Michel-Ange, enfin de la figure couchée de Jules, par Maso del Bosco. Telle est l’histoire très abrégée de ce monument, qui ne fut entièrement terminé qu’en 1550, après avoir causé pendant près d’un demi-siècle de véritables tourmens au Buonarotti.

Le duc d’Urbin se montra peu satisfait. Michel-Ange ne l’était pas davantage. Les figures, destinées primitivement à faire partie d’un ensemble colossal sous la voûte gigantesque de Saint-Pierre, paraissent trop grandes pour l’emplacement qu’elles occupent aujourd’hui. L’importance de la statue de Moïse déroute l’esprit, et donne à penser que le monument même est élevé à la mémoire du législateur hébreu plus qu’à celle du pape guerrier. C’est du reste dans cette statue que se concentre l’intérêt principal, et on peut dire unique, du tombeau. Cette œuvre terrible est dans toutes les mémoires. Le Moïse demeure, au milieu des chefs-d’œuvre de la sculpture ancienne et moderne, comme un événement sans pareil, comme le représentant non point irréprochable, mais le plus éclatant, d’un art nouveau. Je ne veux pas parler de la science consommée dont Michel-Ange a fait preuve en modelant cette statue ; les Grecs étaient savans d’une autre manière, mais ils l’étaient autant que lui. D’où vient cependant qu’en dépit de bizarreries qu’il n’est à propos ni de défendre ni de nier, et quoique cette austère figure soit loin d’atteindre et de prétendre à la beauté sereine et tranquille que les anciens regardaient comme le terme suprême de l’art, d’où vient qu’elle produit sur l’esprit le plus prévenu une irrésistible impression? C’est qu’elle est plus qu’humaine, et qu’elle transporte l’âme dans un monde de sentimens et d’idées que les anciens connaissaient moins que nous. Leur art voluptueux, en divinisant la forme humaine, retenait la pensée sur la terre. Moïse a vu Dieu, il a entendu sa voix tonnante, il a gardé l’impression terrible de sa rencontre du Sinaï; son œil profond scrute des mystères qu’il entrevoit dans ses rêves prophétiques. Est-ce le Moïse de la Bible? Je ne sais. Est-ce ainsi que Praxitèle et Phidias auraient représenté Lycurgue et Solon? On peut hardiment le nier. Le législateur aurait pris entre leurs mains la forme de la loi, et ils auraient représenté un être abstrait par une figure dont rien n’aurait altéré l’harmonieuse beauté. Moïse n’est pas seulement le législateur d’un peuple; la pensée n’habite pas seule sous ce front puissant : il sent, il soutire, il vit dans un monde moral dont Jéhovah lui a ouvert l’accès, et quoique au-dessus de l’humanité, il est homme.

Il nous reste à mentionner trois figures importantes qui devaient faire partie du tombeau de Jules II, mais qui ne purent être employées dans le monument réduit de Saint-Pierre-aux-Liens. C’est d’abord une des Victoires presque terminées qui se trouve maintenant dans la salle du conseil au Palais-Vieux, puis les deux admirables captifs que le musée du Louvre a la fortune de posséder. Ces dernières statues sont parmi les plus belles œuvres de Michel-Ange, et quelques indices me feraient croire que ce sont celles qu’il avait ébauchées pendant son séjour à Carrare, dans ce vif moment d’enthousiasme qu’il eut d’abord pour ce monument bien avant les ennuis et les tracas qu’il lui suscita. L’une de ces figures est loin d’être terminée, mais l’autre a ce fini si délicat qu’il mettait à ses premiers ouvrages. Du style le plus élevé, du dessin le plus ferme et le plus élégant, d’un modelé souple et puissant, d’un type idéal, elle restera certainement l’un des modèles les plus accomplis de la statuaire. Ces deux statues furent d’abord données par Michel-Ange à Roberto Strozzi, qui l’avait reçu dans sa maison et soigné pendant une maladie; elles furent apportées en France, et François Ier en fit présent au maréchal de Montmorency, qui les plaça dans son château d’Écouen. Transportées plus tard par Richelieu en Poitou, puis dans son habitation du faubourg du Roule, elles furent mises en vente en 1793, et Lenoir les acheta pour le musée des monumens français. Elles se trouvent aujourd’hui dans l’une des salles consacrées aux sculptures de la renaissance.

Il faut maintenant revenir en arrière et reprendre la suite des événemens au point où on les a laissés pour s’occuper d’une œuvre qui n’a tenu qu’une trop grande place dans la vie de Michel-Ange. A son retour de Bologne, au commencement de 1508, il avait trouvé Jules II non point refroidi à son égard, mais préoccupé de nouveaux projets. Il ne parlait plus de son tombeau, et était tout entier à la reconstruction de Saint-Pierre, qu’il avait confiée à Bramante. Raphaël commençait dans ce même temps les fresques de la salle de la Signature, et les deux biographes de Michel-Ange, dont on peut, il est vrai, suspecter sur ce point le témoignage, s’accordent à dire que l’architecte de Saint-Pierre, jaloux de la supériorité du sculpteur florentin, craignant qu’il ne découvrît les erreurs dont ses constructions récentes portaient la trace, les malversations dont il n’était peut-être pas innocent, conseilla au pape de lui confier les peintures de la voûte de la chapelle dédiée à Sixte IV. Jules adopta cette idée, fit venir Michel-Ange, et lui ordonna de commencer aussitôt. Buonarotti ne s’était pas occupé de fresque depuis son apprentissage chez le Ghirlandajo, il savait que la peinture d’une voûte n’est pas chose facile. Il s’excusa, proposa Raphaël, disant que pour lui il n’était que sculpteur, et qu’il ne réussirait pas. Le pape fut inflexible, et Michel-Ange commença, le 10 mai 1508, cette voûte, le plus prodigieux monument peut-être qu’ait jamais enfanté l’esprit humain.

Jules avait chargé Bramante de construire les échafauds nécessaires; mais il s’y prit si mal, que Michel-Ange fut obligé de se passer de son secours et de tout faire par lui-même. Il avait fait venir de Florence quelques-uns de ses anciens camarades d’atelier, non point, comme le dit Vasari par la plus étrange des distractions, qu’il ignorât les procédés de la fresque, qui étaient connus de tous les artistes, de cette époque, et que l’élève de Ghirlandajo avait lui-même pratiqués, mais parce que ses anciens camarades d’atelier en avaient plus que lui l’habitude, et qu’il désirait se faire aider dans un travail de cette importance. Il fut cependant si peu satisfait de leur manière, qu’il effaça ce qu’ils avaient fait, et sans aucun secours étranger, s’il faut en croire son biographe, broyant lui-même ses couleurs et préparant son mortier, il s’enferma dans la chapelle, y allant au point du jour, n’en sortant qu’à la nuit close, dormant même souvent tout habillé sur ses échafauds, ne s’accordant qu’un léger repas à la fin de la journée, et ne montrant à personne les travaux commencés. A peine s’était-il mis à l’œuvre que survinrent des difficultés imprévues qui furent sur le point de lui faire tout abandonner. Les couleurs encore fraîches se couvraient d’une sorte de moisissure dont il ne pouvait découvrir la cause. Il retourna désespéré chez le pape, et lui dit : « J’avais bien prévenu votre sainteté que la peinture n’était pas mon art. Tout ce que j’ai fait est perdu, et si vous ne me croyez pas, chargez quelqu’un de venir le voir. » Jules envoya San-Gallo, qui reconnut que cet accident était dû à la qualité de la chaux de Rome, et que Michel-Ange employait son mortier trop humide. Buonarotti reprit son travail avec une ardeur extrême, et dans l’espace de vingt mois en termina sans autre accident la première moitié.

Le mystère dont s’entourait Michel-Ange avait vivement excité la curiosité publique. Les répugnances du peintre n’avaient point empêché Jules d’aller le voir plusieurs fois, et malgré son grand âge il était monté, par une échelle en chevilles et avec l’aide de Michel-Ange, qui lui tenait la main, jusqu’à la plate-forme. L’impatience le prit. Il voulait sans plus de retard faire partager à la foule son admiration. Michel-Ange eut beau objecter qu’il faudrait reconstruire les échafauds, qu’il n’avait pas mis la dernière main à son travail : le pape ne voulut rien entendre, et la chapelle fut ouverte au public le matin de la fête de la Toussaint, 1er novembre 1509. « Rome entière, dit Vasari, se précipita dans la Sixtine; Jules s’y porta le premier, avant que la poussière produite par la chute des échafauds fût tombée, et il y célébra la messe le même jour. »

Le succès fut immense. Bramante, voyant que ses mauvais desseins, bien loin d’avoir réussi, n’avaient servi qu’à augmenter la gloire de Michel-Ange, sorti triomphant du piège qu’il lui avait tendu, supplia le pape de confier à Raphaël la seconde moitié de la chapelle. Malgré l’affection qu’il portait à son architecte, Jules maintint sa résolution, et Michel-Ange reprit après une courte interruption les peintures de la voûte; mais le bruit de ces cabales était venu jusqu’à lui : il en fut très troublé, dit Condivi, alla vers le pape, se plaignit très vivement de l’injure que lui faisait Bramante, et il est probable que la froideur qui exista toujours entre Raphaël et lui date de cette époque.

La seconde partie de la voûte, de beaucoup la plus considérable, ne fut terminée qu’en 1512. L’impatience de Jules était telle qu’il faillit se brouiller une seconde fois avec Michel-Ange. Celui-ci, désirant se rendre à Florence pour quelques affaires, alla demander de l’argent au pape, qui lui dit : « Quand finiras-tu ma chapelle? — Quand je le pourrai, répondit Michel-Ange, — Quand je le pourrai, quand je le pourrai!... reprit l’irascible pontife. Moi, je te ferai jeter de tes échafauds, » et il le toucha de son bâton, Michel-Ange retourna chez lui, mit ordre à ses affaires, et était sur le point de partir, quand le pape lui envoya son favori Accursio avec ses excuses et 500 ducats.

Cette fois encore Michel-Ange dut renoncer à terminer son œuvre comme il l’aurait désiré. Il voulait donner à sec quelques retouches ; mais les échafauds une fois démontés, il prit son parti de n’y rien ajouter, disant que ce qui manquait à ses figures n’était pas important. « Il faudrait leur mettre un peu d’or, disait le pape. Ma chapelle paraîtra bien pauvre. — Ceux que j’ai peints là, reprit Michel-Ange, étaient de pauvres gens. » Et on renonça à rien changer. Ces peintures de la voûte de la Sixtine échappent à toute description. Comment donner une idée de ces innombrables et sublimes figures à ceux qui n’ont point pâli et tremblé dans ce temple redoutable? L’immense supériorité de Michel-Ange éclate dans cette chapelle même, où se trouvent les peintures de Ghirlandajo, des Signorelli, qui sont effacées par celles du Florentin, comme la lumière d’une lampe l’est par celle du soleil. Raphaël a peint vers le même temps, et sous l’influence de ce qu’il avait vu dans la Sixtine, ses admirables Sibylles de la Pace; que l’on compare ! Lui aussi atteignit sans doute dans quelques-uns de ses ouvrages, — le saint Paul d’Hampton-Court, la Vision d’Ezèchiel, la Vierge du musée de Dresde, — les hauteurs de l’art sublime ; mais ce qui est l’exception chez le Sanzio est la règle chez le grand Buonarotti. Michel-Ange vit dans un monde surhumain, et ses imaginations audacieuses, imprévues, sont tellement au-dessus et en dehors des pensées habituelles des hommes, qu’elles rebutent par leur élévation même, et qu’elles sont loin de séduire tous les esprits, comme le font les merveilleuses et charmantes créations du peintre d’Urbin.

Il importe cependant de combattre cette opinion très-répandue, que Michel-Ange ne comprenait que les sentimens extrêmes, et qu’il ne savait les exprimer que par des mouvemens violens et tourmentés. On accorde que ses figures possèdent les plus hautes qualités de l’art : invention, sublimité du style, largeur et science du dessin, justesse et convenance de la couleur, et ce caractère si frappant dans la voûte de la Sixtine que les peintures ne font pas penser au peintre, qu’on se dit en la voyant que ce ciel tragique a dû venir ainsi tout peuplé de ses gigantesques figures, et qu’un effort de la pensée nous ramène seul au créateur de cette œuvre sublime; mais on lui refuse d’avoir compris la grâce, la beauté jeune et candide, les formes qui expriment les sentimens tendres et délicats, celles que le divin pinceau de Raphaël a si admirablement représentées. Je conviens que Michel-Ange a pris peu de soin de l’agrément, et que son austère génie ne se complaisait que dans les plus graves pensées; mais je n’accorde point qu’il soit resté étranger à la beauté gracieuse, et à la beauté féminine en particulier. Je ne veux rappeler ni la Vierge de l’académie de Londres, ni dans un autre ordre l’admirable captif du musée du Louvre; mais, sans sortir de la Sixtine, que peut-on rêver de plus merveilleusement beau que cet Adam s’éveillant pour la première fois à la lumière, et de plus chaste, de plus gracieux, de plus touchant, que cette jeune Eve penchée vers son Créateur, et aspirant de ses lèvres entr’ouvertes le souffle divin qui lui donne la vie ?

Quel est le sens de cette œuvre terrible? que signifie ce long déroulement des destinées humaines? Pourquoi ces deux êtres, que nous voyons beaux et heureux à l’origine, ont-ils peuplé la terre de cette race ardente, inquiète, à la fois gigantesque et impuissante ? Ah ! la Grèce eût fait de cette voûte un Olympe habité par des hommes heureux et divins ! — Michel-Ange y a mis des êtres grands et malheureux, et ce poème douloureux de l’humanité est plus vrai que les plus merveilleuses fictions de la poésie et de l’art anciens. « Michel-Ange, nous dit Condivi, admirait particulièrement Dante. Il s’appliquait aussi, avec la plus grande attention, à la lecture des saintes Écritures et des écrits de Savonarole, pour lequel il eut toujours une grande affection, ayant gardé dans son esprit le souvenir de sa puissante voix. » D’une autre part, l’Italie semblait près de se dissoudre. De pareilles études, de pareils souvenirs, de pareilles et si douloureuses réalités, peuvent expliquer les visions qui passèrent dans l’esprit du grand artiste pendant les quatre années de solitude presque complète qu’il passa dans la Sixtine. Le sens précis de ces compositions nous échappera probablement toujours; mais aussi longtemps qu’il y aura des hommes, elles attireront, comme c’est le but de l’art, les esprits vers le monde obscur de l’idéal.

L’année qui suivit l’ouverture de la Sixtine et qui précéda la mort de Jules paraît, ainsi que les deux premières du pontificat de Léon X, avoir été parmi les plus heureuses et les plus tranquilles de la vie de Michel-Ange. Le vieux pape l’aimait, « ayant pour lui, dit Condivi, des soins et une jalousie qu’il n’avait pour aucun autre de ceux qui l’approchaient. » Il honorait sa probité et même cette indépendance de caractère qu’il avait expérimentée plus d’une fois. Michel-Ange de son côté lui pardonnait des brusqueries rachetées par de prompts et complets retours. Sa vue, très affaiblie par ce travail obstiné de quatre années, le forçait à un repos presque absolu. « La nécessité où il s’était trouvé, dit Vasari, d’avoir, pendant le temps de son travail, les yeux portés en haut lui avait tellement affaibli la vue, qu’encore plusieurs mois après il ne pouvait regarder un dessin ni lire une lettre sans l’élever au-dessus de sa tête. » Il jouissait d’une gloire incontestée dans ce demi-repos qui succède à un grand effort, et il est probable qu’en ce moment toutes ses pensées se concentraient sur le tombeau de son protecteur, dont il avait été forcé d’interrompre les travaux; mais Léon X l’entendait autrement. Il était tout-puissant à Florence, où il avait rétabli dès 1512 sa famille, avec le secours de Jules et de la ligue de Cambrai, et il voulait doter sa patrie de monumens qui, en rappelant aux citoyens vaincus de cette glorieuse république les magnificences de leurs premiers patrons, leur fissent oublier les institutions qu’ils venaient de perdre pour la seconde fois. L’église de San-Lorenzo, bâtie par Brunelleschi et où étaient inhumés plusieurs membres de sa famille, n’avait pas été terminée; il résolut d’en faire achever la façade. Plusieurs artistes, entre autres San-Gallo, les deux Sansovino et Raphaël, présentèrent des projets pour ce grand travail ; mais celui de Michel-Ange l’emporta, et il se rendit en 1515 à Carrare pour y faire exploiter les marbres dont il avait besoin.

Léon ne l’y laissa pas longtemps en repos. Ayant appris qu’il existait à Serravezza, dans la partie la plus élevée de la montagne de Santa-Pietra et sur le territoire florentin, des marbres qui pouvaient rivaliser avec ceux de Carrare, il ordonna à Michel-Ange de s’y rendre et d’en commencer l’exploitation. Celui-ci objecta vainement les frais énormes qu’entraînerait l’ouverture de ces carrières, les routes à percer en pleine montagne, les marais à traverser, la qualité inférieure de la matière : Léon n’écouta rien. Michel-Ange partit, ouvrit les routes, exploita les marbres, resta dans ce désert de 1516 à 1521, et les quatre années qu’il y passa dans toute la force de son âge et de son génie aboutirent au transport de cinq colonnes, dont quatre restèrent au bord de la mer, et dont la cinquième est encore aujourd’hui inutile et renversée parmi les décombres de la place de Saint-Laurent.

Sans vouloir contester ce que les arts doivent à Léon X, il y a cependant quelques réserves à faire à ce sujet. Lettré et de manières aimables, mais astucieux et brouillon, toujours incertain entre la France et l’empereur, pensant avant tout à placer sa famille, n’ayant pour racheter de pareils défauts ni l’héroïsme ni l’amour incontestable, quoique mal entendu, que Jules II portait à l’Italie, son caractère politique ne saurait, je crois, être défendu. Il eut le mérite d’être le patron de Raphaël, dont la souplesse et le caractère facile lui plaisaient, et qui, grâce à sa protection, ne passa pas un instant de sa courte vie sans le marquer par un chef-d’œuvre. C’est par des largesses insensées, ne l’oublions pas, c’est en trafiquant de tout, qu’il encouragea la pléiade d’artistes qui a jeté un si grand éclat sur son nom. Son obstination à employer Michel-Ange pendant tant d’années, malgré ses répugnances et ses prières, à une œuvre que sa propre versatilité et les embarras de la guerre de Lombardie devaient lui faire abandonner, nous a sans doute privés d’ouvrages admirables. Michel-Ange aurait terminé le tombeau de Jules II, et nous posséderions aujourd’hui un monument gigantesque qui rivaliserait avec les plus grandes œuvres de la statuaire antique.

Quelques mots de Condivi nous montrent dans quel chagrin et quel découragement les incertitudes de Léon et l’inutilité de pareils travaux avaient jeté Michel-Ange. « Étant revenu à Florence, il trouva l’ardeur de Léon entièrement tombée; il resta longtemps plein de chagrin, sans pouvoir rien faire, ayant été promené jusqu’alors, à son grand déplaisir, de projets en projets. » Ce fut cependant vers cette époque, en 1502, que Léon lui demanda pour la sacristie de Saint-Laurent les tombeaux de Julien son frère et de Laurent son neveu, qu’il n’exécuta que dix ans plus tard, ainsi que les plans de la bibliothèque Laurentienne, où devaient être réunis les admirables manuscrits rassemblés par Cosme et par Laurent le Magnifique, et qui avaient été dispersés pendant les troubles de 1494. Il se trouvait à Florence dans les dernières années du règne de Léon X quand l’académie de Sainte-Marie-Nouvelle, dont il était un membre assidu, projeta de faire transporter de Ravenne à Florence les cendres de Dante, et adressa au pape la belle supplique qui nous a été conservée par Gori, signée des noms les plus célèbres de ce temps, et entre autres de celui de Michel-Ange avec cette mention : «Moi, Michel-Ange, sculpteur, je supplie aussi votre sainteté, et je m’offre à faire convenablement le tombeau du divin poète dans un endroit honorable de la ville. » Léon reçut assez mal ce projet, qui fut abandonné.

La statue du Christ à la Croix, qui lui avait été commandée par Antonio Metelli, et qu’on voit encore dans l’église de la Minerve, fut vraisemblablement exécutée pendant les rares séjours que Michel-Ange fit à Rome sous le pontificat de Léon. Son découragement était devenu tel qu’il la fit terminer et placer à la fin de 1521 par un sculpteur florentin du nom de Federigo. La statue du Christ, l’une des plus achevées et des plus savantes qui soient sorties des mains de Michel-Ange, est bien loin, à notre sens, de valoir d’autres ouvrages du grand sculpteur; c’est pourtant la célébrité rapidement acquise à l’œuvre terminée pour Metelli qui décida François Ier à envoyer Primatice en Italie, en le chargeant de mouler pour lui le Christ de la Minerve, de demander une statue à Michel-Ange, et de lui remettre la lettre flatteuse conservée dans la précieuse collection de Lille.

Léon X mourut le 1er décembre 1521, un an après Raphaël. L’humble et austère Adrien ne connaissait en fait de peinture que celle de van Eyk et d’Albert Dürer. Ses mœurs simples formaient le contraste le plus frappant avec les habitudes fastueuses de Léon. Sous son pontificat, tous les grands travaux furent arrêtés à Rome et ralentis à Florence. Pendant que Michel-Ange travaillait obscurément à la bibliothèque de Saint-Laurent, le grand siècle de l’art finissait. Raphaël et Léonard étaient morts, et leurs élèves se précipitaient déjà dans une rapide décadence. Les caractères commençaient à s’abaisser en même temps que les talens, et Michel-Ange, qui avait pour ainsi dire ouvert cette grande génération, devait rester seul après tous, comme ces hauts sommets qui reçoivent les premiers la lumière matinale, et qui restent éclairés lorsque tout devient obscur autour d’eux, et que la nuit est déjà profonde.


IV.

Jules II était mort sans avoir complètement atteint son double but : l’expulsion des étrangers de l’Italie et l’absorption des divers états de la péninsule par la puissance papale. En affaiblissant Venise, il avait augmenté d’autant son autorité, mais en détruisant pour jamais une des plus fortes défenses de l’indépendance italienne. La politique cauteleuse de Léon maintint la suprématie de l’église; mais les hésitations de Clément VII ne tardèrent pas à compromettre les résultats obtenus par la hardiesse et par l’habileté de ses deux illustres prédécesseurs. François Ier réclamait Naples, l’empereur le Milanais, et l’Italie fut livrée une fois de plus à toutes les dévastations de la plus horrible des guerres. Le connétable de Bourbon ne s’était pas arrêté à Florence : c’est le sac de Rome, désarmée et plus brillante qu’elle ne l’avait jamais été, que demandaient les bandes espagnoles et allemandes. Le parti républicain de Florence profita de l’abaissement et de la captivité de Clément VII pour chasser de nouveau les Médicis. Le nom de Michel-Ange est intimement lié à ce suprême effort que fit sa patrie pour recouvrer son indépendance, et ce n’est pas un de ses moindres titres de gloire que d’avoir été l’un de ses plus utiles et de ses derniers défenseurs.

Lorsque survinrent les événemens de 1527, Michel-Ange était depuis plusieurs années à Florence occupé des travaux de Saint-Laurent et du tombeau des Médicis. Il avait alors plus de cinquante ans. Son caractère, qui avait toujours été ombrageux, ne s’était pas assoupli avec l’âge. Portant le goût de la solitude jusqu’à la manie, estimant peu la plupart des hommes au milieu desquels il vivait, comme le prouvent assez les sarcasmes et les mots sanglans qu’on lui prête, il ne s’était jamais mêlé aux luttes des partis. Des raisons indépendantes de son caractère lui conseillaient de s’abstenir. Ses convictions républicaines lui faisaient détester le gouvernement tyrannique et impuissant des derniers Médicis; mais son attachement affectueux pour Laurent et le souvenir attendri qu’il avait gardé de son protecteur et de son ami lui rendaient difficile de combattre ses successeurs dégénérés. C’est au milieu d’une carrière déjà avancée, et lorsqu’il paraissait plus décidé que jamais à se consacrer tout entier à son art, que des événemens impérieux vinrent changer ses résolutions, et, en le jetant au milieu des luttes politiques, donner à la seconde partie de sa vie un caractère particulier. La captivité de Clément VII n’avait pas été de longue durée. Charles-Quint venait de se réconcilier avec le pape, et le rétablissement des Médicis avait été l’une des conditions principales du traité de Barcelone. Le gouvernement de Florence n’attendit pas que le pontife eût mis le siège devant la ville pour se préparer à la défendre. Les fortifications étaient insuffisantes et en mauvais état. Tous les yeux se tournèrent vers Michel-Ange, qui fut nommé le 6 avril 1529 gouverneur et commissaire-général des fortifications. Le mouvement qui avait affranchi Florence était en accord parfait avec ses opinions. Quelles que fussent d’ailleurs ses répugnances personnelles, il ne pensait pas que le génie dispensât d’être honnête homme, et il accepta.

L’activité qu’il déploya dans cette occasion paraît avoir été prodigieuse. « Il fortifia la ville sur plusieurs points, dit Vasari, et entoura le mont San-Miniato de bastions qu’il ne construisit pas en gazon et en broussaille, comme cela se pratiquait ordinairement, mais en bon bois de châtaignier et de chêne. Il remplaça même le gazon par des briques faites avec de la bourre et de la fiente d’animaux. » En avril et en mai 1529, il était à Livourne, en juin à Pise, pour les travaux de la citadelle et pour les fortifications de l’Arno. Le mois suivant, il se rendait à Ferrare, où la seigneurie de Florence l’avait envoyé pour étudier le nouveau genre de fortifications employé par le duc Alphonse. Enfin, en septembre, il était attendu à Arezzo pour y diriger les travaux de défense.

Les fortifications de Michel-Ange, étudiées et tant admirées par Vauban, enferment encore la gracieuse église et les cyprès de San-Miniato; elles entourent d’une ceinture noire et sévère la plus charmante des collines. Je ne suis point compétent pour juger de la valeur de ces remparts comme ouvrages militaires; mais je ne les ai jamais revus sans penser au grand homme qui les a construits, et qui, pouvant se contenter de sa gloire d’artiste, a voulu s’associer au dernier effort que fit sa patrie pour reconquérir sa liberté.

La marche de Clément à travers la Toscane fut rapide. Pérouse, Cortone, Arezzo lui ouvrirent leurs portes, et il arriva au mois d’octobre sous les murs de Florence. San-Miniato commande la ville, et c’est de s’en emparer que le pape s’occupa d’abord. Outre les bastions, Michel-Ange avait armé le Campanile de plusieurs pièces de canon qui faisaient de grands ravages parmi les assiégeans. Il resta, suivant Vasari, presque continuellement dans le fort pendant les six premiers mois du siège, ne se fiant à personne et dirigeant tout par lui-même. « Lorsqu’il descendait dans la ville, dit le même auteur, c’était pour travailler furtivement aux statues de San-Lorenzo. » Ce mot échappé au biographe peint mieux que les plus longs discours dans quelle perplexité était alors l’esprit de Michel-Ange. Forcé de combattre un Médicis pour obéir à sa conscience et à sa raison, ne pouvant laisser voir des sentimens qui l’eussent fait accuser de trahison par un peuple surexcité et soupçonneux, par une sorte de compromis et pour rassurer son cœur, qui protestait contre ses actes, il ne cessait de combattre Clément que pour avancer en secret les sépultures de Laurent et de Julien.

Pendant ce temps, la désunion se mettait parmi les défenseurs de la ville. On avait nommé pour général en chef le condottiere Malatesta Baglioni. Des bruits de trahison couraient parmi les soldats. Quelques officiers vinrent prévenir Michel-Ange. Il se rendit auprès de la seigneurie, et exposa dans quel danger se trouvait la ville, que Malatesta trahissait, qu’il était encore temps de remédier à tout, mais qu’il fallait se hâter et prendre un parti. « Au lieu de le remercier, dit Condivi, le gonfalonier Carduccio lui dit des injures et le traita d’homme timide et trop soupçonneux.» Révolté de l’injustice de Carduccio, voyant qu’on préférait à ses avis ceux du perfide Malatesta, que dans de telles circonstances il ne pouvait plus rien pour la défense de la ville, qu’en se démettant simplement de ses fonctions il s’exposait, sans profit pour personne, à la fureur du peuple, Michel-Ange quitta Florence, accompagné de son élève Mimi et de son ami Ridolfo Corsini. Il se retira d’abord à Ferrare, puis à Venise, où il séjourna peu. Sans tenir compte de son caractère ni des circonstances, on a attribué son départ précipité à une prudence excessive et coupable. Cette accusation ne supporte pas l’examen; mais comme elle a été reproduite dans ces derniers temps, on ne peut la passer sous silence. La brusque décision de Michel-Ange a sans doute quelque chose d’insolite; mais irritable, impétueux, soudain dans ses résolutions, ne prenant conseil que de lui-même, tel enfin que nous le connaissons, il agit conformément à son caractère. La conduite de Michel-Ange au milieu des événemens qui suivirent son départ ne laisse planer aucun doute sur les motifs de cette action. La seigneurie avait, par un décret du 30 septembre, déclaré rebelles Buonarotti et ses compagnons ; mais le peuple murmurait et demandait qu’on lui rendit son Michel-Ange. « On lui adressait, dit Condivi, les plus vives prières; on lui faisait considérer l’intérêt de la patrie, et qu’il ne devait pas abandonner l’entreprise dont il s’était chargé. Convaincu par la considération qu’il avait pour ceux qui lui écrivaient, poussé surtout par son patriotisme, il demanda un sauf-conduit, et rentra à Florence au péril de sa vie. »

Aussitôt arrivé (octobre 1529), il reprit son commandement. Les fortifications de San-Miniato avaient particulièrement souffert pendant son absence. Il imagina de les revêtir de matelas et de ballots de laine, et conduisit la défense avec la plus grande énergie pendant plus de six mois encore. Malheureusement la division était dans la ville. Une partie de la population, qui avait perdu sous la domination énervante des Médicis les vertus et le goût de la liberté, désirait leur retour. «Presque tous les riches, écrivait Busini à Varchi, demandent qu’ils reviennent, les uns par ambition ou par sottise, les autres par servilité. » Francesco Ferrucci fit des prodiges à la tête d’une petite armée qui lui était dévouée. Cette hardie et utile diversion, les efforts héroïques de la population, dont les sorties incessantes ne laissaient aucun repos aux assiégeans, ne pouvaient que retarder la chute de la dernière des républiques italiennes qui eût gardé presque intacts la lettre et l’esprit de ses institutions. La famine vint s’ajouter aux complots. Enfin Malatesta jeta le masque, livra la Porte-Romaine, introduisit les impériaux dans la ville, qui capitula le 12 août 1530. Quoique la capitulation eût stipulé une très large amnistie, les plus illustres citoyens de Florence furent mis à mort, exilés ou dépouillés de leurs biens. Si Michel-Ange eût été pris, son sort n’était pas douteux, car, ainsi que quelques-uns des principaux défenseurs de la ville, il avait été exclu de l’amnistie. Il se cacha, les uns disent chez un ami, plus probablement, suivant une tradition de famille, dans la tour de Saint-Nicolas, au-delà de l’Arno. Il y resta quelque temps. La colère du pape se calma : Clément avait besoin de Michel-Ange pour terminer les tombeaux de Saint-Laurent, et il fit publier qu’il lui accordait la vie et l’oubli du passé.

Pendant l’un des séjours qu’il avait faits à Ferrare, Michel-Ange s’était engagé, pour reconnaître l’hospitalité du duc Alphonse, à lui faire un tableau aussitôt après son retour à Florence, et il avait achevé pendant le siège une Léda qu’il lui destinait. Le duc, craignant qu’il ne lui arrivât malheur pendant les troubles qui suivirent la reddition de la ville, avait envoyé un de ses gentilshommes pour le lui demander; mais par suite de la sottise de l’envoyé, ce tableau vint en France au lieu d’aller à Ferrare. Vasari nous a conservé un récit de la discussion qui décida de son sort, et qui montre une fois de plus ce que l’esprit de Michel-Ange avait d’irritable, ce que son cœur avait d’excellent. « Il accueillit gracieusement le gentilhomme, et lui montra un grand tableau où il avait représenté Léda embrassant Jupiter transformé en cygne. Ce noble personnage lui dit : — Oh! c’est bien peu de chose! — Quel est donc votre métier? demanda Michel-Ange. — Je suis marchand, répondit l’autre, comme pour donner à entendre qu’il méprisait l’industrie des Florentins. Michel-Ange, le comprenant fort bien, lui répliqua aussitôt : « Eh bien! messire marchand, vous ferez aujourd’hui un mauvais marché pour votre patron. Sortez d’ici.» Il fit présent de ce magnifique tableau à Antonio Mimi, son élève, qui, ayant deux sœurs à marier, s’était recommandé à lui. » Mimi apporta en France cet ouvrage, avec des dessins, des cartons, des modèles, que Michel-Ange lui avait donnés. La plupart de ces trésors périrent comme tant d’autres belles choses que nous n’avons pas su conserver. La Léda fut achetée par François Ier et placée à Fontainebleau. Elle y était encore sous Louis XIV, lorsque le scrupuleux Desnoyers la fit mutiler, et donna même l’ordre de la brûler. Cet ordre ne paraît pas avoir été exécuté, car Mariette vit reparaître ce tableau en plein XVIIIe siècle, « mais si endommagé, qu’en une infinité d’endroits il ne restait que la toile. A travers ces ruines, on ne laissait pas que de reconnaître le talent d’un grand artiste, et j’avoue que je n’ai rien vu de Michel-Ange d’aussi bien peint. Il semblait que la vue des ouvrages de Titien qu’il avait vus à Ferrare, où son tableau devait aller, l’excitait à prendre un meilleur ton de couleur que celui qui lui était propre. Quoi qu’il en soit, j’ai vu restaurer ce tableau par un médiocre peintre, et il est passé en Angleterre, où il aura fait fortune[16]. »

Clément VII n’avait pardonné à Michel-Ange sa participation à la défense de Florence que sous la condition qu’il terminerait les tombeaux de Saint-Laurent. Il ne fallut rien moins que la toute-puissance du pape pour défendre le sculpteur contre la haine que lui portait l’infâme Alexandre de Médicis. Déçu dans ses plus chères espérances, forcé d’assister vaincu et impuissant au triomphe d’une cause qu’il détestait, irrité des dissensions de son parti, qui avaient amené une défaite que ses efforts n’avaient pu que retarder, Michel-Ange semble avoir été en proie dans ce temps à la plus sombre exaltation. Sa santé était si gravement atteinte que le pape rendit un bref qui lui interdisait, sous peine d’excommunication, tout travail de peinture ou de sculpture, à l’exception de ce qui concernait la sacristie de Saint-Laurent. Quelques mois auparavant, Antonio Mimi, son élève, écrivait : « Michel-Ange me paraît très fatigué et maigri. Nous ne pensons pas qu’il puisse vivre longtemps, s’il ne se soigne ; ce qui est dû à ce qu’il travaille beaucoup, mange peu et mal, et ne dort pas. Depuis un mois, il est pris de douleurs de tête et de vertiges. » Alexandre lui ayant demandé des plans pour la construction d’une citadelle, il avait refusé net de travailler pour lui. Ce prince était bâtard d’une mulâtresse et de Clément VII, ou, suivant d’autres, de Laurent II. On prêtait à l’artiste irrité ce mot sanglant, qui s’adressait aussi bien à tant d’autres membres de cette race dégénérée qu’à ce monstre, « qu’il fallait raser le palais des Médicis et faire sur le terrain qu’il occupait une place que l’on nommerait la place des Mulets. »

Michel-Ange n’avait pour ainsi dire pas touché ses ciseaux depuis quinze ans. Il se remit aux tombeaux de Saint-Laurent avec une sorte de fureur, tellement qu’à la fin de 1531 les deux figures de femmes étaient achevées et les autres très avancées. Il avait été question de placer quatre tombeaux dans la chapelle, et il est probable que celui de Laurent le Magnifique était compris dans ce premier projet, auquel Clément VII avait renoncé, se bornant à ceux de Julien, frère de Léon X, et de Laurent, duc d’Urbin, fils de Pierre et père de Catherine de Médicis. La chapelle qui renferme ces monumens forme un carré surmonté d’une coupole. Elle est de ce style savant et froid dont Michel-Ange a donné tant d’exemples dans les autres constructions de Saint-Laurent, dans les nombreux palais dont il est l’auteur, et au plus haut degré dans Saint-Pierre de Rome. Au fond se trouve l’autel; vis-à-vis, une Vierge avec l’enfant, l’un de ses plus beaux ouvrages, et deux figures, qui sont probablement en très grande partie de la main de ses élèves Rafaello da Montelupo et Fra Giovan Agnolo, qui l’aidèrent dans ce grand travail ; de chaque côté, dans la hauteur du mur, les deux statues de Julien et de Laurent.

Rien ne prête à l’émotion dans cette chapelle, claire, blanche et froide, et qui pourrait voir cependant les statues de Julien, de Laurent, les quatre figures allégoriques qui décorent deux par deux les sarcophages, sans être fortement et profondément ému ? Michel-Ange ne s’est pas arrêté aux portraits de ses modèles. Dans le tombeau de Jules II, Rachel et Lia représentent la vie active et la vie contemplative ; dans le tombeau des Médicis, les figures de Julien et de Laurent personnifient la pensée et l’action. Les quatre allégories, — l’Aurore et le Crépuscule, le Jour et la Nuit, — rappellent les phases principales et la rapidité de la destinée de l’homme. Les deux figures de Julien et de Laurent sont assises. Julien est jeune, digne et hardi ; il est armé, et appuie son bâton de commandement sur ses genoux. Laurent est plongé dans une sombre méditation : sa tête, pleine de pensées, est soutenue sur sa main ; le doigt sur les lèvres semble vouloir arrêter jusqu’au murmure de la respiration. Est-ce la ruine de Florence qu’il regarde de ses yeux absorbés et profonds ? Que dire de la majesté et de la puissance de la statue du Jour, de la titanique beauté de celle de la Nuit, de la grâce sérieuse de l’Aurore, qui s’éveille avec tristesse dans un monde de douleurs ? La langue est impuissante à expliquer les idées et les sentimens que l’art représente ; mais le public ne se méprit pas un instant sur la signification de ces figures : il appela la figure de Laurent Il Pensicroso, le Penseur. La figure de la Nuit fit une si vive et si universelle impression, qu’une foule de poètes s’empressèrent de la célébrer. On connaît le quatrain de Strozzi :

La Notte tu vedi in si dolci atti
Dormire, fu da un angelo scolpita
In questo sasso ; e, perchè dorme, ha vita ;
Destata, se no ’l credi, e parleratti[17].


Michel-Ange répondit à Strozzi par ces vers, qui sont peut-être les plus beaux qu’il ait écrits, et qui témoignent dans quel trouble de cœur et d’esprit il avait conçu et achevé son plus parfait ouvrage de sculpture :

Grato mi è il sonno, c più l’ esser di sasso.
Mentre che’1 danno e la vergogna dura ;
Non veder, non sentir m’è gran ventura ;
Però non mi destar ; deh ! parla basso[18].

Les six statues qui composent ces deux tombeaux, l’admirable madone qui, avec les deux figures exécutées par ses élèves, complètent la décoration de la sacristie de Saint-Laurent, résument Michel-Ange comme sculpteur. Toute sa science, toute la magnificence de son style, l’exubérante abondance de son imagination, la patience, la logique qu’il apportait dans l’exécution de ses inventions les plus audacieuses et les plus imprévues, le caractère nouveau, réel et pourtant surhumain, qu’il mettait dans ses figures, cet extraordinaire ensemble de qualités qui fait du Florentin le géant de l’art moderne se trouve au plus haut degré dans ce monument. Comme c’est le cas pour toutes les statues qu’il exécuta pendant la seconde partie de sa vie, les figures de Saint-Laurent ne sont pas complètement achevées. A mesure qu’il vieillissait, son humeur impatiente (au moins pour ce qui concerne les ouvrages d’art) devint plus marquée. Amoureux de la forme, la caressant parfois jusqu’à la minutie, comme on peut le voir dans le torse et dans les jambes merveilleuses de la Nuit, dans la figure entière de l’Aurore, il n’a fait qu’ébaucher quelques-unes de ses plus belles œuvre s, et dans celles qu’il terminait le plus, il laissait souvent inachevées quelques parties secondaires dont l’exécution complète eût peu ajouté à l’expression de sa pensée. Parler, frapper, convaincre, tel était son but. Nul ne s’est moins soucié de plaire par les petits moyens, et n’a pris moins de souci de fermer la bouche aux sots. Lorsqu’il en avait dit assez, il se taisait; aussi subjugue-t-il plutôt qu’il ne charme et qu’il ne séduit. Il entraîne de sa toute-puissante main dans la haute région qu’il habite, mais ce n’est pas sans résistance et sans une sorte de terreur qu’on l’y suit. Les sentimens qu’il fait éprouver ne tiennent pas uniquement à ce que ses œuvres ont d’insolite et de nouveau, ils proviennent de leur caractère interne, de la pensée qui les dicte, de cette inspiration particulière à Michel-Ange, dont les Orgagna, les Masaccio, les Ghiberti, les Donatello, sont sans doute les précurseurs, mais qui a trouvé dans l’auteur de la chapelle des Médicis son représentant le plus complet. On s’est demandé pourquoi Michel-Ange, connaissant l’art antique comme il le connaissait, s’en est autant écarté. Depuis ses premières études dans les jardins de Saint-Marc jusqu’à la plus extrême vieillesse, il n’a jamais cessé de s’en occuper. On sait quelle était son admiration pour le torse du Belvédère, et on a même été, à ce propos, jusqu’à inventer cette fable, qu’étant devenu aveugle dans ses derniers jours, il se faisait conduire près de ce marbre fameux, et suivait ses contours de ses défaillantes mains. Pour moi, je me demande comment il aurait pu exprimer sa pensée, s’il s’était attaché à suivre les traditions de l’art antique. Sa manière de représenter la forme humaine, si différente en effet de la conception grecque, ne tenait pas seulement à la fougue de sa nature, qui l’emportait à violenter les lignes rhythmées et tranquilles de l’art consacré. Ghiberti et Donatello, malgré toute l’élégance et la finesse de leur ciseau, ne s’en sont pas plus que lui rapprochés. Pour exprimer des pensées nouvelles, il fallait une nouvelle langue. Michel-Ange met dans ses figures autre chose que cette âme abstraite de l’antiquité, lueur vague qui, en illuminant doucement des corps parfaits, entraîne l’esprit jusqu’au sentiment de la perfection même. Une âme nouvelle, une âme moderne, personnelle, passionnée, souffrante, agite ces corps de marbre. Vivante, déchaînée, agissante, altérée de l’infini, elle pense, elle jouit, elle souffre, et, captive dans d’étroites limites, réussit à exprimer ses émotions et ses sentimens.

Michel-Ange retourna à Rome en 1532. Le pape le chargea de compléter les peintures de la Sixtine en exécutant aux extrémités de la chapelle deux vastes fresques, le Jugement dernier et la Chute des Anges rebelles; mais. Clément VII étant mort deux ans après, en 1534, comme les peintures n’étaient pas commencées et que Michel-Ange était très occupé du mausolée de Jules II, dont «les cendres, disait-il, attendaient depuis trop longtemps, » il chercha à se dégager. Paul III cependant le combla de caresses, arrangea avec le duc d’Urbin « la tragédie du tombeau, » comme dit Condivi, et obtint que Michel-Ange exécuterait pour son compte le projet de Clément VII. Michel-Ange entreprit presque aussitôt la peinture de cette immense composition, qui devait lui coûter huit années d’un travail incessant. Commencé (au moins pour ce qui regarde les cartons) en 1533, le Jugement dernier ne fut achevé qu’en 1541. Le public put contempler cette grande fresque le jour de Noël de la même année. On a dit de cette œuvre qu’elle était plutôt d’un sculpteur que d’un peintre. On a remarqué que la composition se divise en trois zones distinctes et n’a pas d’unité, que les groupes eux-mêmes sont mal liés entre eux et ne jouent pas dans la perspective ; que Michel-Ange, malgré ses grandes qualités de peintre, sa science de la forme, du modelé, des raccourcis, sa large, forte et sobre couleur, excelle néanmoins dans les compositions qui n’ont qu’un petit nombre de personnages ou dans les figures isolées, et qu’à bien des égards le Jugement dernier est inférieur aux peintures de la voûte de la Sixtine. Tout cela est vrai ; mais ce qui l’est tout autant, c’est que cette œuvre est unique, qu’on ne peut la juger que hors de toute comparaison et comme un de ces actes inouïs de l’esprit humain qui, malgré toutes les critiques qu’on en peut faire, épouvantent et subjuguent. Jamais Michel-Ange n’est autant tombé du côté où il penchait; jamais il ne s’est moins soucié de plaire et de séduire; jamais il n’a entassé plus de difficultés, de poses violentes, de pantomimes extrêmes, ni autant abusé de ces formes, de ces mouvemens, de ces postures, sorte de rhétorique de son art qui devait précipiter ses élèves dans de si monstrueux excès. Jamais aussi autant que dans cette fresque, autant surtout que dans les peintures de la voûte, il n’est monté à de pareilles hauteurs, et il est à croire que la Sixtine restera le plus admirable monument de l’art moderne.

On n’a presque aucun détail sur les huit années que Michel-Ange mit à achever son œuvre. Vivant plus seul et plus sombre que jamais, toujours en face des terribles créations de son esprit, enivré de l’exubérante sève de sa pensée, quels rêves, quelles chimères, quelles terreurs ont dû traverser son imagination ! Par momens il était pris de désespoir. Un jour il se blessa en tombant d’un échafaud ; il rentra et s’enferma ; il voulait mourir. Son médecin Baccio, inquiet de ne plus le voir, ne pénétra jusqu’à lui qu’avec la plus grande peine ; il le soigna de force et le guérit. Singulier et douloureux problème que celui que présente cet homme austère, réservé, mais bon et sensible, qui paraît dans cette œuvre avoir oublié son cœur, et dont la pensée audacieuse, jamais satisfaite, s’efforçant toujours, sondait, jusqu’à en prendre le vertige, l’insoluble destinée, et n’en voulait voir que l’horreur! Le Christ du Jugement dernier n’est ni celui de l’Évangile ni celui de Michel-Ange : ce n’est qu’un Dieu vengeur et terrible. Je vois des anges, des saints, des élus; mais leurs chants sont étouffés par les cris de désespoir et par les lamentations des damnés. Ce n’est là ni le jour du pardon ni même celui de la justice, c’est le jour de la vengeance et de la colère. Dies iræ, dies illa !

Le Jugement dernier produisit un effet prodigieux, et souleva aussi, comme on pouvait s’y attendre, beaucoup d’objections. Cette catastrophe finale du monde, avec ses nudités, ses violences d’attitude, ses développemens de muscles et de formes, son caractère d’humanité gigantesque, son oubli de la pensée chrétienne, paraît avoir été vivement blâmée par plusieurs des contemporains et même des amis de Michel-Ange, entre autres par l’Arétin, qui écrivait à Enea Vico que «cette peinture pourrait faire mettre son auteur parmi les luthériens. » Le pape, lui, ne se scandalisait-pas et prenait les choses plus gaiement. Un jour qu’il allait visiter les travaux de la Sixtine, accompagné de son maître des cérémonies Biagio da Cesena, il lui demanda ce qu’il pensait de cette peinture. Biagio répondit qu’il lui paraissait déplorable qu’on eût mis dans un endroit si respectable tant de figures qui montraient sans honte leur nudité, et qu’elles conviendraient mieux à une salle de bains ou à un cabaret qu’à la chapelle du pape. Michel-Ange l’entendit, et, dès qu’il fut seul, il représenta le malheureux maître des cérémonies au milieu des damnés, sous les traits de Minos. La ressemblance était si frappante que l’histoire ne tarda pas à courir la ville. Biagio alla porter ses doléances au pape, qui lui demanda où Michel-Ange l’avait placé. « Dans l’enfer, répondit-il. — Hélas! reprit Paul en riant, s’il ne t’avait mis qu’en purgatoire, je t’en tirerais; mais puisque tu es en enfer, mon pouvoir ne va pas jusque-là, je n’y puis rien. Nulla est redemptio. »

Dès son avènement au pontificat, Paul IV voulut faire effacer le Jugement dernier. On n’obtint qu’à grand’peine qu’il révoquât l’ordre qu’il avait déjà donné. « Dites au pape, répondit Michel-Ange à quelqu’un qui lui parlait du mécontentement du pontife, qu’il ne s’inquiète point de cette misère, mais un peu plus de réformer les hommes, ce qui est beaucoup moins facile que de corriger des peintures. » Paul se borna à charger Daniel de Volterre d’habiller (ce qu’il avait déjà fait pour l’Isaïe de Raphaël) les figures qui blessaient le plus ses scrupules. Le peintre s’acquitta de sa tâche à la satisfaction du pontife, ce qui lui valut le surnom de braghettone, le culottier.

Cette fresque ne devait pas être le dernier ouvrage de peinture de Michel-Ange. Paul III avait fait construire dans l’intérieur du Vatican la chapelle qui porte encore aujourd’hui son nom. Il chargea Michel-Ange d’y peindre deux tableaux, représentant la Crucifixion de saint Pierre et la Conversion de saint Paul. Ces fresques ne furent terminées que beaucoup plus tard, en 1549 probablement, c’est-à-dire très peu de temps, avant la mort de Paul et lorsque Michel-Ange était âgé de soixante-quinze ans. Ce travail l’avait beaucoup fatigué. « La peinture, et surtout la fresque, disait-il à Vasari, ne conviennent pas aux vieillards.» Quoiqu’ils soient maintenant en fort mauvais état, on retrouve dans ces deux ouvrages le peintre de la Sixtine, mais plus par ses défauts que par ses qualités : l’inspiration n’est pas soutenue; le dessin, audacieux et savant comme toujours, est violent sans motif, et il ne servirait à rien de le cacher; ils trahissent cette lassitude de l’âge à laquelle Michel-Ange devait plus qu’aucun autre échapper, mais que nul n’évite complètement.

San-Gallo étant mort en 1549, Michel-Ange fut nommé architecte de Saint-Pierre. Ce fut aussi vers cette époque qu’il fut chargé de construire les bâtimens du Capitole et l’admirable entablement du palais Farnèse, la plus inspirée de ses œuvres d’architecture. Ne pouvant plus peindre, il avait commencé comme récréation, « et parce que le travail du maillet était nécessaire à sa santé, » la Déposition de Croix, qui se voit aujourd’hui inachevée derrière le maître-autel du Dôme de Florence.

Malgré son âge déjà avancé, il était encore très actif et d’une telle vigueur, que Blaise de Vigenère, qui le vit travailler à peu près à cette époque, en parle ainsi : « Je l’ai vu, bien qu’âgé de plus de soixante ans, et encore non des plus robustes, abattre plus d’écaillés d’un très dur marbre en un quart d’heure que trois jeunes tailleurs de pierres n’eussent pu faire en trois ou quatre, chose presque incroyable à qui ne le verrait, et il y allait d’une telle impétuosité et furie, que je pensais que tout l’ouvrage dût aller en pièces, abattant par terre d’un seul coup de gros morceaux de trois ou quatre doigts d’épaisseur si ric-à-ric de sa marque, que s’il eût passé outre tant soit peu plus qu’il ne fallait, il y avait danger de perdre tout, parce que cela ne se peut plus réparer par après comme les ouvrages d’argile et de stuc[19]. »


V.

Michel-Ange travailla jusqu’à ses dernières années à la Déposition de Croix et à une Pietà inconnue dont parle Vasari ; mais il n’entreprit aucun autre ouvrage de sculpture ou de peinture. Il vieillissait : le temps des grandes créations était passé. C’est à l’immense administration des constructions de Saint-Pierre et à d’autres travaux d’architecture qu’il devait consacrer désormais une activité que l’âge ne ralentissait pas. Je n’ai pas voulu interrompre la partie la plus longue de sa vie, dont ses œuvres d’art sont les événemens caractéristiques et principaux, pour étudier de plus près ses sentimens, qu’il a dévoilés d’une main trop avare dans ses vers et dans quelques lettres qui nous ont été conservées, et que l’ardent et pur attachement qui le lia à la marquise de Pescara éclaire d’un jour inattendu. La figure à demi voilée de cette noble femme complète celle du grand Florentin, et on ne voit pas sans plaisir que chez lui le cœur, qui semblait avoir sommeillé pendant plus de soixante ans, n’était pas animé d’une vie moins puissante que le génie.

M. Varcollier, qui a donné une agréable traduction française de la plupart des sonnets et de quelques-uns des autres petits poèmes de Michel-Ange, rappelle avec complaisance que le Pindemonte appelait l’auteur de la Sixtine « l’homme aux quatre âmes. » Pour être tout à fait juste, il faut convenir, comme l’a fait M. Vitet dans une très judicieuse notice, que l’une des âmes du grand sculpteur avait été « moins richement dotée que ses sœurs[20]. » Les images gracieuses et surtout les pensées fortes et sévères abondent dans les vers de Michel-Ange. Sa langue correcte, savante, sobre, concise, elliptique jusqu’à l’obscurité, exprime avec énergie et netteté des sentimens et des idées qui intéressent ; mais elle manque de nombre, d’imprévu dans le rhythme et dans l’expression, de cette flamme communicative, privilège des grands poètes, de ce je ne sais quoi qui tient autant de la forme que de la pensée, et qui fait les vers immortels. Les siens sont loin d’être sans beauté, Michel-Ange a mis sa marque à tout ce qu’il a touché, et pourtant c’est plus à titre de commentaire de sa vie, de confidences sur ses pensées et ses plus intimes sentimens, que par leur valeur littéraire et poétique qu’ils me paraissent mériter l’attention.

Les vers de Michel-Ange appartiennent à toutes les époques de sa longue carrière. Dès son premier séjour à Florence après son retour de Rome, il en écrivait, comme le prouvent ceux qu’on lit sur le verso de sa première esquisse du David du musée du Louvre, et nous savons par Condivi qu’après avoir achevé la statue de la place du Palais-Vieux, « il resta quelque temps sans faire aucun ouvrage de sculpture, s’étant entièrement consacré à l’étude des poètes et des orateurs italiens, ainsi qu’à faire des sonnets pour son plaisir. » Ceux de ses poèmes que l’on peut rapporter à cette époque sont en petit nombre, et en général parmi les moins bons. Condivi nous assure que Michel-Ange « n’aimait pas seulement la beauté humaine, mais toute belle chose, un beau cheval, un beau chien, un beau pays, les forêts et les montagnes. » Il est cependant permis de conjecturer que l’homme l’intéressait plus que les choses, et que si le sentiment de la nature inanimée tient si peu de place dans ses vers, cette lacune n’est pas due au hasard seulement. L’amour, son art, les idées religieuses, tels sont les textes habituels de ses poèmes, et tout indique que ces sujets sont bien ceux qui, à des degrés très divers, préoccupaient le plus sa pensée.

Je ne m’arrêterai point à ses vers amoureux; je n’y crois pas. Si Michel-Ange eût aimé, il serait resté de son amour d’autres traces que de pâles imitations de Pétrarque. Que l’on compare au charmant sonnet du chantre de Laure :

Sennucio i’ vo’ che sappi in qual maniera
Trattato sono,


la pénible paraphrase qu’en a faite Michel-Ange, et l’on se convaincra qu’il écrivait ses premiers vers par activité d’esprit et par une condescendance à la mode qu’on est étonné de rencontrer chez lui bien plutôt que sous l’empire de souvenirs réels.

De mœurs pures dès sa jeunesse, Michel-Ange était tout à son art; les témoignages de ses biographes sont sur ce point trop nets et trop unanimes pour qu’il soit à propos de beaucoup insister. « Je l’ai souvent entendu, écrit Condivi, raisonner et discourir sur l’amour, et j’ai appris des personnes présentes qu’il n’en parlait pas autrement que d’après ce qu’on en lit dans Platon. Je ne sais pas ce qu’en dit Platon, mais je sais bien que j’ai beaucoup et très intimement connu Michel-Ange, et je n’ai jamais entendu sortir de sa bouche que des paroles très honnêtes et capables de réprimer les désirs déréglés qui naissent dans le cœur des jeunes gens. » Il répondait lui-même à un prêtre de ses amis qui lui demandait pourquoi il ne s’était pas marié. « J’ai une femme de trop qui m’a toujours persécuté, c’est mon art, et mes ouvrages sont mes enfans. » Tout renfermé dans son austère amour de la vérité durable, il eût craint de ne trouver dans une femme que la beauté fragile et l’inconstante amitié. Michel-Ange avait toutes ses habitudes dans le monde de la pensée. Que pouvait-il attendre de l’amour ? Moins que rien, ou un continuel orage. Il ne faut pas compter sur les exceptions. Que pouvait-il attendre d’une femme ordinaire, sinon l’indifférence, l’hostilité ou une de ces passions bruyantes et déchaînées qui détruisent les plus forts caractères après les avoir dégradés par des faiblesses et traînés dans tous les malheurs ? Pris dans leur caractère exceptionnel, de pareils hommes sont sublimes. Honnêtes, sobres, purs, occupés seulement de la vérité, ils sont plus grands que les ascètes, car ils vivent dans le monde au milieu des dangers, et si nous devons leurs chefs-d’œuvre à leur divorce d’avec la nature humaine, ce n’est certes pas nous qui avons à nous plaindre de la solitude où ils sont restés.

Ce n’est réellement que dans celles de ses poésies qui se rapportent directement à son art que nous retrouvons la puissante et fière pensée de Michel-Ange. Je n’en veux donner pour exemple que l’un de ses madrigaux qui me semble être une de ses plus amples et de ses meilleures inspirations. « Il me fut accordé en naissant, comme un gage assuré de ma vocation, cet amour du beau qui dans doux arts me guide et m’éclaire ; mais, croyez-moi, jamais je ne contemplai la beauté que pour élever ma pensée avant de peindre ou de sculpter. Laissons des esprits téméraires et grossiers ne chercher que dans les objets matériels ce beau qui émeut, qui transporte les esprits supérieurs jusqu’au ciel. Ce n’est pas à des regards infimes qu’il est donné de s’élever de l’homme jusque vers Dieu : ils essaieraient vainement d’arriver où la grâce seule peut conduire. »

A sa manière, Michel-Ange devait pourtant aimer. C’est l’affection d’une femme et le souvenir passionné qu’il en garda jusqu’à sa plus extrême vieillesse qui remplit et qui éclaire la dernière période de sa vie. Cette affection tardive ouvrit à de nouveaux sentimens un cœur qu’il avait donné jusque-là tout entier à ses devoirs et à l’art. Plus tôt, Vittoria n’eût été qu’une cause de trouble pour lui. Il la connut lorsque sa vie d’artiste était pour ainsi dire terminée. Cet attachement fort et pur couronna dignement une existence pleine de grandes choses ; il vint à son temps remplacer les rêves de l’imagination et les attraits de la gloire. Aussi le souvenir de Vittoria Colonna est-il inséparable de celui de Michel-Ange, et la chaste tendresse de cette noble femme lui vaut de partager son immortalité.

Ce n’est que très brièvement que Vasari parle de Vittoria. « Michel-Ange, dit-il, adressa un très grand nombre de sonnets à l’illustre marquise de Pescara, qui lui répondit en vers et en prose, et se rendit même souvent de Viterbe à Rome pour jouir de ses entretiens. Elle reçut de lui plusieurs dessins admirables, entre autres une Vierge accompagnée de deux petits anges et soutenant son fils sur ses genoux, un Christ en croix, et la Samaritaine rencontrant Notre-Seigneur près de la fontaine. » Condivi ajoute : « Il aima passionnément la marquise de Pescara, dont l’esprit divin l’avait séduit, et ne fut pas moins aimé d’elle. Il conserve de cette dame des lettres pleines de l’amour le plus chaste et le plus tendre, et telles que pouvait seulement les écrire une femme pareille. »

La figure douce et sévère de la marquise de Pescara reste couverte d’une sorte de mystère. Cependant des recherches et des documens nouveaux jettent quelque jour sur la noble femme et sur ses relations avec Michel-Ange. Vittoria Colonna, marquise de Pescara, naquit à Marino, l’antique fief de sa famille, en 1490. Son père, Fabrizio Colonna, avait embrassé la cause de la maison d’Aragon, et ce fut par l’intermédiaire du jeune roi Ferdinand que Vittoria fut fiancée dès l’âge de quatre ans à Ferdinand d’Avalos, marquis de Pescara, dont la famille, originaire de Castille, était fixée dans le royaume de Naples. Elle reçut cette éducation forte et romanesque qui donne un caractère si particulier aux femmes du XVIe siècle. Un peu de pédantisme et de recherche n’excluait chez elles ni la grâce ni la tendresse, et on leur pardonne leur latin en faveur de la force et de la noblesse de leurs sentimens.

Vittoria fut recherchée par les plus grands personnages du temps, entre autres par les ducs de Savoie et de Bragance; mais elle avait grandi avec le jeune Ferdinand. Son goût avait confirmé le choix de sa famille, et aussitôt qu’elle se connut, comme elle le dit elle-même dans un de ses sonnets, « son cœur proscrivit tout autre sentiment. » Elle épousa le marquis de Pescara en 1507. L’un et l’autre étaient âgés de dix-sept ans seulement.

Le mariage de ces jeunes gens fut célébré avec la plus grande pompe. Ils passèrent plusieurs années d’un bonheur égal et parfait dans une villa qu’ils possédaient dans l’île d’Ischia. Cependant ils n’avaient point d’enfans, et l’inaction pesait au jeune marquis. Jules II venait d’entraîner Ferdinand d’Aragon dans sa ligue contre la France. Pescara lui offrit ses services, qui furent acceptés. Nommé général de la cavalerie aussitôt après son arrivée à l’armée, il prit part à la bataille de Ravenne et fit des prodiges contre Gaston de Foix. Blessé et fait prisonnier, il fut conduit à Milan, ainsi que le cardinal de Médicis, qui fut plus tard pape sous le nom de Léon X. C’est pendant sa captivité qu’il composa ses dialogues sur l’amour, qu’il dédia à sa femme comme un témoignage de la fidélité de ses sentimens.

Pendant les douze années qui suivirent, les deux époux ne se virent qu’à de rares intervalles et presqu’à la dérobée. Pescara avait été chargé des plus importans commandemens dans les armées de Charles-Quint. A mesure que sa réputation s’accroissait, ses devoirs militaires devenaient plus graves et plus absorbans. Vittoria de son côté passait ces longues années de veuvage anticipé tantôt à Ischia, tantôt à Naples, renfermée dans son amour, et ne prenant d’autres distractions que les études et les lectures les plus sérieuses. Dès 1521, la renommée de Pescara était telle qu’il partageait avec le vieux Prosper Colonna le commandement, de l’armée impériale. Ce fut lui qui recueillit Bayard mourant sur le champ de bataille de Romagnana, qui lui prodigua les soins les plus touchans et fit embaumer et transporter en France le corps du héros.

A la bataille de Pavie, Pescara dirigeait ces fameuses charges qui, en enfonçant la cavalerie française, décidèrent la victoire. Grièvement blessé, il languit quelque temps et mourut en 1525. Dès qu’elle avait appris le danger, Vittoria était partie pour Milan; mais la fatale nouvelle l’atteignit à Viterbe : elle retourna à Naples, où elle resta pendant sept ans plongée dans le plus morne désespoir. C’est durant ces années de deuil qu’elle composa la plupart de ses sonnets à la louange de son mari, qu’elle voyait, à travers son amour et sa douleur, comme le type de l’amant et du héros, et les plus grands poètes ne désavoueraient pas ces vers harmonieux et passionnés.

A la mort du marquis de Pescara, Vittoria n’avait que trente-cinq ans. Elle était dans tout l’éclat d’une beauté que ses contemporains ont célébrée. Plusieurs princes, plusieurs illustres personnages avaient demandé sa main. Elle s’était retranchée dans cette invariable réponse : « que si le choix lui en avait été laissé, elle serait morte avec son mari, qu’il vivait et vivrait toujours dans son souvenir.» C’est au milieu de ce désespoir que ses convictions religieuses, source de l’inspiration de ses Rime spirituate, prirent naissance, et dans des circonstances qui méritent d’être rapportées.

Depuis quelques années, les idées de la réforme avaient fait de grands progrès en Italie. Dans les états vénitiens, à Modène, à Bologne, ces progrès avaient été si rapides que dès 1537 Paul III s’en était ému. La petite cour presque française de Ferrare était devenue une sorte de lieu d’asile pour les protestans fugitifs. Calvin lui-même y passa quelques mois. Mme de Soubise, qui avait été gouvernante de la duchesse, et son fils Jean de Parthenai y séjournaient, La duchesse Renée, qui devait se déclarer si hardiment plus tard, accueillait déjà avec sympathie les idées nouvelles, et la cour la plus aimable et la plus lettrée de l’Italie fut bientôt un foyer d’hérésie qui attira la rude sollicitude du pouvoir papal.

A Naples, l’Espagnol Valdez, que Charles-Quint avait ennobli pour ses services militaires et qu’il avait chargé de plusieurs missions diplomatiques en Allemagne, en avait rapporté la doctrine de Luther. Il était instruit, d’une conversation séduisante, et il devint bientôt le centre d’une association, composée d’abord d’un petit nombre de personnes appartenant aux classes élevées. Parmi ces personnes se trouvaient quelques femmes, et entre autres, d’après l’historien Gianonne, Vittoria Colonna elle-même. « Le poison, dit-il, avait pénétré non-seulement dans le cœur de quelques nobles, mais il avait même atteint les femmes. On pensait, d’après l’intimité qui régnait entre elle et Valdez, que la très célèbre Vittoria Colonna, veuve du marquis de Pescara, et Giulia Gonzaga avaient été souillées par ses erreurs. » Le poète latin Marco Flaminio, l’un des amis les plus intimes de Vittoria, Giovanni Caserta et le marquis de Vico faisaient partie de cette association naissante. Les nouvelles doctrines ne tardèrent pas à sortir de ce cercle étroit et à se répandre dans le public. Le capucin Bernard Ochino vint à Naples en 1536. Il partageait les idées de Valdez. Sa réputation d’ascétisme aussi bien que son éloquence lui attiraient un auditoire immense. Il prêcha le carême dans l’église de Saint-Jean. La population entière de Naples s’y porta. Charles-Quint vint l’entendre et dit : « Cet homme prêche avec un feu et une piété à faire pleurer des pierres. » D’autres prédicateurs se joignirent à lui, et l’émotion devint si générale qu’on dut aviser. On prit les mesures les plus sévères pour arrêter ce mouvement : deux des principaux hérétiques furent décapités sur la place du Marché et brûlés.

Je ne pense pourtant pas qu’on ait eu raison de conclure de ces faits que Vittoria et par suite Michel-Ange aient plus ou moins secrètement abandonné l’église et embrassé la réforme. Leurs poésies religieuses ne gardent, il est vrai, presque aucune trace de la légende catholique. Le christianisme s’y trouve dans toute sa simplicité, ramené à ses dogmes fondamentaux et primitifs. Les idées de l’impuissance de l’homme à faire le bien, de la justification par la foi, du Christ unique médiateur, sur lesquelles les réformateurs insistaient particulièrement, s’y rencontrent à chaque ligne ; mais ces idées appartiennent à saint Augustin aussi bien qu’à Luther ou à Calvin. Jusqu’au concile de Trente, ces retours à la pureté de la doctrine antique étaient d’ailleurs fréquens ; une plus grande liberté les rendait possibles, et ces essais de réforme intérieure n’entraînaient pas une révolte ouverte contre la papauté. En présence des désordres croissans de l’église, une foule d’esprits religieux s’étaient retournés vers le christianisme primitif, et cherchaient dans ses livres sacrés le sens vrai de dogmes qui étaient devenus méconnaissables en s’éloignant de leur source. Valdez, Ochino et leurs disciples, au moins à ce premier moment, ne voulaient pas se séparer de l’église. Vittoria ne semble pas être allée plus loin qu’eux. Je n’en veux pour preuve que ses longues et intimes relations avec les cardinaux Pole et Contarini, qui furent, il est vrai, accusés d’hérésie, mais qui ne rompirent pas avec le catholicisme, et sa propre retraite dans un couvent de Viterbe.

Vittoria partit pour Ferrare, avec l’intention de s’y établir, à la fin de 1536. Elle passa par Rome, s’y arrêta quelques jours avec sa belle-sœur Jeanne d’Aragon, et y reçut la visite de Charles-Quint. A Ferrare, Renée la reçut avec toutes les distinctions et l’amitié dues à la célébrité du poète, aux vertus de la femme et à une évidente conformité de sentimens. C’est peut-être pendant les deux années tranquilles qu’elle passa à la cour de Ferrare, au milieu d’amis selon son cœur, qu’elle écrivit l’un de ses plus beaux sonnets, où l’on n’entend plus qu’un écho affaibli des derniers combats d’un esprit déjà pacifié.


« Si j’avais vaincu avec des armes célestes mes sens, ma raison, moi-même, je m’élèverais par mon esprit au-dessus et bien loin du monde et de cet éclat trompeur qui l’embellit.

« Alors ma pensée, portée sur les ailes de la foi et soutenue par l’infaillible espérance, n’apercevrait plus cette vallée de misère.

« Mon regard, il est vrai, est toujours fixé vers le but sublime où je dois tendre; mais mon vol n’est pas encore direct comme je le désire.

« Je ne vois que l’aurore et les premiers rayons du soleil, et je ne puis pénétrer jusque dans cette demeure divine où se cache la lumière véritable. »


Accoutumée au doux climat de Naples et d’Ischia, Vittoria ne put supporter longtemps l’âpreté de celui de Ferrare. Sa santé était gravement atteinte. Elle dut renoncer à un séjour qui lui plaisait, ainsi qu’au projet qu’elle avait formé de visiter la Terre-Sainte Elle revint à Rome en 1538. On suppose que ses premières relations avec Michel-Ange datent de cette époque, et que ce fut dans la première effusion de sa reconnaissante affection qu’il lui écrivit :


« Je vais d’un pas incertain à la recherche de la vérité ; mon cœur, flottant sans cesse entre le vice et la vertu, souffre, et se sent défaillir comme un voyageur fatigué qui s’égare dans les ténèbres.

« Ah ! devenez mon conseil ; vos avis me seront sacrés ; éclairez mes doutes, guidez ma raison offusquée, préservez mon âme abattue de nouveaux égaremens où pourraient la plonger mes passions; dictez-moi vous-même ma conduite, vous qui sûtes par de si doux chemins me diriger vers le ciel[21]. »


Ce premier séjour de Vittoria à Rome ne fut pas de longue durée. Dès 1541, son frère Ascanio Colonna avait à propos d’un impôt sur le sel fomenté une insurrection et pris les armes contre Paul III. Affligée et de plus en plus lassée du monde, la marquise se retira d’abord à Orvieto, puis au couvent de Sainte-Catherine, à Viterbe, où elle retrouva son savant et pieux ami le cardinal Pole. Elle partageait son temps entre sa retraite et Rome, où elle s’établit tout à fait dans les dernières années de sa vie. Elle y avait fondé une maison de refuge pour les jeunes filles pauvres, et consacrait à l’étude et à Michel-Ange le temps que lui laissaient les œuvres utiles. Pendant longtemps, on a manqué de détails sur la fin de sa vie ; mais la découverte d’un manuscrit faite il y a quelques années par M. Raczynski dans une bibliothèque de Lisbonne permet de combler en partie cette lacune en nous introduisant dans la vie journalière de Michel-Ange et de Vittoria, et en jetant quelque lumière sur les pensées qui occupaient ces grands esprits et sur leurs opinions.

Maître François de Hollande, architecte et enlumineur, avait été envoyé en Italie par le gouvernement portugais pour y étudier les arts; il écrivit la relation de son voyage, retrouvée par M. Raczynski, en 1549, peu de temps probablement après son retour à Lisbonne. Cette relation, assez diffuse, contient quelques passages trop caractéristiques sur Michel-Ange et Vittoria pour qu’on ne les cite pas textuellement[22].


« Dans le nombre des jours que je passai ainsi dans cette capitale (Rome), dit maître François, il y en eut un, ce fut un dimanche, où j’allai voir, selon mon habitude, messire Lactance Tolomée, qui m’avait procuré l’amitié de Michel-Ange par l’entremise de messire Blosio, secrétaire du pape. Ce messire Lactance était un grave personnage, respectable autant par la noblesse de ses sentimens et de sa naissance (car il était neveu du cardinal de Senna) que par son âge et par ses mœurs. On me dit chez lui qu’il avait laissé commission de me faire savoir qu’il se trouvait à Monte-Cavallo dans l’église de Saint-Silvestre avec Mme la marquise de Pescara, pour entendre une lecture des épîtres de saint Paul. Je me transportai donc à Monte-Cavallo. Or Mme Vittoria Colonna, marquise de Pescara, sœur du seigneur Ascanio Colonna, est une des plus illustres et des plus célèbres dames qu’il y ait en Italie et en Europe, c’est-à-dire dans le monde. Chaste et belle, instruite en latinité et spirituelle, elle possède toutes les qualités qu’on peut louer chez une femme. Depuis la mort de son illustre mari, elle mène une vie modeste et retirée; rassasiée de l’éclat et de la grandeur de son état passé, elle ne chérit maintenant que Jésus-Christ et les bonnes études, faisant beaucoup de bien à des femmes pauvres et donnant l’exemple d’une véritable piété catholique...

«... M’ayant fait asseoir, et la lecture se trouvant terminée, elle se tourna vers moi et dit : « Il faut savoir donner à qui sait être reconnaissant, d’autant plus que j’aurai une part aussi grande après avoir donné que François de Hollande après avoir reçu. Holà, un tel, va chez Michel-Ange, dis-lui que moi et messire Lactance nous sommes dans cette chapelle bien fraîche et que l’église est fermée et agréable. Demande-lui s’il veut bien venir perdre une partie de la journée avec nous, pour que nous ayons l’avantage de la gagner avec lui ; mais ne lui dis pas que François de Hollande l’Espagnol est ici.

« Après quelques instans de silence, nous entendîmes frapper à la porte. Chacun eut la crainte de ne pas voir arriver Michel-Ange, qui habitait au pied du Monte-Cavallo; mais, à mon grand contentement, le hasard fît qu’on le rencontra près de Saint-Silvestre, allant vers les Thermes. Il venait par la via Esquilina, causant avec son broyeur de couleurs Urbino; il se trouva donc si bien retenu qu’il ne put nous échapper. C’était lui qui frappait à la porte.

« La marquise se leva pour le recevoir, et resta debout assez longtemps avant de le faire asseoir entre elle et messire Lactance; moi, je m’assis un peu à l’écart. Après un court silence, la marquise, suivant sa coutume d’ennoblir toujours ceux à qui elle parlait ainsi que les lieux où elle se trouvait, commença avec un art que je ne pourrais décrire ni imiter, et parla de choses et d’autres avec beaucoup d’esprit et de grâce, sans jamais toucher le sujet de la peinture, pour mieux s’assurer du grand peintre. On voyait la marquise se conduire comme celui qui veut s’emparer d’une place inexpugnable par ruse et par tactique, et le peintre se tenir sur ses gardes, vigilant comme s’il eût été l’assiégé... — C’est un fait bien connu, dit-elle enfin, qu’on sera battu complètement toutes les fois qu’on essaiera d’attaquer Michel-Ange sur son terrain, qui est celui de l’esprit et de la finesse. Aussi vous verrez, messire Lactance, qu’il faudra lui parler brefs, procès ou peinture, pour avoir l’avantage sur lui et pour le réduire au silence... Vous avez le mérite de vous montrer libéral avec sagesse, et non pas prodigue avec ignorance; c’est pourquoi vos amis placent votre caractère au-dessus de vos ouvrages, et les personnes qui ne vous connaissent pas estiment de vous ce qu’il y a de moins parfait, c’est-à-dire les ouvrages de vos mains. Pour moi, certes, je ne vous considère pas comme moins digne d’éloges pour la manière dont vous savez vous isoler, fuir nos inutiles conversations et refuser de peindre pour tous les princes qui vous le demandent... « — Madame, dit Michel-Ange, peut-être m’accordez-vous plus que je ne mérite; mais, puisque vous m’y faites penser, permettez-moi de vous porter mes plaintes contre une partie du public, en mon nom et en celui de quelques peintres de mon caractère. Des mille faussetés répandues contre les peintres célèbres, la plus accréditée est celle qui les représente comme des gens bizarres et d’un abord difficile et insupportable, tandis qu’ils sont de nature fort humaine. Partant les sots, je ne dis pas les gens raisonnables, les tiennent pour fantasques et capricieux, ce qui s’accorde difficilement avec le caractère d’un peintre... Les oisifs ont tort d’exiger qu’un artiste absorbé par ses travaux se mette en frais de complimens pour leur être agréable, car bien peu de gens s’occupent de leur métier en conscience, et certes ceux-là ne font pas leur devoir qui accusent l’honnête homme désireux de remplir soigneusement le sien... Je puis assurer à votre excellence que même sa sainteté me cause quelquefois ennui et chagrin en me demandant pourquoi je ne me laisse pas voir plus souvent, car lorsqu’il s’agit de peu, je pense lui être plus utile et mieux la servir en restant chez moi qu’en me rendant auprès d’elle. Alors je dis à sa sainteté que j’aime mieux travailler pour elle à ma façon que de rester un jour entier en sa présence, comme font tant d’autres.

« — Heureux Michel-Ange! m’écriai-je à ces mots, parmi tous les princes il n’y a que les papes qui sachent pardonner un tel péché.

« — Ce sont précisément des péchés de cette sorte que les rois devraient pardonner, dit-il. — Puis il ajouta : — Je vous dirai même que les occupations dont je suis chargé m’ont donné une telle liberté, que tout en causant avec le pape, il m’arrive, sans y réfléchir, de placer ce chapeau de feutre sur ma tête, et de parler très librement à sa sainteté. Cependant elle ne me fait point mourir pour cela; au contraire, elle me laisse jouir de la vie, et, comme je vous le dis, c’est dans ces momens-là que mon esprit est le plus occupé de ses intérêts.

«... J’ose l’affirmer, l’artiste qui s’applique plutôt à satisfaire les ignorans qu’à sa profession, celui qui n’a dans sa personne rien de singulier, de bizarre, ou du moins qu’on appellera ainsi, ne pourra jamais être un homme supérieur. Pour les esprits lourds et vulgaires, on les trouve, sans qu’il soit besoin de lanternes, sur les places publiques du monde entier. »


Mais Vittoria veut en venir à ses fins et faire parler Michel-Ange sur la peinture.


« Demanderais-je à Michel-Ange, dit-elle à Lactance, qu’il éclaircisse mes doutes sur la peinture? Car pour me prouver maintenant que les grands hommes sont raisonnables et non bizarres, il ne fera point, j’espère, un de ces coups de tête dont il a l’habitude. »

« Michel-Ange répondit : — Que votre excellence me demande quelque chose qui soit digne de lui être offerte, elle sera obéie.

« La marquise, souriant, continua : — Je désire beaucoup de savoir ce que vous pensez de la peinture de Flandre, car elle me semble plus dévote que la manière italienne.

« — La peinture flamande, répondit Michel-Ange, plaira généralement à tout dévot plus qu’aucune d’Italie. Celle-ci ne lui fera jamais verser une larme, celle de Flandre lui en fera répandre abondamment, et ce résultat sera dû non pas à la vigueur ou au mérite de cette peinture, mais tout simplement à la sensibilité de ce dévot. La peinture flamande semblera belle aux femmes, surtout aux âgées ou aux très jeunes, ainsi qu’aux moines, aux religieuses et à quelques nobles qui sont sourds à la véritable harmonie. En Flandre, on peint de préférence, pour tromper la vue extérieure, ou des objets qui vous charment ou des objets dont vous ne puissiez dire du mal, tels que des saints et des prophètes. D’ordinaire ce sont des chiffons, des masures, des champs très verts ombragés d’arbres, des rivières et des ponts, ce que l’on appelle paysages, et beaucoup de figures par-ci, par-là. Quoique cela fasse bon effet à certains yeux, en vérité il n’y a là ni raison, ni art, point de proportion, point de symétrie, nul soin dans le choix, nulle grandeur. Enfin cette peinture est sans corps et sans vigueur, et pourtant on peint plus mal ailleurs qu’en Flandre. Si je dis tant de mal de la peinture flamande, ce n’est pas qu’elle soit entièrement mauvaise; mais elle veut rendre avec perfection tant de choses, dont une seule suffirait pour son importance, qu’elle n’en fait aucune d’une manière satisfaisante. C’est seulement aux œuvres qui se font en Italie qu’on peut donner le nom de vraie peinture, et c’est pour cela que la bonne peinture est appelée italienne….. La bonne peinture est noble et dévote par elle-même, car chez les sages rien n’élève plus l’âme et ne la porte mieux à la dévotion que la difficulté de la perfection qui s’approche de Dieu et qui s’unit à lui : or la bonne peinture n’est qu’une copie de ses perfections, une ombre de son pinceau, enfin une musique, une mélodie, et il n’y a qu’une intelligence très vive qui en puisse sentir la difficulté ; c’est pourquoi elle est si rare que peu de gens y peuvent atteindre et savent la produire. »


Puis il reprend longuement cette idée que ce n’est qu’en Italie qu’il est possible de faire de la bonne peinture. Cela est si vrai, dit-il, « que si même Albert Dürer, homme délicat et habile dans sa manière, voulant me tromper moi, ou François de Hollande, essayait de contrefaire et d’imiter un ouvrage pour le faire paraître d’Italie, eh bien! il aurait produit une bonne, une médiocre ou une mauvaise peinture; mais je vous réponds que je connaîtrais bien vite que cet ouvrage n’est ni fait en Italie, ni fait par un Italien. » Vittoria prend à son tour la parole :


« — Quel homme vertueux et sage, dit-elle (à moins qu’il ne vive dans la sainteté), n’accordera toute sa vénération aux contemplations spirituelles et dévotes de la sainte peinture? Le temps manquerait, je crois, plutôt que la matière pour les louanges de cette vertu. Elle rappelle la gaieté chez le mélancolique, la connaissance de la misère humaine chez le dissipé et chez l’exalté; elle réveille la componction chez l’obstiné, guide le mondain à la pénitence, le contemplatif à la méditation, à la crainte ou au repentir. Elle nous représente les tourmens de l’enfer et, autant qu’il est possible, la gloire et la paix des bienheureux et l’incompréhensible image du Seigneur Dieu. Elle nous fait voir bien mieux que tout autre moyen la modestie des saints, la constance des martyrs, la pureté des vierges, la beauté des anges, l’amour et la charité dont brûlent les séraphins. Elle élève et transporte notre esprit et notre âme au-delà des étoiles, et nous fait contempler l’éternel empire. Elle nous rend présens les hommes célèbres qui depuis longtemps n’existent plus, et dont les ossemens mêmes ont disparu de la surface de la terre. Elle nous invite à les imiter dans leurs hauts faits... Elle exprime clairement ce qui sans elle serait aussi long à décrire que difficile à comprendre. Et cet art si noble ne s’arrête point là : si nous désirons voir et connaître l’homme que ses actions ont rendu célèbre, elle nous en montre l’image. Elle nous présente celle de la beauté, dont une grande distance nous sépare, chose que Pline tient pour très importante. La veuve affligée retrouve des consolations dans la vue journalière de l’image de son mari, les jeunes orphelins sont satisfaits, une fois devenus hommes, de reconnaître les traits d’un père chéri.

«La marquise s’étant arrêtée, émue presque jusqu’aux larmes, messire Lactance, pour dissiper son émotion et ses souvenirs, poursuivit le discours... »


Les conversations continuaient ainsi après l’office de dimanche en dimanche, et Michel-Ange finit par faire rentrer dans la peinture jusqu’aux mathématiques et à la science des fortifications. Il rappelle même à ce propos de quel secours lui fut son art pour la défense de Florence. Buonarotti était de son temps. Si grands par leurs œuvres et par leurs actions, les hommes du XVIe siècle raisonnaient sans doute moins bien que nous, et la pensée qui dominait la vie s’emparait d’eux à tel point que c’est à travers elle qu’ils voyaient toute chose.

Michel-Ange ne devait pas jouir longtemps de la société de sa noble amie. Vittoria tomba malade au commencement de 1547. On la transporta chez sa parente Giulia Colonna. Son état devint rapidement très grave, et elle succomba à la fin de février de la même année. Michel-Ange la vit mourir. « Il était fou de douleur, » dit Condivi. Morte, il avait baisé sa main, et regrettait amèrement plus tard de n’avoir pas osé l’embrasser sur le front.

On pense que c’est sous l’impression de cette irréparable perte qu’il écrivit ce beau sonnet :


« Je voudrais, Jésus, que ta voix puissante résonnât toujours dans mon cœur, que mes paroles montrassent ma foi vivante et l’ardeur de mon espérance.

« L’âme élue qui sent en elle les semences de l’ardent amour céleste te voit, t’entend, te comprend, Jésus, dont la vertu illumine, enflamme, purifie l’âme.

« L’habitude de t’invoquer nous unit tellement à toi que tu deviens notre Immortel aliment.

« Et quand vient le dernier et cruel combat contre l’ennemi ancien, le cœur qui te connaît depuis longtemps t’appelle de lui-même. »


VI.

Michel-Ange survécut seize ans à Vittoria. Occupé successivement par les papes Jules III, Paul IV et Pie IV aux travaux de la villa Giulia, des fortifications et de plusieurs des portes de Rome, à la construction de ponts, d’églises, de monumens funèbres, sa préoccupation dominante et presque unique était cependant pour Saint-Pierre, qu’il voulait terminer avant de mourir. La vieillesse l’atteignit sans l’abattre, et il resta actif et debout jusqu’aux dernières limites de l’âge humain. Les années n’affaiblirent pas plus sa pensée que son corps, et c’est à quatre-vingts ans passés qu’il fit la plupart des calculs pour la coupole de Saint-Pierre et le beau modèle qui est conservé au Vatican. Ses opinions ne paraissent pas s’être démenties davantage. Après avoir obstinément résisté aux prévenances si amicales et si flatteuses que le duc Cosme lui prodiguait, il semble, il est vrai, qu’il lui ait tout à la fin de sa vie pardonné d’être le dominateur de sa patrie; mais bien qu’il eût formé à plusieurs reprises et très sérieusement le projet de retourner à Florence pour y mourir, il s’excusa toujours auprès du duc, tantôt sur son grand âge, tantôt sur ses travaux, et l’on peut croire que les rancunes du vieux républicain vaincu l’affermirent dans sa détermination de ne point quitter Rome. Les progrès croissans de la décadence et les premiers excès de ses disciples n’ébranlèrent point ses idées sur l’art. On sait avec quelle admiration et quelle sévérité il parla de Titien après être allé le voir au Belvédère avec Vasari. Pendant ces longues années déclinantes qui voient les sources de la vie se tarir de jour en jour, et l’enthousiasme, cette ivresse providentielle qui rend tout facile à la jeunesse, s’affaiblir et s’éteindre, il garda le silence sur ses plus intimes sentimens : il n’a rien témoigné de ce qu’il souffrait d’une solitude peuplée naguère des imaginations de son génie, remplie hier encore d’une affection ardente et sacrée, mais devenue par la mort de Vittoria plus vide et plus morne que jamais. Il disait de lui-même avec fierté : « Pour moi, dans mes chagrins, j’ai du moins ce contentement que personne ne lit sur mon visage ni mes ennuis ni mes désirs. Je ne crains pas plus l’envie que je ne cherche les louanges du monde, de ce monde injuste et trompeur qui ne protège que ceux qui le paient le plus d’ingratitude, et je marche dans des routes solitaires[23]. »

A bien des égards cependant, sous l’influence de Vittoria, l’âpreté de son caractère s’était adoucie. Dans ses dernières années, il se plaisait à rendre justice à Bramante, qu’il avait jadis accusé avec trop d’amertume, quoique non sans motifs. « On ne peut refuser à Bramante, écrivait-il, d’avoir été un aussi grand architecte qu’aucun de ceux qui aient paru depuis les anciens jusqu’à nos jours. Il posa les premiers fondemens de Saint-Pierre. Son plan, clair, simple, lumineux, ne devait nuire en rien à aucun des détails de ce vaste monument. Sa conception fut regardée comme une belle chose, et elle doit l’être encore, en sorte que quiconque s’est éloigné de l’ordonnance de Bramante s’est éloigné de la vérité[24].» Et Vittoria pouvait louer devant lui, sans le blesser, Raphaël, qu’il avait soupçonné, non sans vraisemblance, d’avoir trempé dans les intrigues relatives à la Sixtine. «Raphaël d’Urbin a peint à Rome un chef-d’œuvre de l’art, qui serait à juste titre le premier, si l’autre (la Sixtine) n’existait pas. C’est une salle et deux chambres et les loges dans le palais appartenant à l’église de Saint-Pierre[25]. » D’ailleurs, malgré ses griefs, il lui avait de tout temps rendu justice. « Il donnait volontiers des louanges à tous, dit Condivi, même à Raphaël, avec qui il avait cependant eu quelques contestations. » Et le Bocchi raconte qu’après avoir reçu cinq cents écus à-compte sur ses Sibylles de la Pace, Raphaël réclamant d’Agostino Chigi le surplus de la somme qu’il pensait lui être due, celui-ci fit quelques difficultés : Michel-Ange fut nommé arbitre, et, rempli d’admiration, il répondit que chaque tête valait cent écus.

Son caractère néanmoins reprenait toute sa rudesse dès qu’il s’agissait de Saint-Pierre. «Toutes les saletés des san-gallistes[26] révoltaient, dit Vasari, la probité de Michel-Ange, qui, avant d’accepter le titre d’architecte, dit un jour hautement aux agens de la fabrique qu’il leur conseillait de réunir tous leurs efforts pour l’exclure de cette place, parce que le premier usage qu’il ferait de son pouvoir serait de les chasser. » La cabale fut un moment sur le point de l’emporter. Sous Pie IV, les intrigues redoublèrent. Michel-Ange avait quatre-vingt-sept ans. Ses ennemis assuraient qu’il radotait et menait tout au plus mal. Il paraît avoir eu un moment de découragement, et il écrit en 1560 au cardinal de Carpi : « Comme il est vrai que mon propre intérêt et ma vieillesse peuvent facilement m’en faire accroire et porter, contre mon intention, préjudice à cette construction, j’entends, aussitôt que je le pourrai, demander à sa sainteté la permission de me retirer. Je supplie même votre excellence, afin de gagner du temps, de vouloir bien me débarrasser sur-le-champ de ces soins trop pénibles, auxquels je me livre gratuitement depuis dix-neuf ans d’après l’ordre de plusieurs papes[27]. » Plus tard, il se ravisa et répondit à ses détracteurs par le beau modèle du Vatican, que les architectes qui lui succédèrent ont fidèlement suivi. Ce ne fut en effet que bien longtemps après la mort de Michel-Ange, au commencement du XVIIe siècle, que Carlo Maderna, chargé de terminer Saint-Pierre, eut la malheureuse idée d’allonger la partie antérieure de la nef, sans remarquer qu’en changeant la croix grecque du projet primitif en croix latine, il diminuait l’effet de la coupole, dénaturait l’édifice tout entier, et qu’en y ajoutant l’absurde façade du palais qui existe aujourd’hui, il ôtait à une église le caractère religieux qui doit avant tout la distinguer.

Cependant, si Michel-Ange supportait vaillamment les tracasseries in- cessantes des san-gallistes, l’inévitable influence de l’âge l’assombrissait. Jules III ayant un soir chargé Vasari d’aller lui demander un dessin, celui-ci le trouva seul dans son atelier, travaillant à la lueur d’une petite lanterne à sa Déposition de croix de Florence. Tout en causant de choses et d’autres, Vasari jeta les yeux sur une des jambes du Christ qu’il voulait changer. Michel-Ange laissa tomber exprès sa lanterne pour qu’il ne vît pas son travail, et pendant qu’il appelait Urbino pour la rallumer, il sortit de l’atelier en disant : «Ah! je suis si vieux que la mort me tire souvent par l’habit pour que j’aille avec elle! Mon corps tombera quelque jour comme cette lanterne, et ma vie s’éteindra comme elle. » Une autre fois, Vasari lui écrit que son neveu Leonardo vient d’avoir un fils qui perpétuera le nom des Buonarotti. Michel-Ange lui répond :


« Giorgio, mon cher ami, j’ai pris un très grand plaisir à lire votre lettre, ayant vu que vous vous souveniez du pauvre vieillard; vous avez assisté à la fête qu’on a donnée pour la naissance d’un nouveau Buonarotti. Je vous remercie de ces détails autant qu’il est en mon pouvoir; mais une telle pompe me déplaît, parce que l’homme ne doit pas rire lorsque tout le monde pleure. Il me semble que Leonardo ne devait pas faire tant de réjouissances pour un enfant qui vient de naître. On doit conserver cette allégresse pour la mort de celui qui a bien vécu. »


Vers 1556, un coup des plus cruels vint le frapper. Son fidèle Urbino mourut. Il l’avait avec lui depuis le siège de Florence. C’était plus qu’un serviteur, c’était un ami de tous les jours et de tous les instans. C’est à lui qu’il avait fait un jour cette brusque question : « Si je venais à mourir, que ferais-tu? — Je serais obligé de servir un autre maître. — mon pauvre Urbino, je veux t’empêcher d’être malheureux, » et il lui donna à l’instant 2,000 écus. « Il l’aima, dit Vasari, jusqu’à le servir pendant sa maladie et à le garder la nuit. » Ayant appris la perte qu’il venait de faire, Vasari, alors à Florence, lui écrivit pour le consoler, et il reçut cette touchante réponse :


«Messer Giorgio, mon cher ami, j’écrirai mal; cependant il faut que je vous dise quelque chose en réponse à votre lettre. Vous savez comment Urbino est mort; ç’a été pour moi une très grande faveur de Dieu, et un chagrin bien cruel. Je dis que ce fut une faveur de Dieu, parce qu’Urbino, après avoir été le soutien de ma vie, m’a appris non-seulement à mourir sans regrets, mais même à désirer la mort. Je l’ai gardé vingt-six ans avec moi, et je l’ai toujours trouvé parfait et fidèle. Je l’avais enrichi, je le regardais comme le bâton et l’appui de ma vieillesse, et il m’échappe en ne me laissant que l’espérance de le revoir dans le paradis. J’ai un gage de son bonheur dans la manière dont il est mort. Il ne regrettait pas la vie, il s’affligeait seulement en pensant qu’il me laissait, accablé de maux, au milieu de ce monde trompeur et méchant. Il est vrai que la majeure partie de moi-même l’a déjà suivi, et tout ce qui me reste n’est plus que misères et que peines. Je me recommande à vous. »


Vasari le pressait de plus en plus d’abandonner les constructions de Saint-Pierre et de venir le rejoindre à Florence. Il lui répondit qu’il était arrivé à la fin de sa carrière, « qu’il n’avait plus aucune idée qui ne lut empreinte de la mort. » Et dans sa lettre, parmi d’autres sonnets, se trouvait celui-ci :


« Porté sur une barque fragile au milieu d’une mer orageuse, j’arrive sur le soir de la vie au port commun, où tout homme vient rendre compte du bien et du mal qu’il a faits.

« Je reconnais combien, dans son idolâtrie pour les arts, mon âme passionnée fut sujette à l’erreur, car il n’y a qu’erreur dans les affections terrestres de l’homme.

« Pensers amoureux, imaginations vaines et douces, que deviendrez-vous maintenant que je m’approche de deux morts, l’une certaine, l’autre menaçante ?

« Ni la peinture ni la sculpture ne peuvent suffire pour calmer une âme qui s’est tournée vers toi, ô Dieu, qui as ouvert pour nous tes bras sur la croix! »


En 1562, la santé de Michel-Ange commença visiblement à décliner. Vasari s’inquiéta et engagea le duc Cosme à demander au pape de faire inventorier et mettre en sûreté les cartons, les modèles, les projets, les dessins de Michel-Ange. Il en avait déjà brûlé une partie, et on voulait sauver au moins ce qui était relatif à la sacristie, à la façade et à la bibliothèque de Saint-Laurent, ainsi que les plans préparés pour les constructions de Saint-Pierre. Son neveu avait été prévenu. Il devait arriver à Rome vers le carême. Michel-Ange fut pris d’une fièvre légère, il prévoyait sa fin et pria qu’on écrivît à Leonardo de se hâter; mais sa maladie fit des progrès rapides. En présence de Donati, de Daniel de Volterra et de quelques autres de ses amis, il dicta ce bref testament : « Je laisse mon âme à Dieu, mon corps à la terre, et mes biens à mes plus proches parens. » Il mourut le 17 février 1563, âgé de quatre-vingt-neuf ans moins quelques jours.

Aussitôt après sa mort, le pape fit déposer son corps à l’église de San-Apostolo, en attendant qu’on lui eût élevé un tombeau à Saint-Pierre. Dès que Leonardo fut arrivé, les amis qui avaient assisté aux derniers momens de Michel-Ange lui apprirent que le moribond avait supplié qu’on transportât ses restes à Florence; mais l’émotion de la population de Rome avait été telle lors du service célébré à San-Apostolo, qu’on craignit qu’elle ne s’opposât à la translation du corps, de sorte que Leonardo fut réduit à l’enfermer dans une balle de laine et à le faire sortir secrètement de la ville. Il fut inhumé à Santa-Croce, où on lui éleva un monument somptueux, dessiné par Vasari et exécuté par Batista Lorenzo.

Malgré des travers qu’on lui a reprochés, la violence de son caractère, son esprit irritable et sarcastique, son amour presque maladif de la solitude, Michel-Ange fut lié avec les hommes les plus distingués et les plus célèbres de son temps, sans compter les sept papes qui l’employèrent, et avec lesquels il vécut, en dépit de quelques orages, dans les plus familières et les plus honorables relations. Les cardinaux Pole, Bembo, Contarini, Hippolyte de Médicis, et tant d’autres, furent parmi ses plus intimes et ses plus constans amis. Quant à ses élèves, Sébastien del Piombo, Daniel de Volterra, Rosso, le Pontormo, Vasari, on sait assez, par le témoignage de ce dernier, quelle ardeur il mettait à les protéger, avec quelle générosité il leur donnait non-seulement ses conseils, mais des projets, des dessins, et quelquefois les compositions entières de leurs tableaux.

Il paraît cependant avoir préféré à l’amitié des grands personnages celle des petites gens, dont les habitudes simples et la naïveté lui plaisaient. Il fut très attaché non-seulement à son domestique Urbino, qu’il traitait comme un ami, mais au Popolino, son marbrier, dont il corrigeait avec le plus grand sérieux les informes ébauches, et au Menighella, « peintre médiocre du Val-d’Arno, mais personnage très plaisant, qui venait de temps en temps le prier de lui dessiner un saint Roch ou un saint Antoine, d’après lequel il peignait un tableau pour les campagnards. » Michel-Ange, qui se décidait avec peine à travailler pour les rois, abandonnait aussitôt son ouvrage pour composer des dessins naïfs qu’il accommodait au goût de son ami. Il fit entre autres choses pour le Menighella le modèle d’un Christ en croix, avec un creux pour mouler des épreuves en carton que le peintre allait vendre dans les campagnes, et Michel-Ange « se divertissait beaucoup des petites aventures qui arrivaient à l’artiste ambulant. » Bon et généreux, comblant ses élèves et ses amis, soulageant les malheureux, dotant de pauvres filles, enrichissant son neveu, à qui il ne donnait jamais moins de 3 ou 4,000 écus à la fois, il était lui-même intraitable à l’égard des présens, « qu’il regarda toujours comme autant de liens incommodes et difficiles à rompre. » Il vivait assez chétivement et disait à ce propos à Condivi : « Quoique je sois riche, j’ai toujours vécu comme un pauvre homme. » Il se traitait avec dureté, jusqu’à porter dans sa vieillesse des guêtres de peau de chien sur ses jambes nues. Il admettait rarement un ami à sa table : quand il travaillait, il se contentait d’un morceau de pain, qu’il mangeait sans s’interrompre, et d’un peu de vin. C’est avec cette sobriété qu’il vécut jusqu’au moment où il commença les peintures de la Sixtine. Alors déjà âgé, il s’accorda un repas frugal qu’il prenait à la fin de la journée.

Michel-Ange était d’une activité extraordinaire, mais il avait le travail inégal. Il restait quelquefois des mois entiers, absorbé et méditant, sans toucher ni ses brosses, ni ses ciseaux; puis, lorsqu’il avait trouvé sa composition, il se mettait à l’œuvre avec une sorte de furie. Il abandonnait souvent son travail au milieu de l’exécution, découragé et même désespéré, parce que, dit Vasari, « il avait une imagination si sublime, que souvent ses mains ne pouvaient exprimer ses grandes et terribles pensées. » D’ordinaire il jetait impétueusement sa première idée sur le papier, puis reprenait longuement chacune des parties et quelquefois l’ensemble, comme on le voit dans plusieurs de ses dessins, minutieusement achevés. Vasari assure qu’il dessinait souvent la même tête dix ou douze fois avant d’en être satisfait. Certaines de ses études sont exécutées d’une main tellement sûre, qu’il a pu s’en servir pour modeler, comme le prouvent les repères qu’on y remarque; mais en général il faisait de petites maquettes en cire dont plusieurs se sont conservées. Sans prendre très exactement ses mesures, il attaquait directement le marbre, ce qui lui joua parfois de mauvais tours. Il dormait peu, et se relevait souvent la nuit pour travailler. Il avait imaginé de se mettre sur la tête une sorte de casque en carton qui renfermait une chandelle ; le point qu’il travaillait se trouvait ainsi parfaitement éclairé, sans que ses mains fussent embarrassées[28].

Nous possédons plusieurs portraits de Michel-Ange. Les renseignemens minutieux, et qui paraîtraient puérils, s’il s’agissait de tout autre, que nous fournissent ses biographes, permettent de se le représenter avec beaucoup de précision. Il était de taille moyenne, large des épaules, mince et bien proportionné, d’une complexion très saine et vigoureuse, qu’il devait autant à la régularité de sa vie qu’à la nature, d’un tempérament sec et nerveux. Il avait eu plusieurs maladies dans son enfance, et deux fort graves dans son âge mûr. Il avait la tête ronde, les tempes saillantes, le front carré et spacieux coupé horizontalement de sept lignes droites, le nez, comme on sait, écrasé par un coup de poing de Torrignano. Ses lèvres étaient minces, celle de dessous un peu plus longue que l’autre, ce qui se remarquait surtout lorsqu’on le voyait de profil. Ses sourcils étaient peu épais, les yeux petits plutôt que grands, de couleur de corne, tachetés d’étincelles jaunes et azurées, les cheveux noirs, la barbe de même couleur, peu fournie, longue de quatre ou cinq doigts, fourchue, et à la fin de sa vie seulement très mêlée de poils blancs. Son expression était agréable, vive et décidée.

Tel fut Michel-Ange, le dernier et le plus grand des maîtres sévères. Cette gigantesque figure clôt et résume le mouvement inauguré par Dante et par Giotto, poursuivi par les Orgagna, les Brunelleschi et les Léonard. Surpassé sans doute par plusieurs de ses contemporains ou de ses devanciers dans quelques-uns des arts qu’il a cultivés, ce fier et sombre génie a marqué toutes ses œuvres d’une formidable empreinte. Il n’eut point de postérité, car il serait injuste de lui demander compte des extravagances de ses impuissans successeurs, qui crurent l’imiter en affectant le sublime, oubliant que sans la force l’audace n’est que ridicule. Ce n’est pas seulement par l’énergie créatrice de sa toute-puissante imagination, mais par un ensemble inouï des plus hautes et des plus rares facultés, qu’il l’emporta sur les hommes célèbres de cette prodigieuse époque. Peintre, sculpteur, architecte, ingénieur, poète, citoyen, il apparaît entre Dante, Léonard, Brunelleschi, Raphaël, comme un titan, dernier rejeton d’une race perdue qui domine cette armée de géans. Et puisque son caractère égalait son esprit, n’est-on pas en droit de lui attribuer la première place parmi les grands hommes de l’ère moderne?


CH. CLEMENT.

  1. Condivi et Vasari écrivent 1474, ce qui s’explique par cette circonstance, que les Florentins comptaient l’année ab incarnatione, et la faisaient commencer le 25 mars.
  2. Une note de la dernière et excellente édition de Vasari publiée à Florence paraît trancher négativement cette question; voyez vol. XII, p. 332.
  3. Life of Michael Angelo, vol. Ier, p. 13.
  4. Avril 1858, p. 449.
  5. Ces deux ouvrages si intéressans par la date font partie de la belle collection réunie par Léonard, neveu de Michel-Ange, conservée et sans cesse augmentée par les héritiers. Elle vient d’être léguée à la ville de Florence par le comte Cosme Buonarotti, mort récemment.
  6. Cette statue, après avoir appartenu au duc d’Urbin, passa aux mains d’Isabelle, duchesse de Mantoue. De Thou la vit encore à Mantoue en 1573.
  7. Baldassaro de Milan, qui avait servi d’intermédiaire pour cette plaisanterie.
  8. La statue de l’Amour.
  9. Sonnet Ier, édition Varcollier, Paris 1825.
  10. Cette Pietà est le seul des ouvrages de Michel-Ange qui porte son nom. Un jour quelques Milanais, étant venus voir ce groupe, en causaient devant lui. L’un d’eux demanda de qui il était. Quelqu’un répondit : « De notre Gobbo de Milan. » Michel-Ange, piqué, ne dit rien, mais revint la nuit avec une petite lanterne et ses ciseaux, et grava sur la ceinture de la Vierge : Michalangelus Buonarotus. Floren.
  11. Soderini n’était pas encore gonfalonier à vie, comme le dit Vasari; il ne fut élu qu’en 1502.
  12. Vasari rapporte à propos de ce tableau une anecdote renouvelée de Tarquin et des livres de la sibylle, qui montre avec quelle raideur Michel-Ange défendait la dignité de sa profession. Il l’avait exécuté pour un riche amateur de ses amis, Agnolo Doni. Il le lui envoya avec un billet dans lequel il lui demandait soixante-dix ducats pour le prix de son ouvrage. Agnolo, homme économe, trouva la somme un peu forte, et donna quarante ducats au porteur, en disant qu’il jugeait ce prix raisonnable. Michel-Ange les lui renvoya aussitôt, et, pour le punir, réclama cent ducats ou son tableau. Agnolo répondit alors qu’il paierait les soixante-dix ducats; mais Michel-Ange, irrité, finit par doubler la somme offerte et exigea cent quarante ducats.
  13. Voyez le savant recueil de Gaye, Carteggio, tome II, pages 92, 93.
  14. Lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange, 15 octobre 1512.
  15. D’autres disent que le pape le frappa lui-même.
  16. La gravure de cette composition a été faite d’après le beau carton de l’académie de Londres.
  17. « Cette Nuit que tu vois dormir dans un si doux abandon fut sculptée par un ange. Elle est vivante, puisqu’elle dort ; éveille-la : si tu en doutes, elle te parlera. »
  18. « Il m’est doux de dormir et d’être de marbre. Ne pas voir, ne pas sentir est un bonheur dans ces temps de bassesse et de honte. Ne m’éveille donc pas, je t’en conjure ; parle bas. »
  19. Les Images de Philostrate, par Blaise de Vigenère, Paris 1629.
  20. L. Vitet, Études sur les Beaux-Arts, tome Ier, page 423.
  21. Madrigal 26.
  22. Les Arts en Portugal, par le comte Raczynski; Paris, Renouard, 1846. — Dialogue sur la Peinture dans la ville de Rome, par François de Hollande.
  23. Madrigal 29.
  24. Lettre à messire Bartolomeo.
  25. Manuscrit de François de Hollande.
  26. Élèves et partisans de San-Gallo qui firent pendant plusieurs années une guerre très vive et peu loyale à Michel-Ange.
  27. Bottari, Lettere pittoriche, t. IV, num. 11.
  28. Vasari écrit à ce propos : « J’avais remarqué qu’il ne se servait pas de bougies, mais de chandelles de suif de chèvre, qui sont excellentes; je lui en envoyai quatre paquets qui pesaient bien quarante livres. Je les lui fis porter à deux heures après minuit. Il les refusa d’abord; mais mon domestique dit : « Messire, elles m’ont cassé les bras depuis le pont jusqu’ici, et certes je ne les reporterai pas à la maison. Il y a devant votre porte un monceau de boue, je les planterai toutes dedans et les allumerai. — Eh bien ! pose-les ici, répondit Michel-Ange; je ne veux pas de pareilles plaisanteries à ma porte. »