Flammarion (p. 7-80).
Miche




A Madame

DE ALVEAR PACHECO Y ANCHORENA,

avec beaucoup d’amitiés de sa filleule « MICHE » et de GYP.

Décembre 1915.


I


Le domestique entra dans la salle à manger et, après avoir posé sur un dressoir le plat qu’il portait, expliqua :

— C’est l’Champêtre qui est là… y voudrait dire un mot à monsieur le marquis.

En entendant annoncer « le Champêtre », le comte d’Erdéval, assis en face de son père, avait enveloppé d’un regard inquiet ses quatre enfants. Il redoutait quelque gaminerie, quelque farce des garçons ou même de la petite fille, qui vivait de la vie de ses frères et les imitait avec docilité. Mais Jean, Olivier et Jacques causaient paisiblement avec leur précepteur, et Simone, occupée à suivre les mouvements de la gouvernante qui sucrait pour elle une énorme assiettée de fraises, semblait avoir, elle aussi, la conscience très tranquille.

Et M. d’Erdéval se rassura tout à fait, en entendant le domestique qui disait :

— Y vient de la part de M. l’curé… paraît qu’c’est pressé…

— Qu’est-ce que c’est encore ?… — fit le marquis avec humeur. Et après un instant de réflexion, il acheva, l’air agacé :

— Eh bien, qu’il entre !…

Le garde champêtre — un grand Normand dégingandé — parut et dit, du seuil de la porte :

— Mande excuse de vous déranger, monsieur l’marquis… mais c’est M. l’curé qui m’envoie dire qu’la Florine vient d’passer en laissant tout seul son p’tit…

— C’est fort triste !… — dit le marquis avec indifférence — mais on n’y peut rien !…

Il prévoyait une demande de secours — la sixième depuis quinze jours — et pensait à part lui que cela devenait vraiment abusif.

Le garde champêtre — qui tournait son chapeau de paille entre ses grosses mains rouges — continua :

— C’est que… voilà !… on n’sait pas quoi faire du gosse !…

— C’est l’affaire du maire !… — dit aigrement le marquis, qui ne pardonnait pas aux habitants de Saint-Blaise de ne pas l’avoir élu.

— M’sieu l’mare a la jambe cassée… sans quoi y s’occuperait lui-même du p’tiot.

— Pourquoi les sœurs ne le prennent-elles pas ?… si elles ne sont même pas bonnes à ça ?…

Le vieillard en voulait aussi aux sœurs qu’il ne trouvait pas suffisamment domestiquées.

Il n’était revenu que depuis quelques années à Saint-Blaise qu’il avait quitté vers 1860. Las un beau jour des déplacements, trop vieux pour suivre le train mondain qui avait jusque-là rempli sa vie, il s’était souvenu de ce joli château qu’il aimait autrefois, et il avait résolu de l’habiter, d’y occuper une situation et d’y recevoir des amis.

Les Normands étaient — à l’entendre — des êtres d’exception, des créatures d’élite, sur qui les révolutions avaient glissé sans entamer leur primitive candeur.

Méprisant le reste de la France, et spécialement la Lorraine — où il était né et que son fils habitait encore une partie de l’année — il avait coutume de dire : « Les horribles Lorrains », et « mes bons Normands », jusqu’au jour où il s’était définitivement échoué au milieu de ces Normands tant chéris.

Devenu veuf lorsque son fils avait quatre ans, le marquis avait confié à ses parents la garde du petit Antoine, tandis qu’il vivait à sa guise, libre d’entraves et passant seulement de temps à autre quelques semaines auprès de l’enfant, qu’il accablait alors d’affectueuses protestations et de caresses.

Mais lorsque Antoine fut devenu un jeune homme, M. d’Erdéval se fixa près de lui et l’associa carrément à sa vie mondaine sans craindre — lui qui était demeuré si étonnamment jeune — de se vieillir en montrant ce grand fils.

Il le maria très bien et s’intéressa à sa femme et à ses enfants, surtout à l’aîné, son filleul, qu’il eût préféré fils unique et qu’il disait vouloir avantager.

— Un grand-père… — répétait-il volontiers — a le droit d’avoir une préférence et de la marquer. Jean est l’aîné… il sera le chef de la famille… il est aussi le meilleur et le plus beau. c’est à lui que je donnerai Saint-Blaise…

Et comme le petit, comprenant vaguement ces belles promesses, ouvrait tout grands ses yeux bleus qui questionnaient, il ajoutait, appuyant contre lui l’enfant d’un geste protecteur :

— Oui, mon chéri, tu es le préféré de grand-père !… et quand tu feras des bêtises, Tu viendras les raconter à grand-père qui les paiera…

Car il fallait que Jean fît des bêtises !.. Tous les Erdéval en avaient fait. Il ne saurait mentir à la race. Il serait un Erdéval de derrière les fagots.

Et le petit bonhomme, à force de s’entendre répéter cette même phrase, gravait dans sa tête la promesse qu’elle renfermait. Si bien qu’un jour où un ami s’amusait, pour le faire parler, à lui poser des questions sur sa famille, M. d’Erdéval surprit cette réponse qui le stupéfia :

— Y a p’pa, m’man, Olivier, Jacques, Simone .. et grand-père qui paiera les bêtises que j’frai…


Tandis que les quatre enfants écoutaient, s’intéressant au « petit » de la Florine, le garde champêtre expliqua :

— Les sœurs peuvent point prendre d’embarras… vu qu’alles savent point si alles seront core ici demain, monsieur l’marquis..

— Quel âge a l’enfant ?… — demanda Mme d’Erdéval.

— Dans les cinq ou six ans… alle est grande et forte…

— C’est une petite fille ?..

— Oui, madame la comtesse. un’ belle petite fille pour c’qu’est d’ça !… qu’ c’est vraiment malheureux d’abandonner à l’Assistance…

Depuis un instant les enfants et la gouvernante échangeaient d’un air affairé de mystérieuses paroles. À la fin, Simone dit délibérément :

— Faut la prendre à la maison, grand-père ?…

— Tu es folle !… répondit sans hésiter M. d’Erdéval.

La petite lança à son frère aîné un regard de détresse.

— Demande, toi ?… à toi, grand-père dira oui…

— Grand-père !… — commença Jean câlin — ça nous ferait tant plaisir de prendre la petite fille… voulez-vous nous la donner, dites ?…

Et comme le marquis se disposait à protester, il l’interrompit brusquement…

— Vous voulez bien, grand-père ?… au moins pour tout de suite ?… après, si vous ne voulez pas la garder. ben, on verra !

— Je ne veux pas du tout prendre cette enfant !.. l’enfant d’on ne sait qui !…

— C’est pas d’la Florine ?.. — demanda Simone en écarquillant les yeux.

— Si, mais… et puis, fais-moi le plaisir de occuper de ce qui te regarde !… Ça n’est pas la peine de te cacher pour ça !…

Simone venait de disparaître à moitié sous la table, mais ce n’était pas pour se cacher. Elle s’efforçait seulement d’allonger à Jean un coup de pied stimulant.

— Qu’est-ce qu’y faut dire à M. l’curé ?… — demanda le garde qui attendait.

— Que grand-père veut bien prendre la gosse !…

Et comme M. d’Erdéval protestait de nouveau :

— En attendant, grand-père ?… en attendant seulement !… Oh ! oui, dites ?… M’man s’en occupera… pas, m’man ?…

— Très volontiers mais tu ennuies ton grand-père.

Jean répondit avec aplomb :

— Grand-père est enchanté d’être ennuyé par moi !

Puis, comprenant l’énormité de cette affirmation, il corrigea :

— Je veux dire par nous !… Merci, grand-père !…

Il repoussa du talon sa chaise, qui recula en faisant gémir lamentablement les dalles de marbre, et courut vers la porte en disant :

— J’vais la chercher !…

À sa suite, Simone s’élança en criant :

— Pas sans nous, donc !… pas sans nous ! Tandis qu’Olivier et Jacques se levaient brusquement.

Mais le marquis se fâcha.

— Asseyez-vous tous !.. — ordonna-t’il — Letellier amènera l’enfant ici !… c’est absurde !… mais enfin…

— Remerciez bien grand-père !… — dit Mme Devilliers, l’institutrice, en se penchant à l’oreille de Simone.

Mais la petite expliqua, se libérant ainsi de toute gratitude :

— C’est pas pour moi !… c’est pour Jean, que grand-père a permis !…

Les enfants savaient que M. d’Erdéval préférait Jean et ils n’étaient nullement jaloux. Ils trouvaient leur frère si beau, si solide, et surtout si bon garçon, qu’ils admettaient que l’on s’attachât plus à lui qu’à eux. Chacun des enfants aussi préférait Jean, mais, mieux que le grand-père, dissimulait cette préférence qu’il jugeait blessante pour les autres.

Mme Devilliers insista maladroitement :

— Mais, M. le marquis fait ça pour vous faire plaisir à tous !…

— Pas du tout ! y n’aime que Jean ! Pas, grand-père, que vous n’aimez qu’Jean ?…

— Ton frère est l’aîné… — dit M. d’Erdéval avec un peu d’embarras — et il est assez naturel que…

Le comte intervint :

— Voyons, papa ! vous n’allez pas donner d’explications à cette moucheronne, je pense ?

— Des explications… non !… évidemment… et pourtant je ne voudrais pas que Simone crût que je ne l’aime pas… ni ses frères non plus !… Aujourd’hui, j’ai cédé à la demande de Jean parce que…

— L’important c’est qu’vous ayez cédé, grand-père… — déclara Olivier qui était rempli de philosophie et de bon sens — et que vous permettiez de prendre la gosse,

— La gosse !… Ah ! oui !… parlons-en !… et d’abord où va-t-on la mettre ?… et qui est-ce qui va s’en occuper ?…

— On pourrait — proposa Mme d’Erdéval — la donner à la mère Orson… c’est une bonne femme… elle aurait bien soin de la petite et lui apprendrait son métier.

La mère Orson, « la femme des vaches » comme on disait, s’occupait de l’étable et de la laiterie. Depuis plus de quinze ans elle soignait les vaches. Quand le marquis était revenu se fixer à Saint-Blaise, il avait cherché une femme « de confiance » pour les bêtes du château.

Deux vaches et deux chèvres — qu’on attelait à une voiture pour amuser les enfants quand ils étaient tout petits, et que l’on conservait par affection pour les vieilles compagnes de leurs jeux — occupaient la mère Orson. Elle aimait ses bêtes, et son étable et sa crémerie étaient bien tenues. C’était une excellente créature, pleine de bonne volonté et de vaillance, et qui, quoique Normande, ne buvait jamais. Elle serait douce pour la petite et la soignerait proprement. Après, on verrait, comme disait Jean.

— Qu’est-ce qu’y fabrique ce champêtre d’malheur ?… — demanda Jacques tout à coup — il y a longtemps qu’il devrait être revenu !…

— Le v’la ! — annonça Simone, grimpée sur les barreaux de sa chaise pour regarder, par la fenêtre placée en face d’elle — le v’là qui s’amène !…

Le garde champêtre entra au milieu d’un silence attentif et curieux. Il tenait par la main une petite fille si grande qu’elle semblait avoir dix ans, et si étonnamment belle que tous en furent surpris.

— Mâtin ! qu’elle est jolie !… — s’écria M. d’Erdéval — et qu’elle a l’air intelligent !…

— C’est vrai !… — dit le marquis que cette beauté séduisait presque — elle est rudement jolie !.. Comment s’appelle-t-elle ?…

— Comment t’appelles-tu ?.. — demanda Mme d’Erdéval — en prenant la main de l’enfant.

La petite, sans répondre, leva sur elle ses yeux lumineux et profonds.

— Alle parle point beaucoup !… — expliqua le garde champêtre — alle était toujours seule… les aut’s éfants n’jouaient point avec. Allons ! voyons !… dis à Mme la comtesse comment c’est qu’tu t’appelles ?…

Puis, comme la petite fille continuait à promener silencieusement son regard bleu autour d’elle, le bonhomme acheva avec humeur :

… Tu n’veux point ?… t’es qu’une petite sotte !… Madame la comtesse, alle s’appelle Micheline…

— Non, point !… — dit l’enfant avec énergie — je m’appelle…

Elle balbutia très vite un mot que l’on n’entendit pas nettement. Et, se penchant vers elle, Mme d’Erdéval demanda, très douce :

— Comment as-tu dit ?…

— Elle a dit Miche, parbleu !… — s’écria Jean qui avait à moitié deviné, à moitié entendu.

La petite le regarda avec une reconnaissante admiration. Et son regard intense et profond semblait dire :

— À la bonne heure !… en voilà un qui me comprend !…

— Est-ce bien Miche ?… — demanda la comtesse.

D’une voix ronde et pure, l’enfant répondit :

— Oui… c’est Miche !…

— Ah ! enfin !… tu veux bien parler !… Quel âge as-tu ?…

— . . . . .

— Tu ne sais pas ?… Tu ne veux pas le dire ?…

Jean s’écria en riant :

— Décidément, elle n’est pas bavarde !… Voyons, Miche, tu ne veux pas parler ?…

— Si… j’veux bien ! mais qu’à toi !…

— Tu m’honores, Miche !…

La petite fille demanda, très grave :

— Qu’est-c’que ça veut dire, ça ?…

— Quoi, ça ?…

— Ben, c’que tu dis ?…

— Ça veut dire que je suis flatté si j’ai ta confiance…

— Tu l’as, va !…

— Merci, Miche !…

— Tu as raison d’avoir confiance en lui — expliqua Olivier — car c’est à lui que tu dois d’être ici !…

Le regard lumineux de Miche exprima aussi clairement que des paroles, qu’elle n’appréciait pas fort « d’être ici ». Et M. Guillement, le précepteur des enfants, un grand garçon sympathique et intelligent, fit cette remarque qui lui attira un regard peu bienveillant du marquis :

— Elle parle vraiment avec ses yeux, cette petite !…

Le marquis d’Erdéval n’admettait pas que le précepteur se permit de parler quand on ne l’interrogeait pas. Il le comprenait dans la catégorie des « mercenaires », c’est-à-dire des gens qui ne méritent ni reconnaissance, ni considération, ni égards, ni rien de bon.

Pour lui, tout ce qui — dans l’ordre de choses qu’il lui plaisait de choisir — recevait une quelconque rétribution, était, quelle que fût d’ailleurs sa valeur, un mercenaire. Et le précepteur, la gouvernante, les domestiques, les ouvriers, étaient appelés très haut, chaque fois que s’en trouvait l’occasion, de ce nom peu aimable.

Le marquis d’Erdéval était, en 1890, plus rempli de morgue que n’avait dû l’être son ancêtre, — le premier Erdéval dont on retrouvât la trace — qui s’était embarqué à Dives en 1066 avec Guillaume le Conquérant.

La Révolution, qui avait permis que, descendant d’un cadet, il eût la même fortune que la branche aînée de sa famille était pour lettre morte. Sauf ce privilège — justement aboli — tous les autres privilèges subsistaient.

Et son fils, qui croyait fermement au sang bleu et à la race, sans pour cela admettre la suprématie de cette race et de ce sang, restait ahuri devant certains préjugés qui lui semblaient inexplicables.

Le comte aimait de tout son cœur, et sans aucune restriction, sans aucun sentiment d’une distance possible, le gentil et joyeux garçon qui faisait l’éducation de ses fils. Pierre Guillemet, poète et lettré, était le camarade de ses élèves, et les Erdeval le considéraient un peu comme un grand frère de leurs enfants.

Habitué à rire et à penser tout haut à Paris et en Lorraine pendant dix mois de l’année, le jeune homme avait une peine terrible à se transformer, à Saint-Blaise, en monsieur qui a avalé sa canne. Ses vingt-cinq ans vivants, bruyants même, s’impatientaient du faux respect qu’exigeait le marquis.

Cette noblesse — qui semblait à Guillemet plutôt respectable et sympathique dans l’atmosphère où il vivait habituellement en bonne harmonie avec elle — lui paraissait ici grotesque et haïssable. D’irrésistibles envies d’entrechats ou de pieds-de-nez lui poussaient tout à coup. Mais il ne laissait pas voir sa pensée intime aux enfants. Et à Olivier — le plus malin des quatre — qui lui disait :

— Il n’est pas à la coule, hein, grand-père ?…

Il avait répondu sans broncher :

M. d’Erdéval est un peu majestueux… mais c’est de son âge !…

Si le marquis avait atteint l’âge de la majesté. il n’en avait jamais eu et n’en aurait jamais le physique. Ce gros bonhomme, rond comme une boule et plein de pétulance et d’esprit, eût été, avec un peu de simplicité, absolument exquis. Mais plus les grands airs et l’arrogance lui allaient mal, plus il s’acharnait à s’en parer.

La comtesse s’était levée. Elle prit Miche par la main :

— Viens ! je vais te conduire chez la mère Orson… c’est elle qui se chargera de toi… Tu la connais peut-être ?..

De la tête la petite fit non, et le garde champêtre expliqua :

— Alle connaît point grand monde !. depuis qu’la Florine a rev’nu à Saint-Blaise, l’a point jamais causé à personne… alle était fière… alle redoutait l’s’affronts…

— Pourquoi ?… — demanda Simone étonnée — pourquoi lui aurait-on fait des affronts ?…

Le « Champêtre » hésita :

— Pac’ que… mamz’elle Simone… comme elle a été longtemps sans habiter par ilà. alors vous comprenez !…

— Mais non, je n’comprends pas !… grand-père aussi a été longtemps sans habiter… plus longtemps qu’Florine, puisqu’il est plus vieux… et on ne lui fait pas d’affronts ?…

— Il ne manquerait plus que ça !… — gronda le marquis — mais comment sais-tu si Florine était jeune ou vieille ?… tu ne l’as jamais vue, j’imagine ?…

— Mais si, grand-père, j’lai vue !…

— Comment ça ?…

— Pac’ que j’ai été la r’garder !…

Et elle conclut :

— Moi d’abord, j’aime c’qui est joli ! et Florine était très jolie… très, très !…

Deux grosses larmes glissèrent, brillantes et rapides, sans laisser de traces sur les joues de Miche.

— Pauv’ gosse !… — fit tendrement Jean, tandis que Simone demeurait honteuse d’avoir provoqué ce désespoir silencieux et profond — pauv’ gosse !…

Et le garde champêtre déclara :

— Alle a raison d’pleurer… car la Florine était un’ bonne mère, pour c’qu’est d’ça !… Ah ! mais qu’oui !… la p’tite était toujou lavée, gratitée comme un sou neuf… et bien habillée proprement… et qu’c’était pourtant la misère chez alle… la noire misère, comme c’est qu’on dit !…

Et regardant la comtesse, l’homme ajouta timidement :

— Même qu’y a p’t’être déjà du temps qu’la p’tite n’a mangé ?… As-tu point faim, la gosse ?…

— Oui !… — fit brièvement Miche.

Pour la seconde fois, M. Guillemet osa parler :

— Et elle regarde la table servie, les gâteaux, les fruits, sans témoigner aucune avidité… aucune gourmandise.

— J’suis point gourmande !… Miche avec gravité.

Jean s’approcha d’elle avec une assiette de biscuits :

— Depuis quelle heure n’as-tu pas mangé ?

— J’crois — balbutia l’enfant, qui semblait chercher dans son souvenir — qu’jai core trouvé hier matin un’ croûte…

— Hier matin ! — dit le marquis consterné — mais elle doit mourir de faim, la pauvre petite !…

Miche avait pris un biscuit et le mangeait sans voracité, d’un air triste. Jean voulait lui donner d’autres gâteaux, mais sa mère l’en empêcha.

— Je vais lui faire donner une soupe au lait… ça vaudra mieux. Viens, Miche !…

La petite fille, qui s’en allait déjà en donnant la main à la comtesse, s’arrêta, tournant la tête, et demanda avec regret :

— Tu viens pas, toi, Jean, dis ?…

Le marquis d’Erdéval bondit :

— Je te défends, tu entends, de tutoyer mon petit-fils !… et de l’appeler par son nom !… :

En voyant Miche rougir, terrifiée, Jean supplia :

— Oh ! grand-père !… elle est si petite !… elle ne sait pas !…

— Eh bien, elle apprendra !…

— Viens !… — dit la comtesse en entraianant la petite fille — viens déjeuner, Miche ?

Miche répondit, en trottinant derrière elle suivie de Jean :

— J’aimerais mieux aller voir m’man !…


Quand ils furent sortis, M. d’Erdéval remercia son père du plaisir qu’il voulait bien faire aux enfants.

— Tu n’as pas à me remercier. — dit le marquis — depuis que j’ai vu cette petite, je ne regrette plus de l’avoir prise… Elle est ravissante et forte comme un petit Turc, et elle a l’air très intelligent… Je suis sûr que, d’ici à deux ou trois ans, elle rendra de petits services dans la maison ?…

— Tant mieux, papa, que Miche ne vous agace pas trop ! les enfants ont si fort insisté pour vous la faire prendre que je craignais…

— Tu n’as rien à craindre du tout !… Fais-moi seulement l’amitié de t’arranger pour que cette petite paysanne garde la distance qu’elle doit garder avec tes enfants ?…

Et comme Olivier souriait, narquois, son grand-père s’adressa directement à lui :

— Oui… je n’ai pas, moi, les idées égalitaires de ton père… je…

— Permettez !.. — dit en riant M. d’Erdéval — je n’ai pas les idées que vous dites.

— Venez-vous jouer au cochonnet ?… — proposa prudemment le précepteur en emmenant Olivier et Jacques, tandis que Mme Devilliers sortait avec Simone, en disant :

— Allons voir la petite fille !…

— Je t’ai entendu dire cent fois… — commença le marquis lorsqu’il se trouva seul en face de son fils — que tu es démocrate et égalitaire.

— Ah ! mais non ! j’ai dit démocrate et autoritaire… ce qui n’a aucun rapport.

— Pourtant, tu crois…

— Je crois… à tort ou à raison… que le peuple a quelques droits qu’on lui refusait jadis… Je lui voudrais un gouvernement qu’il acceptât et qui fût à poigne… très à poigne… Je suis impérialiste, c’est entendu… donc démocrate… mais égalitaire ?… jamais !… Vouloir l’égalité, ou intellectuelle, ou politique, ou sociale, c’est-à-dire l’impossibilité absolue… Mais il faudrait être idiot !…

— Cependant… puisque tu crois à la race… car tu y crois, n’est-ce pas ?…

— J’y crois !…

— Alors, comment ne crois-tu pas que ta race est au-dessus des autres ?…

— Je la crois différente des autres, et non pas au-dessus. Pour moi, il en est des hommes comme des chevaux… nous sommes incontestablement des pur sang… mais parmi les pur sang, il est de fameuses rosses… de même que parmi les Percherons, ou les Bretons, ou les Tarbes, ou les petits Lorrains, il y a de rudes chevaux !…

— Nous n’avons pas la même façon de voir !… ainsi, par exemple, vous avez fait coucher un boucher dans la chambre de Simone…

M. d’Erdéval répéta, abruti :

— Nous avons fait coucher un boucher dans la chambre de Simone ?… ?… ?…

Une vision étrange lui montrait l’enfant dans son petit lit tout blanc, et, sur le tapis, un boucher ronflant, roulé dans un tablier taché de sang. Et, tout d’un coup, surgit la vérité qui le fit rire.

Deux ans plus tôt, M. Guillemet, le précepteur, avait été très malade. On le croyait perdu. Son frère, boucher de la marine à Toulon, était venu le prendre pour l’emmener dans le Midi natal où il devait se rétablir. Les Erdéval, désireux de le garder près de son frère jusqu’au départ, tenaient à le loger chez eux et on l’avait mis dans la chambre de Simone, qui était allée pour deux nuits dans celle de Mme Devilliers.

— Tu trouves ça naturel ! — continua le marquis mécontent de voir rire son fils — et vous avez aussi fait manger cet homme avec vous ?…

— Dame !…

— Moi, je trouve ça révoltant !…

— Quand les gens sont honorables, bien élevés, intelligents, ou sympathiques de quelque façon que ce soit… — expliqua M. d’Erdéval — je me soucie peu de leur origine… et je préfère un boucher tel que Guillemet, à un comte tel que le cousin Montespan, par exemple, qui mange des œufs avec ses doigts, pique sa fourchette au cœur de son pain pour l’essuyer, et crache de tout son cœur sur les tapis !… Encore doit-on se trouver très heureux quand il crache, parce que, au moins, pendant ce temps-là, il ne parle pas !…

— Je conviens que Montespan est mal élevé… mais, enfin, c’est notre cousin… il est de la famille !…

— Hélas !…

— Il a donc droit à tous nos égards !…

— Eh bien ! non !… et c’est précisément là ce que je nie !… Je suis ravi d’avoir à ma table Guillemet, qui m’y apporte de la gaieté et de l’esprit, alors que ça me dégoûte d’y avoir Montespan qui est un sinistre imbécile !…

— Enfin… tu diras ce que tu voudras, mais tu n’obtiendras jamais de moi que je dîne avec un boucher !…

— Crois bien, papa, que je n’ai nulle envie de l’obtenir !…

Simone rentrait en gambadant avec sa mère et Mme Devilliers. Dès la porte, elle cria :

— La petit fille est partie pour la pêche avec Jean !… elle ne veut pas le lâcher !… elle lui a dit : « Je ne te quitterai plus jamais ! »

Et voyant la mine vexée de son grand-père, elle ajouta bien vite, pour corriger la familiarité du tutoiement :

— Elle a dit : « Monsieur Jean !… »


II


La passion de Miche pour Jean ne fit que croître chaque jour. Certes, elle se montrait affectueuse et reconnaissante envers les autres enfants, mais elle ne les idolâtrait pas comme elle idolâtrait « monsieur Jean ».

Elle éprouvait pour ce grand gas, si fort et si doux, une admiration mêlée de respect ; un respect familier et confiant, mais qui était quand même du respect.

« Monsieur Jean » lui apparaissait comme un être à part ; un peu moins que le bon Dieu — puisqu’on lui avait enseigné que, de celui-là, nul n’est l’égal — mais beaucoup plus qu’un homme.

« Monsieur Jean » savait tout, faisait tout. Il osait tout aussi, car c’était avec lui que la petite fille allait porter de gros bouquets sur la tombe de sa mère. Et elle devinait, avec une très profonde perspicacité, que si M. d’Érdéval apprenait quelque jour que ses plus belles roses s’en allaient fleurir le tombeau de la Florine, il attraperait vigoureusement son favori.

Très vite, Miche, fine, observatrice et réfléchie, avait compris le caractère du vieux marquis. Elle le savait très bon, très colère et très faible aussi.

Elle avait d’ailleurs su lui plaire. Il l’appelait volontiers, lui faisait porter des ordres aux communs et à la ferme, et l’utilisait avec bienveillance et plaisir. Et, quoique le départ de Jean eût été pour Miche un terrible déchirement, elle passa presque facilement, entre le marquis et la mère Orson, les dix mois qui la séparaient de son retour.

Lorsque, à l’automne suivant, les Erdéval revinrent à Saint-Blaise, Miche, encore grandie, devenait vraiment d’une surprenante beauté.

Longue, svelte, découplée, bien campée sur des jambes superbes et musclées, avec son fin visage d’une éblouissante fraîcheur, son profil pur, ses immenses yeux d’un bleu sombre, ses cils et ses sourcils bruns, ses cheveux marron qui se doraient au soleil, Miche semblait avoir douze ans. Sa vigueur était extrême et ses mouvements d’une souplesse infinie.

À l’arrivée de la voiture qui amenait les Erdéval, elle se dissimulait contre un des vases du perron. Jean l’aperçut et ouvrit les bras en disant :

— Eh bien, Miche ?…

D’un bond, la petite fut suspendue à son cou, sanglotant de joie, tremblante et heureuse. Jean demanda :

— Es-tu contente de me voir arriver ?…

Elle fit, devenue triste soudain, une réponse qui disait éloquemment l’habituelle tournure de son esprit :

— Vous repartirez dans deux mois, monsieur Jean !…

Jean se mit à rire et dit :

— Il ne faut pas penser à des choses tristes !…

Mais Miche déclara paisiblement :

— Moi, je n’pense qu’à ça !

Elle était gaie, pourtant, la petite Miche, et vivante, et remuante, mais silencieuse plutôt. Elle riait souvent, parlait peu, et réfléchissait beaucoup.

Les Sœurs — qu’aucune loi d’expulsion n’avait encore frappées et qui espéraient que le Parlement les oubliait — continuaient à instruire les enfants de France. Miche allait à l’école. Mais jamais elle ne savait une leçon, jamais elle ne faisait aucun devoir.

Son intelligence était endormie, disaient des Sœurs. Et puis, sans avoir précisément une difficulté de parole, elle bafouillait, hésitait, s’exprimait difficilement et mal. Savait-elle lire même ?… En vérité, la Supérieure croyait que non ! Quand on lui donnait un livre, elle avait l’air de s’y intéresser. Elle tournait les pages, mais sans se préoccuper de celle où était la leçon à apprendre. Lisait-elle ?… Si oui, pourquoi refusait-elle obstinément de lire haut ou même d’épeler un mot ?

Enfin, aux yeux des religieuses et de tous les gens de Saint-Blaise — la mère Orson exceptée — Miche était ce qu’on appelle dans les villages « une innocente », c’est-à-dire un peu moins qu’un idiote, mais beaucoup moins aussi que la petite fille la plus ordinaire.

Jean — et tous les Erdéval avec lui — protestait contre la réputation faite à la petite fille. Miche était, à son avis, très intelligente. Elle parlait peu et, quand elle parlait, c’était sans éloquence, mais ses yeux indiquaient une profondeur de pensée surprenante chez un enfant.

— Oui !… c’est vrai !… — disait le marquis à qui plaisir la petite fille — elle a des yeux infiniment profonds !.. mais ça ne signifie pas grand’chose… Le docteur Bouvier m’a dit que, souvent, le regard des idiots a de ces profondeurs-là.. il a vu, au Bon-Sauveur de Caen, des malades qui avaient des yeux comme Miche…

Un jour Jean, au cours d’une des promenades qu’il faisait avec la petite, rencontra sur la route de Saint-Blaise à Saint-Lô le docteur qui s’en venait à l’amble de son cheval blanc. C’était un médecin de campagne très vieux jeu, tout à fait rococo, mais non sans savoir. Plein d’humour et d’esprit, le docteur Bouvier avait une sorte de grâce bourrue, très prenante pour qui savait en goûter la saveur et en comprendre la bonté, mais qui lui faisait un lot d’ennemis parmi les imbéciles ou les vaniteux, qu’il se plaisait à tarabuster pour se tenir en haleine.

— Ah !… — dit-il en apercevant Miche — la voilà donc, cette petite paresseuse qui ne sait ni lire ni écrire à sept ans !…

Miche cligna un peu les paupières, voilant de ses cils l’éclat bleu de son regard et ne répondit pas.

— Elle est muette ! — fit en riant le docteur.

— Voyant que Miche riait silencieusement de toutes ses dents de petit chien, il ajouta :

— Tu as tort de rire, va !.. à force de faire la muette et la bête, tu pourrais bien devenir l’une ou l’autre… ou les deux !..

— Va devant, Miche ! — ordonna Jean — tu cueilleras un bouquet des gueules-de-loup jaunes et du bouillon-blanc que Simone aime tant ! Allons !… va !…

Et resté seul avec le docteur, il demanda : — Est-ce que, vous aussi, vous croyez que Miche est mal équilibrée ?… est-ce que vraiment vous la croyez bête ?…

— Certes non !… elle est même parfois très intelligente, la petite mâtine !… attendu qu’elle s’arrange de façon à ne rien fiche sans qu’il vienne au Sœurs l’idée de la punir ! Comment s’y prend-elle ?… je l’ignore… mais les braves femmes l’adorent et elle les ferait passer par le trou d’une aiguille si la fantaisie lui en venait…

— Mais vous avez dit à grand-père que…

— Que la profondeur du regarde de la petite ne signifiait rien !… oui, je sais !… Eh bien, c’est vrai, ce que je lui ai dit !… J’ai soigné de douces idiotes qui avaient les yeux encore plus profondément et plus intelligemment rêveurs que ceux de Miche… et qui étaient pourtant de pures démentes… j’ai dit que les yeux de Miche ne prouvaient pas nécessairement qu’elle fût intelligente, mais je n’ai pas dit… il s’en faut… qu’ils prouvaient qu’elle ne le fût pas.

— À quoi attribuez-vous cette lenteur de compréhension, dont se plaignaient les Sœurs et tous les gens qui s’occupent de Miche ?…

— Je l’attribue à une paresse intense probablement… mais je dois cependant reconnaître que l’enfant est parfois d’une extraordinaire nervosité… cette nervosité se traduit jusqu’ici par des troubles de la parole… Ainsi, il y a trois mois, ton grand-père l’avait un peu grondée… elle a été prise d’une sorte de crise nerveuse qui m’a réellement effrayé… Pas de larmes ni de cris, mais un tremblement qui la secouait de la tête aux pieds, et à la suite duquel elle resta quarante-huit heures sans pouvoir parler… mais littéralement pas !… elle n’articulait pas un seul mot !… Pendant deux jours, elle a été muette, muette absolument !…

— Est-ce que ça peut revenir ?… — Je crois que oui !… à la suite d’une peur, d’une émotion violente, enfin d’une secousse quelconque, il est probable que ce phénomène se reproduirait… à moins que ça n’en soit un autre… Avec les nerveux à ce degré-là, on peut toujours s’attendre à des surprises…

— Va donc devant comme je te l’ai dit, Miche !… — cria Jean en s’élançant vers la petite fille qui s’était furtivement rapprochée et qui, le visage muet et les cils baissés, marchait à présent presque en ligne avec le cheval du docteur.

Docile, Miche s’écarta et recommença sa cueillette de fleurs, tandis que Jean demandait inquiet :

— Ne croyez-vous pas qu’elle a entendu, docteur ?…

— Oh ! je ne le pense pas !…

— Pourtant nous parlions assez haut !… comme vous êtes à cheval et moi à pied, nous avons inconsciemment élevé la voix à cause de la distance et du bruit des pas sur la route… Je parie qu’elle a entendu ?…

— Que non !… ou, si elle a entendu, elle n’a pas compris… Elle avait l’air absolument détachée de ce que nous disions…

— Elle a une puissance sur elle-même dont vous n’avez pas idée, docteur !… il faut la voir tout le temps, comme nous la voyons, mes frères et moi, pour savoir à quel point elle sait prendre sur elle… Vous souvenez-vous du jour où on est allé vous chercher parce que Jacques, avec qui elle jouait à construire des fours, lui avait à moitié écrasé le pouce entre deux grosses pierres ?…

— Oui… il était dans un joli état, le pouce !

— Eh bien, elle n’avait rien dit !… et c’est en voyant du sang partout que nous avons compris qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire…

— Autre chose est d’être dur et de supporter la souffrance sans broncher, ou bien de dissimuler une impression ressentie à l’improviste et lorsqu’on n’a pas eu le temps de se préparer…

— Tant mieux si elle n’a pas entendu !… parce que, la pauv’petite, je serais désolé de lui avoir causé une préoccupation où une inquiétude…

— Une préoccupation ?… une inquiétude ? On voit bien que tu ne connais pas les enfants, mon petit Jean !… Mais en admettant que Miche nous ait entendus parler de crises probables, ou même de la possibilité qu’elle devienne muette, ou sourde, ou aveugle, et qu’elle ait compris ce que nous disions.. car encore faudrait-il qu’elle l’eût compris… elle n’y penserait plus demain… ni même dans cinq minutes…

— Je vous demande pardon, Docteur, mais je crois que vous vous trompez… Je ne connais peut-être pas les enfants en général… bien que j’aie pu les étudier autrefois sur mes frères et sur moi-même, et que j’aie aujourd’hui, pour continuer mes études, Simone qui est un rude type… mais je connais admirablement Miche qui me dit presque toutes ses petites pensées… et dont je devine tout ce qu’elle ne me dit pas… Eh bien, je vous assure que Miche n’oublie rien de ce qu’elle a entendu et compris…

— C’est possible !… mais alors ce n’est pas une enfant comme les autres.

— Pas du tout comme les autres !… Les enfants sont habituellement ingrats, n’est-ce pas ?… Simone… qui est un amour… est un modèles achevé d’ingratitude.. Plus on fait pour elle, moins elle est reconnaissante… Miche, au contraire, témoigne pour les moindres choses une reconnaissance éperdue… Ainsi, on lui a dit que c’est à moi qu’elle doit d’avoir été prise par grand-père…

— C’est ça que tu appelles une « moindre chose ?… »

— Non… évidemment non ! mais je citais ça parce que Miche m’a voué, à cause de mon intervention, une affection sans bornes… Je lui dirais de se jeter dans le feu qu’elle le ferait sans hésiter… elle n’est heureuse que quand je suis là !…

Le docteur Bouvier sourit.

— Ça pourrait bien ne pas être de la reconnaissance, ça !…

— ?…

— À mon avis, c’est de l’amour !…

— De l’amour ?… à huit ans !..

— À huit ans ! l’amour n’a pas d’âge, mon enfant ! Qu’une petite fille de huit ans éprouve de l’amour pour un garçon de seize ans, c’est tout ce qu’il y a de plus normal…

— Oh ! Docteur !…

— Parfaitement !… c’est de l’amour pur et inconscient, de l’amour de gosse, mais c’est tout de même de l’amour !… et quand Miche sera une jeune fille, tu feras bien de prendre garde à ne pas laisser se développer ce sentiment-là…

Le docteur Bouvier réfléchit un instant, puis conclut :

— Parce que la petite a de qui tenir…

— Oh ! — fit Jean chagrin — Miche a une bonne et honnête petite âme !…

— La Florine aussi avait à huit ans une honnête petite âme… et même après !… C’est vrai !… je l’ai bien connue, la pauvre !… c’était une brave fille, honnête et droite d’instinct, mais que la misère et la beauté ont forcée à mal tourner !… Ce qu’était belle cette Florine !.. on n’a pas idée de ça ?…

Il regarda la petite fille, qui s’inclinait vers une fleur, et ajouta :

— Miche lui ressemble !… je me souviens d’elle au même âge, c’était exactement le même petit enfant frais et vigoureux… Miche a les traits encore plus fins et les yeux encore plus beaux que sa mère, mais pour le reste elle est toute pareille !… Tu lui auras rendu un rude service en lui faisant donner asile par ton grand-père, mon petit Jean ! elle peut t’en savoir gré, va !… il y a de quoi !… tu as empêché… ou du moins éloigné la culbute.

— Pauv’Miche !… — dit Jean qui regarda tendrement l’enfant — je ne voyais pas si loin quand j’ai demandé à grand-père de la recueillir !…

Le docteur Bouvier venait d’arrêter son cheval blanc au croisement des deux routes :

— Au revoir, mon petit !… je vais au Mesnil…

— Ah ! qui est-ce qui est malade au Mesnil ?…

— Mme de Guerville, je crois. Oh ! pas grand’chose !…

— Mâtin !… — fit Jean avec conviction — vous n’allez pas vous embêter !…

— Eh bien ! eh bien ! est-ce que tu crois qu’un vieux comme moi se…

— Je crois qu’un « vieux comme vous » a des yeux tout comme un jeune…

— Erreur, mon petit ! mes vieux yeux voient toutes les verrues, toutes les tares que ne voient pas les tiens…

— Des verrues et des tares !… Vous ne devez pas en découvrir beaucoup sur Mme de Guerville toujours !… — répliqua Jean avec une certaine aigreur, tandis que le docteur pensait à part lui :

— Ce gosse aussi est pincé !..

— Miche était revenue prendre la main de son ami et elle écoutait ardemment, en promenant un regard inquiet du jeune homme au docteur qui répondait :

— Je vois que tu es… comme tout le monde… emballé sur Mme de Guerville ? Ça ne me gêne pas pour te dire que moi je ne l’admire pas du tout… oh ! mais là, pas du tout !…

— Comment ?… — fit Jean stupéfait — vous ne la trouvez pas jolie ?…

— Ah ! non ! certes non !… je suis trop vieux et surtout trop vieux jeu, mon petit, pour trouver jolie cette espèce de mannequin ! je la trouve pomponnée, corsetée et peinturlurée fort habilement. Un point, c’est tout !

— Moi, je la trouve ravissante !.…

— Je le vois parbleu bien !

— Mais… — dit Jean qui avait rougi — être bien habillée et pomponnée ne nuit pas, il me semble ?…

— Sapristi non ! ça ne nuit pas !… la preuve, c’est que toi et beaucoup d’autres sont roulés proprement, grâce à ces artifices… Car tu es roulé comme une simple crêpe, mon petit, par le corset et les cheveux au henné de la dame du Mesnil…

Miche regardait le docteur Bouvier d’un œil humide et reconnaissant. Et le bonhomme pensa :

— Elle est jalouse !…

Jean répondit, visiblement vexé :

— En quoi suis-je roulé ?… Qu’est-ce que vous lui reprochez donc, au physique de Mme de Guerville ?…

— Des tas de choses… visibles pour qui sait lire entre les lignes de la teinture, des postiches, de la peinture, des hauts talons et du corset ! Je lui reproche ses cheveux, dont les coques et les boucles luxuriantes jurent vilainement avec la pauvreté de la raie, de la nuque et des tempes… Je lui reproche d’avoir deux pouces de jambes et le derrière tout de suite… ce que ni le corset qui la projette en avant, ni les talons de dix centimètres qui achèvent de la faire piquer sur le nez, ne parviennent à dissimuler, si évident que soit, d’ailleurs, leur effort… Je lui reproche la bande de velours noir dont elle entoure ses yeux pour les agrandir… et la pommade de raisin qui élargit ses lèvres trop minces… et le blanc qui enduit sa peau dont le grain est plutôt vilain… et ses ongles teints, et ses dents grises !.. Enfin, sauf son nez, qui est vraiment très joli, je ne vois en elle rien qui vaille…

Et comme Jean gardait un silence mécontent, le docteur Bouvier explique :

— Note bien, mon petit, que je vais mettre le pied au Mesnil aujourd’hui pour la première fois depuis que les Guerville l’habitent… Si la petite dame était déjà ma cliente, si j’avais pu être appelé à constater directement toutes ses imperfections, je serais plus muet qu’un poisson. Mais je n’ai, jusqu’ici, fait qu’apercevoir Mme de Guerville… Il y un mois, je me suis trouvé avec elle à Saint-Lô chez le pharmacien… et il y a quelques jours, j’ai déjeuné en face d’elle à l’hôtel de la Poste, où elle faisait de l’esbrouffe pour les voyageurs de commerce, le commis percepteur, et les capitaines qui traversaient la grande salle, pour aller dans celle où ils prennent pension !… Elle avait une robe rose…

— Avec des entre-deux… je la connais !… — s’écria Jean avec vivacité.

— Je ne sais pas s’il y a des entre-deux — dit en riant le docteur — mais il ne m’a pas semblé que cette robe rose recouvrît rien de bien agréable… Ce petit corps, pour prendre aussi complètement la forme la mode, doit être doué d’une élasticité regrettable, à mon goût… Pour moi, les premières conditions de la beauté, c’est la fermeté et la fraîcheur… pour être vraiment jolie, il faut être saine avant tout…

Et comme Jean secouait la tête, le docteur acheva :

— Tu es encore trop gosse pour comprendre ça ! quoique tu aies l’air d’avoir vingt ans, tu n’en as encore que seize, mon petit Jean !… plus tard… beaucoup plus tard… tu te diras que le père Bouvier était moins bête que tu ne l’as cru…

— Oh ! Docteur !…

— Il n’y a pas de « Oh ! Docteur !… » Tu me juges pour l’instant une vieille moule !… et c’est tout naturel. Allons, au revoir !… à tantôt !… je dois aller Saint-Blaise… ton grand-père m’a fait demander…

— Il est malade ? fit Jean inquiet.

— Pas lui !… le valet de chambre, je crois ?… lui, il n’est jamais malade !… Ah ! le magnifique bonhomme !… soixante-quatre ans, il n’a pas une infirmité et il flanquerait encore une pile au premier venu… Il est épatant, le papa Erdéval !… Cristi !… Ça ma échappé ?… ne lui dis pas que je l’ai appel le papa Erdéval, hein, mon petit ?… car, malgré tout son esprit, il m’en voudrait à mort !…

Le cheval blanc avait déjà fait quelques pas sur la route du Mesnil, lorsque le docteur, avec une souplesse de clown, se retourna complètement sur sa selle pour crier :

— Dis-lui que je l’ai appelé « monsieur le marquis !… »

Jean se mit rire et reprit sa marche avec Miche qui déclarait, sans aucune hésitation, cette fois, de la parole :

— Moi, j’suis comme le Docteur ! je n’la trouve pas du tout jolie, Mme la baronne d’Guerville !…


III


Les vacances de cette année-là affaiblirent visiblement l’affection que le vieux marquis avait pour Jean. Il et voulu que ce garçon craquant de sève, remuant, bruyant et maladroit, fût tranquille, ordonné et soigneux. Il trouva que son favori saccageait tout. Ne s’étant jamais occupé d’aucun enfant, il ignorait que l’âge ingrat des garons est de longue durée et terriblement ennuyeux, lorsqu’ils ne sont pas de tempérament pacifique et engourdi.

Or, Jean — doux et tendre pourtant — était toujours violent et parfois brutal. Il aimait les mystifications énervantes et les farces énormes. Un jour, en voulant faire se lever un de ses camarades en visite Saint-Blaise, il mit le feu à un édredon. Puis, comme il jouait avec M. Guillemet — aussi gosse que lui par moments — il s’élança vers un fauteuil qui avait appartenu au cardinal de Rohan, et se jeta si brusquement dessus, qu’il le cassa. Cette fois, l’irritation de M. d’Erdval fut grande, et il relégua son préféré au deuxième plan.

Simone le remplaça. Ce fut elle que le vieillard combla de cadeaux et emmena avec lui à Saint-Lô et ailleurs. En un clin d’œil, elle fut douée de toutes les qualités, alors qu’auparavant elle n’en possédait guère et qu’elle avait cet immense défaut d’être une fille, défaut que le vieux marquis ne lui avait jamais pardonné jusque-là.

Les Erdval se réjouirent fort de ce changement. L’avenir de Simone les inquiétait beaucoup plus que celui des trois garons. Si son grand-père voulait bien augmenter sa dot, qui ne devait pas être considérable, on aurait plus de chances de la bien marier.

Jean constata, avec sa bonne humeur accoutume, que sa petite sœur l’avait détrôné. Il tait d’ailleurs très occupé à admirer de toutes ses forces Mme de Guerville, et à chasser comme un sauvage avec son père et les voisins. Il s’inquiéta peu de son prestige perdu. Seule Miche qui, tout de suite, avait remarqué le changement du marquis, en ressentit une désolation indignée qui amusa beaucoup « monsieur Jean ».

— Pour sûr qu’elle est bien gentille mad’moiselle Simone… — dit la petite en se suspendant à la main de son grand ami — mais c’est tout d’même pas vous, monsieur Jean !…

Et comme Jean riait, elle reprit, fâchée :

— Y a pas d’quoi rire pac’que vot’grand-père vous aime plus !… moi, d’abord, j’crois que j’sais d’quoi y vous en veut, monsieur Jean !…

— Ah ! voyons un peu de quoi il m’en veut, Miche ?…

— Vous l’embêtez que j’crois, qu’vous êtes toujours à courir au Mesnil… et tout partout… après Mme la baronne d’Guerville !

— Tu es une petite sotte !… dit Jean agacé.

Il sentait qu’il serait ridicule si on devinait son admiration pour l’élégante voisine. Car si — comme le disait très justement le docteur Bouvier — son aspect était celui d’un garçon de vingt ans, ses longs bras noueux, ses pieds qui faisaient songer aux pattes d’un jeune chien de chasse, et ses grands doigts souvent tachés d’encre, n’étaient guère d’un amoureux.

Mais personne, pas même Olivier — observateur plutôt narquois — ne soupçonnait ce que Miche avait découvert. Jean pensa malgré lui aux avertissements du docteur, et une brusque curiosité le poussa questionner la petite. Il demanda :

— Pourquoi fais-tu une lippe, Miche ?…

— J’fais pas d’lippe !… répondit l’enfant, dont le visage s’épanouit à la voix de Jean.

— Je ne voulais pas te gronder, tu sais bien… mais seulement te montrer qu’il n’est pas gentil d’inventer des histoires comme tu le fais.

— J’l’ai point fait !…

— Si ! pourquoi dis-tu que je cours partout après Mme de Guerville ?…

— Pac’que c’est vrai !…

— Tu sais bien que non !…

— J’sais bien qu’si !… et quand c’est qu’vous courez pas après, vous pensez à elle, monsieur Jean !…

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?…

— Tout, pardi !… vous savez où qu’c’est qu’elle passe à cheval sur les midi… et faut toujours qu’vous couriez pour la saluer… malgré que l’second coup du déjeuner est sonné et qu’vous savez qu’vous allez être attrapé par monsieur l’comte…

— C’est tout ?…

— Non, c’est point tout !..

— Alors, continue, Miche, tu m’intéresses !… dit Jean en riant.

Mais la petite, qui entendit fort bien que ce rire sonnait faux, répliqua :

— Point tant qu’ça, que j’vous intéresse !…

— Eh bien ! peu importe !… que ça m’intéresse ou non, je veux que tu continues… As-tu compris ?…

— Oui… j’ai compris qu’c’est qu’vous êtes en colère !…

— Pas du tout !… mais je veux savoir ce que tu as encore remarqué… ou plutôt cru remarquer ?…

— Ben, tout, que j’vous dis !…

— Mais quoi, tout ? Je salue Mme de Guerville quand elle passe… Et puis après ?…

— Après, vous êtes toujou à guetter pour savoir si y a pas un’commission pour le Mesnil… et quand y en a un vous vous lancez dessus pour la faire !… ainsi… l’aut’jour, les poires qu’vous avez porté l’panier !… et, un’bride, un aut’fois ?…

— J’ai pu faire des courses au Mesnil sans que…

— Pourquoi qu’c’est alors qu’vous les faites pas dans les aut’s châteaux, les courses ?

— . . . . . . . . . . .

— Vous voyez bien ? Et quand vous d’vez dîner au Mesnil, donc !… c’en est, des préparations… Vous allez d’mander des citrons à la cuisine pour ôter vot’encre… et nous n’jouons point dans le l’bois rapport aux griffes !…

— Comment, rapport aux griffes ?…

— Oui. Dimanche que j’vous d’mandais d’jouer nous cacher… v’s’avez point voulu… qu’vous aviez peur d’vous griffer la figure !

— Dame !… quand on dîne dehors on n’aime pas à avoir la figure couverte de rougeurs !…

— Ça serait pourtant un’manière d’lui ressembler, Mme la baronne d’Guerville !. j’sais bien que, elle, c’est pas des griffes qu’elle a sur sa figure, c’est des boutons !…

— Elle n’a pas de boutons ! et tu voudrais bien lui ressembler !…

— Non ! dit Miche avec sincérité j’voudrais point pour le plaisi… mais j’voudrais tout d’même, pac’que vous m’aimeriez mieux, monsieur Jean !…

— Tu divagues !… je t’aime beaucoup plus que Mme de Guerville !…

— Ben j’aimerais mieux que vous m’aimiez moins qu’elle, mais comme elle…

Une voiture apparaissait au bas de l’avenue. Jean toucha son col et sa cravate et regarda furtivement ses mains. Miche vit le mouvement, aperçut au loin la voiture et murmura :

— La v’là !… c’est la raison pourquoi qu’vous r’gardez vos ongles, pas, monsieur Jean ?..

Elle avait parlé sur un ton triste et comique qui fit rire Jean. Alors, d’un large bond, elle s’élança dans le taillis de lilas o elle disparut.

— Miche !… — appela-t’il — Miche !… viens ici !…

Un bruit de branches froisses lui répondit et, comme la voiture approchait, il ne s’attarda pas chercher l’enfant.

— Bonjour, Jean !… cria Mme de Guerville en arrêtant ses poneys, attelés en poste. — Comment ça va, mon petit ?…

Ce « mon petit » navrait — autant que son caractère infiniment joyeux lui permettait d’être navré — le gamin que Miche appelait si respectueusement « Monsieur Jean. » Il comprenait que, pour Mme de Guerville, il était et serait toujours le gosse qu’elle avait connu « en mollets » deux ans plus tôt. Il répondit gauchement :

— Ça va bien, madame… et vous ?…

— Moi, ça boulotte !…

Elle battit l’air de son fouet, et demanda, avec une sorte de minauderie garçonnière :

— Est-ce que j’ai l’air vanné ?…

— Oh ! mais non, madame !.. se hâta de dire Jean, qui regardait la jeune femme de tous ses grands yeux — oh, mais pas du tout !…

Le groom était à la tête des chevaux. Mme de Guerville sauta à terre, d’un petit mouvement court et gêné, qui parut plein de grâce à son naïf admirateur, et raconta d’une voix perçante :

— C’est que nous avons fait hier soir une noce à tout casser !… Nous avons soupé à la Poste après Le Vieux Marcheur… C’était joué par un stock de cabots assez drôles… Pourquoi n’êtes-vous pas venus ?…

Jean allait répondre, mais sans lui en laisser le temps, elle reprit :

— C’est juste… j’oublie toujours que ces pièces-là ne sont pas pour les mioches !… Vous les verrez plus tard… quand vous serez grand !…

— À Paris nous allons à tous les spectacles… — fit Jean vexé — alors il est inutile de nous déranger l’été pour voir des troupes de passage…

Depuis un instant, la baronne regardait avec affectation de tous les côtés, semblant chercher quelque chose. À la fin, elle demanda :

— De loin, il me semblait que vous n’étiez pas seul ?… J’avais cru apercevoir avec vous l’enfant de l’amour et du hasard ?…

Et comme Jean ne répondait pas, elle continua :

— Vous savez bien… cette petite sauvage que votre grand-père a recueillie et qui ne vous lâche pas d’un cran !…

Derrière Mme de Guerville les feuilles des lilas avaient imperceptiblement remué. Jean pensa :

— Miche est là !…

— Elle est drôle, cette petite !… l’autre jour elle est venue apporter une lettre au Mesnil… j’ai voulu lui donner quelque chose pour sa peine, et elle s’est sauvée sans vouloir rien accepter… j’ai été très étonnée !…

— J’vous crois !… fit Jean oublieux du respect — une Normande !…

— Eh mais ! dites donc !… doucement !… je suis Normande, moi, mon petit !.. et vous aussi !…

— Moi pour un quart seulement ! le père de papa est Normand, mais sa mère était Lorraine, et le père et la mère de maman sont Bretons… je ne suis Normand qu’à trois contre un d’origine… et pas du tout de tempérament…

— Eh bien, moi, je suis une Normande pur sang ! Voyez l’objet !…

Elle pirouetta sur elle-même, jouant le grand jeu pour cet adorateur de seize ans, dont l’admiration l’amusait.

Mme de Guerville tait une petite femme extraordinairement mince de taille, et toujours admirablement pomponnée et habillée à la mode de demain. Elle excellait mettre en valeur ses cheveux, clairsemés, mais d’un blond exquis et qu’elle coiffait à ravir ; ses petits yeux futés, qu’elle agrandissait résolument ; ses mains aux doigts pointus, dont elle polissait et teignait les ongles avec un art infini, et son teint couperosé, qu’elle savait blanchir de vraisemblable façon. Seul le nez, un petit nez un peu relevé du bout, aux narines remuantes et délicates, était réellement délicieux sans aucune aide.

Telle quelle, Mme de Guerville éblouissait Jean. Il n’apercevait, ni ses oreilles longues et plates ; ni ses dents trop petites et trop écartées, d’un blanc sale ; ni ses attaches canailles ; ni sa raideur de femme sanglée. Son plat bagout l’enchantait, et il oubliait en l’écoutant qu’elle avait une voix de crécelle, et que son nez seul avait de l’esprit.

De nouveau, la jeune femme demanda :

— Elle n’était pas là, cette petite ?…

À la question qui lui était faite, Jean, qui devina un blâme dans le sifflement narquois de la baronne, répondit avec un peu d’embarras :

— Mais oui ! Miche était là, je crois !…

Les feuilles qui continuaient à remuer doucement en face de lui l’avertissaient de la présence de la petite fille.

— Vous croyez ?… — fit Mme de Guerville en riant — moi j’en suis sûre !… mais ça n’est pas intéressant !… Je viens vous demander de venir tous dîner lundi au Mesnil pour mon jour de naissance. Ça vous va-t-il ?

— Si ça me va !… — balbutia Jean — mais oui, ça me va !…

— C’est que ça n’est pas bien amusant pour des gosses de venir fêter une vieille dame !…

Elle se plaisait à accuser sans cesse une différence d’âge qu’elle accusait, d’ailleurs, sans sincérité.

Souvent Jean s’était demandé quel âge pouvait bien avoir la baronne.

Elle était mariée depuis deux ans ou deux ans et demi. Elle avait dû se marier entre dix-huit et vingt ans. Elle avait donc — d’après ses calculs — environ vingt-deux ans.

Et on l’eût bien surpris, certes, en lui apprenant que la petite femme qui disait des niaiseries et persistait faire l’enfant, s’était mariée à trente-quatre ans et en avait près de trente-sept.

Un jour que Mme d’Erdéval avait mis des doutes sur la jeunesse de la baronne, Jean l’avait regardée avec indignation. Et il s’était presque disputé avec son grand-père, qui affirmait que la petite voisine ressemblait une pomme d’après la Saint-Jean.

Il était, comme tous les tous les très jeunes gens, infiniment nigaud et facile à rouler quant à l’âge des femmes. Une femme de quarante ans, un peu adroite, a vingt-cinq ans pour des adolescents.

Comme Jean avait balbutié éperdu :

— Oh !… une vieille dame !… — la baronne demanda :

— Voyons ?… quel âge me donnez-vous, mon petit ?…

— Vingt… ou vingt et un ans… — répondit Jean qui craignait que vingt-deux ne fût un trop gros chiffre.

Mme de Guerville éclata de rire en battant des mains.

— Est-il aimable, ce petit ! non, mais est-il aimable !… Et on dit que la vérité sort de la bouche des enfants !…

— Comment !… est-ce que…

— Mais, gosse innocent, j’aurai lundi…

Elle s’arrêta court et déclara :

— Au fait, non !… j’aime mieux ne pas vous le dire ! vous compterez… si ça vous amuse… les bougies du gâteau !…

— Les bougies du gâteau ?… demanda Jean surpris qu’est-ce que c’est que les bougies du gâteau ?…

Il ignorait la coutume protestante qui pique, sur le gâteau servi le jour de l’anniversaire, autant de petites bougies qu’il y a d’années. Mme de Guerville lui expliqua la chose et conclut :

— Je ne suis pas protestante, mais je trouve charmant cet usage et j’en veux profiter…

La vérité, c’est que sachant qu’on se livrait à des suppositions sur son âge probable, la petite voisine avait résolu de frapper un grand coup.

La baronne de Guerville — née Joséphine Tubeuf — avait vu le jour en 1865 dans un faubourg de Lisieux. Fille de drapiers enrichis, qui s’étaient hâtés d’émigrer à Rouen dès fortune faite, elle pensait que personne dans ce pays — où elle était venue s’échouer après avoir épousé un quelconque nobliau — ne pourrait contrôler ses dires.

Elle avait longtemps hésité quant au nombre de bougies qu’elle s’attribuerait.

Son mari, qui n’avait que trente-deux ans, conseillait vingt-cinq bougies, mais Joséphine devenue « Josèphe » — parce que ça avait un petit air autrichien (?…) — s’était décidée pour vingt-huit. Vingt-huit ans, c’est, en somme, un joli âge ! surtout pour qui l’a dépassé depuis neuf ans ! Donc, le lundi suivant, on fêterait au Mesnil le vingt-huitième anniversaire de la baronne.

Jean était devenu soucieux. Il demanda inquiet :

— Il n’y a pas beaucoup de monde lundi, madame ?…

— Mais si, il y en a beaucoup !…

— C’est un grand dîner ?…

— Oui… c’est un grand dîner !…

En voyant l’air consterné de Jean, Mme de Guerville s’étonna :

— Qu’est-ce qu’il y a, voyons ?… qu’est-ce que ça vous fait que ce soit un grand dîner ?…

— Ça me fait que je n’irai pas… balbutia Jean désolé — nous n’allons pas aux grands dîners !…

— Pourquoi ça ?.. Est-ce que vous mangez avec vos doigts comme votre cousin de Montespan ?…

— Non, madame !… mais maman ne veut pas que nous allions à de vraies réceptions…

— À Paris… mais la campagne ?…

— La campagne, non plus !… Angicourt, chez nous, en Lorraine, nous n’allons pas plus qu’ici aux grands dîners…

— Votre frère, je comprends a la rigueur, mais vous ?…

— . . . . . . .

— Si je demandais a moi-même à Mme d’Erdéval ?…

Jean savait que sa mère n’aurait aucun désir d’être agréable à la baronne qu’elle ne pouvait pas sentir, mais que ce ne serait pas la vraie raison de son refus.

Cette raison, que le respect humain et une sorte de méfiance inconsciente de la largeur d’esprit de son idole, l’empêchaient de dire, était tout bonnement qu’il n’avait pas d’habit.

Convaincus que les études sérieuses ne peuvent pas marcher de front avec la vie mondaine, les Erdéval interdisaient les sorties du soir — sauf le théâtre — jusqu’après les premiers examens. Ils trouvaient aussi les enfants de seize ans ridicules lorsqu’ils jouent à l’homme. Enfin, Jean grandissait si fort, et par si brusques à-coups, que l’habit eût été, au bout d’un mois, trop étroit et trop court. Il était convenu que, cet hiver, Jean et Olivier auraient leur premier habit pour aller au Français. Une amie de Mme d’Erdéval les emmenait parfois dans sa loge, et ils devenaient trop grands pour être en smoking.

Mais les fameux habits demeuraient encore une promesse, et le dîner du Mesnil était flambé.

— Vous ne voulez pas que j’essaie de parler à votre mère ?… — demanda encore la baronne.

— Je veux bien !… mais c’est inutile !…

— Dans ce cas, je file !… vous vous chargez de mon invitation… n’est-ce pas, mon petit ?…

Elle regarda la montre fixée par un cercle de cuir à son poignet, et cria :

— Ah ! mince !… je suis déjà en retard !… au revoir !…

Elle tendit sa main gantée trop étroitement, regarda complaisamment Jean qui rougissait en baisant ses doigts un peu boudinés, et dit en adoucissant la crécelle grinçante de sa voix :

— Vrai, ça m’embête de ne pas voir votre bonne frimousse réjouie le jour de ma fête !

— Vous êtes bien bonne, madame !… balbutia Jean désolé.

— Je tenterai d’attendrir par lettre Mme d’Erdéval… Allons !… adieu, cette fois !…

Elle monta sans grâce dans la petite voiture, tandis que Jean retenait soigneusement sa robe pour l’empêcher de frotter contre le garde-crotte, salua du fouet et s’éloigna.

Dès que la voiture eut disparu, les lilas s’écartèrent autour de la tête embroussaillée de Miche.

— Ah ! tu étais là, toi !… — fit Jean d’un ton hargneux — tu te caches pour écouter ce qu’on dit, maintenant ?…

Des larmes montèrent aux yeux de la petite fille. Elle regarda son grand ami d’un air effaré et demanda :

— C’es-y qu’vous êtes fâché cont’moi, monsieur Jean ?…

— Je ne suis pas fâché contre toi !…

— Alors vous êtes fâché tout court ?…

— Non plus !…

— Ah ! ben !… si vous croyez qu’ça s’voit pas ?…

— ? . . . . . .

— Si c’est pas cont’moi… j’sais ben pourquoi qu’c’est qu’vous l’êtes, allez !…

— Ah ! vraiment !…

— C’est d’pas aller au dîner d’bougies d’madame la baronne d’Guerville !…

— Oui !… Et puis après ?…

— Après ?… ben, vous pourriez p’t’êt ben y aller tout d’même ?…

Sans répondre, Jean haussa les épaules ; mais Miche expliqua :

— Oui… à vot place, j’ferais d’mander à monsieur l’marquis par mad’moiselle Simone la permission…

Depuis que Simone était devenue la favorite de son grand-père, c’était elle que l’on chargeait des négociations autrefois confiées à Jean.

— Pourquoi… — continua la petite — qu’vous n’feriez pas cette chose-là, dites, monsieur Jean ?…

— Parce que ça ne servirait à rien !…

— On essaie tout’d’même !…

— Non !… laisse-moi tranquille… et d’abord je ne peux pas aller dîner au Mesnil sans habit…

Miche ignorait ce que c’était qu’un habit. Pour elle un habit signifiait un vêtement. Elle ne comprit pas et questionna :

— Comment, sans habits ?… mais vous en avez des tas !…

— . . . . . . . . .

— Vous n’trouvez pas les beaux, qu’vous mettez l’dimanche pour la messe, assez bien pour Mme la baronne ?… – demanda Miche scandalisée — mais qu’est-c’qu’y lui faut donc ?…

Jean éprouvait le besoin instinctif de parler de son ennui. Il daigna répondre :

— Je ne vais pas à la messe en habit… un habit c’est un vêtement que tu ne connais pas !…

— C’est comment ?…

Ses yeux bleus encore tout pleins de larmes interrogeaient. Jean expliqua :

— C’est en drap noir… en drap fin… c’est court devant et ça descend par derrière… comme ceci…

De la main, il dessinait dans l’espace la forme d’une queue d’habit. Miche, illuminée, s’écria :

— J’sais !.. l’huissier d’Orville en a un !… core l’docteur Bouvier quand c’est qu’y vient aux enterrements !…

— C’est ça même !… Eh bien, il faut être en habit pour aller à des dîners ou à des soirées… et je n’en ai pas !…

— Ah !… c’est cher un habit ?…

— Assez !..

— Dix francs… ça serait-y assez pour qu’vous en achetiez un ?…

— Pourquoi ?… — demanda Jean soupçonnant que la petite allait lui offrir ses économies.

— Pac’que !… — murmura Miche en rougisant beaucoup — j’ai dix francs, monsieur Jean… C’est la mère Orson qu’elle me les garde… et j’serais bien contente si vous vouliez les prendre pour acheter un habit…

Elle balbutiait, intimidée, craintive de voir sa proposition repoussée. Jean, très touché, demanda :

— Ça te ferait donc plaisir, mon p’tit Miche que j’aille dîner au Mesnil ?…

— Oh ! non ! protesta l’enfant sincère — oh ! mais non !… au contraire !…

— Eh bien, alors, pourquoi veux-tu me faire prendre ton pauvre argent ?..

— Pac’que ça vous fait plaisir à vous !… c’est tout c’qu’y faut !…

Et résolument, elle conclut :

— Y a qu’vous qui compte !…


IV


Au printemps, le marquis d’Erdéval envoya à son fils un cheval à la Saint-Blaise et qu’il lui offrait pour faire monter sa femme au Bois.

« Si Paladin te convient pour Marguerite », — écrivait le marquis — je suis très content de le lui donner. Sinon, comme il est joli, tu le vendras facilement et tu lui achèteras un autre cheval. Je te l’envoie par un palefrenier que j’ai pris pour quelques jours à l’école de dressage de Saint-Lô, afin de remplacer Théodule qui était malade et de remettre un peu d’ordre dans le désordre que tu connais. Je n’ai plus besoin de lui, garde-le tant qu’il te sera utile pour mettre ton petit domestique au courant des habitudes de Paladin. Je ne pense pas qu’il fasse de bruit chez toi, car depuis quinze jours qu’il est ici on ne l’a pas encore entendu. Ça me change des horribles ivrognes de Saint-Blaise. N’aie surtout pas l’idée de lui payer le temps qu’il passera chez toi ! Tu me contrarierais énormément. Je l’ai pris à mon service pour un mois. Qu’il conduise un cheval à Auteuil ou fasse autre chose ici, ça revient au même. Quand tu en auras assez, tu me l’expédieras et il rentrera à Saint-Lô en passant par Saint-Blaise. »

Le palefrenier qui amenait Paladin était un petit homme étroit d’épaules et grêle de jambes. Il avait des oreilles extraordinaires, le crâne pointu et l’œil sournois.

Au déjeuner, M. d’Erdéval qui dès le matin lui avait parlé — raconta que c’était un hâbleur, méridional sans doute, et très infatué de ses talents. Il prétendait que Paladin était très doux, mais extrêmement difficile, et demandait à le promener pendant quelques jours pour le calmer avant de le faire essayer à madame. Il ne croyait pas, d’ailleurs, qu’elle pût le monter jamais, et avait prévenu M. d’Erdéval qu’il avait tort d’envoyer le cheval.

— Il a dit M. d’Erdéval tout court ?… — demanda Olivier en riant.

— Mais oui ! tu ne penses pas que, pour quelques jours qu’il passait à Saint-Blaise, on aurait été prendre la peine de le styler ?…

— C’est vrai !… il ne doit pas rester… mais c’est égal !… je ne vois pas bien grand-père appelé « monsieur d’Erdéval » sans marquis !… ça doit lui faire faire un rude nez !…

Des quatre enfants, c’était Olivier qui, au fond, aimait le plus le vieux marquis. Mais c’était aussi celui dont l’esprit narquoisement observateur, apercevait le mieux le petit ridicule du grand-père.

— Comment est Paladin ?… — demanda Jean qui, sorti de bonne heure et rentré juste pour se mettre table, n’avait pas encore vu le cheval.

— Il est vraiment très joli !… — dit le comte mais il ne me paraît pas aussi vert que veut bien le dire l’homme… Il marche sous lui… la tête basse… la queue aussi… enfin, nous le verrons quand il sortira… À deux heures, on ira le promener.

À deux heures, les enfants étaient dans la cour et aux fenêtres de la petite maison d’Auteuil, tandis que, descendus sur le perron, le comte et la comtesse d’Erdéval attendaient pour assister au départ.

Le palefrenier sortit de l’écurie, traînant derrière lui Paladin sellé et bridé. Le cheval — un très grand normand bai clair, élégant de lignes, fin de jambes, avec une tête assez jolie — couchait les oreilles et semblait avoir envie de se coucher, lui aussi, plutôt que de faire une promenade. L’homme, botté et éperonné avec une certaine recherche, et tenant à la main une cravache de deux mètres, monta sur la bête qui sembla fléchir sous le poids de son maigre corps. D’un brutal à-coup sur la bouche, il tourna le nez de Paladin du côté de la grille, tandis qu’il le serrait entre ses petites jambes, recroquevillées le long des flancs. Le cheval ne broncha pas. Ses oreilles se couchèrent au point de disparaître, mais il resta à la même place, immobile et indifférent.

— Il a l’air en bois !.. cria Simone, dont la frimousse apparaissait à une fenêtre de Mme Devilliers.

— Si ce cheval-là est vert, je veux être pendu !… — dit M. d’Erdéval — il a l’air d’une vache ou d’une marmotte !… d’ailleurs, un Normand qui n’a pas cinq ans au moins, et beaucoup d’avoine, est sans force et celui-là, qui a trois ans, n’a mangé que du foin jusqu’ici.

La comtesse répondit :

— Pourvu qu’il ait la force de me porter, c’est tout ce qu’on lui demande !…

— Oui !… mais c’est pas sûr qu’il l’ait !

— Allons donc ! je pèse cinquante-trois kilos… l’homme pèse plus que ça ?…

— Je ne sais pas trop !… il est maigre comme un coucou et guère plus grand que vous !…

Le domestique avait ouvert la grille, et maintenant l’homme et le cheval caracolaient dans le boulevard Suchet. Caracolaient, c’est une façon de dire, car ni à-coups, ni brutalités d’aucune sorte, ne parvenaient à faire sortir la pauvre bête de sa morne résignation.

M. et Mme d’Erdéval étaient, dans toute l’acception du terme, des « gens de cheval ». Tous deux montaient à merveille et connaissaient à fond les choses du métier.

Les enfants — qui n’avaient monté encore qu’au manège, les Erdéval n’étant pas assez riches pour que chacun eût un cheval — en savaient assez, néanmoins, pour s’apercevoir que l’homme envoyé par leur grand-père n’était pas fort.

Désespérant de faire pointer ou danser le cheval, le palefrenier avait pris le parti de disparaître en tournant dans une autre avenue. Jean déclara :

— Il monte comme un singe !…

En même temps que son père affirmait :

— Il monte comme un pied !…

Au bout de quelques jours toute la maison s’aperçut que le palefrenier était insupportable. Comme l’avait annoncé le marquis, il ne faisait pas de bruit. Mais il sortait toute la journée, à pied ou à cheval — car il n’avait pas encore autorisé la comtesse à monter Paladin qui n’était pas « assez mis » — se grisait dehors, et rentrait raide comme la justice. Il se levait à neuf heures, commandait à tous les domestiques, et avait par-dessus tout le besoin de critiquer tout et tous. À chacun, il apprenait son service, démontrait qu’il faisait mal tout ce qu’il faisait, et donnait des conseils généralement idiots. Et il avait l’habitude de dire à tout bout de champ : « Moi, je fais !… Moi, je prends !… Moi, je dis ! » Cela devenait vraiment odieux, et Mme Devilliers, qui depuis dix ans dirigeait la maison, répétait sans cesse :

— J’admire le caractère des domestiques !… je n’aurais pas la patience de supporter les observations continuelles de cet individu !… Mais eux, à cause de M. le marquis, ils acceptent toutes les leçons qu’il lui plaît de leur donner.

Le marquais avait écrit à son fils plusieurs fois en lui demandant s’il était satisfait du « petit homme d’écurie ». Au début, M. d’Erdéval, qui ignorait les tracasseries sans nombre que subbisaient ses domestiques, avait répondu avec sincérité qu’il était satisfait.

Si le palefrenier eût dû rester à Saint-Blaise, il aurait prévenu son père qu’il ne savait rien en fait de chevaux. Mais comme il devait s’en retourner à Saint-Lô, et que l’ignorance de son métier était le seul reproche que M. d’Erdéval crût alors avoir à lui faire, il jugeait inutile d’avertir le marquis que son choix était une erreur.

Un ami des Erdéval, en venant un matin déjeuner chez eux, avait rencontré le palefrenier montant Paladin et, à sa façon de monter, raccroché des jambes et-pendu à la bouche, il avait deviné un lad de courses au trot.

— Parbleu !… — dit M. d’Erdéval — c’est évident !.. comment n’ai-je pas pensé à ça ! il arrive du pays des courses au trot… il pèse un tout petit poids… il n’a jamais dû faire autre chose que trotter des chevaux en vue des courses, ou même peut-être aux courses…

Deux jours plus tard, l’homme ayant secoué très malhonnêtement le menuisier de la maison, qui venait arranger des planches dans la sellerie, l’ouvrier s’en fut se plaindre à Mme Devilliers, la priant de faire sortir de la pièce le palefrenier si elle voulait qu’il terminât son travail.

Peu habituée aux incidents de ce genre, la bonne Mme Devilliers alla chercher le comte, qui refusa d’intervenir, voulant éviter toute difficulté avec un domestique au service — même momentanément — de son père. Il fit dire au menuisier de revenir deux jours plus tard. Puis, comme il en avait assez de l’homme, il descendit lui annoncer que Mme la comtesse allait monter Paladin, et qu’il pouvait s’en retourner à Saint-Blaise. Le palefrenier ne parut pas goûter fort l’idée du départ. Il expliqua que le cheval n’était pas assez « prêt ». Il répéta cent fois : « Moi, quand je vois une bicyclette, je sais le tenir !… Moi, quand je pense qu’il va avoir peur, je sais ce qu’il faut faire !… Moi, je… Moi, je… Moi, je… » Mais le comte, nullement impressionné, lui tourna le dos.

Le lendemain, en apercevant Mme d’Erdéval sur Paladin, en voyant surtout l’allure. du groom — un piqueur de Hawes — qui la suivait, son mari ne montant plus depuis un accident de chasse qui lui avait brisé le genou, le palefrenier parut mal à l’aise. Il commençait à comprendre que ces gens-là savaient ce que c’était que des chevaux, et qu’ils n’avaient probablement pas été dupes de ses faux talents. Mais son aplomb bœuf lui permit — si gêné qu’il fût de faire bonne contenance, et d’adresser encore au départ quelques conseils à la comtesse, sur la façon dont elle devrait monter Paladin.

Dès que sa première promenade, Mme d’Erdéval s’était aperçue que le cheval la portait difficilement. Il soufflait au bout de deux kilomètres de trot, et galopait en s’enchevêtrant les jambes. Quand le palefrenier partir, elle était bien décidée à ne pas garder Paladin, mais elle préférait se débarrasser de l’homme d’abord, elle renverrait ensuite le cheval par le petit domestique qui le soignait.

À sa quatrième sortie, au pas, sur un boulevard uni comme un billard, le cheval, qui, depuis le Bois, chassait le même caillou devant lui, finit par buter et toucha terre. Elle eut une « souleur » de l’avoir couronné. Et en rentrant elle écrivit à son beau-père qu’elle ne se sentait pas capable de le tenir, que, d’autre part on ne vendrait pas facilement un Normand de trois ans, et qu’elle lui demandait la permission de renvoyer Paladin Saint-Blaise.

Le marquis répondit de ne pas le renvoyer… Il allait arriver dans une semaine et s’occuperait de vendre le cheval avec son « petit homme d’écurie », qu’il ramenait puisqu’on avait une chambre où le loger. Anatole lui serait une grande aide, étant très débrouillard et ayant été longtemps à Paris. L’homme avait paru aux Erdéval être, au contraire d’un débrouillard, un faiseur d’embarras et un empoté. Mais du moment où il convenait à leur père, il fallait ne rien dire et le laisser revenir.

Il revint, le « petit homme d’écurie », accompagnant son maître, auquel il semblait devenu indispensable. Il n’était plus question de le renvoyer à Saint-Lô, mais bien de lui acheter des livrées et tout ce qui s’ensuit. Le vieux marquis se promena dans Paris avec son palefrenier, qui allait passer au rang de cocher et qui, toujours plus ou moins entre deux vermouths, oscillait ses côtés, raide et abandonné à la fois.

C’est épatant !… — disait Jean — grand-père qui a la monomanie des ivrognes, qui en voit même partout où il n’y en a pas… n’a pas l’air de se douter que son futur cocher ne dessoûle pas…

Et tous les Erdéval s’étonnaient, non seulement de l’aveuglement du marquis, mais surtout de la familiarité très étrange qui s’était, en moins de quinze jours, établie entre l’homme et lui.

Il le faisait venir dans sa chambre, lui lisait des lettres, le consultait au sujet des arrangements et des travaux de Saint-Blaise, et paraissait ne plus pouvoir se passer de lui.

Et l’homme — conscient de son pouvoir — d’insupportable qu’il avait été durant son premier séjour à Auteuil, devenait formellement odieux. Agressif avec les domestiques, il ne leur donnait plus des conseils mais des ordres, les menaçant à tout bout de champ de prévenir monsieur le marquis — car il disait « monsieur le marquis » à présent.

Mais si, dans certaines circonstances, il se sentait appuyé et servi par la présence de son maître, il en était d’autres où cette présence le gênait terriblement.

Lorsque, un mois plus tôt, il avait amené le cheval, il sortait dès qu’il avait fini de dîner, pour rentrer entre onze heures et minuit, Mme Devilliers, chargée de surveiller la maison, lui avait dit que, d’habitude, les domestiques ne sortaient pas le soir et, dans tous les cas, jamais sans en demander la permission. Et, le voyant ricaner, elle avait ajouté :

— Comme vous êtes au service de M. le marquis d’Erdéval, vous sortirez quand bon vous semblera, mais vous rentrerez à dix heures et demie… parce que c’est à cette heure-là qu’on ferme la porte, et que les domestiques montent se coucher quand ils ont fini leur service…

Le lendemain, le palefrenier n’était pas rentré du tout, et partir de ce jour il avait très souvent découché.

Mais avec le vieux marquis, il n’était plus possible de mener cette douce vie ! C’en était fait des sorties en bombe et des joyeuses bordes du premier séjour. À dix heures ou dix heures et demie, il fallait être chez M. le marquis, lire avec lui des lettres venues de Saint-Blaise, et causer de la vente de Paladin qui semblait devenir très problématique.

Le « petit homme d’écurie » bouillait. Les prétendues courses chez les marchands de chevaux devenaient insuffisantes. Ça ne pouvait plus durer !

Un soir, en s’asseyant à table, le marquis dit à sa belle-fille :

— Anatole a un oncle à Vincennes… il m’a demandé la permission d’aller dîner avec lui. Je pense que ça ne vous contrarie pas ? … Victor lui a promis de s’occuper de Paladin… il sera rentré à neuf heures et demie… Comme jamais il n’est sorti, je n’ai pas voulu lui refuser la permission d’aller voir son oncle qu’il aime beaucoup et n’a pas vu depuis longtemps.

Les enfants se roulaient et louchaient sur Jules — le valet de chambre de la maison — pour voir la tête qu’il faisait en entendant raconter que le palefrenier « n’était jamais sorti ».

Malgré ça, je suis tourmenté de le savoir dehors… — continua le marquis suivant son idée fixe — si, par hasard, il rencontrait d’anciens camarades… il en a, parce qu’il a très longtemps chez le comte du Vallon… et qu’on le fît boire, ce serait désolant !… Je ne l’ai jamais vu… je ne dirai pas gris… mais simplement influencé…

Une sorte de glouglou, assez semblable au bruit que fait une bouteille qui se vide, sortit du gosier de Jacques, le plus jeune des garçons, tandis que le domestique se précipitait vers la porte pour chercher un plat qu’on ne lui apportait pas assez vite, et que M Devilliers baissait le nez sur son assiette en rougissant, les joues gonflées, faisant un effort pour ne pas éclater de rire tout haut.

Pourtant le marquis se préoccupait toujours :

— Pourvu qu’il ne rencontre pas d’anciennes connaissances ?… il n’a jamais bu de sa vie !…

— S’il n’a jamais bu de sa vie… — dit le comte doucement — pourquoi commencerait-il aujourd’hui ?… Ce ne serait sans doute pas la première fois qu’il rencontrerait d’anciennes connaissances ?…

À dix heures, le palefrenier n’était naturellement pas rentré, et le marquis d’Erdéval donnait les signes d’une vive inquiétude.

— Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose, car il est l’exactitude même !… – disait-il à son fils et à ses petits-enfants.

Eux souriaient. Ils la connaissaient, l’exactitude de l’homme qui était, ou pas encore levé, ou déjà sorti à l’heure où il eût du être là pour soigner son cheval.

Mais, au fond, l’inquiétude du vieillard les préoccupait un peu. Il était, certes, d’une nature plutôt agitée, mais quand même admirablement équilibrée jusque-là.

« Le papa Erdéval » — comme disait le docteur Bouvier — avait, à soixante-cinq ans, une santé de fer et une volonté itou. Et son esprit restait aussi vif, aussi jeune, aussi primesautier qu’autrefois. Jamais, jusqu’ici, rien n’avait révélé un affaiblissement quelconque.

Son engouement rapide et inexplicable pour un individu ignorant de son métier, parlailleur inintelligent, et qui faisait l’effet de devoir être un mauvais drôle, stupéfiait absolument son fils. Les enfants et le précepteur s’étonnaient aussi de la chose, tandis que le marquis, ne tenant plus en place, leur disait bonsoir et remontait chez lui.

Mme d’Erdéval, seule, ne trouvait rien de surprenant à cet émoi. Très calme, ne s’inquiétant que des accidents précis, elle avait toujours considéré son beau-père — qu’elle aimait beaucoup d’ailleurs — comme un agité. Et quand Olivier et Jean s’en vinrent — après avoir fait un tour dans le jardin avec M. Guillemet — lui raconter que grand-père guettait à sa fenêtre le retour d’Anatole, elle les invita à aller se coucher et à ne pas s’occuper de ce que faisait ou ne faisait pas leur grand-père.

Mais au bout d’une heure environ, elle entendit frapper à la porte de la chambre de son mari, située en face de la sienne sur le palier de l’escalier.

— Antoine !… — disait le vieux marquis — es-tu couché ?…

Elle ouvrit sa porte. Pâle, le visage bouleversé, un bougeoir à la main, le vieillard attendait que son fils lui répondît :

— Il n’entend pas !… il dort !… — dit la comtesse. Et elle entra, suivie de son beau-père qui répétait, essoufflé par l’émotion :

— Il lui est arrivé quelque chose, bien sûr !…

— Quoi ?… qu’est-ce qu’il y a ?… — demanda M. d’Erdéval, réveillé en sursaut.

Et comme son père continuait de crier cette plainte monotone : « Il lui est arrivé malheur !… » il s’assit sur son lit et demanda effaré :

— Malheur ?… à qui ?…

— À Anatole !…

— Ah !… — fit le comte rassuré – tu m’as fait peur ?…

— Pour qu’il ne soit pas rentré à onze heures et demie, après m’avoir promis d’être là pour neuf heures… — reprit le vieux marquis sur le même ton désolé — il faut qu’il ait été écrasé !…

— Pourquoi faut-il qu’il ait été écrasé ?

— Parce que jamais il ne serait ainsi en retard sans qu’il ne lui soit arrivé un accident, sachant dans quel état ça me met…

— Mais, papa, comment veux-tu qu’il le sache ?… — dit M. d’Erdéval énervé — c’est tellement extraordinaire !…

— Tu ne sais pas ?… si je n’avais pas peur de t’agacer ?…

— Si tu n’avais pas peur de m’agacer… qu’est-ce que tu ferais ?…

— Eh bien, je te demanderais d’aller… mais tu vas te moquer de moi ?…

— D’aller où ?…

— À la Morgue…

— À la Morgue ?… — répéta le comte littéralement abruti – tu veux que j’aille à la Morgue ?…

— Oui… je t’en prie ?…

M. d’Erdéval repoussa ses draps, et tomba dans ses pantoufles avec un peu d’humeur.

— Je parie que ça t’agace ?… que tu trouves ça ridicule ?…

— Dame !…

— Eh bien, attends encore un instant !… Si dans une demi-heure il n’est pas revenu, tu partiras…

Et, tout tremblant, le vieillard remonta à son poste d’observation, tandis que Mme d’Erdéval disait à son mari :

— Je pense que vous n’avez pas, sérieusement, l’idée d’aller à la Morgue ?…

— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?…

— Je ne sais pas, moi !… vous irez vous promener sur le boulevard Suchet.. ou au Bois… ou n’importe où !…

Les garçons dégringolaient du second l’un après l’autre, demandant :

— Qu’est-ce qu’il y a ?…

— Pourquoi papa s’est-il relevé ?…

— Votre grand-père veut que j’aille la Morgue… répondit M. d’Erdéval en passant mélancoliquement son pantalon voir si son homme d’écurie n’y est pas ?…

— Mais c’est fou !… — dit Jean — jamais il ne s’est inquiété comme ça de personne !… pas même de moi au temps où j’étais son favori. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire à grand-père, cette gouape-là…

— Si on te le demande, tu diras que tu n’en sais rien !… Va te recoucher !…

— Et toi !…

— Moi, je voudrais bien pouvoir en faire autant !…

Vers une heure, un pas pesant retentit dans l’escalier. M. et Mme d’Erdéval, rentrés chacun chez eux, sortirent en même temps de leurs chambres. Le « petit homme d’écurie » montait péniblement l’escalier. À deux ou trois reprises, il s’arrêta hoquetant.

La comtesse demanda tout bas à son mari :

— Qu’est-ce qu’il a donc ?…

— Il a qu’il est soûl comme une bourrique, pardi !…

Le palefrenier n’entendit rien. Il continuait son intermittente ascension. Enfin, il ouvrit la porte de l’antichambre du deuxième étage, ne la referma pas, et entra chez son maître sans frapper. Le marquis cria d’une voix émue :

— C’est vous, Anatole ?… Ah ! mon Dieu ! quel bonheur !…

— C’est vraiment grotesque !… — dit M. d’Erdéval très agacé d’entendre rire, l’étage au-dessus, les enfants ou les domestiques — Jean avait raison de s’inquiéter tout l’heure !… et je me demande, comme lui, ce qu’a pu faire cette gouape pour mettre papa dans un pareil état ?…

Le lendemain matin, le comte qui se levait de très bonne heure, sortit de chez lui avant que les domestiques ne fussent descendus. Et il s’arrêta stupéfait de ce qu’il apercevait. Du haut en bas de l’escalier, l’ivrogne avait marqué son passage. Les hoquets entendus dans la nuit s’expliquaient de reste. Une odeur infecte flottait.

— Tandis qu’il regardait, écœuré et stupéfait, Jean descendait du second pour aller travailler son bachot dans le jardin, ainsi qu’il avait coutume de faire depuis le beau temps. Lui aussi, aperçu le désastre du tapis, mais il prit gaiement la chose :

— Ah !… — fit-il en s’asseyant sur une marche, sa pile de livres dans ses bras, pour rire plus à l’aise — nous pouvons chasser le renard sans aller à Pau !

— Ça te fait rire ? dit M. d’Erdéval exaspéré — moi, je ne trouve pas ça drôle !… et si ta maman qui ne peut pas voir ce… ce genre de choses sans être malade elle-même… sortait de sa chambre avant que tout ne soit nettoyé, ce serait très ennuyeux…

— Si nous l’enfermions ?… — proposa Jean, qui s’approcha de la porte pour tourner la clef dans la serrure.

— Au lieu de faire des bêtises, va réveiller quelqu’un !…

— Qui ça ?… Grand-père ?…

— Tu es insupportable ! dit le comte qui ne pouvait pas s’empêcher de rire.

— Tu ne veux pas que j’éveille grand-père ?… ça serait pourtant un joli bouquet lui offrir à son réveil…

— Allons !… va chercher Jules… et puis, à aucun moment, ne parle de cette histoire à ton grand-père, tu m’entends !…

C’est dommage !… en voyant tout ce qu’a… restitué l’homme « qui n’a jamais bu de sa vie », il saurait qu’il a près de lui, non seulement un savant cocher, mais encore un phénomène…

Jules trouva que l’escalier avait beaucoup de marches et que l’estomac du palefrenier était vaste. Et, tout en nettoyant, il disait doucement :

— Oh ! le cochon !… ça peut arriver à tout le monde de boire un coup… mais on ne vient pas faire des saletés chez les maîtres…

À sept heures, Paladin, qui n’avait encore vu personne, hennissait lamentablement. Mais, cette fois, Jules empêcha le petit domestique d’aller soigner le cheval.

— Laisse-le crier !… pour une fois y n’en mourra pas et si M. l’marquis pouvait l’entendre, ça serait heureux !… les choses de l’escalier fallait pas qu’y les voie… pac’ que ça lui aurait fait de la peine. mais ça, ça l’y apprendrait quel propre à rien c’est qu’il emmène !…

Jules, qui avait été au service du vieux marquis avant d’entrer chez son fils, aimait beaucoup son ancien maître, et se désolait fort de le voir ainsi « enrossé ».

Mais le vieillard, occupé chez lui, n’entendit pas Paladin réclamer sa nourriture. Vers huit heures, le palefrenier vint dans la cuisine pour y prendre son premier déjeuner. Entre les épais pochons de ses yeux et petit crâne pointu, le regard remuait, rapide et furtif comme de coutume. Sa jactance était la même. Et les domestiques pensèrent :

— Monsieur l’marquis… qui n’est pourtant pas commode… y a donc pas fichu son poil ?…

Les Erdéval apprirent en déjeunant par leur père, — sans lui avoir rien demandé d’ailleurs — qu’Anatole avait reconnu être dans son tort la veille :

— Il m’a dit : « Je ne dis pas que je n’avais pas un coup de trop ! et il a avoué avoir oublié l’heure du train pour revenir… Mais il y avait si longtemps qu’il n’avait vu son oncle !… et puis, je n’en trouverais pas un parfait !… en Normandie, ils boivent tous !… et, au moins, ça n’était jamais arrivé à celui-là !… justement je te le disais hier, Antoine !… j’avais le pressentiment de cette tuile !…

On était au dessert. Sous des prétextes divers les enfants filèrent vers la porte, et comme on les entendait rire sur le perron, Mme d’Erdéval, que le rire gagnait, se leva en disant :

— Ils font un vacarme !… je vais les faire taire… on ne s’entend pas !…

Le marquis protesta :

— Mais pas du tout !… ils sont gais !… laissez-les donc !… ça me fait plaisir !… Hier soir, par exemple, je n’avais pas envie de rire… cet animal m’a fait une peur… Je le voyais écrasé, figurez-vous !… au fond de la Seine, c’était atroce !…

M. d’Erdéval ne comprit pas comment le palefrenier aurait été « écrasé » au fond de la Seine, mais il garda pour lui ses réflexions. Il trouvait que c’était vraiment beaucoup parler d’Anatole ! Il se sentait crispé, la patience à bout…

— Si seulement on vendait ce sacré cheval !… pensait-il horripilé — je ne suppose pas que papa garderait son homme d’écurie ici uniquement pour lui faire la conversation… ou pour lui faire lire ses lettres et ses journaux…

Car, à la profonde stupéfaction de toute la maison, le vieux marquis, si plein de morgue, causait familièrement avec son palefrenier, lui offrait les journaux, et l’accablait de prévenances de toutes sortes.

L’homme, de son côté, modifiait sa tenue depuis que son maître, qui le trimbalait avec lui dans Paris, lui avait acheté un trousseau. On ne l’apercevait plus, sur la porte de l’écurie ou dans la cour, sa fourche la main, débraillé, le pantalon au bas des reins, la chemise ouverte sur sa poitrine noire et velue, qui avait l’air d’un vieux matelas d’où le crin sort. Et son effronterie augmentait chaque jour.

Entre temps, Mme d’Erdéval avait acheté le cheval que lui donnait son beau-père pour remplacer Paladin. Depuis une semaine, elle montait chaque matin sa nouvelle jument qui était encore chez Hawes. Le groom la lui amenait toute bridée. Avant, elle avait monté Paladin avec la bride habituelle du cheval, parce que le palefrenier avait dit qu’il ne fallait pas « le changer ».

Comme la jument devait venir prochainement habiter l’curie, Mme d’Erdéval donna l’ordre de déballer ses brides qui étaient dans une caisse depuis qu’elle avait cessé de monter.

Et, ce jour-l, comme les Erdéval venaient de sortir de table, l’homme d’écurie entra, dans le salon où tout le monde était réuni. Il tenait un filet à anneaux qu’il regardait d’un air ahuri.

— Moi, je viens dire à madame la comtesse.. déclara-t-il avec autorité — qu’elle ne peut pas se servir d’une bride comme ça…

— Comment, une bride comme ça ?… qu’est-ce qu’il a, ce filet ?…

— Il n’a pas de boucles !… il faut des boucles !…

— Où ça, des boucles ? — demanda Mme d’Erdval qui ne comprenait pas, n’ayant jamais eu que des brides cousues — je ne sais pas ce que vous voulez dire ?…

Le palefrenier eut un geste de bienveillante pitié.

— Toutes les brides doivent avoir des boucles… ici… et là… pour qu’on puisse les astiquer… Moi, je dis que pour qu’une bride soit bonne, il faut que…

— Je ne sais pas ce qu’il faut pour qu’une bride soit bonne… dit Mme d’Erdéval agacée — mais depuis trente ans que je monte à cheval, je ne me suis jamais servie que de brides comme celle-là…

— Moi, je dis qu’on doit avoir des boucles. il faut pouvoir démonter la bride pour l’ajuster…

— Au manège, peut-être !… mais autrement, chaque cheval a la bride qui lui convient…

— Moi je dis que je n’ai jamais vu de brides comme ça !…

Le marquis faisait son palefrenier des signes désespérés. Si peu expert qu’il fût en matière de chevaux, il comprenait vaguement qu’il tait fâcheux pour un homme de cheval — qui disait avoir été dans de grandes maisons — d’apercevoir une bride propre pour la première fois de sa vie. Anatole était inintelligent, mais rusé et finaud. Il flaira la grande gaffe et voulut se rattraper.

— Moi, je ne dis pas que la bride ne soit pas très légère et très jolie… expliqua-t-il d’un ton plus doux — mais moi je dis que ça ne convient pas pour le petit jeune homme qui n’est pas assez au courant… pour frotter le mors, il ne saura pas s’y prendre… et moi je dis que…

— C’est bon !… — fit la comtesse énervée — je m’arrangerai avec Victor…

— Anatole n’est pas encore très stylé !… — dit le marquis avec embarras quand son palefrenier se fut enfin décidé à sortir — il n’aurait pas dû entrer comme ça dans le salon…

— Ça n’a pas d’importance !… — répondit M. d’Erdéval — mais s’il ne connaît pas mieux les harnais que les brides, tu feras bien de vérifier ton attelage la première fois que tu sortiras…

— Comment veux-tu qu’il ne connaisse pas des harnais ?… — dit le marquis indigné — puisqu’il était piqueur à l’école de dressage de Saint-Lô…

— Ah ! il était piqueur !… je ne savais pas !… — fit le comte qui se rappelait toutes les lettres où son père parlait du « petit homme d’écurie », mais qui n’était pas autrement surpris de l’avancement rapide que le vieillard lui octroyait, pour les besoins de la cause.

— Oui… un excellent piqueur… dont M. Duret veut bien se séparer pour moi…

M. Duret ?…

— Le Directeur de l’école… Comme il sait que j’ai depuis longtemps besoin d’avoir un homme pour l’élevage et le dressage, il consent à m’abandonner celui-là, malgré les immenses service qu’il rend à l’école…

Les enfants se regardaient stupéfaits et Jean, s’adressant à M. Guillemet, formula ainsi à demi-voix la pensée de tous :

— Ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que je crois que grand-père croit que nous le croyons !…

Et Olivier, qui avait volontiers la plaisanterie grasse, conclut :

— Ici, ce n’est pas comme à l’école de dressage, il rend plus de vermouth que de services !…

Mais le marquis, absorbé par son idée fixe, n’entendit pas.

Le lendemain, il y eut un gros incident.

Le jardinier était venu mettre dans les corbeilles de la cour des pensées et des pétunias, toutes fleurs qui se cassent comme du verre.

À trois heures Anatole — devenu piqueur depuis la veille — sortit Paladin de l’écurie pour lui faire faire sa promenade habituelle. Le pauvre animal, la tête basse et l’air résigné, se laissa monter par le « piqueur ».

Mais pendant que le petit domestique ouvrait la grille, Anatole aperçut à une fenêtre trois des enfants qui le regardaient partir. Alors il voulut les éblouir de ses talents équestres — sur lesquels ils étaient fixés dès le premier jour — et il se mit à tirer de toutes ses forces sur la bouche de Paladin, tandis que, de ses courtes jambes, il lui serrait tant qu’il pouvait les flancs.

Abruti, le cheval recula éperdument et entra dans une des corbeilles. Mais le « piqueur » n’était pas pour se préoccuper de tels riens. Fouillant l’air de sa majestueuse cravache, il cingla cinq ou six fois de suite le cheval qui piétinait sur place, et dont la seule défense était de labourer la corbeille et de hacher les fleurs.

La comtesse — debout sur le perron — attendait pour sortir que le dégât fût terminé. Outrée de tant de malfaisante ineptie, elle dit à Mme Devilliers :

— Si je ne suis pas là quand l’homme de M. le marquis rentrera, voudrez-vous lui dire que je trouve inutile qu’il démolisse des corbeilles qu’on vient d’arranger… s’il n’est pas capable de tenir son cheval, qu’il le fasse tenir par Victor tant qu’il sera dans la cour… Enfin, qu’il fasse comme bon lui semblera, mais je ne veux pas que pareille chose se renouvelle… D’ailleurs, comme il l’a fait exprès, il lui sera facile de ne pas recommencer.

Quand « le piqueur » rentra de sa courte promenade, Mme Devilliers lui fit la commission. Elle avait le ton naturellement cassant et, de plus, elle était horripilée de l’attitude et du sans-gêne de l’homme, qui depuis un mois n’avait fait qu’embêter tout le monde aux heures où il n’était pas à se promener.

Mme la comtesse tient beaucoup à ses fleurs… vous avez fait exprès de les piétiner… Tâchez de ne plus recommencer !…

Comme elle avait l’habitude de diriger la maison et de faire d’elle-même les observations et les réprimandes nécessaires, elle ne parla pas au nom de Mme d’Erdéval, mais au sien propre comme toujours. Et l’homme lui répondit avec une si extraordinaire insolence, qu’elle s’en fut immédiatement se plaindre au vieux marquis.

M. d’Erdéval — qui ne se doutait de rien, — fut stupéfait d’apprendre le lendemain qu’Anatole et Paladin étaient partis le matin pour Saint-Blaise. Son père fut d’ailleurs charmant dans l’explication qu’ils eurent à ce sujet.

Mme Devilliers a dit à Anatole qu’il avait fait exprès de piétiner des fleurs auxquelles tenait Marguerite… naturellement ça lui a fait une peine affreuse… mais comme il a été très malhonnête, il est dans son tort… je l’ai expédié à Saint-Blaise… C’est tant pis pour lui !…

— Je suis vraiment désolé, papa !… — balbutia le comte, qui intérieurement faisait :

— Ouf !…

Toute la maison aussi fit « ouf ! » surtout la pauvre Mme Devilliers, qui avait eu du palefrenier les embêtements les plus directs et qui ne prévoyait pas les orages qu’elle

venait d’amonceler sur sa tête.

V

Ah !… — dit M. d’Erdéval qui, à un tournant de la route, venait d’entrevoir le château — papa est sur le perron !…

Il arrivait de Saint-Lô dans une voiture de louage, avec le comte de Cerisy, un de ses amis que le marquis avait invité à faire l’ouverture de la chasse. Mlle de Cerisy, une aimable vieille fille, accompagnait son frère. Elle désirait voir Saint-Blaise qu’on lui avait dépeint comme un des plus jolis châteaux du pays.

M. d’Erdéval venait de Lorraine. Sa femme passait avec ses enfants l’été à la mer. Simone grandissait beaucoup et avait besoin de se fortifier. Olivier et Jean devaient rejoindre leur père à Saint-Blaise le lendemain avec M. Guillemet.

— Nous n’allons pas gêner monsieur votre père, au moins ?… — dit Mlle de Cerisy — j’ai peut-être été indiscrète en demandant à venir aussi ?…

M. d’Erdéval répondit, sincère :

— Oh ! pas du tout !… papa adore recevoir des amis !… personne n’est plus ni mieux hospitalier que lui… Vous lui faites grand plaisir en venant le voir !…

La voiture, une antique calèche doublée de perse à fleurs, dévalait au trot rapide de deux vieux Normands de grande taille, la descente qui aboutit au château.

La large silhouette du marquis se détachait devant la porte d’entrée, au haut du perron moussu. Souriant et cordial, il accueillit ses hôtes.

M. d’Erdéval aida Mlle de Cerisy à descendre de voiture. Puis, allant à son père, il l’embrassa.

— Tu ne reconnais pas Anatole ?… — dit le marquis, en s’effaçant pour démasquer un gros petit homme noir et barbu, au teint allumé, au ventre en œuf posé sur de courtes jambes grêles.

— Anatole ?… — répéta M. d’Erdéval, dont le regard allait de son père à l’individu.

— Tu ne le reconnais pas ?… — reprit le marquis en riant d’un rire un peu embarrassé — c’est qu’il a laissé pousser sa barbe pour pouvoir commander aux autres domestiques.

— Oh !… — fit M. d’Erdéval abasourdi.

En examinant l’homme, il retrouvait le regard remuant, fuyant toujours, jamais posé d’aplomb, et le petit crâne piriforme, entrevus quatre mois auparavant.

— Ah ! enfin !… tu le reconnais !… — fit le marquis satisfait.

— Oui… je le reconnais !… — dit, sans enthousiasme, M. d’Erdéval qui pensait :

— Décidément, il a une tête de bagne !…

Cependant l’homme d’écurie barbu, avait pris des mains de Mlle de Cerisy son petit sac de voyage et, appelant les domestiques faisant descendre les bagages et commandait, l’air terrible :

— Portez ça dans les chambres… allons !… vite !…

Et comme un homme, accouru des communs, s’arrêtait au pied du perron pour en lever ses sabots, le marquis l’interpella :

— Théodule !… faites donc ce que vous dit Monsieur Anatole !…

Monsieur Anatole !… Vraiment, ce « monsieur » allait très mal au palefrenier ! Autrefois, avec sa tête de lad, il s’en fallait qu’il marquât bien, certes… mais enfin, il n’avait pas alors l’abominable aspect d’aujourd’hui. Et le comte, stupéfait, cherchait à s’expliquer cette transformation, ou du moins, cet essai infructueux de transformation.

Durant les quatre mois qui venaient de s’écouler, son père avait souvent parlé de l’homme dans ses lettres. Il racontait qu’Anatole lui rendait d’immenses services. Il bénissait le ciel et l’école de dressage de le lui avoir donné. Mais, si souvent le marquis louangeait éperdument des gens que, peu après, il traitait de la pire façon, qu’on n’avait pas attaché à cet engouement nouveau une très grande importance. Tourmentés un instant à Auteuil des allures étranges de leur père et du palefrenier, les Erdéval s’étaient dit, qu’après tout, ce caprice prendrait fin comme les autres, un peu plus tard peut-être, parce qu’il avait été plus violent.

Seul, Olivier reparlait continuellement de ce qu’il appelait l’aventure de Paladin. Plus observateur que les autres, il s’étonnait, non pas de la fantaisie de son grand-père, qu’il connaissait pour l’être le plus changeant qui fût, mais de « l’espèce » de l’individu qui avait provoqué cette fantaisie. Car enfin, l’homme d’écurie était, en plein, ce que le vieux marquis appelait, avec un si immense mépris, « un mercenaire ». Alors quoi ?..

À plusieurs reprises, lorsque arrivaient les lettres de Saint-Blaise, qui racontaient les talents et les capacités d’Anatole, Olivier avait attiré, sur cette faveur persistante, l’attention de ses parents.

— Grand-père écrit qu’Anatole s’occupe de tout… qu’il fait les comptes… surveille la vente des foins et des bestiaux et a la clef des provisions… la clef des provisions !… zuze un peu, papa ?… grand-père est envoûté, c’est sûr !…

C’est que le vieux marquis était le monsieur le plus extraordinairement méfiant qui fût. Il mettait tout sous clef, et la cuisine s’en ressentait. La cuisinière qui manquait de sucre, de café, de chocolat, de pâtes, enfin de tout ce qui s’emploie dans la cuisine, ou à laquelle on donnait toutes ces choses au dernier moment, ratait forcément les plats ou était obligée de servir une heure plus tard.

C’est à ce dernier parti que s’arrêtaient les cuisinières ou cuisiniers qui se succédaient assez rapidement à Saint-Blaise, car il était rare que le marquis gardât un domestique quelconque plus d’un an. Il dérangeait continuellement le service pour des choses insignifiantes, et demandait volontiers à l’un ce qui était du ressort de l’autre. Avec ça, exigeant des domestiques des qualités telles que, s’ils les eussent possédées, ils seraient devenus présidents de Républiques — de vraies — ou au moins ambassadeurs.

Mais comme le marquis n’était nullement méchant au fond, qu’il ne surmenait pas ses gens et qu’il les nourrissait à leur faim, il ne restait jamais à court de domestiques. Évidemment, Saint-Blaise n’était pas noté comme maison de tout repos dans les bureaux de placement de Saint-Lô, mais ça n’était pas non plus une « boîte », et pour qui ne redoutait pas une mise à pied un peu brusque, la place était bonne au moins pour un temps.

Mais jamais, au grand jamais, le marquis, même lorsqu’il s’était montré le plus satisfait d’un serviteur quelconque, ne lui avait confié ni la direction, ni surtout les clefs de quoi que ce fût.

Et en voyant l’homme aller et venir dans le vestibule, donnant des ordres, la clef de la cave passée à son petit doigt, le comte pensait à Olivier et à ses prophéties.

Cependant, M. Anatole était revenu sur le perron. Il regarda sortir de la voiture la dernière valise, et s’adressant au cocher avec arrogance.

— Allez aux communs !… vous pouvez mettre vos chevaux dans l’écurie de droite pour les faire souffler… et surtout, faites attention !…

— Attention à quoi ?… — se demanda M. d’Erdéval.

Le cocher Tirté était depuis vingt-deux ans chez Pitoy, autrefois le maître de poste, et aujourd’hui le plus grand loueur de Saint-Lô et de la région. On prenait chez Pitoy des voitures pour suivre les chasses et pour voyager d’un château à l’autre. Il les louait à la course, à la journée, au mois ou à la saison.

Comme ses chevaux étaient tous excellents et quelques-uns très beaux, plusieurs châtelains normands s’en contentaient pour l’été, préférant avoir, durant leur séjour à Paris, un ordinaire d’une compagnie. Parmi les cochers de Pitoy, Tirté était demandé entre tous. Il était toujours alerte et de belle humeur, et menait à fond de train ses clients sans jamais toucher son fouet. Depuis quinze ans, Tirté conduisait régulièrement les Erdéval chaque fois qu’ils se déplaçaient en Normandie. Les enfants l’aimaient bien pour la complaisance qu’il avait de les laisser conduire quand ils étaient tout petits, et M. d’Erdéval le considérait comme un brave homme. Il fut ennuyé de lui entendre parler sur ce ton.

Tirté, lui, ne s’agita pas pour si peu de chose, mais à l’instant où, après lui avoir ordonné de « faire attention », M. Anatole rentrait majestueusement dans le vestibule, il haussa ses solides épaules en murmurant un :

— Eh va donc !… s’pèce d’andouille !… qui ne laissa aucun doute à M. d’Erdéval sur le prestige qu’avait, dans le pays, l’homme de confiance du marquis.

Il rentra, lui aussi, et entendit son père qui demandait :

— Avez-vous dit à Tirté dans quelle chambre il va coucher ?… ou est-ce Théodule qui s’occupe de lui ?…

L’homme répondit, bourru :

— Il n’a pas besoin de coucher… il peut bien s’en retourner à Saint-Lô ce soir !…

— Mais jamais de la vie !… — s’écria le marquis — des chevaux qui ont neuf lieues dans les jambes… en traînant quatre personnes et des bagages… ont besoin de se reposer… Tirté couche toujours quand il vient à Saint-Blaise… n’est-ce pas, Antoine ?….

— Mais oui, papa, toujours !…

L’homme ricanait. Le vieillard dit avec une certaine autorité :

— Faites ce que je vous dis, Anatole !… allez dire à Tirté de ma part que je veux qu’il couche ici… il repartira demain matin quand ses chevaux seront frais !… justement le voilà !… mais pourquoi tourne-t-il ?… il ne sait donc plus où est l’écurie !…

Effectivement, le cocher, qui était allé tourner un peu plus loin, revenait sur ses pas. En passant devant le château, il salua.

— Tirté !… — cria le marquis — où allez vous ?…

Mais l’homme ne parut pas entendre et mit ses chevaux au trot.

— Mais où va-t-il ?… Anatole !… appelez-le !…

Comme M. Anatole ne bougeait pas, le vieillard s’adressa à son fils :

— Antoine !… toi qui es leste !… rattrape-le, je t’en prie !… je serais très contrarié qu’il partît comme ça !…

M. d’Erdéval descendit en courant les marches, mais il se heurta à Théodule qui lui dit :

— Pas la peine qu’monsieur l’comte coure après !… y n’restera point… y m’l’a dit t’à l’heure…

— Pourquoi ne veut-il pas rester ?…

Théodule — un grand paysan normand de pure race, pas mal ivrogne, mais extrêmement intelligent et moins poltron moralement que ses compatriotes — répondit, timidement et résolument à la fois, tandis que son œil bleu glissait vers M. Anatole :

— À cause d’lui !…

— Tu n’as pas couru ?… — dit le marquis mécontent, en voyant que son fils revenait — si tu savais ce que ça me contrarie de voir Tirté partir sans même dîner !… Pourquoi ne l’as-tu pas rattrapé, toi qui cours comme un lièvre ?…

— C’était inutile… il ne veut pas rester… il l’a dit à Théodule…

— Pourquoi n’a-t-il pas voulu rester, Théodule ?… — demanda encore le vieillard.

— Ah ! pour c’qu’est d’ça, je n’sais point, monsieur l’marquis !… y m’la point dit… y m’a dit qu’y n’restait point, mais c’est tout !

En face du château, contre un gros arbre, Miche se cachait, regardant l’arrivée des visiteurs. M. d’Erdéval l’aperçut.

— Ma pauv’Miche !… tu attends ton ami Jean ?…

La petite fit signe que oui, mais ne bougea pas.

— Il arrivera demain, Jean !… mais en attendant, tu pourrais bien venir me dire bonjour ?…

Le regard intense de Miche sembla dire :

« Je n’ose pas !… » et elle se plaqua davantage contre son gros arbre.

— Qu’est-ce qu’elle a donc ?… — demanda M. d’Erdéval — elle devient bien timide, il me semble ?…

Le marquis dit avec un peu d’embarras :

— Mais elle n’a rien… qu’est-ce que tu veux qu’elle ait ?…

— Je n’en sais rien, puisque je le demande ?… autrefois elle accourait avec une bonne figure épanouie dès qu’on l’appelait… et aujourd’hui elle se cache derrière un arbre comme une petite sauvage…

M. Anatole intervint :

— Elle est très bien là !… si on la laissait faire elle serait tout le temps à rôder dans le château… elle a besoin d’être tenue !… — déclara-t-il avec autorité.

M. d’Erdéval lui tourna le dos et appela une petite chienne courante, qui le reconnaissait et arrivait au galop dans l’herbage pour le caresser. Mais, tout à coup, la petite bête s’arrêta court au milieu de l’allée, regardant craintivement dans le vestibule où se profilait le ventre en œuf de M. Anatole, et refusa formellement d’avancer.

Cette fois le comte ne demanda pas d’explication. Il comprenait de reste que l’ancien palefrenier répandait autour de lui la terreur.

— Je crois que, comme Miche, Cérès a besoin d’être tenue… et qu’on la tient !… — dit-il narquois, en descendant le perron pour aller caresser la chienne qui, se devinant protégée, se frottait joyeusement contre lui.

On avait monté les valises et les couvertures, et les politesses avec les Cerisy finissaient de s’échanger. Au moment où chacun allait rentrer chez soi s’habiller pour le dîner, le marquis dit à Mlle de Cerisy et à son frère :

— S’il manque quelque chose chez vous… ou si vous désirez n’importe quoi, vous voudrez bien le dire à mon régisseur !…

— Ah ! il paraît que le « piqueur » a vécu !… — pensa M. d’Erdéval.

Le marquis voulait faire goûter les Cerisy, mais ils avaient refusé.

— Tu sais, papa… — dit M. d’Erdéval — moi, je meurs de faim… je vais te demander une galette et une pomme…

— Prends ce que tu voudras !… le goûter est sur la table de la salle à manger…

Le comte entra dans la salle à manger, mais déjà on avait enlevé le goûter pour mettre le couvert. Comme il savait où trouver les choses, il se dirigea vers le buffet, mais au moment où il allait l’ouvrir il fut arrêté par M. Anatole qui étendait le bras devant lui en disant :

— Quand monsieur le comte aura besoin de quelque chose, il me le demandera… Moi, je suis chargé de tout ici…


VI


Ah ! mon pauvre ami !… — dit le lendemain Cerisy à Erdéval — ce que le régisseur de votre père est embêtant, c’est rien de le dire !… ce matin je me suis levé dès l’aube, pour me promener un peu dans ce ravissant pays, que je ne connaissais pas encore et que je verrai mal en chassant…

— Eh bien ?…

— Eh bien, figurez-vous que cet animal ne m’a pas lâché d’un cran !… il m’a emboîté, ah ! mais là, ce qui s’appelle emboîter !… et s’il était silencieux, encore !… ce ne serait rien !… mais c’est un impitoyable bavard

— Je sais !…

— Il n’arrête pas de dire des inepties de donner les explications les moins intéressantes !… il dit : « Moi, et monsieur le marquis », lorsqu’il s’agit des choses générales… et pour le détail : « Moi, j’ai ordonné… Moi, j’ai fait faire… Moi, je dis… Moi, je prends !… toujours moi !… ah ! nom de nom !… j’ai ce « moi » dans les oreilles !… Ce que je l’ai entendu de fols, ce matin !…

Comme M. d’Erdéval restait silencieux, Cerisy s’excusa gentiment :

— Je vous demande pardon de vous parler de ça !… ça vous est peut-être désagréable ?…

— Pas du tout !… ça ne m’est pas désagréable que vous me parliez de cet individu !… mais ça m’embête qu’il soit là, dans d’aussi invraisemblables conditions…

— Vous ne vous attendiez pas à le trouver, n’est-ce pas ?… C’est Marthe qui s’est rendu compte de ça hier soir, imaginez-vous ?… les vieilles filles, ça voit tout !… Quand nous avons été seuls, elle m’a dit : « Tu sais, ton ami Erdéval vient d’avoir une surprise désagréable… il ne s’attendait pas à trouver cet homme-là chez son père… »

— Je m’attendais bien à l’y trouver… mais comme cocher seulement !… ce qui était déjà une jolie élévation, étant donné que papa l’a pris comme palefrenier et l’a envoyé comme tel chez moi pour y amener un cheval…

— Il ne me fait pas l’effet d’entendre grand’chose aux chevaux, entre nous soit dit !… Et où diable a-t-il déniché cet olibrius, votre père ?…

— À l’école de dressage de Saint-Lô, où il était palefrenier… à ce que nous a écrit papa… qui, depuis, nous a dit qu’il y était piqueur…

— Piqueur ?… ah ! elle est bien bonne !… moi qui passe à l’école de dressage la partie de mon existence que je ne passe pas à la chasse, je connais et ai connu tous les piqueurs… et je vous garantis que cet homme là n’a jamais été à l’École… sinon dans les dessous… car autrement je connaîtrais au moins sa bobine !…

— Une vilaine bobine !…

— Ah ! fichtre oui !… moi, vous savez, à votre place, je ne serais pas du tout tranquille de sentir ça chez moi…

— Chez moi… il n’y ferait pas long feu !… mais chez mon père, ça m’inquiète horriblement… Que l’homme ait été palefrenier à l’école de dressage de Saint-Lo, ça ne fait pas question… mais il a dit à papa avoir été longtemps piqueur chez du Vallon…

— Chez du Vallon ?… avec une tête et un ventre comme ça !… ah ! non !… elle est bonne aussi, celle-là !…

— Le ventre était moins gros avant Saint-Blaise… et la tête avant la barbe était moins infecte !… guère !… mais enfin, un peu moins tout de même !… Seulement j’ai une autre raison de supposer qu’il n’a pas été chez du Vallon ou, que s’il y a été, c’est aussi comme palefrenier, car il n’a même pas entrevu la sellerie…

— Comment ça ?… — Il n’avait jamais vu de bride cousue !… et il est venu déclarer avec autorité à ma femme « qu’on ne montait pas avec une bride comme ça !… »

— Vous ne savez pas ?… si j’étais vous, je lui écrirais !…

— À qui ?…

— À du Vallon… il saura bien si cet homme-là a été à son service…

— Croyez-vous ?… il doit passer tant et tant d’hommes dans une écurie de quinze ou vingt chevaux ?…

— C’est égal… j’écrirais !…

— Eh bien, Marguerite écrira… elle connaît plus que moi du Vallon qu’elle rencontre à cheval le matin… seulement si papa apprend jamais ça…

— Eh bien ?…

— Ben, il sera furieux !…

— Comment ?… furieux parce que vous aurez demandé à un monsieur — sans autres commentaires — s’il a eu à son service le nommé Anatole ?… À propos !… savez-vous comment il s’appelle seulement ?…

— Non… mais tous les domestiques le savent… et même, sans aller si loin…

Et M. d’Erdéval appela :

— Eh !… Miche !…

La petite accourut toute souriante.

— À la bonne heure !… je retrouve ma Miche !… — dit le comte en caressant les cheveux moirés de la petite fille. — Dis moi… qu’est-ce que tu faisais dans l’avenue, Miche ?…

— J’attendais !…

— Quoi ?…

— Pour quand arrivera M. Jean !…

— Elle adore Jean qui a obtenu de son, grand-père qu’il la prenne à Saint-Blaise quand sa mère est morte… — expliqua M. d’Erdéval.

— Bon sang !… qu’elle est jolie !… — fit Cerisy qui regardait l’enfant d’un air ahuri.

Le comte craignait que Miche n’eût, en même temps que la beauté, le tempérament de la Florine. Il préférait qu’on ne parlât pas trop devant elle de sa beauté. Il dit avec indifférence et sans avoir l’air d’attacher d’importance à persuader ou non l’enfant :

— Miche est une bonne petite fille !… très bonne !… et très intelligente aussi… mais elle n’est pas jolie…

— Je le sais bien !… — fit tristement Miche.

— Ah !… — demanda M. d’Erdéval surpris — tu le sais bien ?…

Et intéressé toujours par l’âme des enfants, curieux de connaître le point de comparaison de la petite, il questionna :

— Qui est-ce qui est jolie à ton avis, Miche ?

L’enfant répondit après avoir réfléchi :

— C’est pas Mme la baronne de Guerville, toujours !…

Le comte se mit à rire, tandis que Cerisy disait, convaincu :

— Pas jolie !… Mme de Guerville !… ben, elle est difficile, la gosse !… je sais bien qu’elle en a le droit !…

Et se tournant vers Erdéval, il ajouta à demi-voix :

— Car elle est épatamment belle, cette gamine-là !… oui, c’est entendu… vous ne voulez pas que je le lui dise… mais il y en a d’autres qui se chargeront de ça, allez !… vous pouvez y compter… et elle aussi !… reluquez-moi ce profil, Erdéval ?… et ces cheveux, et cette tournure… est-ce campé ?… et ces pieds ?… avez-vous jamais vu une petite Normande avec des pieds pareils, vous ?… moi pas !…

— Miche ?… — demanda le comte, qui voulait mettre fin à l’énumération dont la petite fille ne perdait pas un mot, de ces perfections physiques — est-ce que tu sais comment s’appelle Anatole, toi ?…

Miche eut un geste craintif :

— Oh !… monsieur le comte !… faut pas dire Anatole comme ça !… M. l’marquis s’met en colère quand on dit Anatole tout court… faut dire monsieur…

M. d’Erdéval riait. L’enfant le regarda effarée :

— Oh ! mais, vous savez, c’est pas pour rire c’que j’vous dis !… les aut’s domestiques du château ont eu d’la peine à s’y faire, vous pensez bien… vu qu’ils avaient l’habitude de l’appeler tout court Anatole quand c’est qu’il était valet d’écurie… alors, M. l’marquis en a renvoyé deux à qui qu’Anatole échappait quéqu’fois sans monsieur…

— Je n’oublierai pas tes recommandations, mon petit !… — dit le comte touché au fond de la sollicitude de l’enfant — mais réponds moi maintenant ?… Sais-tu, oui ou non, comment s’appelle M. Anatole ?… comprends tu ?… toi, tu t’appelles Micheline Fanel… eh bien…

— Oh ! j’comprends bien, monsieur l’comte, c’est que j’cherchais… ça me r’venait plus !… y s’appelle Malansson…

M. d’Erdéval prit dans sa poche un crayon et écrivit le nom sur sa manchette en disant :

— Je te remercie, Miche…

La petite fille se sauvait en courant, il la rappelait :

— Dis donc ?… à propos ?… les sœurs sont elles un peu plus contentes de toi ?…

— J’suis point méchante, monsieur l’comte

— Je le sais bien… et toi, tu sais bien que ce n’est pas ça que je te demande !… Travailles-tu mieux… sais-tu lire ?…

— . . . . . . . . .

— Tu ne réponds rien !… tu ne sais pas ?… non ?… pas du tout ?… c’est honteux ! quel âge as-tu ?…

— Neuf ans et demi, monsieur l’comte !

— Ah !… — fit Cerisy stupéfait — elle est immense !… je croyais qu’elle avait treize ans, moi !…

— Elle en a trois pour la raison… — expliqua M. d’Erdéval — elle ne veut rien apprendre… rien !… à quoi es-tu bonne alors ?…

— J’travaille, monsieur l’comte !… j’travaille d’mes mains… pac’que les Sœurs… et l’docteur Bouvier aussi… ont dit qu’y fallait laisser ma tête tranquille…

— Le docteur Bouvier ?… j’ai bien peur que tu ne le roules comme les sœurs, le docteur !… Enfin !… à quoi travailles-tu ?… aux champs ?… tu n’es guère forte encore !…

— Que si donc !… — fit Miche en redressant son corps souple — j’la suis ben assez pour travailler aux champs… mais de c’moment-ci j’y travaille point… M. l’marquis m’fait arranger la bibliothèque…

— Arranger la bibliothèque !… — dit le comte ahuri — ah ! bien !… tu en as pour cent ans, Miche !…

— P’t’êt’pas si tant longtemps qu’ça, monsieur l’comte !… mais ça va tout d’même pas vite…

— Ce que je me demande, c’est comment tu fais pour arranger des livres sans savoir lire… Ça ne doit pas être commode !…

Miche rougit violemment et ne répondit pas.

— Ah !… tu commences à avoir honte !… ça n’est pas malheureux !… Qu’est-ce que tu regardes ?…

Un point noir apparaissait au loin sur la route. Sans répondre, Miche se lança comme une balle dans un sentier. On la vit reparaître à quelques mètres, traverser l’avenue en deux bonds, et filer en flèche vers la route.

— Qu’est-ce que diable elle a vu ?… — demanda Cerisy en posant une main au-dessus de ses yeux pour les abriter du soleil.

— Ça doit être la voiture qui amène les enfants…

Un très vieux paysan arrivait dans le chemin. Il salua et dit :

— Oui, c’est la voiture qu’est allée chercher ces messieurs à la gare…

— Ah ! ça me fait plaisir de vous voir, Père Constant ! dit le comte j’avais peur que vous ne fussiez malade ! — je ne vous avais pas aperçu hier… ni ce matin…

La figure du vieil homme le bouleversa :

— Je n’travaille plus au château, mossieu l’comte !…

— Vous ne travaillez plus au château ?… — répéta Erdéval — stupéfait et depuis quand, Père Constant ?…

— D’puis qu’mossieur Anatole m’a jeté dehors.

Deux petites larmes coulaient sur les vieilles joues ravines de l’homme. Il les essuya de sa manche et reprit :

— Ah ! oui, da !… y m’a chassé !… y avait quarante-huit ans que j’travaillais au château d’affilée, mossieur l’comte !… d’puis qu’javais d’venu d’faire mon congé d’sept ans ! et avant que d’partir soldat, j’avais déjà travaillé d’quatorze vingt ans chez mossieur vot grand-père… a faisait cinquante-quatre ans d’service au château d’Saint-Blaise !… Si c’est pas malheureux, dites ?…

— Mais qu’est-ce qu’il y a eu, Père Constant ?…

— Y a eu que j’m’ai bu, mossieur l’comte !…

— Ça ne m’étonne pas ! dit en souriant M. d’Erdéval.

— J’sais bien !… ça m’arrive !.. mais j’travaillais tout de même… et quand y m’a attrapé il était plus soûl qu’mé… et y n’travaillait pas, lui, bié sûr !… pac qu’y n’travaille jamais !…

— Ah !…

— Y fait des p’tites bricoles comme ça… d’ici et d’là… quand c’est qu’a l’amuse !… mais y n’connaît aucun métier sauf ferrer… Oh ! pour ça, y ferre un ch’va dans la perfection mais pour c’qu’est de l’soigner ou d’l’atteler quand y s’attèle pas tout seul… J’y en défie ! et pour ça comme pour bié des choses, Théodule y en r’montrerait…

— Enfin, à propos de quoi vous a-t-il renvoyé, père Constant ?…

— Ben, pac’que, comme y m’accusait qu’jétais soûl, et qu’Théodule et moi, et nous tous, nous étions qu’des imbéciles et des ivrognes… j’y ai dit qu’pour c’qu’était d’ça, y pourrait nous en r’montrer… et même tout d’suite, vu qu’il tait plus soûl qu’mé !.. alors, l’a voulu m’toucher, maginez-vous, m’sieur l’comte ?…

— Et puis ?…

— Pis… comme il était plein comme un sac, j’ai f… par terre du premier coup !… j’l’y aurais même f… sans ça !… y n’a point d’force !… Voul’vous que j’vous dise, mossieu l’compte… c’est un homme détruit… pac’que quand on boit et qu’on travaille on dépense c’qu’est t’trop… tandis qu’quand on boit et qu’on fainéante, ben on garde l’tout !… pis des fois on crève… mais pas lui !… y crèvera pas, lui !… mais l’est tout d’même détruit !…

— Voulez-vous que je parle à M. le marquis, père Constant ?…

— Qu’vous li parliez d’quoué ?…

— De vous… que j’essaie de vous faire rentrer ?…

Le vieil homme eut un geste d’effroi :

— Faites pas ça, mossieu l’comte !… vous vous metteriez mal avec vot’papa… et pis v’là tout !… en comparaison d’mossieur Anatole, vous n’comptez pus pour rien… ni vous, ni personne !… Aut’fois, c’était toujours « Mon fi par-ci, mon fi par-là !… » même avec nous aut’s, mossieu l’marquis inventait des histoires pour pouvoir parler d’vous !… à présent c’est pus jamais qu’y nous en parle… pus jamais !…

— Mon pauvre père Constant… — fit M. d’Erdéval chagrin — je suis désolé de ne rien pouvoir, en vérité…

— Prenez garde pour vous-même, mossieu l’comte !… core pour Mme la comtesse et pour vos enfants… Et pis, c’est surtout à Mme Desvillier qu’il y a quand c’est qu’il est sas !… J’sais pas c’qu’alle a bié pu lui faire… mais l’en dit !… l’en dit !… qu’alle prenne garde, la pauv’dame !… qu’alle s’méfie…

Mme Devilliers ne vient pas à Saint-Blaise cette année… elle reste à la mer avec Mlle Simone…

— Ben, j’ai comme un pressentiment qu’c’est tant mieux pour elle, la pauv’dame !…


Cette année-là, M. d’Erdéval et ses deux fils ne demeurèrent pas longtemps à Saint-Blaise. Les enfants devaient passer quelques jours à la mer avant la rentrée, et Miche ne profita pas beaucoup de son ami Jean.

D’ailleurs, Mme de Guerville l’accaparait. Il avait dix-sept ans, c’était presque un jeune homme, et la petit voisine — tout en affectant de le traiter en gosse — le trouvait visiblement à son gré.

Continuellement, pendant ce mois de septembre, elle se fit inviter à Saint-Blaise afin de profiter du séjour de son « petit flirt », comme elle disait en riant.

Le vieux marquis — après avoir eu d’abord en grippe la jeune femme, qu’il disait ressembler à « une pomme d’après la Saint-Jean » — le trouvait maintenant tout à fait exquise.

Très finaude, la baronne avait eu vite fait d’apercevoir l’extraordinaire intimité du vieillard et de son palefrenier. Et, en même temps qu’elle comprenait qu’il n’avait plus d’autre volonté que celle de l’homme, elle décidait de se servir de l’homme pour vaincre la résistance du marquis. Comme presque toutes les parvenues, elle s’irritait et s’inquiétait de ne pas se sentir acceptée du premier coup. Toujours celui qu’elle appelait, en lui souriant de son sourire figé de danseuse, « le plus jeune de mes voisins », avait été parfaitement poli pour elle. Mais elle sentait que c’était seulement la politesse d’un homme très bien élevé. Aucune sympathie ne perçait sous les banalités aimables du marquis d’Erdéval.

En même temps qu’elle apercevait la liaison étroite et étrange du vieux gentilhomme et du soi-disant régisseur, la petite Guerville jugeait la nullité absolue, l’incapacité énorme, et la vanité dindonesque du palefrenier. Dépourvue de tout sens moral, elle ne fut nullement gênée de se mettre à plat ventre devant un individu duquel elle avait dit les pires choses, en potinant avec tous les gens du pays.

Elle accabla « Monsieur Anatole » de compliments gigantesques. Lui seul connaissait les chevaux, lui seul savait les monter et les dresser !

Pour un oui ou pour un non, elle tombait à Saint-Blaise à cheval, à pied, ou en voiture, afin de demander à Monsieur Anatole les conseils les plus saugrenus. Quand Jean fut arrivé, la cour qu’elle faisait à l’homme devint moins pénible parce que, après avoir entendu les réponses diffuses et prolixes de M. Anatole, elle filait à l’anglaise et s’en allait flirter avec Jean.

Jean était la bête noire du palefrenier, duquel il se préoccupait pourtant assez peu, alors qu’Olivier — qui l’avait en horreur, mais qui était très pince-sans-rire — lui plaisait infiniment. Et, du coup, Olivier était passé favori de son grand-père. Favori modeste, venant très après M. Anatole dans les bonnes grâces du marquis, mais favori tout de même. C’était à Olivier que, cette année-là, il devait léguer Saint-Blaise. La terre, qui avait été successivement l’apanage de Jean, puis de Simone — si son mari aimait la chasse ? — appartenait pour l’instant à Olivier. Et M. Anatole — très stupidement vaniteux, et trop inférieur comme intelligence pour se rendre compte à quel point les Erdéval l’avaient « dans le nez » — se disait qu’il n’était pas mauvais de se mettre en bons termes avec le futur propriétaire du fromage où il paressait en paix. Le marquis n’avait que soixante-cinq ans et il était bâti à chaux et à sable, c’est vrai. Mais il était gros, on ne savait pas ce qui pouvait arriver, et la précaution est méridionale autant que normande.

Or, M. Anatole était né quelque part du côté de Périgueux ou de Bergerac. Il ne possédait aucune des qualités des Méridionaux mais tous leurs défauts s’étaient accumulés au suprême degré dans sa falote personne. Sa jactance bavarde, son incapacité prétentieuse et effrontée, avaient aveuglé M. d’Erdéval qui, très sincèrement, se faisait illusion sur un point capital pour lui : la bravoure.

Admirablement crâne et énergique, le vieux gentilhomme méprisait plus que tout la couardise, dont son favori était — sans qu’il s’en doutât — le plus complet spécimen.

Le pauvre homme, qui entendait trente ou quarante fois par jour son régisseur répéter d’un ton fougueux : « Moi ! je vais l’arranger !… » ou « Moi ! je lui ai dit de prendre garde à lui !… » ne pouvait pas se douter que le premier gars un peu « costeau » l’eût flanqué d’une seule menace à genoux et lui eût fait lécher la terre.

Les Erdéval avaient vite découvert que M. Anatole était poltron comme un lièvre, et Jean disait :

— Il est si lâche, que ça ne serait même pas amusant de taper dessus !…

Il était bon, d’ailleurs, que le vieux marquis se crût à l’abri sous l’aile de son ami et confident, car, grâce aux menées de M. Anatole, « les deux patrons de Saint-Blaise », comme on les appelait dans le pays, étaient violemment haïs. À chaque instant, maintenant, des scènes pénibles avaient lieu, soit aux communs, soit même dans la cuisine et à l’office.

On chassait impitoyablement les pauvres, et lorsqu’ils avaient — et presque tous en ont — un bissac, M. Anatole le leur faisait vider devant lui, les traitant de voleurs, et les menaçant de lâcher sur eux les chiens.

D’autres fois, des ouvriers auxquels le régisseur refusait leur dû, ou qu’il injuriait pour un motif quelconque — ou même sans motif — venaient proférer des menaces devant le château. Alors M. Anatole, après avoir crié du haut du perron ou du balcon — mais jamais de trop près, quand c’étaient des gas solides — de belles phrases belliqueuses, s’embusquait avec sa fameuse mitrailleuse derrière les persiennes hermétiquement closes, et faisait admirer à son vieux maître, extasié et reconnaissant, sa méridionale vaillance.

Un jour Jean avait arraché des mains du palefrenier un pauvre vieux mendiant qu’il assommait avec facilité, attendu que le malheureux était anéanti de fatigue et de misère, après quoi il avait dit, sans ambages, au favori pétrifié d’étonnement :

— Si jamais je vous y repince, je vous prends par la peau du cou et je vous jette dans la Vire… Avez-vous compris ?…

— Méfiez-vous, monsieur Jean !… — balbutiait Miche qui assistait à la scène — y se r’vengera en vous faisant du mal…

— Il mourchardera à grand-père… m’en fiche !… pour ce qu’il m’aime à présent, grand-père, ça ne changera pas grand’-chose !…

— Oh ! mais que non ?… qu’y n’le dira point à M. l’marquis !… affirma l’enfant, qui devinait inconsciemment que le palefrenier ne voudrait pas diminuer son prestige, en avouant qu’on lui avait parlé de la sorte — mais y vous fera qué’qu’crasse en d’ssous…

Cette année-là, Jean et Olivier partirent avec joie. M. et Mme d’Erdéval n’aimaient pas Saint-Blaise, mais, d’habitude, les enfants ne trouvaient jamais que le séjour chez grand père durait assez longtemps.

Cette fois, ils montèrent gaiement dans le train qui les emmenait, tandis que leur père, au contraire, quittait pour la première fois le pays Normand avec inquiétude et regret.


VII


Pendant l’hiver qui suivit le séjour à Saint-Blaise, les inquiétudes que causait à M. d’Erdéval la situation de son père, s’aggravèrent très fort.

D’abord, dès son retour à Auteuil, Mme d’Erdéval avait écrit au comte du Vallon, lui disant simplement que son beau-père ayant pris chez lui un homme appelé Anatole Malansson, qui disait avoir été à son service autrefois comme piqueur, elle lui demandait s’il se souvenait de cet homme et pouvait donner quelques renseignements. Et Monsieur du Vallon avait répondu :

« Madame,

» Je ne me souviens pas d’Anatole Malansson, par l’excellente raison qu’il n’a jamais été chez moi.

» J’ai, depuis vingt-deux ans, mon premier piqueur. C’est lui qui tient le livre où sont inscrits tous les hommes, depuis les cochers et les grooms, jusqu’au dernier des palefreniers qui ont été dans mon écurie. Or. je viens de vérifier avec lui ses livres, et de constater que, ni dans les engagements faits au cours de chaque année, ni à l’A ni à l’M de la table où sont réunis, ensuite par ordre alphabétique les noms, celui de Malansson ne figure. Je puis donc vous affirmer, Madame, que cet individu a menti en disant à monsieur votre beau-père avoir été à mon service. Il n’y a qu’un cas où il pourrait avoir dit la vérité, c’est s’il est assez âgé pour avoir servi chez moi il a plus de vingt-deux ans. Encore aurait-il un certificat à montrer, car jamais un homme — sauf s’il était une notoire canaille — n’est sorti de mon écurie sans un certificat signé de moi.

» M. d’Erdéval fera donc sagement de se méfier de cet Anatole, et vous de ne pas lui confier votre chère Cerise qui, si je ne m’abuse, ne doit pas être très aimable à panser.

» Daignez agréer, Madame, l’hommage de mon profond respect.

» Vallon de Gandoz. »

— Eh bien ?… — avait dit Jean en voyant la lettre — je pense que vous allez envoyer ça lestement à grand-père ?…

— Mais tu es fou !… — fit Mme d’Erdéval avec effroi — ça inquiéterait et tourmenterait pour rien ton pauvre grand-père qui est si ravi !…

— Sans compter… — appuya Olivier — qu’Anatole persuaderait sans peine à grand père que c’est M. du Vallon qui ment, et que grand-père nous en voudrait à mort…

Jean, qui tenait à son idée, protesta :

— Mais c’est idiot !… alors pourquoi maman a-t-elle été embêter c’pauv’monsieur ?…

— Mais… pour savoir…

— Vous aviez besoin qu’on vous certifie qu’Anatole est sûrement un menteur et vrai semblablement une canaille pour savoir ?… ben, pas moi !… il y a de ces choses qui s’imposent d’elles-mêmes par leur clarté !… Ah !… à propos !… vous savez que Mme Devilliers reçoit des lettres de menaces épouvantables et d’injures ignobles de ce saligaud-là ?…

— Comment ça ?… depuis quand ?…

— Oh ! depuis toujours !… c’est-à-dire depuis qu’il est venu à la maison avec Paladin. Quand il est parti, il l’avait déjà menacée, en lui disant qu’elle aurait de ses nouvelles…

— Eh bien ?…

— Ben, il lui en donne, de ses nouvelles !… les lettres sont anonymes, naturellement !… elles viennent tantôt de Saint-Lô, tantôt de Granville… Elle n’a jamais osé vous le dire pour ne pas vous tracasser encore plus, mais elle a une frousse intense, et jamais, jamais, elle ne retournera à Saint-Blaise, vous savez bien ?…

— Comment, jamais ?…

— Jamais, tant que M. Anatole y sera, s’entend !…

— Il vaudrait peut-être mieux… — proposa M. d’Erdéval — ne pas aller cette année chez papa ?… Je lui dirais la vérité…

— Non… — dit la comtesse — je n’ai déjà

pas été à Saint-Blaise l’an passé… j’y veux aller absolument cette fois !… D’ailleurs, il serait absurde de ne pas chercher à nous rendre compte de ce qui se passe…

— Je le sais de reste !… — fit M. d’Erdéval très désolé — on m’a écrit de Coutances que les domestiques changent maintenant tous les huit jours… qu’il n’y a plus d’ouvriers qui veuillent travailler au château… que papa et Anatole n’osent guère sortir de Saint-Blaise, tant ils sont exécrés… et que, dans tous les cas, Anatole n’ose plus sortir du tout sans papa… On lui a flanqué des pierres à Pont Bellangé, un jour qu’il s’en revenait dans la petite voiture…

— Ce qu’il a dû avoir peur !… — dit Olivier radieux.

M. Guillemet raconta :

— Déjà l’automne dernier, j’avais vu à quel point M. le marquis d’Erdéval et son domestique étaient haïs… Quelquefois, des gens avaient causé avec moi qui ignoraient que j’étais à Saint-Blaise, et qui étaient francs… ou presque… Ce qui les exaspère le plus, plus que les insultes, que les mauvais traitements, que tout… c’est que cet homme, qui est un propre à rien, qui ne sait vraiment aucun métier, veuille leur apprendre leurs métiers, à eux qui les savent… et puis, il ne menace et ne maltraite, que les vieux… ou les animaux… ou la petite Miche…

— Miche !… — s’écria Jean — on vous a dit qu’il a maltraité Miche ?…

— Oh ! oui… plusieurs fois !… mais il paraît qu’un jour M. le marquis d’Erdéval l’a vu et s’est mis dans une terrible colère… et il lui a dit — paraît-il — devant Théodule et le jardinier, que si jamais il touchait, soit à Miche, soit à la vieille jument alezane…

— Caroline !… — dit M. d’Erdéval — elle est de l’âge de Jean !…

— Eh bien, monsieur votre père a formellement et durement défendu à Anatole de la frapper… Il paraît que ce jour-là il s’est retrouvé tel que les gens de Saint-Blaise se souvenaient de l’avoir vu autrefois… très violent, mais très juste et très bon…

— Pauv’papa !… — dit tristement M. d’Erdéval.

Et Jean — qui n’était pas pour les demi-mesures — demanda à son père :

— Pourquoi ne pars-tu pas pour Saint-Blaise illico, et ne flanques-tu pas Anatole dehors ?…

— Par la porte ou par la fenêtre, n’est-ce pas ?…

— Mais oui !… veux-tu que j’aille faire ça, moi ?…

— Tu voudras bien te tenir tranquille… ainsi que je me tiendrai moi-même… Nous ne sommes pas chez nous à Saint-Blaise, mon petit !… Ton grand-père a sa tête aussi bien que toi et moi, donc, nous n’avons pas intervenir dans ses affaires…

— Ah ! par exemple !…

— C’est comme je te le dis !… et j’entends que ni toi, ni Olivier, n’entriez en lutte avec cette canaille…

— Mais il est chez lui plus que nous chez grand-père !…

— C’est parfaitement vrai !… mais nous n’y pouvons rien !… J’ai cru remarquer en automne des amorces, sinon de lutte, au moins de conflit… je ne veux pas que ça se renouvelle… Ou vous resterez en Lorraine… ce à quoi je ne m’oppose pas, si la situation vous semble impossible à accepter… ou, si vous allez chez votre grand-père, vous serez convenables et même polis… comme je le suis moi-même… pour l’homme auquel il a donné dans sa maison une place…

— Que nous devrions avoir !…

— Que nous devrions avoir, c’est juste !… mais que nous n’avons pas, puisqu’il ne nous la donne plus… Je lis, moi… chaque fois que votre grand-père m’écrit… des pages où il n’est question, ni de lui… ce qui serait la chose la plus intéressante… ni presque de vous, ni de mes amis de là-bas, mais uniquement d’Anatole… la patience m’échappe parfois et je déchire en tout petits morceaux le papier, pour tâcher qu’il ne reste pas de traces de la place que cet ignoble individu aura tenue dans la vie de mon père… Et puis, je me calme… je me dis que papa est vieux, et affaibli, qu’il faut lui pardonner sa désaffection qui n’est peut-être qu’apparente… Vous vous armerez de beaucoup d’indulgence… et vous passerez l’éponge sur Anatole…

— Passons l’éponge ! — dit Olivier — mais elle aura joliment besoin d’être rincée après !…

Un jour, le vieux marquis ayant écrit — au cours d’une de ces fameuses lettres où il ne parlait guère que de son régisseur — que Miche avait été gravement malade, mais que « grâce aux soins merveilleusement intelligents d’Anatole, qui était adroit comme un singe et doux comme une sœur de Charité, la petite fille était rétablie », M. d’Erdéval — voulant rassurer les enfants inquiets — écrivit au docteur Bouvier pour avoir des nouvelles de l’enfant. Et le docteur répondit tout de suite que Miche avait été sérieusement malade, en effet. Il supposait « que ce mauvais drôle d’Anatole » avait dû lui faire peur ou la maltraiter. C’était l’avis de la mère Orson — chassée depuis un an, elle aussi mais qui avait été reprise à la journée pour soigner la petite. Miche était trop faite pour son âge. Elle traversait une crise que sa nervosité rendait pénible, mais, néanmoins, quelque fait anormal avait dû se produire que l’on ignorait et qu’on ignorerait toujours.


« J’ai remarqué, — écrivait le docteur — que durant les quelques jours où Miche a gardé le lit, elle éprouvait, rien qu’en entendant le pas de cet homme, une augmentation de température presque immédiate. J’ai essayé de l’interroger, mais il m’a été impossible de tirer d’elle aucune indication précise. Elle m’a avoué, sans difficulté, qu’elle exécrait « monsieur Anatole », mais c’est tout ce que j’ai pu savoir. Jean avait raison le jour où il me disait que Miche a une puissance de volonté et une maîtrise extraordinaire d’elle-même. Je voudrais savoir, mais je ne saurai rien ni à présent, ni jamais. Elle va continuer à vivre, selon son désir qu’elle m’a confié, dans cette bibliothèque qu’elle adore et qu’elle arrange — soi-disant — et où elle est presque comme en plein vent. J’ai parlé dans ce sens à votre père qui suivra, je crois, mes prescriptions autant qu’il sera maître de le faire, le pauvre !…

C’est égal !… C’est vraiment désolant de voir un beau bonhomme comme ça démoli moralement — et un peu physiquement aussi — en quelques mois, parce qu’une canaille a posé dessus ses sales pattes. Moi, voyez-vous, ça me tape, des profanations comme celle-là.

Mais si la profanation de la vieillesse est infiniment triste, la profanation de l’enfance est une atrocité pure. Donc, comprenez moi, mon cher ami, et quand, cet automne, vous quitterez Saint-Blaise, tâchez d’emmener Miche en Lorraine et à Paris. Elle sera pour votre femme ou pour Simone une gentille petite femme de chambre, et l’air d’ici ne lui vaut vraiment rien.

Notez qu’elle ne court — à mon sens — aucun danger physique. Elle est brave et déjà avertie comme toutes les petites filles des champs. Avec ça, pure comme une étoile. Mais un effroi moral suffirait à l’abîmer pour toujours.

J’ai noté, dernièrement encore, cet embarras de la parole dont j’avais parlé à Jean. Il y a, de ce côté, des symptômes inquiétants. Jusqu’à présent, la volonté de Miche domine ses nerfs, mais il peut n’en pas être toujours de même.

Dans tous les cas, ne manquez pas de venir voir votre père. Il a besoin de votre présence chez lui. L’Anatole vous a très fort en horreur. J’en conclus qu’il n’est pas encore parvenu à détruire complètement l’affection que votre père a pour vous, et l’influence que vous pouvez avoir sur lui. J’ai cru comprendre aux vacances dernières, d’après certains mots dits par vous, et surtout par les enfants, que peut-être vous abandonneriez Saint-Blaise. Ne faites pas ça, c’est votre vieux bourru d’ami qui vous en prie, en vous envoyant, à vous et à tous, ses plus affectueux et dévoués souvenirs.

BOUVIER. »

— Il n’y a pas à hésiter… — dit M. d’Erdéval — je vais écrire à papa que nous arriverons le 1er août…

Comme l’avait annoncé Olivier, Mme Devilliers demanda à ne pas aller à Saint-Blaise.

— Simone est assez grande à présent pour se passer de moi… — dit la pauvre femme qui craignait que l’on insistât pour la faire partir — et moi, j’avoue que j’ai affreusement peur de cet homme-là… Depuis un an il me menace dans des lettres anonymes. Comme, l’année dernière, on n’allait pas à Saint-Blaise, je n’ai pas cru utile de parler de ces lettres… mais ça a continué…

— Il ne vous mangerait pas quand nous serions là !… affirma Jean — alors qu’est-ce que ça vous fait de venir ?…

— Non… j’ai su par un valet de chambre qui est venu voir les domestiques à l’instant où on venait de le chasser de Saint-Blaise, que quand Anatole veut se débarrasser d’un serviteur qui lui déplaît, il l’accuse d’avoir volé…

— Volé quoi ?…

— De l’argent… ou des objets… ou des provisions…

— Des provisions !… — dit Olivier qui se roulait — maman ! faut prendre celui qui a trouvé des provisions à voler chez grand père !… il fera sortir, en l’appelant, ce qui est dans les coffres de la Banque de France !… car ils sont sûrement moins défendus que les armoires aux provisions de Saint-Blaise….

— Vous riez, Olivier… — dit Mme Devilliers qui avait les larmes aux yeux — mais me voyez-vous, si cet homme cachait de l’argenterie dans ma malle… et puis la faisait fouiller par les gendarmes… Oui… c’est comme ça que ça se passe, paraît-il… et M. le marquis d’Erdéval, qui était si bon avant ça, croit tout ce qu’Anatole lui dit sur les uns et les autres… Il n’y a plus aucun des anciens domestiques au château…

— Je sais… — dit le comte — et ça me tracasse de sentir papa entouré uniquement d’individus fournis par les bureaux de placement…

Jean conclut :

— Et surtout entouré d’Anatole…

Le surlendemain du jour où il avait annoncé sa visite à son père, M. d’Erdéval reçut de lui une lettre qui confirma toutes ses craintes.


« Mon cher enfant, je suis ravi de vous avoir tous à Saint-Blaise le 1er août. J’espère pouvoir, d’ici là, mettre un peu d’ordre dans la pauvre baraque qui fait vraiment peine à voir. Je ne peux pas trouver de domestiques possibles. Tous sont d’abominables canailles. Il n’y a plus de domestiques en Normandie. Personne ne peut m’en procurer, et la maîtresse de l’hôtel de la Poste — une femme charmante qui a l’air d’une marquise de l’ancien régime — me disait encore l’autre jour quand je m’adressais à elle pour trouver quelqu’un… Si je trouvais, je commencerais par prendre pour moi. Nous ne pouvons plus recruter le personnel de l’hôtel, il n’y a plus de domestiques !… c’est fini !  !  !

Le fait est que si je n’avais pas mon pauvre Anatole, qui se multiplie et rend, avec une bonne volonté touchante, tous les services du monde, même ceux qui sont le moins de son ressort, je deviendrais fou au milieu de cette racaille. Imagine toi qu’hier, l’horrible gargotière que nous avions, ayant été chassée — avec menace d’envoyer chercher le brigadier de gendarmerie si elle ne déguerpissait pas sur l’heure — il m’a fait pour mon dîner un potage aux œufs pochés exquis, un poulet rôti délicieux, et une crème à la vanille comme je n’en avais jamais mangé de ma vie. C’est extraordinaire à quel point il est doué pour toutes choses !…

Son père était maréchal-ferrant, et il a été élevé dans une forge, mais il a fait un peu de tout pour gagner sa vie comme il a pu. Il a été sous-officier de cavalerie et c’était un sous-officier merveilleux, qui a été navré d’abandonner son métier.

Il fût devenu officier tout de suite. Mais, chez le comte du Vallon, il pouvait économiser un peu pour ses vieux jours. C’était moins glorieux, mais plus pratique, et il a renoncé à son métier qu’il adorait. Et imagine-toi que sa grand’mère — c’est-à dire la grand’mère de son père, était une demoiselle de La Faraudière de Montamort, fille du baron de La Faraudière de Montamort, qui, ruiné par la Révolution, avait été obligé de marier ses filles à des roturiers. Pas toutes, car Anatole a une tante à la mode de Bretagne qui est Mme de Carlotau, et les Carlotau sont une des meilleures familles de la Haute-Vienne. C’est drôle, n’est-ce pas ?… La grand’mère d’Anatole a vécu très heureuse avec le Malansson qui a été l’arrière-grand-père de ce pauvre diable, que je suis joliment content d’avoir pour me tirer d’affaire aujourd’hui. Si tu veux amener à Saint-Blaise ton petit domestique, vous seriez mieux servis. Quoique Anatole soit un merveilleux valet de chambre, je ne veux pas, tu comprends lui demander un service qui, aux yeux de la valetaille, diminuerait son chef. J’entends qu’Anatole soit respecté et obéi comme moi-même. Je…


— Cré coquin !… — s’écria M. d’Erdéval en jetant la lettre sur une table — ça me met hors de moi de lire ça !…

Pendant ce temps, les quatre enfants avaient entouré la bonne Mme Devilliers ahurie, et dansaient une ronde éperdue en chantant sur l’air des lampions :

— Il est baron !… Il est baron !…


VIII


En arrivant à Saint-Blaise, les Erdéval n’aperçurent pas, comme de coutume, « monsieur Anatole » sur le perron à côté du marquis. Et leur père paraissait préoccupé, presque inquiet :

— Est-ce qu’il se serait esbigné ?… — de mandait Jean ravi — quelle veine !… Grand père et Saint-Blaise redeviendraient comme autrefois !…

Mais Olivier calma cette joie. Il venait d’entrevoir de loin le régisseur dans la cour des écuries.

— Tu en es sûr ?… — fit Jean défrisé.

— Pardi, oui, j’en suis sûr !… il n’y en a pas deux comme ça !… avec son gros ventre sur ses petites jambes cagneuses, on croirait voir une bouée sur des pincettes faussées !… et il a « core graissé », comme dit Théodule…

À dîner, les Erdéval constatèrent qu’Olivier avait bien vu. À chaque instant le marquis, se tournant vers la porte entr’ouverte de l’office, questionnait son régisseur invisible et lui demandait son avis. Ou bien, s’adressant au domestique nouveau qui servait — depuis le règne de M. Anatole le domestique était toujours « nouveau » — Il lui répétait :

— Demandez à monsieur Anatole !… Faites ce que vous dit monsieur Anatole !… Portez ça à monsieur Anatole pour qu’il le découpe !… etc…, etc…

Et l’homme abruti, grotesque dans une livrée trop large et des souliers trop étroits. s’arrêtait craintivement, le plat à la main, ne sachant plus où il devait le poser, et s’en retournait tremblant de peur vers l’office, où l’on entendait le régisseur gronder : « Imbécile !… » et « Sacré maladroit !… »

Évidemment, les domestiques qui se résignaient à entrer à Saint-Blaise étaient de pauvres diables qui ne valaient peut-être pas cher, et qui, sûrement, ne savaient rien du tout. Mais le maître d’hôtel le plus fin eût perdu la tête à être dérangé dans son service et maltraité de la sorte.

Le dîner, interminable, fut un véritable supplice pour Mme d’Erdéval. Elle avait l’horreur de voir tourmenter et martyriser les bêtes, et ce malheureux homme, qui ne se défendait pas et ne répondait rien, lui causait la même impression pénible que la vue du cheval battu, qui n’essaie ni de mordre, ni de ruer.

De tout son cœur, elle souhaitait que le domestique sortit enfin de sa résignation énervante, et prit une chaise, ou une carafe, ou n’importe quoi de solide, pour taper sur l’ancien palefrenier. La méchanceté imbécile avec laquelle M. Anatole piétinait ce pauvre ahuri pour se donner de l’importance, lui rappelait la malfaisante stupidité avec laquelle il avait, à Auteuil, piétiné les fleurs qu’elle aimait pour jouer au dompteur.

Et elle revoyait le pauvre Paladin, nourri d’herbe, sans cœur et sans défense, qui ressemblait à cet autre Normand abreuvé de cidre, veule, sournois et poltron.

Après le dîner, le marquis, seul dans le salon avec ses enfants et ses petits-enfants, redevint un instant lui-même. Il causa avec humour de toutes choses, l’esprit libre, heureux et comme rajeuni. Et, rentré dans son appartement, M. d’Erdéval dit à sa femme :

— Je suis content d’avoir vu papa si bien ce soir !… Tantôt j’avais eu une impression pénible… je trouvais qu’il ne se ressemblait plus !… mais dès qu’il est éloigné de cet Anatole de malheur, il redevient comme autre fois…

Il nous le cache, l’Anatole de malheur !… — dit Jean — nous sommes débarrassés de sa tronche !… c’est toujours ça !…

Olivier riait. M. d’Erdéval dit, agacé :

— Tu trouves que c’est drôle, tout ça ?…

— Ah ! non !… mais je ne peux pas m’empêcher de rigoler, en pensant à la tête de maman pendant le dîner !… à chaque injure d’Anatole au domestique, elle fermait à moitié les yeux, comme elle fait quand on fiche des coups de fouet dans la rue sur les chevaux tombés !… Tout le temps je croyais qu’elle allait réclamer !…

— Non… mais ce que je vais faire, c’est m’en aller !… je ne peux pas passer un mois ni même trois semaines dans ces conditions là… je deviendrais enragée ou malade…

— Voyons !… voyons !… — fit Jean qui n’aimait pas les accrocs, et se réjouissait de reprendre son flirt avec la petite de Guerville au point où il en était resté l’été précédent et de le mener à bien cette fois — il ne faut pas pousser les choses au noir… tout va s’arranger !…

Mais, le lendemain matin, Olivier entra consterné chez son père.

— Figure-toi, papa, qu’Anatole maltraite grand-père…

M. d’Erdéval bondit :

— Qu’est-ce que tu dis ?… il le maltraite ?…

— Oh !… je ne veux pas dire qu’il tape dessus… du moins je ne m’en suis pas aperçu… mais ça viendra !…

— Enfin, veux-tu t’expliquer ?… — demanda le comte anxieux.

— Ben voilà !… hier soir, quand j’ai été rentré dans ma chambre, j’ai entendu du bruit… on parlait fort… j’ai reconnu la voix d’Anatole… alors j’ai eu peur que ça ne fût déjà Victor qui se disputait avec lui… et j’ai ouvert ma porte pour écouter…

— Eh bien ?…

— Ben, c’était de la chambre d’Anatole que venait le bruit… et c’était grand-père qu’il injuriait…

— Qu’il injuriait ?…

— Ah ! oui !… et solidement encore !… et en le tutoyant !…

— Ce n’est pas possible !… tu as mal entendu ?…

— Mais, papa…

— Je ne dis pas qu’Anatole n’injuriait pas quelqu’un… mais ce n’était pas ton grand-père !…

— Enfin, papa, voyons !… Il lui disait :

« Ah ! tu as fait venir la séquelle d’Auteuil !… eh bien, je m’en vais d’ici !… » et grand-père suppliait : « Je vous en prie, Anatole, ne criez pas comme ça !… on va entendre !… faites-moi tout ce que vous voudrez quand mes enfants ne sont pas là… mais quand ils sont chez moi, je vous supplie… » Et cette brute répondait : « Je m’en vais demain matin aux courses du Pin… je reviendrai quand ta séquelle sera partie !… C’est dommage qu’ils n’aient pas amené la Devilliers !… ça serait complet !… » Crois-tu que c’est à grand-père qu’il parlait, dis ?…

— Et puis ?… — demanda M. d’Erdéval, bouleversé.

— Et puis, rien !… J’ai entendu qu’on touchait le bouton de la porte… j’ai pensé que grand-père allait sortir… et j’avais pas envie de me faire pincer… à cause de lui plutôt qu’à cause de moi… parce qu’il aurait été honteux, le pauvre homme !… Moi, je n’écoutais pas à la porte, je n’avais pas quitté ma chambre…

— C’est épouvantable !… pauvre papa !… Comment en est-il arrivé à supporter de pareilles choses ?…

— Le fait est qu’il s’éloigne joliment des mœurs de la féodalité, grand-père !… je sais bien que la grand’mère d’Anatole est une La Faraudière de Montamort, mais enfin ça ne lui confère tout de même pas le droit de traiter son patron comme un simple sous-pied !…

— Je ne comprends pas comment tu as le cœur de plaisanter ?…

— Au fond, je ne plaisante pas, papa !… mais, en la forme, je ne peux pas m’empêcher de trouver drôle que grand-père, qui regrette le temps où les croquants battaient les fossés pour empêcher de chanter les grenouilles, laisse un « mercenaire » lui dire des sottises en le tutoyant.

— Il en a peur, peut-être ?…

— Oui… hier soir, il avait l’air… ou plutôt la voix… terrorisée… Et puis, aussi, ce mauvais drôle a réussi à lui persuader qu’il lui est indispensable… Très sérieusement, grand père se figure qu’Anatole et sa « mitrailleuse » sont nécessaires à sa sécurité…

— C’est au contraire ça qui lui fait courir un danger !… on exècre tellement cet homme dans le pays !… et une vengeance dirigée contre lui peut atteindre papa du même coup…

— Je le sais bien, pardi !… et tout ça me tracasse !…

— Mon petit, ne parle pas de ça à ta maman, veux-tu ?… elle est déjà prise d’une idée fixe… elle veut s’en aller !…

— Dame !…

— Ce soir, je vais fermer la porte de communication de nos chambres… toute la nuit elle m’a appelé pour me demander si je dormais… et puis… quand elle m’avait réveillé… elle m’expliquait qu’elle allait écrire à Pitoy de lui envoyer Tirté et un coupé !… Naturellement elle emmènera Simone, puisque nous n’avons pas Mme Devilliers… et ça me contrarie de séparer la petite de Jacques qui s’ennuiera sans elle… vous êtes trop grands pour lui à présent… J’ai réussi à dissuader un peu ta maman de partir… Alors, ne lui raconte pas cette histoire, n’est-ce pas ?…

— Non, papa… et tu feras bien, toi, de ne pas en parler non plus à Jean !… il a déjà menacé Anatole, un jour qu’il maltraitait un mendiant, de le jeter dans la Vire… alors, s’il savait qu’il maltraite grand-père, il pourrait bien l’y jeter sans le prévenir, cette fois !…

En s’asseyant à table, le vieux marquis annonça, d’un air embarrassé :

— Vous allez être encore plus mal servis qu’à l’ordinaire, mes pauvres enfants !… Anatole m’avait demandé depuis longtemps la permission d’aller voir sa famille… je la lui avais accordée… et il avait fixé cette date à des parents qui doivent se déplacer exprès pour le voir… Alors, vous comprenez… je ne pouvais pas l’empêcher de partir…

— Mais… — protesta Mme d’Erdéval, la mine soudain rassérénée — nous n’avons pas du tout besoin de lui !…

— Au contraire !… — marmotta Jean enchanté.

Le domestique — la bouche élargie dans un sourire idiot — heureux de n’être pas harcelé et injurié à tout propos, servait infiniment mieux que la veille. Cela n’empêcha pas le marquis d’affirmer :

— Cet imbécile, quand Anatole n’est pas là pour le diriger, ne fait rien qui vaille !…

— Je vous en prie… — dit la comtesse — ne vous inquiétez de rien… nous sommes admirablement bien servis… tout va à merveille !…

Au fond, son beau-père était peut-être de son avis, car il avait le visage détendu et l’air tranquille. Mais pour rien dans le monde il n’eût voulu avouer aux autres, ni à lui même, la sensation de paix qu’il ressentait.

Il tenait à prouver l’utilité de son favori. Et puis, comme il avait appris — à l’école de M. Anatole — à demander aux domestiques l’impossible et à n’être jamais satisfait de leur service, il se fatiguait à crier sur eux, ce qui les terrifiait au lieu de les dégourdir. Et il commettait cette erreur d’entreprendre le dressage de gens indécrottables — et qui d’ailleurs ne passeraient probablement chez lui qu’une ou deux semaines — au lieu de les laisser servir tant bien que mal comme ils pouvaient. Alors les repas duraient une heure et demie, quelquefois deux, et ils étaient vraiment pénibles.

Dans l’après-midi, le comte d’Erdéval, auquel son père avait demandé de faire une course à Saint-Fargeau, alla aux écuries pour dire d’atteler. Il fut stupéfait de la saleté ignoble des chevaux. Les bêtes n’étaient pas pansées, les litières pas faites, le crottin pas enlevé. Et, dans les remises, les voitures avaient sur elles deux mois de boue et de poussière. Quant à la sellerie, elle était dans un état indescriptible. Les mors rouillés, les cuirs couverts de moisissure. Des selles, mangées par les rats et par les mites, sortaient des paquets de bourre, qui voltigeait dans le courant d’air des portes et des fenêtres sans carreaux.

Dans les écuelles des chiens, une croûte de soupes séchées, et pas une goutte d’eau. Et les pauvres bêtes, maigres à faire pleurer, rongées par les puces, sales, abîmées de rouge et de boutons, s’élançaient de leurs niches sans paille, et tiraient sur leur chaîne à s’étrangler pour courir au-devant du passant qui pouvait peut-être les tirer de misère.

M. d’Erdéval fut ému de leurs caresses. Et il « enleva » Théodule qui rentrait du loin.

— C’est une honte de voir des chiens soignés de la sorte…

— Ah ! m’sieu l’comte, c’est point d’ma faute !… c’est m’sieu Anatole qui s’occupe d’ça comme de tout… m’sieu l’comte a-t’y d’jà évu l’écurie et tout l’fourniment ?…

— Oui !…

— Ben, m’sieur l’comte, tout est comme ça !… et tout partout !… dans l’château… à la ferme… au moulin !… C’est une pitié d’voir une si belle terre s’en aller en fumée tout comme ça !…

Et Théodule, qui avait de grands défauts, mais qui aimait son maître — autant qu’un paysan normand peut aimer — soulagea son cœur. Il dit les misères du vieux marquis et celles de ses serviteurs ; la fainéantise et la méchanceté du soi-disant régisseur ; l’astuce et l’habileté qu’il déployait pour écarter tout le, monde et s’imposer comme indispensable à son maître. Puis il conclut :

— L’est parti à c’matin pour tant qu’vous serez là, p’t’êt’ben, m’sieu l’comte… vu qu’y vous craint sans avoir l’air… alors on pourrait essayer de r’mettre un peu d’ordre à l’écurie… mais tout est gâché, cassé, perdu, quoé !… et pis, y a pus d’ouvriers, pus d’domestiques, pus rien !… alors quoué qu’on peut faire, à c’t’heure ?… On n’peut point travailler sans outils, pas vrai, m’sieu l’comte ?… alors quoué ?…

Théodule s’était trompé dans ses prévisions. L’absence de M. Anatole ne devait pas durer autant que le séjour des Erdéval à Saint-Blaise.

Au bout d’une semaine il réapparut. Un beau soir, alors que personne ne le savait de retour, on entendit dans l’office une voix éraillée qui criait :

— Imbécile !… Moi, je vous dis que ça n’est pas comme ça !… Moi, je prends le gigot comme ceci !… mais faites donc attention, imbécile !…

Les enfants et M. Guillemet se regardèrent, tandis que la comtesse baissait le nez dans son assiette. Et le vieux marquis expliqua :

— Anatole est revenu aujourd’hui !… il a raccourci son voyage pour ne pas me laisser dans l’embarras…

— Comment va le docteur Bouvier ?… — demanda M. d’Erdéval pour changer la conversation.

Le marquis répondit :

— Je n’en sais rien !… je ne l’ai pas vu depuis un siècle… C’est un vieil ivrogne !…

— Oh !… — fit Jean exaspéré — le docteur Bouvier !… est-il possible de dire ça !…

— Anatole l’a rencontré soûl comme une bourrique… il ne l’a même pas reconnu !… il ne l’a pas salué…

— Ça n’est pas une raison !… — grommela Jean.

Son grand-père lui demanda :

— Qu’est-ce que tu dis ?….

— Rien, grand-père !…

De l’office, la voix enrouée cria :

— Ah ! oui, il était soûl ?… Moi, je me disais : « Il va tomber »… alors, moi, j’ai pris le côté de la route…

— Tu entends ?… — demanda le marquis à son fils.

— Guillemet !… — dit M. d’Erdéval sans répondre — je vous demanderai d’aller à Caen me faire une commission tantôt avec les enfants.

— Veux-tu qu’Anatole te la fasse… il y va… — proposa le marquis.

— Non, merci, papa !…


Quelques jours se passèrent à peu près paisiblement. Mais les Erdéval constataient que le vieux marquis était moralement très changé.

Lui si alerte d’esprit, si solidement équilibré, et dont la volonté était jadis la qualité maîtresse, semblait, depuis le retour du palefrenier surtout, avoir perdu presque absolument sa personnalité.

Il ne décidait pas lui-même les choses les plus insignifiantes. Il fallait tout demander à M. Anatole. On ne pouvait plus toucher à une voiture, à une selle, à un harnais.

— C’est inouï !… — dit un jour Jean qui avait voulu prendre un cheval pour aller au Mesnil — figure-toi, papa, qu’Anatole ne veut pas que je sorte avec Violette…

— Comment, il ne veut pas ?… — demanda M. d’Erdéval surpris — mais il t’a donné un prétexte, je suppose ?…

— Évidemment !… il m’a dit qu’elle est vieux ferré et que ses fers ne tiendraient pas jusque-là…

— Eh bien ?…

— Ben, c’est pas vrai !… j’ai regardé ses pieds… je parie qu’il n’y a pas huit jours qu’elle est ferrée !…

— Dis à ton grand-père que tu as besoin de la jument et qu’elle peut très bien sortir…

— C’est fait !… j’ai parlé à grand-père… il m’a répondu de le laisser tranquille… que rien de tout ça ne le regardait plus… que c’est Anatole qui a la responsabilité de tout !…

— Alors, mon petit, que veux-tu que je te dise… il faut t’en aller au Mesnil à pied !…

— Ça va devenir rigolo, Saint-Blaise !…

— Ça l’est déjà !… — murmura Mme d’Erdéval.

Elle était lasse, au bout de quinze jours, de surveiller tout le temps Simone et Jacques, qui travaillait beaucoup moins longtemps que ses frères avec M. Guillemet. Simone, quand Mme Devilliers n’était pas sur ses talons, devenait franchement insupportable. Personne, sauf sa gouvernante, ne pouvait la faire obéir. Et Mme d’Erdéval, à qui elle échappait sans cesse, passait d’affreuses minutes à courir dans le parc, affolée, appelant la petite fille qui ne répondait pas. La pauvre femme imaginait toujours que Simone aillait tomber dans la Vire, ou « se faire corner » par les vaches qu’elle avait la manie d’embrasser sur le nez.

Miche jouait de temps à autre avec Simone, mais le marquis s’opposait à cette familiarité qu’il apercevait, alors qu’il ignorait les promenades et les causeries de la petite paysanne et de Jean.

La plupart du temps, lorsqu’elle ne ramassait pas de bois, ou des pommes, ou ne cueillait pas les fruits, Miche montait dans le grenier qu’on appelait pompeusement la bibliothèque. C’était, sous les combles, mais avec pourtant de larges et belles fenêtres percées dans le haut toit pointu, une immense pièce où s’entassaient, sur des planches mal jointes, une masse de livres de toutes les espèces et de tous les temps. La petite fille avait entrepris de ranger ces livres et elle y parvenait presque, ce qui étonnait grandement le vieux marquis.

— C’est extraordinaire !… — dit-il un jour à son fils — cette petite qui est un âne bâté, à laquelle on n’a pas pu apprendre à lire, qui est incapable même d’épeler des titres, pour la plupart compliqués, arrive à reconnaître les ouvrages par les reliures, ou même par l’aspect des lettres, car beaucoup d’ouvrages différents ont des reliures toutes pareilles… et je dirais presque qu’elle les classe… je n’en reviens pas !…

— On ne la voit plus guère, Miche !… — remarqua M. d’Erdéval — autrefois elle était toujours à traînailler partout… c’était gentil !… ça meublait !

— Ça meublait trop !… c’était insupportable !… Nous lui avons défendu d’entrer dans le château autrement que pour monter à la bibliothèque par l’escalier de la tour…

— Nous ?… — interrogea le comte qui comprenait parfaitement qu’il s’agissait d’Anatole, mais qui tenait à montrer son étonnement — qui ça, « nous ?… »

— Anatole et moi !… Nous ne voulons pas que toutes ces canailles de Saint-Blaise nous envahissent… et c’était un précédent, tu comprends ?… Il n’y a aucune raison pour tolérer la présence de Miche au château…

Erdéval ne répondit pas. Jamais son père n’avait encore associé l’autorité de son régisseur et la sienne en une aussi parfaite égalité. Ils ne faisaient plus qu’un, c’était chose entendue.

Et le lendemain, Miche lui affirma davantage encore cette inquiétante vérité.

Comme il apercevait la petite fille qui sortait de la tour et glissait, se faisant toute petite, vers les communs, il l’appela :

— On ne te voit plus, Miche !… pourquoi ne viens-tu plus nous dire bonjour sur la terrasse après le déjeuner comme autre fois ?…

— Pac’qu’y m’l’ont défendu, m’sieu l’comte !…

— Qui ça, ils ?…

La petite rougit. Son tact l’avertissait de la gaffe.

— Oh !… m’sieu l’comte… balbutia-t-elle troublée — j’voulais point parler comme ça !… j’voulais dire que m’sieu l’marquis m’a défendu d’approcher du château… et que m’sieu Anatole me l’a encore défendu aussi…

— Et tu le crains, M. Anatole ?…

— J’le crains point !… j’en ai peur !…

— Ah !… — fit M. d’Erdéval en riant. Voyons, Miche, explique-moi quelle différence il y a entre craindre et avoir peur…

— Bé dame !… — fit tranquillement la petite — y m’semble qu’alle est grande, la différence qu’y a !… j’crains l’bon Dieu… et m’sieu le marquis… et m’sieu l’Curé… et les Sœurs… et vous, m’sieu l’comte… et même un peu la mère Orson… j’crains c’qui vaut mieux qu’moi… j’crains qu’ceux-là m’grondent… ou m’en veuillent… ou d’leur faire d’la peine, ou d’les fâcher… Et j’ai peur des vipères, des soulauds et de m’sieu Anatole, pac’que c’est des mauvaises bêtes… que j’les déteste… et qu’y sont plus forts que moi !…

— C’est très bien dit, Miche !… Tiens !… voilà pour t’acheter une petite robe !…

Il lui tendait une pièce de dix francs. La petite secoua la tête et serra ses bras le long d’elle, en disant avec embarras :

— Msieu l’comte… si vous vouliez ben la donner au Pé Constant, la pièce ?… Y n’mange pas à sa faim, allez, l’pauv’vieux, d’puis qu’on l’a chassé du château… Y n’trouve pas à travailler à la loue… on n’veut qu’des jeunes… Si c’était moi qui lui donnais cette pièce-là, y la refuserait… tandis que d’l’avoir d’vous, y sera ben content…

— Tu es une bonne fille, Miche !… Dis moi ?… il ne te maltraite jamais, Anatole ?…

— Jusqu’à présent pas, m’sieu l’comte !…

— Il ne t’a jamais menacée ?…

— Y m’nace tout l’monde !…

— Toi aussi ?…

— Moi comme les autres !…

— Et M. le marquis ne dit rien ?…

— Y n’est point là, m’sieu l’marquis !… et il a si tellement peur de m’sieu Anatole qu’s’il était là y n’dirait p’t’êt’rien !… l’est m’nacé aussi bien comme nous aut’s, m’sieu l’marquis !…

— Menacé ?… Comment ça ?…

— Ben, m’sieu Anatole y dit des injures… pis, y l’menace de d’partir… y l’y dit qu’si y restait seulement deux jours sans lui à Saint-Blaise, y serait assassiné… et m’sieu l’marquis l’supplie d’rester… et y pleure qu’ça fait peine !…

— Tu me jures, Miche, que ce que tu me dis là est vrai ?…

— J’le jure, m’sieu l’comte !… D’ailleurs, tout l’monde vous l’dira aussi bien qu’moi !… d’mandez à Théodule… et à Flaxhile… et à m’sieu l’Curé ?… y crie fort, m’sieu Anatole… et quand on les entend crier dans leur chambre, on vient écouter pour rigoler un brin… car on rigole aussi de m’sieu l’marquis… on n’l’aime pus à Saint-Blaise où c’est qu’on l’aimait tant !…

Ce que racontait Miche affirmait, comme habituelle, la scène entendue par Olivier le soir de l’arrivée à Saint-Blaise. D’ailleurs, l’enfant n’aurait pas pu inventer ces choses, et M. d’Erdéval rentra gravement préoccupé de la situation de son père.

Comme, un instant avant le dîner, il lisait seul dans le salon, le marquis entra, un peu rouge, l’air mécontent, et lui dit :

— Il paraît que Marguerite est allée faire une visite au Curé ?…

— Je ne sais pas !… C’est bien possible !…

— C’est très désagréable pour moi !… le Curé est une horrible canaille que j’ai mis à la porte… et si ta femme va le voir elle me donne tort aux yeux des bandits de Saint Blaise…

— Si vous aviez dit à Marguerite de ne pas faire cette visite, elle aurait obéi, puis qu’elle est chez vous… et elle aurait simplement écrit au Curé pour s’excuser de ne pas lui faire sa visite annuelle… Mais elle ne pouvait pas deviner qu’il est devenu, depuis six mois, une horrible canaille, et…

Le marquis n’aperçut pas l’ironie. Il reprit :

— J’écrirai à l’archevêché pour me plaindre… il aura sur les doigts… et ferme, je t’en réponds… C’est un ignoble drôle !…

Pour éviter de répondre, M. d’Erdéval s’était replongé dans la lecture d’un livre qui ne l’intéressait pas du tout. À ce moment, M. Anatole entra. Il venait entretenir le marquis de mille riens qu’il grossissait à plaisir. La cuisinière avait servi une crème dans une coupe, alors qu’il y avait un plat fait exprès, c’était insupportable, elle n’en faisait jamais d’autres !… Et Théodule s’était encore grisé… et puis sa femme venait au château… elle emportait du bois, du charbon, du lait… Le valet de chambre avait craqué dans le dos sa livrée, etc…, etc !…

Et durant dix minutes, la voix éraillée grinça sans trêve, tandis que le pauvre marquis répétait désolé :

— Ah ! les canailles ! les propres à rien !… mon pauvre Anatole, il faut que vous nous tiriez de là ?…

L’homme répéta :

— Moi, je vais arranger tout ça !… Si moi, je ne pensais pas à tout, rien ne marcherait… ce sont des brutes… Moi, je dis que…

Et il sortit important, redressant avec fierté son ventre ballonné et son petit crâne pointu. Il était étonnamment grotesque, et M. d’Erdéval, si écœuré qu’il fût, ne put s’empêcher de rire. Le marquis, qui tout le temps que son homme de confiance avait parlé, l’avait écouté bouche bée, se tourna vers son fils.

— Tu n’imagines pas ce que c’est que cette canaille normande !… Si je n’avais pas Anatole qui arrange tout et m’aplanit les difficultés, ce serait à devenir fou !…

— Ah !… — fit M. d’Erdéval que l’aveuglement de son père commençait à exaspérer — tu trouves qu’il t’aplanit les difficultés… moi, je trouve que c’est le contraire !… Quel besoin a-t-il de venir te raconter qu’on avait versé la crème dans le mauvais plat, alors qu’il était si simple de la transvaser dans le bon, sans en parler à toi ni à d’autres ?… Et ainsi de suite pour toutes les graves choses avec lesquelles il est venu te raser devant moi…

— Mais il faut pourtant bien que je sois instruit de tout ?…

— Non !… ou du moins pas avant que tout ne soit arrangé… C’est précisément à ça que sert un intendant… un régisseur… enfin, la fonction dont il te plaît de gratifier Anatole… c’est à éviter les ennuis directs… Il devrait être le tampon entre toi et les petits embêtements domestiques… et il semble au contraire s’ingénier à en augmenter le nombre et la gravité… Il te fait des monstres des accidents les plus insignifiants… il t’affole pour des riens et, le plus cocasse, c’est que tu lui as de la reconnaissance, et que tu ne te doutes pas de l’engrenage dans lequel tu es pris !…

Le marquis haussa les épaules, regarda son fils d’un œil rien moins que tendre, et répondit :

— Vous n’aimez pas Anatole !… C’est cette misérable Devilliers qui a monté Marguerite et les enfants contre lui !… c’est un homme admirablement intelligent et honnête, qui ne boit pas, qui fait tout ce qu’il veut, la cuisine, la carrosserie, n’importe quoi… il m’arrange mes pendules et me panse mes chevaux…

— Ah ! parlons-en des chevaux !… C’est un massacre !… Il a voulu — parce que tu le lui avais dit — me montrer Fritz… j’ai eu la bêtise de le suivre dans le manège et j’ai été écœuré !… Ah ! il te l’arrange bien, ton poulain !… il lui flanque des coups de pied… tu m’entends, de pied !… dans les boulets… et il est tellement brute, tellement ignare, qu’il ne se rend pas compte que je m’aperçois qu’il ne sait rien !… rien, pas même panser un cheval proprement, car tes chevaux ont des poux, tu sais ?…

— Dans ce pays-ci, ils en ont tous !… — affirma le marquis.

M. d’Erdéval sentit qu’il allait répondre encore et que toute discussion était vaine, alors il sortit du salon.

— C’est toi, papa !… — cria la voix de Simone — nous sommes ici avec maman en attendant qu’on sonne le premier coup !…

Le comte suivit une allée qui grimpait vers un banc, qu’affectionnaient les enfants. Mme d’Erdéval y était assise, et Jean, Olivier, Jacques et Simone jouaient à la cachette avec M. Guillemet. Quand la nuit tombait, c’était le jeu favori.

— J’ai appris un tas de choses inquiétantes… commença Mme d’Erdéval — j’ai rencontré M. des Bordes qui m’a donné de mauvaises nouvelles… Cet Anatole est encore plus puissant que nous ne l’imaginions !… M. des Bordes est convaincu qu’il se fait donner par votre père beaucoup d’argent de la main à la main…

— Ça ne m’étonne pas autrement !…

— Dans tous les cas, Anatole se vante de ça quand il est soûl… et il l’est souvent !… très souvent !… et votre père ne se doute de rien !…

— Dame !… nous avons payé pour le savoir, qu’il ne se doute de rien !… Rappelez vous ?… à Auteuil ?…

— Mais c’est terrible, tout ça, à cause des enfants… ils n’ont pas besoin qu’Anatole les dévalise…

— Nous n’y pouvons rien !… papa a sa tête comme vous et moi… et il est le maître de faire ce que bon lui semble de son argent…

— Avez-vous remarqué que, depuis Anatole, il est beaucoup moins généreux pour nous ?… certes, je ne suis pas rapace, mais penser que c’est ce gredin-là qui profite de tout m’horripile… Si votre père faisait la noce, ça ne me ferait pas du tout le même effet…

— À lui non plus !… il s’amuserait davantage !… — Ah !… je n’ai guère envie de plaisanter !…

— Ni moi !.., mais je m’incline, puisque je ne peux rien empêcher !…

— Si au moins quelqu’un était là… quelqu’un d’ami… qui pût voir… surveiller…

— Ce quelqu’un-là n’empêcherait pas, plus que nous les choses de suivre leur cours…

— Non !… mais il pourrait nous avertir si la situation s’aggravait…

— Vous pensez bien que personne ne saurait rien !… on se méfierait, on expulserait tout ami à nous, comme on a expulsé peu à peu le Curé et le Docteur…

— Et même M. des Bordes !… il y a un an qu’il n’a pas vu votre père !…

— Vous voyez bien !… à moins qu’un invisible esprit ne nous avertisse des machinations de M. Anatole.., ou que la statue du connétable d’Erdéval ne nous écrive pour nous raconter ce qui se passe sous ses yeux de marbre… je ne vois pas trop…

Il y eut une sorte de bruissement dans les feuilles tombées sous les grands châtaigniers, et une petite forme grise se détacha dans l’ombre qui s’épaississait.

— Simone, tu vas te mouiller les pieds !… il y a de la rosée !… — cria M. d’Erdéval.

Mais la petite forme répondit :

— C’est pas mad’moiselle Simone, m’sieur l’comte… c’est Miche !…

— Tiens !… qu’est-ce que tu fais là, toi ?…

— C’est la cuisinière qui m’a envoyée lui ramasser des châtaignes pour l’dîner… j’me dépêche… v’là qu’on sonne l’premier coup !…

Et, devant le banc, Miche passa en trottinant, avec au bras un grand panier où roulaient des châtaignes.


IX


— Comment, tu ne peux pas détacher le bateau ?… — demanda Jean debout sur la jetée du moulin, son fusil sur l’épaule.

— Non, m’sieu Jean !…

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire là ?… tu l’as détaché vingt fois !… allons !… tire ferme !…

Miche s’arc-bouta sur ses jambes, tendit son corps nerveux dans un effort, et mur mura découragée :

— Mais, m’sieur Jean, c’était point attaché la même chose les aut’s fois !… y a un machin qu’j’ai jamais vu qui l’tient !…

— Un machin ?… quel machin ?… — fit Jean qui se décida à traverser la jetée et à descendre la berge.

Arrivé près de l’arbre auquel le bateau était amarré, il fit un geste de surprise :

— Parbleu ! ça ne m’étonne pas, mon pauv’ Miche !… il y a un cadenas à clef, à cette heure !…

Et entre ses dents il conclut :

— Cochon d’Anatole, va !… c’est pour nous empêcher de prendre le bateau !…

— Gare !… m’sieu Jean !… — balbutia tout bas la petite — gare !… v’là qu’c’est qu’y nous r’garde d’en haut !…

Jean, levant brusquement le nez, aperçut l’homme qui regardait monté sur une sorte de roche qui domine la Vire, et lui cria :

— Pourquoi donc a-t-on attaché le bateau comme ça ?…

En ricanant, M. Anatole répondit :

— On l’a attaché… pac’qu’y a des voyous qui l’prennent !…

Il était clair que cette réponse ambiguë s’appliquait aux petits d’Erdéval qui se servaient habituellement du bateau. Jean devint blême et dépassa rapidement la bretelle de son fusil. Miche vit son mouvement, devina sa pensée et, se jetant sur lui :

— Non !… non !.. tirez pas d’ssus, m’sieu Jean !… tirez pas d’ssus !…

Le régisseur avait-il, comme Miche, deviné la pensée du jeune homme ? C’est probable, car il s’était précipitamment retiré.

— Ben, c’est pas pour dire !… — fit la petite, en couchant au fond du bateau les rames qu’elle avait déjà prises — vous avez manqué faire un beau coup !…

Jean regarda Miche, qui restait debout dans la petite barque, autour de laquelle l’eau clapotait refoulée par le barrage du moulin.

Elle était grande à présent comme une fille de seize ans, alerte et forte, bâtie en vigueur et en souplesse, avec une tête toute petite et un visage délicat aux traits affinés et réguliers. Elle avait un petit front lisse et têtu, d’admirables cheveux marrons, des yeux longs d’un bleu étrange, et la peau d’un rose velouté qui s’ambrait au cou et aux tempes. Il vit que la petite tremblait. Déjà il venait de remarquer qu’elle avait parlé avec une certaine difficulté, une hésitation, sinon un bégaiement formel. Et il demanda :

— Tu as peur, Miche…

— Non, m’sieu Jean !…

— Tu es toute pâle !… et puis, tu as de la peine à parler ?…

— C’est l’émotion… Ça… ça m’fait toujours c’t’effet-là !… j’ai cru qu’vous alliez tuer m’sieu Anatole !…

— Le fait est que j’ai eu envie, non pas de le tuer, mais de lui envoyer un coup de fusil… Est-ce que ça t’aurait fait de la peine ?…

Miche réfléchit, et répondit d’une voix qui tremblait encore un peu :

— Ça n’m’aurait pas fait d’peine qu’y soit mort… Oh ! mais non !… pac que c’est un mauvais bougre !… ça serait un bonheur !… mais j’voudrais pas que c’bonheur-là vienne d’vous, m’sieu Jean… ça pourrait vous faire des fois des embêtements…

— J’te crois !… — répondit Jean en riant.

Puis, relevant la tête et regardant le rocher, il demanda :

— Où diable est-il passé, cet animal ?… il a pris le chemin de la ferme probablement ?…

— Oh ! mais non !… y n’avait pas son fusil !…

— Il n’a pas besoin de son fusil pour aller à la ferme ?…

— Mais si !… c’est que vous n’savez pas… jamais m’sieu Anatole ne ferait un seul pas en dehors du parc sans avoir son fusil…

— Pourquoi ça ?…

— Pac’que l’a peur, tiens !… et pis, y n’irait pas à la ferme… l’a rien à y faire…

— Il peut avoir des ordres à donner… des choses à voir…

— Des choses à voir !… mais v’là plus d’un an qu’y n’fait plus rien !…

— Comment rien ?…

— Ben non !… que d’promener les visiteurs dans la propriété… et d’ferrer un ch’val par ci, par-là !… l’reste du temps y s’fait servir par m’sieu l’marquis…

— Servir ?…

— Mais oui !… quand l’a pris une trop grosse cuite et qu’y n’peut pas s’lever l’lendemain, alors m’sieu l’marquis y apporte son chocolat dans son lit…

— Oh !…

— Pis après, plus tard… enfin quand c’est qu’y veut… m’sieu Anatole se lève et s’y promène tout partout avec une grande robe de chambre à carreaux, qu’y noue par une corde avec des glands comme aux bannières… Comment ça s’fait, d’puis l’temps qu’vous êtes à Saint-Blaise, qu’vous avez pas core vu m’sieu Anatole en robe de chambre ?….

— Il ne manquerait plus que ça ?…

— Oh ! vous l’verrez !… Dites donc, m’sieu Jean ?… l’aut’soir que j’ramassais des châtaignes auprès du gros hêtre où qu’y a l’banc, j’ai entendu m’sieu l’comte et madame la comtesse qui causaient d’ça…

— Quoi ça ?…

— Ben, de m’sieu l’marquis… de m’sieu Anatole et de tout ça…

— Ah ! bon !…

— Y disaient comme ça qu’y faudrait qu’y ait quelqu’un quand y n’sont pas là pour voir c’qu’y s’passe… et pour les prévenir si c’était besoin…

— Évidemment !… mais comme il n’y a personne…

— Y aurait bien moi…

— Toi, mon pauv’petit !… mais tu n’es jamais au château à présent… j’entends ailleurs qu’à la bibliothèque…

— Si, m’sieu Jean !… j’y suis core quand vous êtes pas là !… c’est seulement quand vous arrivez qu’on m’défend d’passer par l’château… pac’que j’suis pas une société pour mad’moiselle Simone… ni pour vous et vos frères, que dit m’sieu l’marquis…

— Je comprends que grand-père soit sévère sur le choix des sociétés !… — fit Jean en riant.

Miche comprit.

— C’est cause de m’sieu Anatole qu’vous dites ça ?… pac’que l’était valet d’écurie, pas ?… mais paraît qu’c’est tout d’même un noble…

— Ah ! bah !..

— Oui… m’sieu l’marquis l’a dit…

— Pauv’grand-père !… — pensa Jean, attristé — il a été raconter dans le pays l’histoire de la grand’mère qui est une La Faraudière de Montamort !… Ce qu’on doit se ficher de lui, mon Dieu !…

Mais Miche, qui suivait toujours son idée, reprit :

— Vous n’pensez pas, dites, m’sieu Jean, qu’c’est que j’pourrais vous avertir si des fois l’arrivait qué’qu’chose ?…

— Comment ça, mon pauv’petit ?… tu ne sais pas écrire…

La petite fit un mouvement, puis affirma :

— J’trouverais ben moyen…

— D’écrire ?… on n’écrit pas comme ça sans avoir appris !…


— Non !… pas d’écrire !… mais d’vous avertir…

— Et puis, d’ailleurs, tu ne saurais rien… on se gênerait devant toi !.. Anatole est plutôt méfiant… grand-père aussi… Si grand père fait un testament pour donner à Anatole la portion de sa fortune dont il a le droit de disposer, on n’ira pas te le montrer, tu penses… bien que ça soit sans inconvénient, puisque tu ne sais pas lire non plus !…

— Pourtant, m’sieu Jean, j’voudrais bien faire qué’que chose pour vous… j’donnerais tout d’suite ma peau pour ça d’bon cœur… C’est à vous que j’dois d’pas êtr’morte d’faim, ou mise aux enfants trouvés… aussi, j’vous aime, allez !… et j’aime aussi m’sieu l’marquis qu’a ben voulu m’prendre…

— Tu es une bonne petite fille, Miche… moi aussi, je t’aime bien…

Il allait se pencher et embrasser la petite comme il faisait souvent, mais il s’arrêta gêné par sa beauté, par son aspect de jeune fille.

— Quel âge as-tu, Miche ?… — demanda-t-il en passant sa main sur les beaux cheveux qui se moiraient au soleil.

— Treize ans, m’sieu Jean !… v’là cinq ans que j’suls chez vous… j’travaille à présent pour l’prix que j’coûte… à quinze ans j’ferai l’ouvrage d’une femme à trente sous… alors, petit à petit, j’rembourserai m’sieu l’marquis… y aura plus rien à m’reprocher !…

— Ne t’inquiète pas de ça !… Grand-père ne te reproche pas ce que tu lui coûtes !…

— Pas lui !… mais c’est m’sieu Anatole !… y m’a déjà appelée propre à rien !… pauvresse ! vermine !… tout l’temps y m’dit des noms…

— Il ne faut pas t’occuper de ce que dit Anatole.

— Si… pac’que c’qu’y dit, y finit toujours par le faire penser à m’sieu l’marquis. m’sieu l’marquis n’voit plus qu’au travers de lui !…

Jean et la petite fille avaient grimpé le raidillon qui conduit de la rivière au parc de Saint-Blaise.

En apercevant les tourelles, Miche s’arrêta :

— Adieu, m’sieu Jean !… j’me sauve pour qu’on m’voie point avec vous… m’sieu Anatole a d’jà fait des ragots, pour sûr !…

Elle glissa au milieu des arbres et disparut.

Jean traversa l’herbage et rentra. Sur la table du vestibule étaient posées les lettres que le facteur venait d’apporter. Il en prit une, l’ouvrit, puis s’élançant dans le salon où tout le monde était réuni en attendant le déjeuner qui allait sonner :

— Grand-père !… j’ai une lettre de Chanillac !… il arrive à six heures à Pont-Bellangé.

Le visage du vieux marquis exprima la contrariété et, sans rien dire, il sortit.

— Qu’est-ce qu’il y a ?… — fit Jean inquiet. — Grand-père n’a pas l’air content !… il avait pourtant permis d’inviter Chanillac, n’est-ce pas ?…

— Mais oui… — dit Mme d’Erdéval — c’est moi-même qui lui ai écrit pour l’inviter de la part de papa…

Claude de Chanillac était un ami des Erdéval et de leurs enfants. Il demeurait à trente huit ans aussi gai, aussi jeune de caractère que Jean et Olivier. Appelé à faire ses treize jours dans le régiment d’infanterie en garnison à Cherbourg, il devait, avant de rentrer à Paris, passer deux jours à Saint-Blaise.

Les enfants avaient dit à leur grand-père qui ne connaissait pas Chanillac — qu’ils auraient grand plaisir à l’avoir, et le marquis, hospitalier autant qu’on peut l’être et aimable comme on ne l’est plus, s’était hâté de l’inviter.

Tandis que Jean se demandait, perplexe, ce qui avait bien pu arriver, le second coup du déjeuner sonna.

Les Erdéval, en entrant dans la salle à manger, aperçurent le marquis qui sortait de l’office. Il s’assit d’un air ennuyé et commença :

— Je vous avais dit d’indiquer à M. de Chanillac le train de trois heures…

— C’est vrai !.. — répondit Jean — et j’avais fait la commission… mais on ne renvoie les réservistes qu’aujourd’hui à une heure… Chanillac ne pouvait plus prendre le premier train… alors au lieu de rester à faire le pied de grue à Cherbourg jusqu’à demain à midi et demi, il a pensé qu’il pouvait arriver à six heures… il y a encore deux heures jusqu’au dîner… ça ne gênera pas !…

— Il ne s’agit pas du dîner… mais de la route…

— De la route ?… — répéta Jean interrogativement — quelle route ?…

— La route de Pont-Bellangé qui est très dangereuse !… Je ne veux pas qu’on y passe quand il fait nuit…

— Depuis quand ?…

— Depuis… depuis que je deviens vieux et que je m’inquiète plus facilement… nous avons failli avoir un accident abominable… ça me fait peur !…

Le marquis louchait furtivement du côté de l’office. Alors M. d’Erdéval comprit.

Son père était, comme toujours depuis la présence du régisseur dans sa maison, sans cocher et sans domestique en état de conduire. C’était Anatole qui menait pour l’instant — habillé en « monsieur » et avec sa barbe jusqu’aux yeux naturellement — mais, enfin, qui menait tout de même. Et ça l’ennuyait sans doute de sortir à cette heure qui était celle de sa sieste. Il montait dans sa chambre à cinq heures, se couchait sur son lit, et fumait en buvant de nombreux verres de vermouth et de rhum.

C’était la comtesse qui avait découvert ce qu’il faisait à ce moment où, régulièrement, il disparaissait chaque jour.

La chambre de l’homme était voisine de la sienne, et le lit adossé à une porte contre laquelle était le bureau, où elle écrivait. Elle l’entendait toussailler, cracher, se retourner, faire gémir et craquer son lit. Elle vivait exactement la vie d’Anatole. Ils n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre. Aussi avait elle formellement défendu à ses enfants de venir causer chez elle. Tout ce qui se disait était entendu.

— Je ne peux plus avertir Chanillac… — dit Jean — il n’aurait pas la dépêche à temps… Comment faire ?…

— Eh bien, il fera la route à pied… il n’y a que cinq kilomètres !… — répondit le marquis.

— À pied ?… par ce temps-là ?… il pleut à seaux…

— Quand on est jeune on ne fait pas attention à ces choses-là !…

— Chanillac n’est plus précisément un gosse… il a trente-huit ans !… De plus, il a écrit pour s’excuser de n’avoir que sa tenue militaire pour tout potage… Donc s’il est trempé comme c’est certain, il n’aura même pas la possibilité de changer de vêtements…

— Ça n’est pas ma faute !… Je vous avais dit de lui faire prendre l’autre train…

Olivier ne pouvait pas s’empêcher de rire de la tête de ses parents. Jean dit encore :

— Et puis, ces cinq kilomètres à faire au débotté… ça va lui paraître excessif tout de même !…

— Vous pouvez prendre Joséphine…

— Pour quoi faire ?…

— S’il est fatigué, il montera dessus…

La vision de Chanillac en uniforme sur Joséphine mit les enfants en joie.

Joséphine était une bourrique qui, depuis quinze ans, leur servait de jouet, allait au marché faire les courses, et traînait les caisses des orangers de la terrasse à l’orangerie. Une bête superbe d’ailleurs.

Quand il eut fini de se tordre, Jean expliqua :

— Non, merci bien, grand-père !… Chanillac aimera sûrement mieux aller à pied !…

Et Olivier, plus pratique, demanda.

— Et sa valise ?… Est-ce lui ou nous qui la porterons ?…

— Théodule vous accompagnera !… — fit sèchement le marquis. — Je suis désolé de ne pas envoyer chercher à la gare M. de Chanillac, mais je ne veux pas qu’on passe à l’endroit dangereux quand il fait nuit…

D’un regard, Mme d’Erdéval fit taire Jean qui allait insister encore et, après le déjeuner, elle lui dit :

— Vous trouverez bien à Pont-Bellangé une carriole quelconque pour ramener Chanillac…

— C’est pas sûr !…

— Enfin, vous chercherez… et vous tâcherez de vous débrouiller, Olivier et toi…

— Pauv’papa !… — dit le comte tout chagrin — lui qui était si bon, si aimable, si hospitalier… qui recevait si bien !… C’est désespérant de voir ce qu’en a fait ce drôle…

— Le fait est… — déclara Jean — que M. Anatole le roule en boulette, le pauv’ grand-père !…

Et après il s’assoit dessus !… — conclut Olivier. — Si on m’avait jamais dit qu’on arriverait à aplatir comme ça grand-père, je ne l’aurais pas cru…

La pluie avait cessé, mais au loin le tonnerre grondait sourdement. Les Erdéval, assis sur la terrasse, regardaient les gros nuages lourds qui roulaient dans le ciel.

— Tiens !… Miche !… — s’écria Jean tout à coup. — Arrive ici, Miche !…

La petite, qui venait de l’étable et se glissait vers la tourelle, s’approcha à regret en louchant craintivement vers le château. Elle craignait d’être surprise par le palefrenier faisant cette chose si défendue de causer avec les enfants ou M. et Mme d’Erdéval.

— L’orage… — dit M. Guillemet — va être d’une violence extraordinaire…

En effet le tonnerre roulait, rapprochant ses coups. Le vent s’élevait, l’air devenait irrespirable.

— Rentre, Simone… — cria par la fenêtre le vieux marquis — et dis que l’on rentre Joséphine !…

Simone, depuis qu’elle était sortie de table, s’amusait, grimpée sur la bourrique, à faire le tour d’une pelouse qui s’étendait devant le château…

M. Anatole venait d’apparaître sur le perron.

— Anatole !… — cria le marquis… — il faudrait rentrer Joséphine…

Le régisseur indiqua d’un geste majestueux qu’on n’avait pas besoin de lui dire ces choses, et se dirigea vers la bourrique qui s’avançait paisible, sentant venir l’orage avec indifférence, tandis que la petite fille ne l’apercevait même pas.

Mais en voyant arriver sur elle l’homme qui, lorsqu’il la montait, lui déchirait les flancs et le ventre à coups d’éperons et la rouait de coups de bâton lorsqu’il l’attelait à la carriole des provisions, Joséphine s’arrêta court, baissa la tête et, tournant brusquement sur elle-même, partit au galop dans une avenue, alors que Simone, surprise de la brutalité du mouvement, roulait dans l’herbe et, se ramassant, demandait étonnée.

— Qu’est-ce qu’elle a donc eu, Joséphine ?…

— T’es-tu fait mal ?… — questionna M. d’Erdéval inquiet — c’est toujours quinteux, les ânes !… ça n’est jamais sûr !…

— Mais, papa !… — affirmait Simone qui ne voulait pas que l’on soupçonnât sa chère bourrique — jamais elle n’a fait ça !… jamais !… elle aura eu peur de quelque chose que nous n’avons pas vu…

M. Anatole était rentré dans le vestibule. Il en ressortit tenant d’une main un bâton et de l’autre un collier de chien. Ce collier appartenait à Casimir, un grand chien noir qui avait pris en affection Mme d’Erdéval et, de puis son arrivée à Saint-Blaise, était toujours avec elle.

La veille, elle lui avait acheté un collier qui était trop large, et le marquis l’avait donné à son régisseur pour qu’il y perçât des trous.

M. Anatole s’approcha du chien — en ce moment couché sur un coin de la robe de la comtesse — et allongea la main. Mais Casimir se dressa d’un bond et se lança comme une flèche, les oreilles serrées et la queue entre les jambes, dans le parc où il disparut.

— Tiens !… — dit Mme d’Erdéval très surprise — qu’est-ce qu’il a ?…

— Il a… la même chose que Joséphine !. dit Jean qui commençait à comprendre d’où venait l’affolement des animaux.

Tandis que Casimir s’enfuyait éperdument Joséphine s’en revenait tout doucettement vers son pré, s’arrêtant pour brouter les petites touffes d’herbe qui poussaient au bord de l’allée.

Miche marcha vers la bourrique plantée à cinquante mètres de la terrasse, ramassa la bride qui traînait et se disposait à emmener la bête lorsque le palefrenier hurla :

— Veux-tu lâcher ça !… je t’ordonne de lâcher ça !…

La petite fille hésita un instant, jetant sur l’ânesse un regard affectueux et compatissant, puis se décida à obéir, car M. Anatole accourait.

Il ramassa les rênes que Miche venait de lâcher, puis leva son gros bâton sur Joséphine qui tirait au renard tant qu’elle pouvait. En voyant menacer la bourrique qu’elle aimait, la petite fille se jeta au-devant du palefrenier en suppliant :

— Tapez pas, monsieur Anatole !… Tapez pas !… faites-lui grâce !…

Elle se cramponnait au bras de l’homme qui la secouait, ne pouvant se débarrasser d’elle. Alors, sur la tête de Miche il leva son bâton, tandis que la comtesse, indignée, poussait un cri de menace et de peur.

Ce cri se perdit dans un effroyable coup de tonnerre. Et les Erdéval cessèrent, durant une seconde, d’entrevoir M. Anatole et Miche.

Puis, ils les aperçurent à demi cachés par un arbre que la foudre venait d’abattre en travers de l’allée. L’homme et la petite fille étaient en train de se relever. Jean, qui était rentré un moment avant le coup de tonnerre, accourait effaré.

Ce fut Olivier qui arriva le premier auprès de Miche.

Le palefrenier, livide, claquant des dents, expliquait, hoquetant :

— C’est… c’est la fou… la fou… la foudre…

Miche se frottait silencieusement les yeux.

— Tu n’as pas de mal, mon pauvre petit !… — demanda Olivier — dis ?…

— Dis ?… — répéta Jean inquiet — mais réponds donc, Miche ?…

La petite fit non de la tête, sans parler.

Miche !… — cria Jean qui se souvint tout à coup des appréhensions du docteur Bouvier — Miche !… je t’en prie, parle, mon petit !… voyons, parle-moi ?…

L’enfant fixa sur lui ses beaux yeux tout pleins de tendresse, et fit signe qu’elle ne pouvait pas parler.

— C’est la peur !… — fit M. d’Erdéval — qui a provoqué un terrible trouble nerveux… mais est-ce la peur du coup de tonnerre ou du coup de bâ…

Il s’arrêta court. Olivier lui serrait le bras en disant :

— Parle pas du coup de bâton devant Jean, papa, si tu ne veux pas qu’il nous fasse un beau fait divers avec Anatole…

— Tu as raison !… et il faut avouer qu’il serait excusable… Si cette enfant restait muette ce serait horrible !…

— Qu’est-ce que vous dites ?… — demanda Jean.

— Nous disons… — expliqua M. d’Erdéval — que ta maman va conduire Miche chez la mère Orson et que, Olivier et toi, vous allez tâcher de ramener de Pont-Bellangé le docteur…

— Il n’y a pas besoin du docteur… — balbutia M. Anatole — qui commençait à retrouver un peu ses esprits — la petite n’a rien du tout… que peur…

Jean répondit :

— F… nous la paix !…

— Dépêchez-vous de partir… — recommanda la comtesse — vous serez en retard… Voyez-vous ce malheureux Chanillac en détresse par ce temps à Pont-Bellangé ?…

— C’est vrai !… je n’y pensais plus, à Chanillac !… — fit Jean.

Et, s’agenouillant devant Miche :

— Bien vrai, mon petit, tu ne souffres pas ?… je peux m’en aller ?… ça ne te fait pas de peine ?… Tu veux bien que je m’en aille ?…

Miche dit oui de la tête en serrant très fort la main de Jean, puis s’éloigna, les yeux brillants et l’air heureux, avec la comtesse.

— Cristi !… — fit Olivier ébahi de cette sérénité — elle a de l’estomac, la gosse !…


X


Quand Olivier et Jean arrivèrent à Pont-Bellangé, le docteur Bouvier rentrait chez lui après une journée de visites. Son cheval blanc n’en pouvait plus.

— Nous allons nous procurer un véhicule quelconque pour conduire à Saint-Blaise un ami qui arrive par le train de six heures… lit Jean — alors nous vous emmènerons et la voiture vous ramènera en revenant à Pont-Bellangé…

— Mais, mon petit… — répondit le docteur — je crains que vous n’en trouviez pas, de voiture !… M. d’Erdéval est brouillé avec « La Reine Blanche » et l’ « Europe », les deux seuls hôtels de Pont-Bellangé… et les deux seules carrioles !… d’ailleurs, que je voie Miche un peu plus tôt ou un peu plus tard, ça ne fera rien à l’affaire !…

— Mais il n’y a pas seulement Miche, dit Olivier — il y a ce malheureux Chanillac à qui nous ne pouvons vraiment pas faire faire cinq kilomètres sous cette trombe…

— Docteur !… — questionnait Jean — vous. ne croyez pas que Miche restera dans cet état, dites ?… ce serait épouvantable !…

— Mon enfant, je ne peux rien vous dire… je ne sais rien… et je n’en saurai pas davantage quand j’aurai vu la petite !… À ces phénomènes nerveux, on ne connaît rien à proprement parler… on peut essayer des traitements, sans doute… mais faut pour ça aller à l’hôpital ou avoir cinquante mille francs de rente !… à l’hôpital cette petite sauvage souffrirait abominablement… et je n’en veux même pas parler, parce que l’ignoble Anatole saisirait cette occasion de se débarrasser de Miche qu’il exècre…

— Mais pourquoi l’exècre-t-il, mon Dieu ?

— Parce qu’elle le gêne !… Oui… parfaitement !… Ça a l’air invraisemblable, ce que je dis, et c’est exact pourtant !… ce mauvais drôle qui ne croit ni à Dieu ni à diable, qui a fait de votre grand-père, énergique et vaillant, la pauvre loque que vous savez… est gêné par les yeux lumineux de Miche… il se détourne d’elle… il attend qu’elle ne soit plus là pour maltraiter les pauvres, les ouvriers, les bêtes…

— Les bêtes ?… c’est pourtant parce qu’il voulait maltraiter Joséphine tout à l’heure devant Miche que le malheur est arrivé…

— L’orage, l’électricité, l’avaient mis hors de lui tout à fait… d’ailleurs l’orage est aussi, je pense, la cause de l’accident de Miche…

— L’orage ?… je suis très croyant, docteur…

— Moi aussi, mon petit !…

— Mais des… des méprises comme celle d’aujourd’hui me feraient douter de la Providence !… Comment !… la foudre tombe sur un beau malheureux arbre qu’elle écrabouille, ôte la parole à Miche, et respecte Anatole !… Avouez que la main qui la dirige a manqué de doigté ?…

Plus pratique que son frère, Olivier proposa :

— Si tu veux, pendant que tu resteras avec le docteur, je vais chercher une voiture… nous n’avons plus que vingt minutes avant le train, tu sais ?…

À l’hôtel de l’Europe, Olivier, reconnu, se heurta à un refus formel. On ne donnerait pas la voiture pour aller au château de Saint-Blaise. On savait trop qu’on n’aurait que du désagrément. Il y avait là un sale individu qui menaçait les gens de les faire arrêter par la gendarmerie, ou même de leur tirer dessus quand il était « soûl de travers ».

Mais à la Reine Blanche — qui avait changé de propriétaire — on promit à Olivier que le break de l’hôtel serait à la gare dans un quart d’heure. Le patron ajouta cependant :

— À la condition expresse que nous n’aurons affaire qu’à vous, monsieur, parce que nous ne voulons pas avoir maille à partir avec l’homme qui est chez M. d’Erdéval…

— Grand-père doit avoir des facilités d’existence !… pensait Olivier tandis qu’on appelait l’homme d’écurie qui allait le conduire — ça doit être exquis d’habiter un pays dans ces conditions-là !…

Quand le petit palefrenier arriva courant, les pieds nus dans ses sabots, il cria joyeusement :

— Ah !… m’sieu Olivier !… ça va bien m’sieu Olivier !…

— Tiens !… Charles !… — fit Olivier — qui reconnut un gamin entrevu au cours d’un séjour à Saint-Blaise.

Mais la figure du petit bonhomme s’assombrissait subitement, et il déclarait au maître de l’hôtel :

— J’regrette, patron, mais j’peux point conduire m’sieu Olivier à Saint-Blaise… vu que m’sieu l’marquis m’a menacé d’envoyer chercher la gendarmerie si j’approchais du château… et qu’Anatole m’a dit qu’y m’casserait les reins si jamais y m’rencontrait !… J’serais d’ailleurs curieux d’vouer ça !… mais j’veux point avouer d’histouères avec ces gens-là !…

— Ces gens-là !… Olivier était désolé de voir assimiler son grand-père à ce sale individu. Et avec tout ça, il était sans voiture pour ramener Chanillac et le docteur.

Il demanda gentiment :

— Je vous en prie, Charles, conduisez-nous ?… je vous promets qu’il ne vous arrivera rien de fâcheux…

— Il arrive toujours qué’que chose d’fâ cheux à Saint-Blaise !… j’regrette de r’fuser à m’sieu Olivier… y n’est rien qu’je n’ferais pour lui et pour m’sieu Jean… et surtout pour Mme la comtesse !…

— Eh bien, pour maman ?… faites ça pour maman ?… — dit Olivier qui se souvint que sa mère avait demandé grâce au marquis pour le petit domestique — je vous en prie ?… vous nous rendrez grand service… vous n’approcherez pas du château… nous descendrons à la petite barrière… et vous attendrez là le docteur Bouvier que vous ramènerez à Pont-Bellangé…

— Comme ça… j’veux bien !… — fit Charles

Mais il ajouta, prudent :

— Et vous n’direz point à m’sieu l’marquis qu’j’attends à la barrière… et non pus à Anatole ?… C’est point qu’j’aie peur d’euss… mais c’est embêtant d’avoir des affères avec pus haut qu’soi qu’a tout l’temps à la bouche les gendarmes et l’Président d’la République.

— Le procureur de la République… rectifia Olivier en riant.

— Mais non !… l’Président !… l’Président qu’est à l’Elysée !… Quand j’étais au château, Anatole en m’naçait tout l’monde tout l’temps !…

— Dépêchons-nous !… — fit Olivier — Venez vite me retrouver à la gare, voilà le train !…

Il traversa d’un bond la route et arriva juste à temps pour recevoir Chanillac, qui arrivait une valise à la main.

Jean accourait essoufflé. Et les deux enfants racontèrent les difficultés qu’ils avaient eues et le malheur qui était arrivé.

— Pauvre Miche !… — dit Chanillac — je me réjouissais de la voir !… vous m’en aviez tant parlé… Jean surtout !…

— Oui… elle adore Jean !… elle le suit partout comme un petit chien…

Chanillac regardait autour de lui, cherchant une voiture ou un domestique quelconque et ne voulant absolument pas lâcher sa valise aux petits d’Erdéval. Olivier expliqua :

— Si… donnez-la !… il n’y a personne pour la prendre… et nous serons encore bien plus embêtés de vous la voir porter…

Il acceptait gaiement les petites humiliations de ce genre. Mais Jean, un peu vaniteux, s’énervait de ces ridicules détails.

Enfin le domestique de l’hôtel arriva, conduisant un break suranné mais très propre.

Le petit bonhomme n’était qu’à moitié rassuré et quand, après avoir été chercher le docteur, on commença de grimper la côte éternelle qui menait à Saint-Blaise, il se retourna sur le siège et dit :

— M’sieu Olivier m’a bié promis de n’pas dire au château qu’j’attends m’sieu l’docteur à la barrière, toujours !… M’sieu Olivier n’oubliera point !…

— Non !… — répondit Olivier en riant soyez tranquille !…

Le docteur Bouvier demanda :

— Pourquoi donc ne faut-il pas dire qu’on m’attend à la barrière ?…

— Parce que Charles… qui est aujourd’hui à « La Reine-Blanche »… a été renvoyé de Saint-Blaise plutôt violemment, à ce qu’il paraît…

— Plutôt !… — affirma le petit domestique.

Le docteur dit :

— On est toujours renvoyé violemment à cette heure !… Votre grand-père, comme cet individu à qui il obéit aveuglément, n’a plus à la bouche que des menaces… c’est toujours la justice par-ci, les gendarmes par-là, et la mitrailleuse par-dessus le reste !… C’est d’un comique sinistre !… Mais ce qu’il y a de sérieux au fond de tout ça, c’est qu’ils sont exécrés tous les deux…

— Je sais !… — dit Jean.

— Mais exécrés au point que ça devient dangereux… je crains toujours d’apprendre quelque accident…

Comment ?… demanda Chanillac étonné — les gens de ce pays-ci sont si mauvais que ça ?…

— Ils sont alcooliques et peu intelligents… De plus, ces êtres-là sont habitués à une routine… on les prend comme ils sont… Dans tous les châteaux, chez tous les propriétaires de la Manche où travaillent des Normands de la Manche… c’est des Normands de la Manche que l’on s’attend à trouver… c’est à-dire des ivrognes qui ne se foulent pas, mais qui connaissent bien la terre et les chevaux… et ça marche tout de même, puisque ce département-ci est un des plus riches de la France !… Chez M. d’Erdéval ça marchait jadis comme partout ailleurs… mais depuis que ce drôle est là, sa maison est devenue la pire des pétaudières… Cet homme ne sait rien, rien de rien !… Ah ! si… je me trompe !… il sait ferrer… il eût fait un bon maréchal, s’il buvait moins de vermouth et autres liqueurs… il est aussi très adroit de ses mains… il fait des petits ressorts, des petites broutilles… mais il serait plus utile pour votre grand-père… qui s’est acharné à faire valoir sans y connaître quoi que ce fût… d’avoir un régisseur qui sache la culture, l’élevage, etc… et qui supporte les défauts inévitables des Normands… Aujourd’hui, M. d’Erdéval se plaint avec raison des gens qu’il emploie, car il n’y a que les canailles ou les incapables qui consentent à travailler chez lui…

Et tout à coup le docteur s’arrêta pour demander :

— Est-ce que la petite est au château ou chez la mère Orson ?…

— Je ne sais pas !… — dit Jean — c’est maman qui l’a emmenée…

— Est-ce votre grand-père qui m’a envoyé chercher ?…

— Non, docteur… grand-père ne savait pas l’accident quand nous sommes partis…

— Alors, je n’entrerai pas au château… Vous comprenez, mon petit, je n’ai pas envie de me faire mettre à la porte par M. Anatole, moi !… ni même par votre grand-père… Comment va-t-il, le papa Erdéval ?…

— Physiquement, il est très bien… c’est-à dire qu’il mange bien, dort bien, et trotte comme s’il avait dix-huit ans… mais moralement il n’est plus le même… il n’a plus ni volonté, ni énergie… C’est une chose molle qu’Anatole pétrit à sa guise…

— Du temps où j’allais encore à Saint Blaise, c’était déjà comme ça !… et ça m’étonnait, parce que M. d’Erdéval n’aime pas habituellement les ivrognes… et que cet homme est toujours entre deux vins…

— Jamais grand-père ne s’en est aperçu !…. Il est terriblement gobeur, grand-père !… encore plus que méfiant… et comme Anatole appelle tout le monde ivrogne, grand-père n’admet pas que lui-même puisse en être un…

— Qu’il ne le voie pas, soit !… mais comment ne l’avertit-on pas ?… Anatole est exécré et il est étonnant qu’on n’ait pas cherché déjà à se venger de lui de cette manière…

— Il se cache peut-être des gens du pays ?…

— Non, mon petit, il ne se cache pas du tout !… Dernièrement j’étais à Saint-Blaise pour un bonhomme qui s’était cassé le pied… et on m’a fait voir, comme une curiosité, Anatole qui était soûl perdu et qui dansait au milieu du grand herbage en disant que tout était à lui…

— Tout quoi ?…

— Tout ce qui est à votre grand-père !…. Il disait, en montrant ses mains avec des gestes mous : « Deux cent mille francs dans cette main-ci… le château et la terre dans cette main-là !… tout est à moi !… à moi !… à moi !… »

— Oh !

— Ah ! ç’a n’était pas un spectacle ordinaire, allez, mon petit !… aussi tout le monde accourait pour le voir !… Il y avait les faucheurs, les ouvriers, les femmes et les gosses !… on faisait cercle autour de lui, mais ça ne le dégrisait pas, au contraire !…

— Il n’était peut-être pas si soûl que ça… — dit Olivier — quand il racontait qu’il y a des choses à lui chez grand-père…

Le docteur semblait préoccupé. Il demanda :

Savez-vous, mon petit Jean, si M. d’Erdéval a fait un testament ?…

— Je ne sais pas !… Régulièrement il n’a pas à en faire… sinon pour des recommandations ou des explications de détail… puisque papa est son seul enfant…

— Oui… évidemment… mais il paraît que M. Anatole a demandé, chez un agent d’affaires, divers renseignements sur la façon de tester irrévocablement, de telle sorte qu’aucune disposition prise ne soit attaquable… et votre père ferait sagement d’ouvrir l’œil…

— Il l’ouvre, docteur, il l’ouvre !… Mais qu’est-ce qu’il peut faire ?… rien du tout !… Grand-père est maître de disposer… dans une certaine mesure… de ce qui lui appartient… je ne pense pas, d’ailleurs, qu’Anatole procède de la sorte… il redouterait les cris de putois que nous pousserions certainement… Non !… je suppose qu’il se fait donner des choses par grand-père dès maintenant… ça ne se retrouvera pas dans la succession… un point, c’est tout !…

— C’est bien embêtant, mon petit !…

— C’est très embêtant, docteur !… La comtesse attendat dans le parc le retour de ses enfants. Elle aperçut la voiture qui s’arrêtait près de la barrière et marcha vers les arrivants.

— Eh bien ?… — questionna le docteur Bouvier — rien de nouveau ?…

— Rien !… Miche ne dit pas un mot, mais elle est gaie comme un pinson !… C’est inimaginable !…


XI


À la fin de l’été, Olivier eut avec M. Anatole une violente altercation.

Un des chiens de Saint-Blaise qui se promenait avec le jeune homme, étrangla une poule appartenant à un paysan. Olivier paya cette poule, ce qui exaspéra le palefrenier. Jamais il ne fallait rien payer ! C’était une industrie du pays ! Les gens de Saint-Blaise feraient dorénavant étrangler toutes leurs poules, etc…, etc…

Et comme le petit d’Erdéval protestait, le marquis survint pour donner raison à son régisseur et renchérir encore sur lui.

— Une poule… — affirmait-il en colère — est un véritable fléau !… en trois ans une poule détruit à elle seule un champ !… On est donc dans son droit quand on la tue !…

Enervé, le petit répondit malhonnêtement à son grand-père, et M. d’Erdéval jugea prudent d’écourter le séjour à Saint-Blaise.

Miche — à qui le palefrenier ne prenait plus garde depuis qu’elle était infirme — osa quitter la bibliothèque où elle continuait à classer les livres, et vint se poster au pied du perron à l’heure du départ.

— Au revoir, ma petite Miche !… — dit la comtesse. Et regardant affectueusement l’enfant dont le front arrivait à présent au de ses lèvres, elle ajouta :

— Tu as l’air d’une jeune fille à présent… vas enfin faire ta première communion cette année… je t’enverrai ta robe, ton livre tout ce qu’il faut… tu diras à la mère Orson que je m’occupe de tout…

Les yeux profonds de l’enfant se posèrent sur Mme d’Erdéval, mais elle ne fit aucun mouvement.

Toujours le curé avait retardé la première communion de Miche qui ne paraissait pas savoir un mot de catéchisme. À présent qu’elle ne parlait plus, il fallait bien passer par-dessus son ignorance. Cette année déjà elle serait ridicule. Elle aurait l’air d’une mariée.

Comme la petite ne bougeait toujours pas, Jean demanda :

— Tu as entendu ce qu’a dit maman, Miche ?…

— Anatole est convaincu qu’elle n’entend plus rien !… — expliquait le marquis.

Miche regardait attentivement le sable de l’allée. Elle ne broncha pas.

— Vous voyez, Marguerite !… — reprit le vieillard — il est évident qu’elle ne nous entend pas…

— Adieu, mon petit Miche !… dit Jean qui embrassa l’enfant — moi, je ne te verrai probablement pas l’année prochaine… je vais faire mon service militaire… Sois bien sage, tu me feras plaisir… et fais bien tout ce que te dira le docteur Bouvier ?… Tu m’entends, dis, Miche ?…

Une solide pression de la petite main répondit. Alors, Jean affirma :

— Elle entend !… je suis sûr qu’elle entend !… pas, tu entends, Miche ?…

Il éloignait de lui la petite et la regardait de tous ses yeux. Rien ne bougeait dans le joli visage soudain pâli. Évidemment Miche était émue de voir partir son grand ami, mais elle ne paraissait pas comprendre un mot de ce qui se disait autour d’elle.

— Miche !… — ordonna le marquis dès que la voiture qui emmenait ses enfants eu disparu — va chercher M. Anatole !…

Il lui tardait de revoir son favori qui avait affecté de ne pas assister au départ. Cette demi-heure passée loin de lui semblait intolérable au vieillard. Hypnotisé par cet être, qui lui était inférieur en tout, et dont il avait peur et besoin à la fois, il ne vivait qu’en sa présence.

Miche n’avait pas fait un mouvement. Elle regardait d’un air désolé l’avenue par où s’enfuyait tout ce qu’elle aimait au monde.

Le marquis allait de nouveau lui donner l’ordre d’envoyer le palefrenier, mais il s’arrêta :

— C’est absurde !… je ne me souviens jamais qu’elle n’entend pas !…

Puis, il s’en fut retrouver son ami, pressé de se replacer sous sa férule, craintif un peu aussi d’entendre de nouvelles injures sur « la séquelle d’Auteuil » que, d’ailleurs, il ne défendait même plus.

Miche, lorsqu’elle eut aperçu une dernière fois la voiture qui tournait à un coude de la route, courut s’enfermer dans la bibliothèque.

Et là, elle pleura de toute son âme, allongée à terre à plat ventre, le nez enfoui dans les vieux bouquins qui, désormais, allaient être ses seuls compagnons. Quand elle eut bien pleuré, elle se releva et s’en fut dans une sorte de cachette qui existait derrière un des panneaux de la bibliothèque. Tous, sauf l’enfant, ignoraient ce recoin éclairé par une lucarne placée au haut du toit et visible seulement pour les couvreurs. Miche l’avait découvert un jour qu’en déplaçant des livres sur un rayon, elle avait aperçu le bouton d’une porte, trop lourde pour être poussée lorsqu’elle était chargée de livres, mais qui s’ouvrait avec facilité quand le panneau était dégarni. Depuis lors, l’enfant entrait souvent dans la petite pièce où, à plusieurs reprises, elle avait apporté des paquets soigneusement enveloppés dans des journaux et quelques meubles trouvés dans les greniers : une table, un fauteuil et un chiffonnier vieillot qui conservait une vague odeur de peau d’Espagne et de bergamote. Puis, çà et là, sur les rayons du panneau, Miche avait remis quelques volumes afin de ne pas attirer l’attention sur ceux qui masquaient le bouton de la porte dérobée.

La cachette était, ainsi que ce bout de la bibliothèque, au-dessus de la chambre du marquis. De là, souvent, la petite avait entendu des discussions violentes entre lui et le palefrenier. Les plafonds étaient épais, mais mal joints, et quand le vieillard fermait ses fenêtres les mots arrivaient distinctement à l’enfant. Mais ça la chagrinait d’entendre maltraiter le marquis pour qui elle éprouvait un reconnaissant respect, et elle se sauvait au coin opposé de la grande pièce.

Miche resta longtemps ce jour-là dans sa cachette, puis s’en revint arranger les livres. Elle monta sur une échelle et descendit des piles de volumes dont elle encombra le plancher. Jusqu’ici elle avait réservé des chemins à travers la galerie où Jean venait parfois chercher des livres et des gravures. Mais à présent à quoi bon cette place perdue, puisqu’elle serait seule toujours ?

Dans la bibliothèque de Saint-Blaise il y avait, au milieu d’un fatras de bouquins de tous les âges et de toutes les provenances, des livres rares et des manuscrits curieux. Des parchemins vieux de plusieurs siècles, d’autres datant seulement du Directoire et de l’Empire. Un grand-père du marquis avait été préfet sous Charles X et, de cette époque aussi, dataient une quantité de rapports, de discours, de documents manuscrits, qui semblaient intéresser très profondément Miche. Elle étudiait, comparait, et finissait par emporter dans sa chère cachette quelques pages longuement choisies au milieu d’un inextricable fouillis.

Quand elle eut bien travaillé au rangement des livres, la petite fille prit un volume placé avec quelques autres sur une sorte d’escabeau et, s’installant à terre près d’une fenêtre, se mit à le regarder attentivement.

C’était un Racine édité au commencement du siècle. Elle le touchait avec soin, fixant longtemps chaque feuillet, qu’elle tournait ensuite avec lenteur. La nuit, qui vient tôt en septembre, l’arracha de cette occupation qui l’absorbait violemment. Elle se leva à regret, alla refermer la porte cachée, replaça les livres qui masquaient le bouton, examina soigneusement ses doigts et les frotta avec une écorce de noix verte, et descendit enfin l’escalier de la tourelle.

Elle y rencontra le marquis. Il sortait, un bougeoir à la main, de l’appartement qu’avaient occupé ses enfants. Il venait d’en ôter les clefs après leur départ.

Et Miche vit avec colère que le vieillard avait pleuré.


XII


L’été suivant les Erdéval n’allèrent pas à Saint-Blaise. Jean était au régiment, Olivier travaillait ferme pour entrer à l’École polytechnique, et Jacques et Simone avaient besoin des bains de mer. La comtesse s’installa avec ses trois enfants dans un village breton, tandis que son mari faisait faire des réparations à l’habitation de Lorraine.

Vers le milieu de septembre, M. d’Erdéval, qui avait terminé ses travaux, s’en vint rejoindre sa femme et ses enfants à la mer. Il ne voulut pas passer à quelques lieues de Saint-Blaise sans s’arrêter chez le vieux marquis, et il lui écrivit pour lui annoncer son arrivée.

Deux jours après, il reçut de son père une lettre affectueuse et émue. Le marquis, dans le style jeune et fringant, et avec l’admirable écriture qu’il conservait malgré les années, exprimait sa joie de voir son fils. Sa visite, si courte fût-elle, le consolerait un peu d’être privé de ses petits-enfants cette année-là.

Ces quelques phrases tendres et simples remplissaient une page de la lettre à peu près. Les autres étaient consacrées à Anatole, à son caractère, à ses mérites, aux immenses services qu’il rendait. Et le marquis, pour conclure le panégyrique, ajoutait le refrain accoutumé : « Si je n’avais pas Anatole, je ne sais pas ce que je deviendrais ?… »

En arrivant à la petite station où il descendait pour aller à Saint-Blaise, M. d’Erdéval aperçut son père qui attendait sur le quai de la gare. Le marquis n’avait pas physiquement vieilli durant l’année, mais sa physionomie, jadis expressive et mobile, semblait s’être figée dans une expression uniformément aimable. Il souriait d’un sourire distrait, l’esprit ailleurs.

Sur la route, le coupé conduit par le régisseur attendait.

— Tu vois !… — dit le vieux marquis — c’est toujours mon pauvre Anatole qui fait tout !…

M. d’Erdéval regarda l’homme et pensa que « faire tout » ne devait pas le fatiguer beaucoup, car il était encore un peu plus rouge et un peu plus gras que l’année précédente. Le comte donna, comme toujours, une poignée de main au régisseur.

Car s’il était très fixé sur la valeur de l’homme de confiance de son père, il était très décidé aussi à le traiter fort poliment. Le jour où la chose deviendrait infaisable, il cesserait de venir à Saint-Blaise. Jusque-là il jugeait que, lorsqu’il était chez son père, il devait, dans la mesure du possible, se conformer à ses désirs.

— Figure-toi !… — expliqua le vieux marquis dès que la voiture roula dans la délicieuse vallée de Pont-Bellangé — qu’il est impossible de trouver des domestiques !… il n’y en a plus !… ce sont d’abominables canailles !… tous les gens que je connais sont obligés de s’en passer…

M. d’Erdéval pensa que son père et lui ne connaissaient pas les mêmes gens, et ne répondit rien.

Le marquis reprit

— Heureusement, Anatole fait tout !… tu ne vas pas être très bien servi !… j’ai une Bretonne depuis quelques jours… elle ne sait rien… mais elle a de la bonne volonté…

— Je serai très bien !… D’ailleurs, je resterai si peu de temps…

— Quand pars-tu ?…

— Je ne peux rester que deux jours…

— Comment ?… deux jours seulement ?…

Le marquis paraissait réellement chagrin de ne pas voir plus longtemps son fils. Mais, bout d’un instant, il ne songea plus à lui et se remit à parler d’Anatole. Alors, M. d’Erdéval l’interrompit pour demander :

— Et Miche ?… comment va-t-elle ?…

— Toujours la même chose… Oh ! c’est fini !… Elle ne parlera plus jamais !…

— Qu’est-ce qu’elle fait ?…

— Dans les moments de presse elle travaille un peu à la terre… et puis, elle rend à présent beaucoup de services dans la maison… comme elle ne parle pas, elle n’est pas gênante… elle est souvent là… Tu vas la voir… c’est elle qui a fait ta chambre avec la Bretonne…

— Alors elle n’arrange plus la bibliothèque ?… — demanda le comte en riant

— Mais si !… c’est ce que j’allais justement te dire… Elle l’arrange merveilleusement, au contraire… c’est inouï !… moi, je n’y suis pas monté… mais M. de Guerville y est allé voir et il a été pétrifié de l’instinct de cette petite… figure-toi que, sans pouvoir même lire un titre, elle classe les ouvrages…

— Vraiment ?…

— Oui, elle commence à peine à arranger les rayons, paraît-il… mais elle a déjà classé les livres… Les philosophes sont dans un tas, les historiens dans un autre, les théologiens dans un troisième… Tu ne trouves pas ça extraordinaire ?…

— Si… mais ce qui me paraît plus extraordinaire encore, c’est que Guerville ait pu voir que les philosophes sont dans un tas, et les théologiens dans un autre !… car sapristi, il…

— Mais ce n’est pas celui que tu connais !… c’est son père, qui est venu passer une partie de l’été au Mesnil…

— Ah !… à la bonne heure !… je me disais aussi que celui que je connais n’a pas une tête à distinguer ce qu’il y a dans un tas… dans un tas de livres, s’entend !…

Cette fois, Miche fut la première personne que M. d’Erdéval aperçut en arrivant à Saint Blaise. Mais il hésita à reconnaître dans la belle jeune fille qui s’avançait pour prendre son sac de voyage, la petite sauvage aux cheveux ébouriffés, aux genoux terreux, aux mains couvertes de griffes.

Miche relevait à présent la lourde natte qui dansait autrefois sur son dos. Sa robe descendait à la cheville, son tablier bleu plaquait sur sa taille solide et ronde, que n’avait jamais, serrée un corset.

Comment, c’est toi, Miche ?… — murmura le comte stupéfait.

La jeune fille le regardait de tous ses yeux. Elle avait l’air ravi et ses joues se teintaient de rose.

Le marquis conseilla :

— Ne t’amuse pas à lui parler… elle ne t’entend pas, tu sais bien ?…

Le pauvre Théodule que, du haut de son siège, M. Anatole invectivait déjà, arrivait en courant des écuries, tandis que les ailes d’une coiffe bretonne apparaissaient dans le vestibule.

— Nous dînons à sept heures !… tu ne veux rien prendre avant ?… — demanda le marquis.

— Non, merci !… je vais me débarrasser de la poussière du train…

— Tu diras si tu as tout ce qu’il te faut… il te manquera peut-être quelque chose… la Bretonne n’est pas stylée…

— Et n’est bonne à rien !… — déclara M. Anatole qui rentrait en se frisant les moustaches.

M. d’Erdéval s’empressa de monter chez lui pour éviter ces conversations à trois qui lui étaient odieuses.

Quand il eut terminé sa toilette, il vint retrouver son père. Le marquis n’était pas dans le salon et, par la porte entr’ouverte M. d’Erdéval l’aperçut qui arrangeait quelque chose dans la salle à manger.

— Veux-tu que je t’aide, papa ?… — demanda-t-il en entrant.

— Non… j’ai fini !… — fit le pauvre homme en disposant avec précaution un compotier de pêches sur la table — c’est que je suis obligé d’arranger moi-même ces petites choses-là, vois-tu ?… Je n’ai personne qui puisse le faire…

M. d’Erdéval allait demander pourquoi le précieux régisseur ne pouvait pas arranger des fruits aussi bien que le marquis, mais il jugea que la question allait l’amener à entendre de nouveau énumérer les utilités multiples d’Anatole, et il dit seulement :

— Tu pourrais apprendre à Miche à arranger les fruits ?…

— Elle en mangerait la moitié !… tu ne connais pas ces gens-là !…

M. d’Erdéval regardait la table. Tout à coup, il s’écria :

— Tu as quelqu’un à dîner ?… je vais m’habiller… tu ne m’avais rien dit…

Mais non !… il n’y a personne !… — répondit le vieux marquis avec un peu d’embarras.

Et, comme son fils indiquait les trois couverts, il ajouta, gêné de plus en plus :

— C’est Anatole… il mange avec moi à présent… Je ne peux plus m’occuper de rien… j’ai absolument besoin qu’il soit là… il m’est très utile… Ça ne te contrarie pas qu’il mange avec nous ?…

— Pas du tout !… affirma M. d’Erdéval — pas le moins du monde…

Tandis qu’il pensait, littéralement abruti :

— Les bras m’en tombent !… Et les théories sur les mercenaires ?… et la morgue ?… et tout le tremblement !…

Il était retourné dans le salon pour calmer en paix son étonnement. Son père l’y suivit. en expliquant :

— J’aurais pu le faire servir à l’office pendant que tu es là… mais j’ai pensé que ça blesserait ce pauvre diable, qui est dévoué comme un chien, et qui me rend de si grands services…

Tout en se demandant quels services le palefrenier rendait à son père, qui n’avait ni sa maison, ni son écurie, ni sa culture en état, et qui arrangeait lui-même son dessert, M. d’Erdéval répondit :

— Il serait singulier que, parce que je suis chez toi, tu changes quoi que ce soit à tes habitudes…

Quand une demi-heure plus tard on servit le dîner, M. d’Erdéval attendit que le marquis lui désignât sa place à table. Il comptait maintenant sur n’importe quoi d’anormal, et n’eût été qu’à moitié surpris de voir le palefrenier s’asseoir en face de son père.

L’avanie n’alla pas jusque-là. M. Anatole s’installa entre les deux Erdéval, passa entre son col et son cou le coin de sa serviette et se mit à manger son potage avec bruit.

Du premier plat qu’apporta la Bretonne effarée — une sorte de timbale au ris de veau et aux champignons — M. Anatole mangea comme un goinfre, sans oublier d’offrir de la sauce à ses moustaches, à sa barbe et à ses doigts.

Puis on apporta un gigot qu’il découpa avec importance, mais dans le mauvais sens.

Aimable et bon prince d’ailleurs, égayant le repas de lourdes plaisanteries, criées à tue-tête d’une voix éraillée, et faisant les honneurs des choses en maître de maison prévenant.

Le comte n’eut pas besoin de dire un mot. M. Anatole parlait impitoyablement, et le vieux marquis l’écoutait, soumis et extasié.

De temps à autre, l’homme s’interrompait pour adresser à la pauvre Bretonne — qui ne servait pas mal du tout — quelques paroles bien senties, qui débutaient ou finissaient invariablement par : « imbécile !… »

À la fin, son animosité contre la pauvre femme gagna le vieux marquis. Il s’écria :

— Dites à Miche d’apporter les plats !…

Et, au service suivant, on vit Miche s’avancer de son pas harmonieux, portant un légumier d’argent.

— Ce qu’elle est jolie !… — dit M. d’Erdéval émerveillé — on peut bien le dire, à présent qu’elle n’entend rien !…

— Ce n’est pas sûr… — expliqua le marquis — quand on lui dit de faire une commission elle la fait… je sais bien qu’elle est très intelligente et qu’elle devine beaucoup de choses… Mais devine-t-elle tout ?… c’est ce que nous ne savons pas !…

— Imbécile !… — cria tout à coup M. Anatole d’une voix éclatante — idiote !… propre à rien !…

C’était Miche qui venait de laisser tomber un couvert.

Elle ne sembla pas entendre les invectives qui s’adressaient à elle, mais un sourire singulièrement méprisant et narquois retroussa ses lèvres fraîches, tandis qu’elle coulait son long corps souple sous la table pour ramasser l’argenterie qui avait roulé.

— Anatole, prenez donc du vin !… — disait le marquis — servez-vous !… vous ne reprenez pas de poulet ?… Attendez, je vais vous verser du vin… Vous n’en prenez pas par cérémonie…

Le comte était stupéfait, car le palefrenier mangeait d’une façon effrayante, et se versait des rasades énormes d’un gros vin du Midi, épais et noir.

Et l’homme devenait violet, les veines du front saillantes et les yeux hors de la tête, véritablement hideux. Il mangeait comme un cochon, et la belle serviette immaculée, qui ornait tout à l’heure le joli petit couvert, élégamment arrangé par le marquis, dégouttait de sauce et de débris de viande. C’était vraiment peu ragoûtant !

Le comte qui regardait, écœuré, songeait à son père si soigné, si comme il faut et délicat dans ses habitudes, et qui ne semblait pas apercevoir la révoltante malpropreté de l’individu qu’il asseyait à sa table.

Après le dîner, M. d’Erdéval se croyait débarrassé du palefrenier, mais il n’en était rien. Sous prétexte d’arranger les lampes qui filaient, de rendre compte au marquis d’un tas de choses, et d’exhaler surtout des plaintes contre ce qui restait de domestiques, il ne quitta pas le salon. À la fin, sa présence horripila M. d’Erdéval. Il était venu pour voir son père, et non pas ce drôle incapable et parlailleur.

— Je suis très fatigué, papa !… — dit-il en se levant — je vais monter si tu le veux bien ?…

— Déjà ?… te couches-tu tout de suite ?…

— Non !… j’ai quelques lettres à écrire…

— Ça ne te dérangera pas si je vais tout à l’heure te dire bonsoir ?…

— Pas du tout !… ça me fera bien plaisir, au contraire…

Et le comte ajouta, en regardant Anatole, dont la figure sillonnée de veines violettes, ressemblait à l’envers d’une feuille de bégonia :

— Car je ne t’ai pas encore vu !…

Quand, quelques minutes plus tard, le vieux marquis entra chez son fils, M. d’Erdéval s’était déjà aperçu qu’il ne serait pas plus qu’au salon débarrassé de la présence du palefrenier.

Quand il venait seul, il occupait la chambre de sa femme, qui était plus gaie que la sienne, mais qui avait l’inconvénient d’être voisine de celle de M. Anatole. Pendant tout le temps que dura la visite du marquis, l’homme, collé à la porte, écouta la conversation. Une abominable odeur de mauvaise pipe, cette odeur spéciale à certaines gens, indiquait seule que le palefrenier était chez lui. Il ne bougeait pas et n’avait pas, comme chaque soir, ouvert l’armoire aux liqueurs qui grinçait déplorablement.

Le lendemain à huit heures, la Bretonne vint éveiller M. d’Erdéval et lui donner de l’eau chaude. Puis, vers neuf heures, elle lui rapporta ses vêtements et ses chaussures. Le comte venait de se souvenir qu’il avait oublié sa canne dans la voiture. Il dit à la servante :

— Voudrez-vous demander à M. Anatole de me donner ma canne que j’ai laissée dans le coupé ?…

— Oh !… mossieu l’comte !… — fit la femme j’lui dirai plus tard… pas maint’nant !…

— Mais si ?… maintenant, je vous prie ?… je vais sortir et je désire avoir ma canne…

La Bretonne regarda du côté de la porte de communication et répondit à voix basse :

— J’peux point… y n’est point levé !…

— Pas levé ?… à neuf heures ?…

— Non… n’a point core demandé son déjeuner, ainsi…

La pauvre femme semblait terrifiée rien qu’en parlant du palefrenier et de son déjeuner.

Le comte se décida à aller chercher sa canne lui-même, et sortit vers neuf heures et demie pour se promener. Dans le corridor, il rencontra M. Anatole en pantoufles et en confortable robe de chambre, une robe de chambre marron, qui descendait jusqu’à ses pieds, et dont la cordelière, d’une nuance plus pâle, traînait derrière lui sur le parquet

Et, au haut de l’escalier, apparut le marquis, également en robe de chambre, mais en robe de chambre moins cossue que celle de son régisseur. Il portait un petit plateau sur lequel un immense bol de porcelaine rose fumait, remplissant l’air d’une odeur de chocolat.

Il dit bonjour à son fils, qui voulait lui prendre le plateau des mains, et, apercevant le palefrenier, s’écria en riant :

— Tiens !… vous êtes levé ?… je vous apportais votre déjeuner !…

Il disait cela comme la chose la plus naturelle du monde. Ce ne fut qu’en apercevant la mine effarée de son fils qu’il expliqua, mais sans le moindre embarras :

— C’est qu’il a encore été malade, te pauvre diable !… Je ne sais pas ce qu’il a ?…

— Moi, je le sais !.. — pensa le comte qui, le matin même, pendant deux heures, avait pu constater quelle était la maladie de son voisin — il a la pituite et la gueule de bois !

En regardant le splendide paysage de Saint-Blaise, M. d’Erdéval eût volontiers oublié un instant le palefrenier. Mais, presque à chaque pas, il découvrait les traces de l’incurie de l’homme, il apercevait le délabrement de la terre, si belle quelques années auparavant.

Des arbres tombés barraient les allées du parc, et le comte se souvenait de les avoir vus déjà, un an plus tôt, à ces mêmes places. Dans un champ inculte, où poussaient seulement les ronces et la ciguë, une charrue gisait à demi ensevelie sous les plantes, abandonnée là par les ouvriers chassés en pleins travaux, et sans que le régisseur eût, depuis lors, soupçonné sa disparition.

Car, à présent, on ne cultivait plus Saint Blaise. « Ça ne rapportait rien !… » — disait le marquis pour ne pas avouer qu’il ne trouvait plus d’ouvriers à la ronde — « il valait bien mieux louer à des gens qui exploitaient la terre à leur compte, c’était plus commode et plus avantageux. »

M. d’Erdéval était là-dessus de l’avis de son père. Il n’avait jamais pu comprendre que l’on fit-valoir soi-même, alors qu’on ignorait tout du métier.

Comme il réfléchissait à ces choses, il entendit que l’on courait derrière lui et, se retournant, il aperçut Miche qui arrivait à fond de train, montant l’allée de platanes.

— Bonjour, Miche…

Il lui tendit la main. La petite la prit, mais au lieu de la serrer comme de coutume, elle se mit à tirer dessus avec force, essayant d’entraîner M.. d’Erdéval qui résistait.

— Mais qu’est-ce que tu veux donc, Miche ? — demanda-t-il surpris — pourquoi me tires-tu de la sorte ?… Mais tu me fais mal, sapristi !…

Il voulut secouer sa main pour desserrer l’étreinte, mais Miche se cramponnait avec une extraordinaire violence.

— Voyons, Miche !… — fit le comte qui ne pouvait arriver à se persuader que la petite ne l’entendait pas — voyons !… tu m’embêtes, à la fin !…

Miche lâcha la main qui s’arrachait à elle, et se dirigea vers le bois, en faisant signe au comte de la suivre.

— Qu’est-ce qu’elle veut ?… — pensa-t-il, surpris — où diable faut-il que j’aille ?…

Comme il faisait un mouvement vers Miche, elle se mit à filer vite de son pas souple, cadencé, en se retournant pour voir si M. d’Erdéval la suivait. Et il y avait, dans le regard de la jeune fille, une prière si éloquente et une volonté si intense, que le comte marchait docilement derrière elle, ne se demandant même plus où elle le conduisait.

Miche traversa un coin de bois, puis un champ, puis elle s’engagea dans une prairie qui descendait vers la Vire. Plus elle allait, plus elle marchait à grands pas. Et M. d’Erdéval essoufflé pensait :

— J’espère que nous n’allons pas comme ça jusqu’à Saint-Lô ?…

La prairie finissait à un chemin qui longeait la Vire. En arrivant dans ce chemin, Miche regarda autour d’elle, anxieuse, puis reprit gaiement sa course et, tout à coup, à un détour de la route, le comte se trouva nez à nez avec le docteur Bouvier et son cheval blanc.

— Comment !… — s’écria le docteur stupéfait — c’est vous !… depuis quand êtes-vous à Saint-Blaise ?…

— Depuis hier… et je pars demain… je suis joliment content de vous voir !…

— Et moi donc !… — fit le docteur — j’ai des tas de choses à vous dire… des choses importantes !…

Et se tournant vers Miche qui le regardait en souriant de son beau sourire éclatant, il dit, ému presque :

— Tu es une bonne fille, Miche !…

Elle ne parut pas entendre. Et le docteur expliqua :

— Figurez-vous que, tout à l’heure, Miche m’a arrêté… à cette place où nous sommes… et m’a fait entendre qu’il fallait rester là… rester et attendre… Et elle a des yeux tellement parlants, tellement intelligents, la petite mâtine, que j’ai bien compris qu’elle avait une idée de derrière la tête, et que je l’ai attendue ici en bougonnant…

— Et à moi… — dit M. d’Erdéval — elle a fait signe de la suivre, et elle m’a entraîné de telle sorte que je n’ai pas résisté !… je suis bien heureux à cette heure d’avoir suivi Miche !…

Il se tourna vers la jeune fille qui, rose, les yeux brillants et l’air radieux, attendait immobile à quelques pas. Le docteur la regarda aussi, et déclara :

— Elle est vraiment extraordinaire, cette petite !… elle a une puissance d’intuition extraordinaire !… Elle juge qu’il est nécessaire que je vous parle… et c’est très nécessaire en effet…

— Qu’elle est jolie !… — murmura M. d’Erdéval — jamais, dans son plus beau temps, la Florine n’a été jolie comme ça !…

— Non… jamais !… Si vous aviez vu Miche le jour de sa première communion, elle était merveilleuse vraiment !… une grâce… une élégance, une race !… Moi qui ne m’emballe pas facilement, j’en étais baba !…

— C’était à ce point ?…

— Oui… Votre femme lui avait envoyé une robe, des jupons, un voile, un livre, un chapelet, enfin tout le tremblement… elle n’avait oublié… ou le magasin n’avait oublié qu’une chose… qui était la chose la plus importante aux yeux du Curé…

— Quoi donc ?…

— Le bonnet !… Et quand, au dernier moment, la mère Orson s’est aperçue que l’objet manquait, il n’était plus temps de se le procurer… Alors, Miche a déchiré un morceau de son voile et s’en est entouré la figure étroitement… elle avait l’air d’une peinture de missel… ou d’une religieuse du vieux temps… vous n’avez pas idée de la pureté, de la candeur de ce visage de jeune fille…

— Quel âge a-t-elle, au juste ?…

— Quinze ans et demi… mais elle a la force d’une femme de vingt ans… C’est un petit hercule !… il ne ferait pas bon s’y frotter…

— Tant mieux !… car jolie comme elle l’est… et muette… elle risquerait, avec les mauvais gas du pays…

— C’est assez parler de Miche pour l’instant… Vous savez que la Terreur de la Manche est en train de faire tester votre père en sa faveur ?…

— La terreur de…

— De la Manche… c’est le surnom que les gens du pays ont donné à Anatole… Il le doit à sa poltronnerie et à sa mitrailleuse.. On a jugé, il y a quelques années à Saint-Lô, un mauvais drôle qu’on appelait « La terreur de la rue Froide »… cet ignoble individu, qui était d’une couardise sans pareille, était parvenu néanmoins à terroriser tout un quartier par ses menaces et ses attaques en sourdine… Le procès fit grand bruit dans le pays normand, et les gens de Saint-Blaise et des environs ont fabriqué, avec son souvenir, un nom pour l’homme de confiance de votre père…

— Et vous pensez, docteur, que papa veut léguer quelque chose à Anatole ?…

— Qu’il « veut » n’est peut-être pas le mot… mais il faudra bien qu’il en passe par où voudra le maître devant lequel il s’aplatit comme un pauvre toutou battu…

— Est-ce que vous croyez vraiment que…

— Que M. Anatole bat votre père ?… personnellement je n’en sais rien !… ça se dit couramment à Saint-Blaise, mais ça n’est pas une raison pour que ce soit vrai… Il y a tellement de domestiques renvoyés et brutalisés qui potinent… le pays a fini par en être inondé… M. d’Erdéval fait venir des gens du dehors, les chasse au bout de huit jours… ou de deux… en les menaçant et en les accusant de vol ou de n’importe quoi… Tout ce monde chassé se case comme il peut, et jacasse pour se venger…

— Mais, vous, docteur, qu’est-ce que vous croyez ?…

— Je crois, mon ami, que quand un beau vigoureux et intelligent bonhomme, tel que votre père, est subitement réduit à l’état de loque, et ne sait plus ni penser, ni vouloir, c’est qu’il y a eu pression, sinon violence…

— Pauvre papa !…

— Vous connaissez mieux encore que moi votre père… vous savez à quel point sa volonté était vive… sinon persistante… et son esprit clair et charmant ?…

— Cette idée qu’il est peut-être maltraité m’est abominable !… et je n’ai aucun moyen de savoir la vérité !… Personne ne peut le savoir, d’ailleurs !…

— Si… il y a quelqu’un qui sait sûrement ce qui se passe au château…

— Qui donc ?…

— Miche !… Maintenant qu’Anatole la sait muette… et sourde aussi probablement… il ne se gêne pas devant elle, je le parierais !… Or, la petite est employée beaucoup au château depuis qu’elle est forte et qu’il n’y a plus de domestiques… le reste du temps elle grouille dans cette bibliothèque qu’elle arrange indéfiniment… Enfin, on la met à toutes les sauces… elle est toujours là !…

— Mais si elle n’entend plus, docteur ?…

— Si elle n’entend plus, elle devine… car de même que c’est grâce à elle que je peux vous parler aujourd’hui, de même c’est grâce à elle que j’ai su que la Terreur de la Manche cherchait à faire tester votre père contre vous…

— Comment ça ?…

— Voici… je venais de faire une visite au Bois-Joli et je rentrais à Pont-Bellangé par le chemin du Haut-Bellangé qui longe le parc de Saint-Blaise… Miche… comme tout à l’heure… est sortie du petit bois… mais au lieu de m’indiquer, comme elle vient de le faire, qu’il fallait m’arrêter et attendre… elle m’a tiré par la jambe et fait comprendre qu’il me fallait descendre de cheval… et puis, elle m’a montré le fourré d’où elle sortait, m’y a fait entrer, a touché son oreille, a mis un doigt sur ses lèvres, enfin, a tant et si bien mimé ce qu’elle voulait me dire que j’ai clairement compris qu’il fallait entrer sous bois, ne pas faire de bruit et écouter…

— Et alors ?…

— Alors, j’ai entendu… j’ai entrevu même… car Miche avait choisi la place habilement.. M. Anatole qui causait assis sur un banc avec un ancien notaire, obligé de démissionner et devenu homme d’affaires… une notoire canaille qui s’appelle Tuvel…

— Je sais… papa a eu autrefois à se plaindre de lui !…

— Oui, ben, à présent, ils sont très amis !… car voici ce qui s’organisait ce jour-là !… Anatole devait amener M. d’Erdéval à faire des dispositions en sa faveur… Votre père était disposé déjà à lui assurer une forte rente, mais il préférait le capital afin que jamais aucune contestation ne pût survenir… Anatole déciderait le marquis à appeler Tuvel, qui lui indiquerait une formule de testament inattaquable… et Tuvel alors insinuerait que le don d’une somme était préférable et simplifierait tout… S’il réussissait à persuader M. d’Erdéval, il y aurait… le jour où Anatole serait mis en possession de l’héritage… dix mille francs pour lui, Tuvel…

Et le docteur Bouvier, conclut :

— Et pour qu’Anatole ait promis dix mille francs, vous jugez que la somme doit être plutôt rondelette ?…

— Oui… évidemment !… — répondit le comte préoccupé et inquiet — mais si papa enlève une portion de sa succession à nous et à nos enfants, ce sera affaire, plus tard, entre le ciel et lui !… ça ne me regarde pas directement !… tandis que s’il est battu, ou même simplement menacé de son vivant, ça me regarde jusqu’à un certain point, et, dans tous les cas, ça me bouleverse !… Est-ce qu’il y a longtemps que c’est arrivé, tout ça ?…

— Il y a longtemps qu’il est question des entrevues d’Anatole et de Tuvel… je crois même vous avoir averti déjà de ce qui se disait… mais la conversation que Miche m’a fait entendre ne date guère que de quinze jours, et comme je ne vous savais pas à Saint-Blaise, j’ai cru, lorsque tout à l’heure elle m’a fait attendre là, qu’il s’agissait encore de surprendre une chose du même genre… Vous ne m’écoutez pas ?… vous regardez Miche ?…

M. d’Erdéval regardait effectivement la jeune fille qui, penchée sur la rivière, cueillait des flèches d’eau tigrées et des roseaux velus.

— Miche !… — appela-t-il — Miche !…

Elle ne bougea pas. Le comte dit, découragé :

— Elle n’entend absolument rien !…

La petite se relevait les mains pleines de fleurs et s’éloignait la bouche souriante et le regard perdu. Le docteur la rappela d’un signe.

— Miche ?… — fit-il en accentuant le mouvement de ses lèvres — Miche, tâche de me comprendre, mon petit ?… s’il arrivait au château quelque chose de grave… si Anatole brutalisait son maître… ou si tu remarquais enfin qu’il se passe des choses qui ne doivent pas être… tu viendrais me chercher… tu me ferais signe de venir… je te comprends bien, moi, tu sais ?…

La petite fit oui de la tête, et M. d’Erdéval demanda étonné :

— Comment ?… elle entend à cette heure !…

— Elle devine probablement, au mouvement des lèvres, une partie de ce qu’on dit… Il est évident qu’un sourd de naissance n’en ferait pas autant… mais Miche… ou n’importe qui dans le même cas… lit les mots avec les yeux… Au revoir, mon ami !… je suis heureux de vous avoir entrevu… et de vous avoir averti des projets de M. Anatole… Ah !… je voulais aussi vous dire que quand ledit Anatole est saoul, il profère, contre la gouvernante de votre petite fille, des menaces abominables… il l’appelle de tous les noms ignobles !… il invective tout le monde, d’ailleurs !… Quel malheur pour votre pauvre papa que cet individu se soit trouvé sur sa route !.

— S’il rendait des services quelconques à papa, au moins ?… mais il ne l’allège en rien… et je ne lui vois jamais faire quoi que ce soit !…

— Il y a longtemps déjà qu’il a cessé de s’occuper de l’écurie et de la terre…

— Qu’est-ce qu’il fait, alors ?…

— Mais rien, je vous dis !… à la lettre, rien ! il boit, fume, se promène un peu, tout près du château, avec un fusil, lit les journaux, fait fouiller les pauvres, mange comme dix, se couche et dort quinze heures… Et voilà tout !… Allons !… au revoir pour tout de bon, cette fois !… j’ai une fièvre muqueuse à Pont-Bellangé qu’il faut que je voie ce matin…

Dans la journée, M. d’Erdéval ne rencontra pas le palefrenier. Mais le dîner fut épouvantable, grâce aux perpétuelles criailleries de l’homme, qui répétait que la Bretonne était une plaque, et qu’il fallait s’en débarrasser au plus tôt.

Le marquis résista. Cette femme n’était pas la perfection, il s’en fallait, mais il se trouvait encore heureux de l’avoir et il désirait la conserver, au moins en attendant mieux, si elle ne donnait pas de sérieux sujets de mécontentement.

Les rares cheveux de M. Anatole se dressèrent de colère sur son petit crâne pointu, tandis que le papillotement de ses yeux bridés s’accentuait encore. Et M. d’Erdéval jugea qu’il trouverait lestement le « sérieux sujet de mécontentement ».

Le soir, le vieux marquis vint comme la veille causer dans la chambre de son fils. Il fut bon et charmant, lui exprimant affectueusement son regret de le voir partir, lui parlant avec intérêt de sa femme et de ses enfants, redevenant enfin lui-même, comme il faisait dès que le palefrenier n’était pas là.

Le lendemain matin, M. d’Erdéval, qui partait, chercha vainement, pour lui donner un pourboire, la pauvre Bretonne qui l’avait servi avec propreté et soin pendant ces deux jours. Mais aucune sonnette ne marchait, et il eut beau appeler, la femme ne vint pas. Alors, il posa sur la cheminée une pièce de cinq francs et descendit.

Le coupé attendait devant le perron. Dans le vestibule M. Anatole — qui allait conduire la voiture à la gare — allait et venait, donnant des ordres, affairé et important.

— Je n’ai pas trouvé la Bretonne… — expliqua M. d’Erdéval à son père qui avait tenu à descendre pour le voir partir — et j’ai posé cinq francs pour elle sur la cheminée… Voudras-tu le lui dire ?…

Tandis qu’il parlait, le palefrenier se lança dans l’escalier et le monta en courant.

— Anatole !. — cria le marquis étonné — Anatole !… où donc allez-vous !… il faut partir !… M. le comte est déjà en retard !…

L’homme qui avait disparu un instant revenait. Il dit avec un mauvais sourire niais, qui tiraillait ce que M. d’Erdéval appelait volontiers sa « figure de bagne » :

— J’étais monté chercher le rouleau de couvertures… je n’avais pas vu qu’il était là !…

M. d’Erdéval disait adieu au marquis. En entendant l’explication du palefrenier, il pensa :

— Il est allé prendre la pièce de cinq francs pour faire croire que la Bretonne est une voleuse !… Le voilà, le sérieux sujet de mécontentement… il est trouvé !…

Puis il embrassa Miche, qui lui ouvrait la portière, et lui dit, devinant ce qu’elle souhaitait sans pouvoir l’exprimer :

— Je dirai bien des choses de ta part à Jean, Miche !…

XIII


Le surlendemain de son départ, M. d’Erdéval reçut de son père une lettre qui finissait ainsi :

« Quant à la Bretonne qui te plaisait, et que je prenais pour une brave femme, c’est tout bonnement une voleuse ! Anatole avait comme toujours du nez, et j’avais eu le tort de ne pas écouter ses avertissements. C’est ta visite qui nous a fait découvrir le pot aux roses.

Tu sais que tu m’avais averti que tu déposais sur ta cheminée une pièce de cinq francs pour cette fille, qui t’avait servi, Dieu sait comment !…

Quand, après ton départ, je suis monté ta chambre, la pièce n’y était plus ! Cette fille seule avait pu la prendre. Nous l’avons interrogée et, bien entendu, elle a nié. Or, Miche n’était pas entrée dans le château, ni Théophile non. plus, et il n’y avait qu’elle qui fût allée dans ta chambre, etc…, etc.

Les « nous », dont l’intimité choquait M. d’Erdéval et qui émaillaient la lettre, l’horripilèrent beaucoup plus que le récit prévu du prétendu vol. Il répondit à son père qu’il ne voyait pas pourquoi la Bretonne aurait chipé une pièce qui lui était évidemment destinée. Si elle eût pris cet argent, elle eût avoué certainement l’avoir pris parce qu’elle le croyait pour elle. Et le comte terminait en disant qu’il savait très bien que la pièce de cinq francs avait été volée, mais qu’il savait aussi que ça n’était pas par la personne qu’on accusait.

A cette réponse, son père ne répliqua pas un mot, alors que, d’habitude, il défendait ses idées en de longues pages d’une admirable écriture et d’une extrême clarté.


Au printemps suivant, le vieux marquis annonça aux Erdéval sa venue. Il avait différentes affaires qui nécessitaient un séjour à Paris. Et il ajoutait :

« A présent que j’ai mon pauvre Anatole qui fait tout, je peux quitter facilement Saint-Blaise. »

M. d’Erdéval ne put, cette fois, s’empêcher de demander quel était le « tout » que faisait le palefrenier, car il avait eu l’occasion de remarquer à plusieurs reprises qu’au contraire il ne faisait rien, rien de visible à l’œil nu, du moins.

Au bout de deux jours, le marquis répondit :

« Depuis l’horrible accident dont mon pauvre Anatole a été victime il y a trois ans, il ne peut plus, effectivement, faire un service régulier et actif. Il a reçu, en voulant sauver la vie à un des imbéciles que nous avions à ce moment-là au château, une barrique de cidre de deux cent cinquante litres sur les reins. Depuis, il est resté estropié. Il souffre le martyre quelquefois et, pendant ses crises, il ne peut bouger ni pieds ni pattes. Je ne le paie plus. Il ne l’a plus accepté. Il m’a dit : « Du moment que je ne peux plus faire mon service, je ne veux plus que M. le marquis me paie. J’aimerais mieux m’en aller. »

Alors je le nourris et je l’habille, et ce n’est guère pour les immenses services qu’il me rend malgré son infirmité. Etc…, etc… »

Les Erdéval se regardèrent surpris. Comment Anatole avait-il eu cet accident sans que le marquis — qui ne parlait absolument dans ses lettres que du palefrenier — les en eût avertis ?

Jamais, depuis trois ans, il n’avait fait la moindre allusion à un fait de cette importance.

Et Olivier déclara :

— Je sais moi, quel est l’accident qu’a eu Anatole !…

— Qu’est-ce que c’est ?… — demanda Mme d’Erdéval attentive.

— Il lui a poussé un poil dans la main !…

— Imbécile !… — fit le comte en riant.

Et après un instant, il conclut :

— Je crois d’ailleurs que tu es dans le vrai, mon petit !…

Le vieux marquis arriva en assez mauvais état, ne mangeant guère, l’estomac fatigué, le teint brouillé. Mais, au bout de trois jours, il reprit sa belle mine gaie et claire et son bon appétit. Ce n’était plus l’homme énervé et préoccupé des dernières années, mais le beau vieillard à l’air reposé et souriant d’autrefois.

Le quatrième jour, M. d’Erdéval trouva dans son courrier une lettre qui attira son attention.

Elle portait le timbre de Pont-Bellangé. L’adresse était d’une admirable écriture, qui avait l’air de dater du XVIIIe siècle.

— Tiens !… — fit le comte en riant — on dirait que c’est Mirabeau qui m’écrit de Pont-Bellangé !…

Puis, comme il avait ouvert la lettre, il acheva surpris :

— Qui diable est-ce qui peut m’écrire ça ?

Et il tendit le papier à sa femme qui lut :

« Méfiance !… Anatole aboule à Paris ! »

Jean, qui était en permission à Auteuil pour quelques jours, se pencha pour regarder la lettre que tenait sa mère :

— Mâtin !… — fit-il ahuri — elle est plutôt galbeuse, cette écriture !…

Et Olivier, qui regardait aussi, déclara

— C’est une blague !… quelqu’un qui s’amuse à nous ficher la frousse !…

Et s’apercevant que Mme Devilliers était devenue verte, il affirma :

— C’est pas quand grand-père est à Paris qu’Anatole peut lâcher Saint-Blaise, voyons ?

— C’est juste… — fit la gouvernante qui ne demandait qu’à être rassurée — il faut qu’il garde le château !…

— Et pour un château bien gardé, ça doit être un château bien gardé ! — dit le petit Jacques qui s’était amusé souvent de la couardise du régisseur.

Le lendemain matin, Olivier qui lisait assis sur un banc du jardin, s’en vint appeler sous la fenêtre de son père :

— P’pa !… p’pa !…

M. d’Erdéval parut, la figure barbouillée de savon :

— Qu’est-ce que tu veux ?… je ne peux même pas me raser tranquillement !… c’est insupportable !…

— P’pa !… Anatole est là !…

— Quand tu auras des farces à faire… des farces aussi spirituelles surtout… tu voudras bien attendre que j’aie fini ma toilette !… Tu manques de tact, mon petit !…

— Mais, p’pa, je te donne ma parole qu’il est là !… je viens de le voir qui traversait la cour et qui entrait dans le pavillon…

En même temps, le domestique se précipitait chez M. d’Erdéval.

— Anatole est là, monsieur le comte !… c’est moi qui viens de lui ouvrir la porte !…

Mme Devilliers, tapie dans un coin de sa chambre regardait, terrifiée, Simone et Jacques qui riaient de sa peur.

A déjeuner, personne ne souffla mot de la visite du palefrenier. Ce fut le marquis qui expliqua, l’air gêné :

— Ce pauvre Anatole a été obligé de venir !… Ces canailles ont encore fait des leurs !…

Comme on ne lui répondit rien, les explications en restèrent là.

Chaque jour, monsieur Anatole vint parler à son maître. Quand c’était à l’heure où l’on était réuni, il entrait dans le salon et s’asseyait, aussi étonnamment à l’aise que s’il eût été le maître de la maison.

Aux enfants, qui protestaient contre cette attitude et cette familiarité, M. d’Erdéval répondit :

— Votre grand-père a besoin de parler à son régisseur, il faut bien qu’il le reçoive quelque part, et je n’admets à ce sujet aucune observation… Anatole est comme il est !… C’est un mufle, c’est entendu !… je préférerais qu’il fût autrement, mais il est comme ça, et ni vous ni moi n’y pouvons rien…

Et l’homme continua de venir, et de pérorer longuement et stupidement à propos des moindres choses.

Après une visite à laquelle les Erdéval n’avaient pas assisté, le vieux marquis se précipitait chez son fils.

— Veux-tu me donner l’adresse de ton vétérinaire ?… On m’a abîmé un cheval par méchanceté… je vais lui demander d’aller à Saint-Blaise le soigner…

— D’aller à Saint-Blaise !… — fit Erdéval stupéfait — mais, papa, le moindre vétérinaire normand est supérieur aux vétérinaires des autres pays… C’est fou d’envoyer quelqu’un là-bas !… ça va te coûter les yeux de la tête… et ça ne vaudra pas ce que… Qu’est-ce que vous voulez dire, Marguerite ?…

Mme d’Erdéval faisait signe à son mari de se taire. Alors il se souvint tout à coup que les vétérinaires de Saint-Lô ne voulaient plus aller chez le marquis.

L’année précédente à la mer, Cerise, la jument de la comtesse, avait été blessée, et un des meilleurs vétérinaires de Saint-Lô était venu la soigner. Il avait déjeuné chez les Erdéval et leur avait raconté que, ni lui, ni aucun de ses confrères, n’allaient plus à Saint-Blaise à cause des insolences de l’ancien palefrenier, qui voulait leur apprendre, avec grossièreté, leur métier.

Et, tout en donnant à son père l’adresse qu’il lui demandait, M. d’Erdéval se répétait que la vie du vieillard devenait de plus en plus impossible, et s’inquiétait de le voir ainsi mis à l’index et isolé dans ce pays qu’il habitait.

Au bout de six semaines de séjour à Auteuil, le vieux marquis s’en retourna en Normandie, personnellement regretté de tous.

Il avait été, comme toujours, généreux en vers les enfants et les domestiques, et bon et aimable pour sa belle-fille et pour son fils. Quant à Mme Devilliers, il l’avait priée de lui chercher des domestiques, ce que souvent elle avait fait. Cela devenait d’ailleurs difficile, Saint-Blaise étant brûlé, et coté comme « boîte », dans tous les bureaux de placement.

Vers la fin du séjour du marquis à Auteuil, M. d’Erdéval était tombé gravement malade et avait failli mourir. Pour se débarrasser de Simone, on l’avait expédiée avec Mme Devilliers chez des amis au bord de la mer.

Un beau jour, la pauvre femme revint en larmes, ayant reçu du marquis une épouvantable lettre qui l’atterrait.

« Madame — écrivait le vieillard — connaissez-vous une drôlesse qui s’appelle Santucci, qui se fait appeler Devilliers et passer pour une honnête femme, qui est allée en 1869 à Constantinople, en 1875 à Marseille, en 1871 à Périgueux, qui a usurpé la confiance d’une famille, qui s’est donnée pour ce qu’elle n’est pas…, etc…, etc… »

Il y avait ainsi quatre pages d’insultes grossières, adressées à une femme honnête et dévouée, qui ne méritait certes pas un semblable traitement.

Mme Devilliers, qui était depuis seize ans chez les Erdéval, n’avait jamais cherché à leur dissimuler sa personnalité.

Mariée très jeune à un Italien qui avait disparu trois ans après son mariage sans que l’on sût jamais ce qu’il était devenu ; n’ayant même pas fait régulariser judiciairement sa séparation, qu’elle jugeait exister en fait sinon en droit, Mme Santucci avait simplement repris son nom à elle. Pendant vingt ans, elle avait gagné sa vie en se plaçant comme dame de compagnie ou gouvernante. Elle était allée à Constantinople avec la famille d’un ingénieur dont elle élevait les filles qu’elle avait suivies à Marseille ; à Périgueux, elle avait soigné une vieille femme, dont les neveux étaient restés intimement liés avec elle. C’étaient eux qui avaient recommandé Mme Devilliers aux Erdéval, à qui elle avait raconté exactement dans quelle situation elle se trouvait, les avertissant qu’elle ignorait ce qu’était devenu son mari, que c’était une canaille, et qu’il pouvait, s’il n’était pas mort, venir un jour ou l’autre la relancer, faire du tapage, ou essayer d’un chantage quelconque. Elle le savait capable de tout.

En lisant la lettre que son père se permettait d’adresser à une femme qui était dans sa maison depuis seize ans et qu’il considérait comme une amie, M. d’Erdéval entra dans une colère épouvantable. Comment !… à l’instigation de cet immonde Anatole, le vieillard — autrefois gentilhomme jusqu’au bout des ongles — commettait des actions vilaines. Il les commettait inconsciemment, puisqu’il avait perdu, au contact prolongé et journalier du palefrenier, le sens des choses mondaines et sociales, mais enfin, il les commettait tout de même.

Et les Erdéval comparaient la façon de procéder de leur père à leur façon de procéder à eux.

Depuis cinq ans que l’homme était entré chez le marquis, ils avaient supporté sans mot dire son ton familier ou insolent, ils avaient vécu sans protester dans cette répugnante promiscuité.

Lorsque « môssieu Anatole » leur avait rendu un service, ou avait eu pour les enfants une attention quelconque, ils l’avaient poliment remercié — par lettre même si c’était d’un envoi à Auteuil ou en Lorraine — et lui avaient fait un cadeau, puisqu’il ne recevait pas d’argent.

Jamais, quel que fût son ton avec les enfants — toujours il disait en parlant au marquis : Olivier, Simone, Jacques, etc… M. d’Erdéval ne s’était permis de faire à son père la plus légère observation. Il avait tout enduré du gredin qui venait aujourd’hui bouleverser sa maison, en touchant à ce qui lui était le plus précieux : la gouvernante de sa fille.

Il en voulait d’autant plus au vieux marquis, qu’à peine convalescent, ne se levant pas encore, énervé et affaibli, il lui fallait subir cette immense contrariété.

Et, tandis que M. d’Erdéval avait une sorte de rechute qui retardait sa guérison, Mme Devilliers tombait malade à son tour.

La pauvre femme avait appris par les domestiques, à son retour à Auteuil, que le marquis avait hurlé devant eux les choses qu’il lui avait écrites à elle-même.

Elle sentait que ceux à qui elle devait commander doutaient à présent de son honorabilité et ne la respectaient plus autant.

Elle voulut partir. Le comte la supplia si fort, qu’elle consentit à rester. Mais sa santé se détraquait. Elle se fatiguait, ne pouvait plus promener Simone, était inquiète et énervée. Enfin, un beau jour, à propos de rien, elle déclara qu’elle était absolument obligée de se reposer et s’en alla.

Les Erdéval la regrettèrent plus encore qu’ils ne se le figuraient. Mme Devilliers était la seule personne qui pouvait faire quelque chose de bon de Simone.

Aussitôt après son départ, la petite changea d’allures. Elle renoua, grâce à la complicité de la miss imbécile qui l’accompagnait, des relations avec des amies rencontrées à des cours, relations que Mme Devilliers avait écartées ou espacées jusque-là. Elle prit des airs incompris. Enfin, elle se transforma totalement à son désavantage.

Le jour où M. d’Erdéval aperçut ce changement, il en voulut d’abord terriblement à son père. Puis il se dit que le vieillard était maintenant une pauvre loque aux mains d’un mauvais drôle qui le chiffonnait à son gré.

La prétendue enquête sur Mme Devilliers, avait été menée, au début, par un soi-disant cousin d’Anatole qui habitait les environs de Périgueux. On était arrivé à apprendre ce détail. Ensuite, un des médecins qui soignait M. d’Erdéval et qui était de Périgueux, avait été mis à contribution pour continuer cette jolie besogne, et s’était inconsciemment prêté à une malpropreté dont il ignorait le but. Parti avec de faux premiers renseignements, il en avait obtenu d’autres faux encore. Vagues racontars de province, potins et haines de clocher, avaient apporté leur tribut, méprisable et empressé, à l’œuvre de haine du marquis.

Mais le vrai metteur en scène, celui qui avait tenu les fils du pauvre pantin agissant, c’était le palefrenier.

Et tout ce qui s’était, au premier moment amassé de rancune contre le marquis dans le cœur de son fils, se reporta sur son homme de confiance.

Un détail ignoble acheva d’exaspérer M. d’Erdéval.

L’année suivante, son père passa chez lui une semaine seulement. Le palefrenier était à Paris. Chaque matin, il vint à Auteuil, mais aucun des Erdéval ne le rencontra.

La veille du départ de son père, M. d’Erdéval lui offrit de le conduire à la gare, mais il refusa :

— Je te remercie… Anatole viendra demain matin me chercher..

En effet, l’homme arriva avec un fiacre, se disputant avec le cocher. Le marquis et son palefrenier étaient connus des cochers d’Auteuil, qui ne marchaient plus pour eux.

Pendant qu’on chargeait les bagages, le vieux marquis dit adieu à sa belle-fille et à ses petits-enfants dans son appartement. Mais son fils, qui resta avec lui jusqu’au moment du départ, dut subir la vue d’Anatole et sa poignée de main.

M. d’Erdéval accompagna le marquis jusqu’à la porte de la rue, que le domestique tenait ouverte, l’embrassa encore, et resta sur le seuil pour le voir partir. Alors le palefrenier, poussant son maître un peu lent à monter dans le fiacre, lui dit à demi-voix, sachant parfaitement qu’on l’entendait :

— Allons, monte !…

Et le vieux marquis monta sans protester, tandis que le domestique effaré ouvrait de grands yeux, et que M. d’Erdéval sentait une vague démangeaison de courir après le fiacre, et d’étrangler « môssieu Anatole » qui ricanait.

XIV


Deux ans plus tard, Jean, qui faisait ses vingt-huit jours à Saint-Lô, ne voulut pas demeurer aussi près de son grand-père sans le voir. Il obtint une permission pour aller à Saint-Blaise, et demanda à M. d’Erdéval la permission d’amener avec lui un de ses camarades, Yves de Bray.

Le marquis lui répondit avec sa bonne grâce habituelle et, par un admirable matin de septembre, les deux petits soldats débarquèrent à Pont-Bellangé.

Yves de Bray fut émerveillé de cette campagne verte et fleurie comme au printemps.

— Demain… — dit Jean — je te ferai voir un coin beaucoup plus joli encore que celui-ci… nous irons aux ruines du Château du-Fou… Tu verras si c’est épatant !… Ils s’en venaient à pied, parce qu’ils n’avaient pas su exactement à quelle heure ils pourraient partir.

— Quel pays !… — répétait Yves en grimpant la colline au haut de laquelle était planté Saint-Blaise — à Coutances nous ne soupçonnons pas cette Normandie-là…

Il s’arrêta tout à coup, poussa une sorte de grognement surpris, et acheva

— Ni ces femmes-là !…

Et du doigt, il indiquait une longue fille merveilleusement jolie, qui dégringolait le raidillon à grands pas souples et harmonieux.

— Cristi !… le fait est… — commença Jean.

Il s’arrêta au milieu de sa phrase, et balbutia, stupéfait :

— Mais c’est Miche, nom d’un chien !…

Et, machinalement, il ouvrit les bras comme autrefois, en disant :

— Miche !…

La jeune fille s’élança et se blottit contre Jean, toute tremblante de bonheur, tandis qu’il l’embrassait affectueusement sur les deux joues.

— Ben, tu ne t’embêtes pas, toi !… — fit Yves de Bray qui écarquillait les yeux, totalement ahuri.

Jean se mit à rire et expliqua :

— C’est Miche !… la petit fille que grand-père a recueillie et qui est devenue muette… tu nous en as entendu parler cent fois !…

— Je vous ai entendu parler de Miche, c’est vrai…

Il se baissa, plaçant sa main à cinquante centimètres au-dessus du sol, et acheva :

— Mais je croyais que c’était une petite fille haute comme ça ?…

— Elle était haute comme ça il y a dix ans…

— Quel âge a-t-elle ?… — demanda Yves à demi-voix et presque à l’oreille de Jean.

— Dix-huit ou dix-neuf ans, je pense ?… mais tu peux parler sans te gêner, va !… elle ne nous entend pas !…

— Elle est sourde aussi !…

— On le croit !… Et, de fait, rien ne peut faire penser qu’elle entende quoi que ce soit !…

— Quel dommage !… — fit Yves, en se penchant pour regarder Miche qui marchait à côté de Jean — elle est admirable, cette fille-là !…

— Oui… elle est vraiment très belle !… je ne la reconnaissais pas au premier moment !… Papa m’avait bien dit qu’elle était extraordinaire, mais je ne croyais pas que ce fût à ce point-là…

— Il y a longtemps que tu ne l’avais vue ?…

— Six ans à peu près !… j’étais venu pour la dernière fois à Saint-Blaise l’année où je suis parti pour le régiment…

— Ça n’est donc pas très chaud avec ton grand-père ?…

— Nous aimons beaucoup grand-père… répondit Jean avec sincérité — mais il ne nous aime plus guère depuis qu’il a chez lui un individu…

— Je sais !… tu m’as parlé de « mossieu Anatole !… »

— Fallait bien… sans ça tu te serais évanoui d’étonnement !… car il paraît qu’il mange à table, maintenant !… Moi, je n’ai pas connu ça !… c’est encore un progrès… Tu ne m’écoutes pas ?… tu regardes Miche ?…

— Ma foi, oui !… je suis émerveillée de cette beauté parfaite !… Vois-tu cette fille-là dans une voiture bien attelée ?… Non !… mais vois-tu cet effet ?… le vois-tu ?…

— Je le vois très bien !… — fit Jean qui regarda Miche.

Elle était devenue rose jusqu’aux petites oreilles qui se détachaient comme deux coquillages sur ses bandeaux, des bandeaux corrects, d’un noir étrange moiré de reflets cuivrés. Son cou, d’un blanc un peu ambré, se teintait aussi de ce rose vermeil et chaud, et Jean murmura :

— Elle n’est pas seulement jolie, Miche !… Elle est bonne, et intelligente, et dévouée… pour moi, surtout, qui ai obtenu que grand-père la prit chez lui, elle avait un vrai dévouement de chien… elle m’adorait…

— Elle t’adore encore !… — affirma Yves.

— A quoi vois-tu ça ?…

— A des tas de choses !… et je pensais que c’est presque un bonheur pour elle… et pour toi… qu’elle soit muette…

— Parce que ?…

— Parce que tu aurais… vous auriez sûrement fait quelque bêtise…

— Non !… — affirma Jean sérieux — je n’aurais fait aucune bêtise !… Tu me connais assez, je pense, pour ne pas me supposer assez mufle pour abuser de l’affection et de la reconnaissance de Miche… Quant à l’épouser, si épatante qu’elle soit, l’idée ne m’en fût pas venue, je t’assure !…

— Est-ce qu’on sait jamais ?…

— Miche est l’enfant d’une fille du pays… merveilleusement belle aussi… qui disparut pendant cinq ou six ans, fut rencontrée à Saint-Lô d’abord, et à Paris ensuite, dans des toilettes qui ne laissaient aucun doute sur le métier qu’elle exerçait, et revint un beau jour à Saint-Blaise avec un enfant de quelques mois… qui est Miche…

— Je ne te dis pas que ce soit une origine très relevée… mais…

— Et s’il n’y avait que la mère encore !.. C’était, métier à part, une brave fille, dit-on !… mais le père ?… Qui est le père de Miche ?… Sans être comme grand-père, j’ai tout de même un peu le préjugé de la race… et surtout de l’hérédité… C’est pour ça que, même avec un énorme sac, je n’épouserai jamais une femme d’espèce différente de la mienne… les caractères ne se mêlent jamais… ça fait des ménages abominables… et le sang qui est mêlé de force, se venge en donnant des résultats qui me font horreur !…

— Alors, tu n’épouseras pas une fortune ?…

— Non !…

— Mon cousin Guerville t’a pourtant mis sous les yeux un joli exemple de mésalliance ?… car il habite à deux pas de Saint-Blaise, je crois ?…

— Oui…

— Sa femme est bien la plus odieuse pécore que…

— Je ne trouve pas ça !… — dit Jean — elle est très gentille, la petite Guerville !…

Miche avait fait un mouvement. Jean la regarda surpris, tandis que Yves reprenait :

— La petit Guerville !… Merci pour elle !… tu sais qu’elle a sa pièce de quarante-huit ans, la « Petite » Guerville !…

— Qu’est-ce que tu me chantes ?… la dernière année où je suis venu à Saint-Blaise, on a donné au Mesnil un dîner pour ses vingt-huit ans…

— Qu’elle t’a dit !… et que tu crois !… parce que toi, tu es jeune pour tout de bon… et naïf !… Qu’est-ce que tu regardes ?…

— Miche ?… j’avais espéré un instant qu’elle entendait…

— Quand ça ?… À l’instant !… quand nous avons parlé de Mme de Guerville… C’était sa bête noire jadis, je ne sais pas pourquoi ?… et, tout à l’heure… quand nous l’avons nommée, j’aurais juré que Miche avait entendu… Je me suis trompée, évidemment !…

— Évidemment !… car elle a l’air d’être dans les nuages, cette belle Miche !…

— Pourtant elle a eu dans les yeux… et aussi dans le geste, une expression que je lui connaissais bien ?…

Et prenant le bras de la jeune fille, Jean demanda :

— Miche ?… est-ce que tu m’entends, dis, Miche ?…

Les beaux grands yeux bleus se posèrent étonnés sur Jean. Il laissa retomber le bras solide et rond qu’il serrait, et dit, découragé :

— Ah ! Ouiche !… elle est sourde comme une trappe !… Mais alors… comment a-t-elle su que nous arrivions ce matin ?… car elle le savait… elle venait au-devant de nous !…

— Par quelque lettre que ton grand-père aura laissée traîner…

— Elle ne sait pas lire !…

— Diable ! c’est gênant, ça !… car, alors, on ne peut se rendre compte…

— De rien !… si elle lisait on lui poserait des questions, elle répondrait par signes… Il y a des choses que je ne peux pas m’expliquer !… Elle sait que j’arrive… elle n’est pas étonnée de me voir en soldat… elle…

— Les sourds-muets ont une divination des choses que nous n’avons pas, nous autres !…

— Les sourds-muets de naissance !… Mais avait quatorze ans quand l’accident est arrivé… je m’en souviens très bien !… c’est au moment où j’allais faire mon service militaire…

— Miche a su que tu le faisais, ton service ?…

— Oui !… elle se désolait d’avance de ne pas me voir aux vacances suivantes !…

— Alors, si elle a su que tu allais être militaire, elle ne doit pas être étonnée de te voir en tenue ! Les enfants des campagnes sont peu au courant des choses… que tu sois soldat pour trois ans… ou pour six… c’est la même chose pour Miche !…

Un vieux paysan courbé en deux passait dans un chemin en poussant une brouette. Jean l’appela.

— Père Constant !… Eh ! Père Constant !…

Le bonhomme leva le nez, et reconnaissant Jean, arriva de toute la vitesse de ses vieilles jambes.

— C’est-y qu’vous v’là dans l’pays pour qué’que temps, ms’sieu Jean ?…

— Pour deux jours !… Et ça va toujours, Père Constant ?…

— Faut bien qu’ça aille, m’sieu Jean, pisque l’bon Dieu veut point core d’mé !…

— Où travaillez-vous à présent ?…

— On m’a r’pris au château, m’sieu Jean !…

— Ah ! tant mieux !… Comment ça s’est-il fait ?…

— Ça s’est fait qu’on n’en trouvait pus d’s’autres… alors a ben fallu !…

— Anatole vous fait-il encore des misères ?…

— Toujou !… vous pensez ben que m’sieu Malansson n’est point dev’nu meilleu en vieusissant ?…

— Monsieur Malansson ?…

— Oui… faut dire comme ça à c’t’heure !… faut pus dire m’sieu Anatole !… c’est fini !…

— Tiens !… — fit tout à coup Yves de Bray en regardant Miche qui sautait le fossé et disparaissait sous bois — qu’est-ce qui lui prend, à Miche ?…

Comme Jean regardait, surpris, le taillis où venait de disparaître la jeune fille, le vieux paysan expliqua :

— A s’a écappée !… pac’que l’a vu m’sieu Malansson, bié sûr !…

— Elle en a peur ?…

— Comme nous aut’s, ni pus ni moins !… C’est pas qu’on a peur d’lui !… non !… mais on n’aime point d’le rencontrer, dà !…

— Au revoir, Père Constant !…

— Ben à r’voir, m’sieu Jean !… et ben du plaisi !…

Le château apparaissait à un coude de la route. Jean ouvrit une grande barrière blanche et dit :

— Voilà grand-père sur le balcon… il nous a vus !…

Le marquis accueillit avec bienveillance le camarade de son petit-fils. Et, au moment du dîner, comme il se trouvait seul un instant avec Jean, il lui dit :

— Il est gentil, ton ami !… il a l’air intelligent !… De quel pays est-il ?…

— Des environs de Coutances…

Les Bray étaient extrêmement connus dans la Manche, non seulement parce que leur famille était une vieille famille normande, mais surtout parce que leur fortune était considérable, et leur château un des plus beaux du département.

— Il est très gentil !… — répétait le vieux marquis, en regardant Yves qui entrait dans le salon — pas joli, mais très gentil !

Le lendemain matin, Jean demanda à son grand-père la permission de prendre la petite voiture pour conduire Yves au Château-du Fou.

La « petite voiture » était une sorte de duc ancien, déverni et abîmé, mais très commode.

— Tant que tu voudras !… — répondit le marquis.

Une heure plus tard, rencontrant Jean dans l’escalier, il lui dit :

— Tu diras à Anatole à quelle heure tu veux la voiture… Il vous conduira !…

— Nous n’avons pas besoin d’Anatole !… répondit Jean, — que la pensée de trimbaler le palefrenier entre son ami et lui, horripilait.

— Je ne peux pas te laisser conduire Caroline, tu ne conduis pas assez pour ça !…

Et comme Jean souriait, en pensant qu’il conduirait facilement Caroline, qui avait vingt-huit ans et était douce comme un mouton, le marquis vit qu’il était allé un peu loin et expliqua :

— Elle ne tient plus debout !… tu pourrais la laisser tomber !…

— C’est possible !… — dit Jean qui ne comprenait pas encore où son grand-père en voulait venir — mais je n’ai pas besoin non plus de Caroline… Joséphine suffira parfaitement… nous n’allons pas loin !…

Souvent on attelait la bourrique à la petite voiture. Elle était allante et trottait comme un cheval.

— Mais… fit le marquis contrarié — Joséphine ira comme une limace !…

— Nous ne sommes pas pressés !…

— Ton grand-père n’a pas l’air d’avoir envie de nous donner sa voiture, ni sa bourrique… — observa Yves qui sortait de sa chambre et avait assisté à la conversation.

— C’est vrai !… je n’y comprends rien !… Ordinairement grand-père est délicieux pour les gens qui sont chez lui… Il se met en quatre… il a toujours peur qu’on ne s’ennuie ou qu’on ne soit pas assez bien !… Enfin il est aimable et bon comme tout !… Maman disait toujours qu’elle avait cette sensation, elle qui n’est que sa belle-fille, d’être absolument chez elle quand elle est chez lui… Tout ça vient d’Anatole ! il ne veut pas que nous allions nous promener sans lui… mais pourquoi ?… Je ne vois pas quel intérêt il aurait, lui qui est paresseux comme une couleuvre, à nous conduire au Château-du-Fou… et ça, à l’heure de la sieste et des liqueurs ?…

A déjeuner, le marquis dit, avec un naturel mal joué :

— Vous n’allez pas avoir la petite voiture pour votre promenade, mes pauvres enfants !… Il y manque un boulon… nous ne nous en étions pas aperçus !…

— Ah ! bah !… — fit Jean, qui comprit aussitôt que le palefrenier avait dévissé un boulon pour empêcher la voiture de sortir.

Une chose l’agaçait surtout dans cette histoire. C’était la désinvolture avec laquelle son grand-père le traitait en imbécile. S’entendre conter des couleurs de cette force-là, semblait un peu excessif à Jean. En même temps il commençait à comprendre le jeu du palefrenier.

On s’étonnait dans le pays de Saint-Blaise, de ne plus voir venir aux vacances les enfants du vieux marquis. Et, très justement, on attribuait leur absence à la présence du soi disant régisseur. Si Anatole se promenait ostensiblement avec le petit-fils du marquis, les bruits fâcheux qui couraient se tairaient d’eux-mêmes. On ne dirait plus que les Erdéval ne voulaient pas se rencontrer avec l’homme, ni accepter plus longtemps la situation fausse où les mettait sa présence chez leur père.

« Mossieu Malansson » voulait être vu avec Jean et, inconsciemment, Jean avait refusé de servir ses projets.

Lorsque après le déjeuner les deux jeunes gens quittèrent le salon, le palefrenier ricana avec insolence en les regardant sortir.

— Tu l’as vu rire ?… — demanda Jean j’ai envie de lui fiche une pile !…

Yves de Bray le calma.

— Laisse donc !… à quoi ça servirait-il ?…

— A me soulager, d’abord… à le rendre plus poli, ensuite… Viens à la remise… nous verrons le boulon…

— Nous verrons la place du boulon, tu veux dire ?…

A l’instant où ils arrivaient aux communs, Miche sortait du potager, venant au-devant d’eux. Elle prit Jean par la main, ouvrit la porte de la remise et, conduisant le jeune homme auprès de « la petite voiture », lui montra la place où le boulon manquait. Puis elle fit mine de dévisser l’autre boulon, et de le mettre dans sa poche.

— C’est clair !… — dit Jean — elle a vu Anatole dévisser le boulon et le mettre dans sa poche… C’est exquis !… Saint-Blaise n’était déjà pas très rigolo en soi, mais à présent ça devient impossible !…

— Le fait est… — avoua Yves de Bray que ça n’est pas très aimable de t’avoir fait ça !… et quand tu as un camarade avec toi, surtout !…

— Mon pauv’vieux !… si j’avais su, je ne t’aurais pas amené !…

— Pour moi ça m’est bien égal, tu penses !… c’est pour toi que le procédé manque de grâce !

— Je ne reviendrai plus à Saint-Blaise !… Autrefois je pensais que notre présence aux uns ou aux autres ne déplaisait qu’à Anatole… à présent je crois qu’elle déplaît à grand-père aussi !… Toutes les dernières années où papa et maman sont venus, il y a eu quelque histoire entre Olivier, ou même les deux petits, et cette crapule… Il vaut beaucoup mieux, que, dorénavant, chacun reste chez soi !…

— Qu’est-ce qu’a donc Miche ?… — demanda Yves tout à coup — elle pleure !…

Jean se tourna vers la jeune fille.

— Miche ?… — fit-il en s’approchant d’elle — Miche ?… qu’est-ce que tu as, mon petit ?…

Il voyait toujours en elle la gosse qu’il avait prise sous sa protection douze ans plus tôt. Il entoura de son bras les épaules de Miche en répétant, affectueux et apitoyé :

— Dis ce que tu as, mon petit ?… voyons !… Tâche de me faire comprendre ?…

Alors Miche s’appuya sur Jean et cachant son visage contre lui se mit à sangloter nerveusement, tandis qu’il répétait étonné :

— Qu’est-ce qu’elle a ?… qu’est-ce qu’elle peut bien avoir ?…

— Elle a qu’elle t’aime, parbleu ?… et qu’elle t’a entendu dire que tu ne reviendras plus !…

Jean éloigna de lui la jeune fille et, la regardant au fond des yeux :

— Miche ?… — demanda-t-il — est-ce que tu as entendu ?… est-ce que tu entends ?…

Les grands yeux de Miche conservèrent leur même expression de profonde tristesse. Mais elle ne fit aucun signe, elle ne bougea pas.

— Tu vois bien !… — fit Jean — si elle entendait elle saurait nous faire comprendre qu’elle entend.

Miche ne pleurait plus. Elle entra dans la remise des charrettes, prit une brouette et s’éloigna de son pas souple et rythmé.

— Elle est extraordinaire !… — fit Jean.

— Elle t’adore, voilà tout !…

— Que non !… D’ailleurs, comme je ne reviendrai plus, c’est sans inconvénient !…

— Voyons ?… qu’est-ce que nous faisons ?… je n’ose pas t’offrir d’aller à pied au Château du-Fou ?…

— Mais si !… Allons !… ça m’est bien égal d’aller à pied ou autrement !…

Le soir, le grand-père et le petit-fils se trouvèrent seuls un instant :

— Il me déplaît, ton ami de Bray !… — dit le marquis.

Jean pensa :

— Anatole a travaillé !…

Mais il jugea inutile de rappeler au vieillard que, la veille au soir, il lui avait dit que son ami « était très gentil »

XV


Un matin, à Auteuil, M. d’Erdéval, qui dormait plus tard que de coutume, s’éveilla en entendant ouvrir la porte de sa chambre. Et, stupéfait, il aperçut son père qui le regardait souriant.

— Oui… c’est moi !… — dit le marquis — je suis arrivé hier soir…

— Arrivé ici ?… — fit M. d’Erdéval — complètement abruti.

— Non, à Paris…

— Comment, à Paris ?… Pourquoi n’es-tu pas descendu à la maison ?…

Parce que nous avons une masse de choses à faire à Paris…

— Bon !… — pensa Erdéval — mossieu Anatole est là aussi !… et c’est lui qui a défendu à papa de loger à la maison…

Il garda pour lui cette réflexion et demanda simplement :

— Tu déjeunes avec nous ?…

— Oui… volontiers !…

— A quel hôtel es-tu descendu ?…

— Dans un petit hôtel excellent… rue de Naples…

— Ah !… — fit Erdéval de plus en plus ahuri.

Il se levait rapidement, tandis que Mme d’Erdéval, prévenue, arrivait avec les enfants.

En déjeunant, le vieux marquis dit :

— J’ai beaucoup de courses à faire aujourd’hui !… je vais m’en aller de très bonne heure !…

— A quelle heure veux-tu partir, papa ?… demanda M. d’Erdéval… — je te reconduirai…

— Ça ne va pas te déranger ?… Eh bien ramène-moi à l’hôtel, où je dois prendre Anatole à deux heures… Nous devons faire des courses !… je ne peux plus sortir dans Paris sans lui !…

— Quand reviendrez-vous ?… — demanda Mme d’Erdéval.

— Je viendrai déjeuner ou dîner demain, si vous voulez ?…

Ce fut entendu et, à deux heures, le père et le fils montèrent en voiture.

Le marquis logeait dans un hôtel meublé, vaguement louche comme beaucoup des hôtels meublés du quartier de l’Europe. On n’y pouvait pas prendre ses repas, et M. d’Erdéval eut tout de suite la vision de son père se baladant dans de quelconques bouillons, en compagnie de l’homme.

Le marquis entra dans le bureau de l’hôtel et demanda :

— M. Malansson est-il rentré ?…

Un garçon sordide regarda le cadre des clefs, et répondit d’un ton bourru :

— Il est là !…

Le marquis monta suivi de son fils, tourna dans un corridor obscur, et ouvrit une porte.

Assis sur une chaise longue, le palefrenier lisait un journal. Il se leva, tandis que le vieillard disait à M. d’Erdéval, en indiquant de la main une porte qui menait à une autre pièce :

— Tu vois !… Nous avons deux bonnes chambres… Assois-toi donc…

Erdéval s’assit, mais il se releva en voyant que le palefrenier s’asseyait aussi.

— Ah non !… — pensa-t-il — ah ! zut !… je ne viens pas voir M. Anatole, moi !…

Le marquis s’était annoncé pour le déjeuner du lendemain. Il ne vint pas, écrivit qu’il viendrait le surlendemain déjeuner ou dîner, et ne vint pas davantage. Pendant ce temps, Erdéval était retourné rue de Naples pour voir son père, et ayant demandé :

— M. le marquis d’Erdéval est-il là ?…

Il avait reçu cette réponse qui l’avait mis hors de lui :

Ils sont sortis !

Trois ou quatre jours plus tard, les Erdéval qui étaient à table et avaient un ami à dîner, entendirent la sonnette d’abord, puis, dans le vestibule, un bruit de voix. Et le domestique entra, annonçant :

— C’est M. le marquis !…

— Ah !… — fit Erdéval qui se leva, content de voir son père.

Il sortait pour le recevoir et le faire entrer dans la salle à manger, lorsque Jules acheva :

— Avec Anatole… ils sont dans le salon !…

— Elle est bien bonne !… — dit Olivier qui se roulait — Anatole nous fait des visites, à présent !…

— Je vais recevoir papa !… — dit le comte quand vous aurez fini de dîner, j’achèverai à mon tour… je ne veux pas qu’Anatole entre ici…

Et à l’ami qui écoutait, étonné, il expliqua :

— Vous ne viendrez pas au salon avec ma femme, vous m’attendrez ici, je vous prie ?…

— Tu n’as pas fini de dîner !… — dit le vieux marquis à son fils, en le voyant entrer sa serviette à la main — je suis désolé !… Mais viens donc achever… nous allons aller avec toi ?…

— J’avais fini !… — répondit sèchement M. d’Erdéval, qui trouvait que vraiment son père manquait de tact, en amenant ainsi chez lui l’homme qui jadis avait été palefrenier dans sa maison.

Il s’assit, tourna le dos à Mossieu Anatole, et commença à causer avec son père.

Un instant après la comtesse arriva avec Simone et Jacques et M. d’Erdéval s’en fut achever de dîner et retrouver son invité.

— Voulez-vous prendre votre café ici avec moi ?… — proposa-t-il — et puis, après, vous irez fumer dans le jardin… Je serais très contrarié que vous supportiez, étant chez moi, une chose que je considère comme un affront…

— Ça me serait bien égal !… mais, tout ce que je sais d’Anatole ne me donne aucune envie de me jeter dans ses bras !… Je vais très volontiers fumer au jardin…

Quand M. d’Erdéval rentra dans le salon, le palefrenier, assis dans un vaste fauteuil, ne se leva même pas.

Et tandis que la comtesse, plus mondaine que son mari, causait et s’efforçait d’être aimable, lui ne trouvait pour son père que des paroles glacées, qu’il s’arrachait du gosier avec effort.

Comme tout à l’heure, il s’était assis de façon à tourner le dos à l’homme, mais il le sentait derrière lui et cela lui était odieux.

De très bonne heure le marquis partit, apercevant très bien le parti pris de son fils d’être désagréable, mais arrivé à un état d’inconscience qui ne lui permettait pas de deviner le motif de ce parti pris.

— Grand-père m’a demandé d’aller le voir !… — dit Simone quand le marquis fut parti — j’irai demain !…

La comtesse demanda :

— Mais… est-ce que Simone peut entrer dans ce garni ?… Est-ce que, si on la voyait…

— Par exemple ?… — fit la petite qui ne comprenait pas du tout ce qui inquiétait sa mère — si à dix-huit ans je ne peux pas aller dans un garni…

— Papa vient si rarement ici… et nous le voyons si peu à présent… — dit M. d’Erdéval, qui avait envie de rire — qu’il ne faut pas, si baroque que soit le choix de son logis, le priver de voir sa petite-fille…

Et Simone alla le lendemain rue de Naples. Elle en revint ahurie, racontant :

— J’ai à peine vu grand-père sans Anatole !… Ils ont des chambres qui communiquent… et il a été tout le temps là !… il n’y a qu’à la fin… grand-père lui a demandé d’aller acheter des gâteaux… il a été parti cinq minutes… Alors grand-père m’a dit : « Ça gêne donc ton papa et ta maman que je vienne le soir ?… Ton papa m’a fait une tête ? »

— Qu’est-ce que tu as répondu ?…

— La vérité…

— Comment, la vérité ?…

— Oui… j’ai dit : Grand-père, ça fait beaucoup de plaisir à papa et à maman de vous voir… mais ils ne veulent pas qu’Anatole vienne leur faire des visites !…

— Qu’est-ce qu’a dit papa ?…

— Vous ne devineriez jamais !…

— C’est probable !…

Il m’a dit : « Je ne peux pourtant pas faire attendre dans l’antichambre un homme qui fait partie d’une société financière !… »

— Qu’est-ce que tu dis, petite sotte ?… — fit M. d’Erdéval en haussant les épaules.

Je dis ce qui est !… ou du moins ce que grand-père m’a dit… Anatole est entré dans une société financière, parce que nous ne l’aimons pas !…

— ?… ?… ?…

— Parfaitement !… grand-père m’a dit textuellement :

« Comme ton papa déteste Anatole, après ma mort ça aurait pu causer des difficultés… J’avais voulu faire une pension à ce pauvre diable qui a perdu sa santé à mon service… Je lui avais remis un papier… il l’a lu et, sous mes yeux, il a déchiré son pain en disant :

Le bon Dieu aura pitié de moi !…

Alors je l’ai fait entrer dans une société financière, où on est émerveillé de son intelligence et de son savoir-faire… »

— Quelle société financière ?…

— Ah ! ça !… je ne sais pas !… grand-père ma pourtant montré les cartes de visite d’Anatole… et c’était dessus…

— Tu ne te paies pas notre tête, dis, petit rat ?… — demanda Olivier, abruti par cette nouvelle extraordinaire.

Simone reprit :

— Il gagnera six mille francs la première année… et, en plus, il aura tant pour cent sur les affaires qu’il apportera à la société…

— Alors, il va habiter Paris ?…

— Il paraît !…

— Jamais papa ne se séparera de lui… Jamais !

— Ah !… et puis, j’oubliais !… Il a acheté un automobile !…

— Qui ?…

— Ben, grand-père !…

— Papa a acheté un automobile ?… C’est une farce !…

— Pas du tout !… il a acheté un automobile, parce qu’il n’aime pas à prendre le train pour aller de Paris à Saint-Blaise…

— Qui est-ce qui le conduira, l’automobile ?…

— Anatole !…

— Il sait conduire un automobile ?…

— Admirablement !…

— Quand a-t-il appris ?…

— Jamais !…

— Mais il faut un brevet de chauffeur !…

— Pas pour lui !… Il a épaté tous les gens de la maison où grand-père a acheté son auto, il paraît !… et quand grand-père a essayé la machine… car il l’a essayée hier… il y a eu une panne… et c’est Anatole qui a trouvé le cheveu, alors que le mécanicien donnait sa langue aux chiens…

— Un phénomène, quoi !… — dit Olivier — n’empêche pas que si le phénomène n’a pas son brevet de chauffeur, et qu’il écrase quel qu’un, grand-père en aura pour cent mille francs…

— Évidemment !…

— Vous le verrez demain, l’auto !… Grand-père allait sortir dedans à quatre heures.. il viendra demain ici dedans… il n’est pas venu aujourd’hui, parce que je lui ai dit qu’il ne trouverait personne…

Le lendemain le marquis vint en effet, mais il arriva en tramway, expliquant qu’Anatole viendrait le chercher avec « la petite voiture ».

La comtesse était seule à Auteuil, lorsque mossieu Anatole arriva avec un mécanicien. Le marquis lui offrit de venir dans la rue voir la petite voiture, et elle y fut.

La vue de l’auto la stupéfia. C’était un vrai « clou ! » Rouillée, dépeinte, sonnant la vieille ferraille, la petite voiture ressemblait aux autos faits de pièces et de morceaux que l’on paie au Tatterstall et dans les ventes trois ou quatre cents francs.

Le marquis dit :

— C’est Anatole qui m’a déniché ça !… Je l’aurai pour mille francs… ce n’est pas un automobile magnifique, mais c’est bien suffisant pour moi… et bien bon pour faire la navette entre Saint-Blaise et Paris !…

Cette phrase sincère ouvrit les yeux Mme d’Erdéval. Elle commençait à comprendre que son beau-père, ayant casé l’homme et ne pouvant pas, d’autre part, se passer de lui, avait trouvé cette façon d’arranger les choses. Anatole avait demandé un automobile pour ses déplacements et, illico, l’avait obtenu.

La comtesse vit avec inquiétude le vieux marquis monter dans cette misérable machine et, le soir, elle dit à M. d’Erdéval :

— Mon beau-père m’a dit qu’il partait après-demain… Vous devriez aller le voir et tâcher que, au moins il emmène avec lui un homme qui sache conduire… c’est effrayant de le voir, à son âge, s’embarquer seul avec Anatole qui sûrement ne sait rien de rien !… S’ils ont une panne… comme ça arrive aux plus malins… qu’est-ce qu’il fera ?… ou si la voiture culbute dans quelque fossé ?…

Le lendemain, M. d’Erdéval s’en fut au petit hôtel de la rue de Naples. Devant lui filait une femme qui s’arrêta devant l’entrée de l’hôtel meublé, regarda à droite et à gauche, hésita et, finalement, s’élança et disparut dans la maison.

M. d’Erdéval entra presque au même ins tant, et demanda au bureau :

— Le marquis d’Erdéval ?… Une voix de femme cria :

— Auguste ! Est-ce que les Malansson sont pas sortis ?…

— Non… y sont chez eux !… — répondit une autre voix qui partait de la cour — y viennent de sonner !…

M. d’Erdéval monta l’escalier obscur. Au moment où il arrivait à l’entresol — qu’habitait son père — il aperçut la petite femme entrevue dans la rue. Elle s’avançait en hésitant dans le long corridor. Tout à coup, une porte s’ouvrit sur son passage et, pour la seconde fois, elle disparut.

— L’hôtel est bien ce que je pensais !… — se dit M. d’Erdéval.

Le vieux marquis était seul, et son fils éprouva une sorte de joie de l’absence du palefrenier.

Au bout d’un instant, songeant à la petite dame rencontrée, il dit en riant :

— Pour un homme respectable, tu t’es vraiment logé dans un singulier endroit !…

— Oh !… crois-tu ?…

— Je ne crois pas… je suis sûr !…

M. d’Erdéval tournait le dos à la porte qui conduisait à la chambre du palefrenier. Un énorme rire, éclatant contre lui, le fit se lever d’un jet.

M. Anatole, les yeux papillotants encore de sommeil, la bouche fendue jusqu’aux oreilles, apparaissait pour défendre l’hôtel de son choix.

— C’est un hôtel très comme il faut… et qui n’a rien d’extraordinaire !…

Et comme le comte, résolu à ne plus adresser la parole au palefrenier, restait silencieux, l’homme reprit :

— D’abord, la dame de l’hôtel va le dimanche à la messe avec ses petites filles !…

Et le vieux marquis, tout fier de l’argument définitif trouvé par son favori, appuya triomphant :

— Tu vois ?…

— Marguerite m’a dit que tu partais de fit M. d’Erdéval sans répondre — comment pars-tu ?…

— Dans l’automobile, naturellement !…

— J’entends bien !… mais qui est-ce qui te conduit ?…

— Anatole..

— Il a son brevet de chauffeur ?…

— Il n’a pas besoin de brevet !… il conduit comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie !… il a émerveillé les gens qui ont vendu l’auto…

— Je sais… je sais !… — fit le comte désireux d’arrêter le récit des prouesses du palefrenier — mais quand même il conduirait encore mieux qu’il ne conduit… quand même il n’y aurait que lui dans le monde qui saurait conduire… il lui faudrait tout de même un brevet de chauffeur… parce que la police l’exige ainsi…

— C’est tout à fait inutile !… — dit le palefrenier avec arrogance.

— Si tu conduis ou fais conduire sans brevet… — continua M. d’Erdéval, en s’adressant toujours à son père — et que tu écrases ou démolisses quelqu’un, tu auras une amende très sévère… beaucoup plus sévère que celle que tu aurais si tu avais ce brevet, puisqu’il est formellement interdit de conduire sans l’avoir…

Une porte se ferma avec un tel fracas que le vieux marquis sauta en l’air. M. Anatole venait de sortir.

— Tu penses bien… — continua M. d’Erdéval — que je ne viens pas te dire tout ça pour t’effrayer ou te dégoûter de ton voyage… Tu as acheté un auto, je pense que c’est pour t’en servir ?… Mais il faudrait t’en servir dans des conditions normales… Ce que tu veux faire là est fou !… Moi qui ai vingt-cinq ans de moins que toi et qui ne suis pas capon, je ne tenterais pas cette chose absurde d’entreprendre un voyage, avec une machine dont je ne connais pas le mécanisme, et un homme qui ne le connaît pas plus que moi !…

Le marquis haussa les épaules avec pitié :

— Alors Anatole ne connaît pas le mécanisme ?… Lui, qui raccommode les pendules et les montres que les horlogers ne savent pas raccommoder !…

— !… !… !…

— Hier, quand je suis parti de chez toi, il y a encore eu une panne… et c’est encore Anatole qui a trouvé d’où elle venait !…

Puis, le vieux marquis oubliant qu’il avait, naguère, écrit et dit à son fils que l’automobile lui faisait horreur, expliqua :

— Depuis que les automobiles existent, mon rêve a toujours été d’en avoir un !… et à présent que j’en ai essayé je trouve ça délicieux !… Il y a cinq jours que je me promène dans cette petite voiture avec un plaisir dont rien ne peut te donner une idée !… ce que je suis heureux d’avoir cet automobile pour mes voyages de Saint-Blaise à Paris !… c’était pour moi une épouvantable corvée, à présent, ce sera une promenade qui m’amusera…

— Si tu avais quelqu’un qui sache te conduire ce serait parfait… Fais apprendre à Anatole ?…

Et, en lui-même, Erdéval acheva :

— S’il peut apprendre toutefois ?… car s’il a, avec l’auto, la même main qu’avec les chevaux, papa sera vite dans le fossé !… La porte s’ouvrit avec fracas et M. Anatole entra cramoisi, suant, les yeux fous.

Arrivé au milieu de la pièce, il ôta le panama qui ne quittait sa tête qu’à regret, et ses rares cheveux apparurent, collés à son petit crâne pointu. Bégayant de colère, il commença :

— Je viens de chez le commissaire de police !… ça n’est pas vrai !… il ne faut pas de brevet de chauffeur !… il me l’a dit… il…

Décidé à ne pas subir les insolences du palefrenier, M. d’Erdéval se leva :

— Au revoir, papa !…

Gêné par l’attitude de son favori dont il comprenait l’inconvenance, mais trop terrorisé pour faire une observation, le vieux marquis prit le parti d’attaquer son fils :

— Tu m’affoles ?… Tu me bouleverses avec tes histoires de cent mille francs d’amende ; j’en suis malade !… j’étouffe !..

Et, se jetant sur un canapé, il se mit à geindre lamentablement, tandis que le palefrenier continuait à marronner.

— Au revoir, papa !… — répéta M. d’Erdéval, embarrassé, lui aussi, par cette scène grotesque — c’est l’heure de ton dîner… je te laisse…

Le vieillard répondit, les mains posées sur son cœur comme pour l’empêcher d’éclater : — Dîner !… Ah !… il est loin, mon dîner !… je suis trop malade !…

Et il donna la main, de mauvaise grâce, à son fils qui s’en allait.

Arrivé dans la rue de Naples, M. d’Erdéval s’inquiéta :

— Son père était-il vraiment malade pour une simple contrariété ?… ou lui avait-il, au contraire, joué une comédie à laquelle il avait été pris ?

Il remonta en fiacre et dit au cocher de rester à l’angle de la rue. Il était six heures de demie. Si le marquis n’était pas malade, d’ici à dix minutes il sortirait pour dîner.

M. d’Erdéval n’attendit pas longtemps. Avant que les dix minutes se fussent écoulées, il vit son père qui sortait de l’hôtel meublé en compagnie du palefrenier. Ils passèrent à côté de lui sans le voir. Le vieux marquis semblait tout guilleret.

Mossieu Anatole avait pardonné !…

XVI


Le lendemain matin, M. d’Erdéval trouva dans son courrier une lettre de son père.

« Ce que tu m’as dit au sujet des gens écrasés m’a fait réfléchir — écrivait le vieux marquis — et j’ai pensé que, n’y eût-il qu’une chance sur cent mille de payer une amende pareille, il fallait l’éviter. J’ai mis l’automobile au nom d’Anatole. S’il écrase quelqu’un, c’est lui qui sera poursuivi, et comme il n’a pas un sou… »

M. d’Erdéval fut effaré. Comment son père subissait-il l’influence de l’homme jusqu’à concevoir, sous sa direction, une filouterie, et, mieux, jusqu’à présenter cette filouterie avec une sorte de fierté de la trouvaille ! Écœuré, le comte écrivit à son père qu’il le félicitait de sa délicate pensée.

Mais le vieillard ne comprit probablement pas l’ironie. Il voyait à présent par les yeux de mossieu Anatole, et trouvait toute naturelle l’escroquerie imaginée par lui.

Olivier s’amusa fort de ce qui faisait rager son père.

— Quelle bonne farce, hein, pour l’écrasé… s’il y en a un… quand il apprendra que l’écraseur est insolvable !… C’est tout à fait rigolo !… Il a plutôt la manche large, grand-père !…

— Tu es vraiment absurde de rire de ça !… — fit M. d’Erdéval énervé — si Anatole écrase quelqu’un, ou démolit quelque voiture, ou quelque étalage, ou quelque cheval… on ira au fond des choses… et on n’aura pas de peine à démontrer la mauvaise foi évidente de la déclaration… On prouvera que la voiture est à ton grand-père… que l’homme est à son service… et il sera poursuivi pour escroquerie… Ça sera délicieux !…

— Ça ne sera pas volé, toujours !…

Et, devenant soudain sérieux, Olivier conclut :

— C’est égal !… c’est triste de voir le pauv’ grand-père en arriver là sous la pression de cette canaille !… Il y a deux ans la lettre à Mme Devilliers !… cette fois la fausse déclaration de la voiture dans le but de voler l’individu que l’on pourrait écraser !… C’est désolant !… il faudrait tout de même avertir grand-père !… lui faire voir où le mène cette transformation de sa mentalité…

— Si on essayait de lui démontrer ça, on se brouillerait avec lui sans plus !… D’ailleurs il a dû partir ce matin… demain il sera à Saint-Blaise… il est trop tard !…

— Bah !… est-il parti, seulement ?…

— Oui… il me dit dans sa lettre, qui est d’hier soir, qu’il part demain matin… c’est à-dire ce matin… à huit heures…

Dans la journée, Mme d’Erdéval passa au petit hôtel meublé de la rue de Naples et s’informa de son beau-père :

On lui répondit, sans politesse et d’un air soulagé

Ils sont partis !…

Le jour suivant, le comte qui espérait un mot de son père, ne reçut rien. Le surlendemain, une lettre du marquis arriva. Elle était datée de Ville-d’Avray.

Le vieillard, habituellement si net, si clair dans ses explications, racontait en un style colimaçonné, qu’il s’était arrêté à Ville-d’Avray — c’est-à-dire à vingt minutes de Paris en automobile — parce qu’il pleuvait trop fort pour continuer à marcher ce jour-là.

Quand M. d’Erdéval reçut la lettre, le temps était radieux et il dit, en montrant le soleil qui entrait à pleins rayons dans la salle à manger :

— Aujourd’hui papa a eu beau temps pour se remettre en route !…

Mais la comtesse ne crut pas au prétexte donné par son beau-père, et elle dit à son mari :

— Votre père arrêté par la pluie ?… lui qui ne s’embarrasse jamais du temps qu’il fait !…. Allons donc !… Anatole n’aura pas pu conduire l’auto, voilà tout !…

Le lendemain, autre lettre venant encore de Ville-d’Avray. Dans celle-là, le marquis oubliant le prétexte de la pluie donné la veille racontait qu’il avait été pris de « la peur de la locomotion ». Il ne pouvait pas supporter l’automobile !… C’était un effet nerveux, etc…, etc…

— « Cet automobile tant aimé !… qu’il avait toujours souhaité, et duquel il ne pourrait plus se passer maintenant qu’il en avait goûté !… » — dit M. d’Erdéval qui, un peu froissé que son père lui racontât des couleurs de cette taille, répétait ironiquement les paroles enthousiastes du vieux marquis. — C’est égal !… papa se moque un peu trop de moi !… il dépasse vraiment la mesure !

Et il s’en fut vers le soir à Ville-d’Avray. Là, il n’eut pas de peine à trouver la trace de son père et de l’homme. Mossieu Anatole avait révolutionné le petit pays.

A un garage d’automobiles, le comte fut tout de suite renseigné. Il apprit que l’auto s’était arrêté au milieu de la côte de Picardie sans que le palefrenier pût le faire avancer.

En revanche, il faisait — par sa brutalité et sa lourdeur de main — zigzaguer de telle sorte la voiture, que le « vieux monsieur » pris de peur était descendu, et avait demandé à un charretier qui passait de lui envoyer du secours.

Et l’ouvrier mécanicien qui parlait à M. d’Erdéval, ajouta :

— C’est moi qui suis allé les chercher !… Le vieux monsieur était bien gentil… bien poli… c’est pour ça que je les ai ramenés… car l’autre… l’intendant, soi-disant… quel mufle !… Il voulait m’apprendre mon métier, monsieur, figurez-vous ?… et jamais, jamais il ne sera f… de conduire une machine !… il a une main impossible… il démolit tout !… et comme il ne veut pas qu’on lui montre comment s’y prendre…

— Est-ce que M. le marquis d’Erdéval est encore ici ?… je…

— Ah ! c’est vraiment un marquis !… Nous n’avions pas cru !… ça n’a pas l’air… quoi qu’il est bien gentil !… mais l’autre lui parle si grossièrement que nous n’avions pas cru que c’était un intendant… Alors, nous avions pensé que c’étaient deux farceurs !… Tenez !… la v’là, leur voiture !… c’est moi qui vais la leur expédier par le chemin de fer !…

— Ils sont partis ?…

— Oui… après avoir été expulsés d’un hôtel… L’homme était saoul et il traitait tout le monde d’ivrogne… alors, on l’a sorti !… Ils sont allés à l’hôtel du Soleil… là il y a encore eu des histoires… vu qu’on a refusé de conduire leurs bagages à la gare… Ah ! vraiment, c’vieux monsieur-là, c’est un marquis ?…

M. d’Erdéval indiqua le misérable auto rouillé, qui gisait piteux dans un coin du garage, et demanda :

— Qu’est-ce que ça vaut une machine comme ça ?…

— Dans les deux cent cinquante à trois cents… la voiture n’est pas du tout en état !… il n’y avait qu’à la regarder pour s’en apercevoir… Même sans connaître rien aux autos…

— Qu’est-ce qu’on peut revendre une voiture comme celle-là ?…

— J’vous dis dans les deux cent cinquante à trois cents… plus cher si on retrouve un autre imbécile…

M. d’Erdéval mourait de soif. Il entra à l’hôtel qu’avait habité en dernier lieu le marquis. Et comme il se hasardait à parler de son passage à Ville-d’Avray, il fut presque injurié.

Les gens du bureau le regardèrent d’un air soupçonneux, en lui disant qu’il avait « de bien mauvaises connaissances !… »

En recevant de son père une lettre timbrée de Saint-Blaise, M. d’Erdéval fut enfin rassuré. Il savait vaguement ce que c’était que l’automobile, et jugeait à quel danger le vieillard venait d’échapper. Quant au marquis, il demeurait inconscient de ce danger. Il était comme ces commis de magasin qui, sans être jamais montés à cheval, s’en vont louer un cheval, et se font tuer à quelques mètres du manège d’où ils sont partis.

Mais il était inutile, même après l’accroc de Ville-d’Avray, de chercher à lui démontrer que le palefrenier ignorait la pratique de l’auto, et que c’était folie de se confier à lui et de monter sur une machine qui, à elle seule, était déjà un danger.

Erdéval se consola en se disant que « mossieu Malansson » ne saurait pas faire marcher le paquet de ferrailles que le marquis décorait du nom d’automobile, et que les choses en resteraient là.

Mais comme son père recommençait à lui réciter quotidiennement dans ses lettres les litanies d’Anatole, il lui écrivit qu’il le priait, une fois pour toutes, de ne plus lui parler du palefrenier.

Toutefois, il apprit que l’homme continuait à passer à Saint-Blaise la plus grande partie de son temps. Parfois, il s’absentait, mais reparaissait au bout de quelques jours.

Les Erdéval étaient renseignés par des lettres semblables à la lettre — d’une écriture Louis quatorzesque, disait Olivier — qui les avait avertis, un an plus tôt, de l’arrivée à Paris du palefrenier, alors que le marquis descendait encore à Auteuil.

Ces lettres, admirablement dites, tournées avec une rare élégance, racontaient avec une clarté extrême les misères du vieux marquis. Elles étaient timbrées tantôt du Mesnil, tantôt de Pont-Bellangé ou même de Vire. Très intrigué, M. d’Erdéval avait envoyé au docteur Bouvier quelques-unes des lettres de son correspondant inconnu. Il lui demandait s’il ne soupçonnait pas de qui elles pouvaient être.

Le docteur répondit que, lui, ne connaissait dans le pays personne qui pût écrire de la sorte. En général les habitants de la Manche, bourgeois, hobereaux, ou gens de marque, manquaient plutôt de culture. Et elles étaient stupéfiantes, ces lettres !… Leur forme d’abord était exquise, et puis, elles contenaient de surprenants détails sur la vie du vieux marquis dont, en général, on ne savait plus grand’chose. Tout ce qui était écrit là devait être vrai. Et en parlant d’une des lettres, où il était dit que mossieu Anatole menaçait parfois le vieillard, le docteur ajoutait :

« Je comprends votre inquiétude, mais il ne faudrait pourtant pas l’exagérer. Votre père, je crois, ne court aucun danger réel. Si ce gredin l’injurie, le menace même, permettez-moi de vous dire qu’il ne l’a pas absolument volé. Étant donné les façons que M. d’Erdéval a laissé prendre à son palefrenier, il n’arrive que ce qui devait arriver.

Quant à brutaliser votre père, de façon à lui faire un mal quelconque, non !

Ce fainéant qui mange, boit et dort toute la vie, sait bien que si, comme c’est possible, M. d’Erdéval lui laisse une part de son bien, il ne pourra tout de même pas mener l’existence de coq en pâte qu’il mène à l’heure actuelle. Il n’a donc aucun intérêt à raccourcir, soit par de mauvais traitements, soit de n’importe quelle façon, la vie de sa vache à lait. Soyez assuré qu’il s’efforcera, au contraire, de la prolonger le plus qu’il pourra.

Que cette vie ne soit pas très agréable, c’est possible, mais ce n’est pas vous qui l’avez faite telle quelle, et il ne dépend pas de vous de la changer.

Je vais tâcher de voir Miche qui travaille toujours au château, mais ça ne m’apprendra pas grand’chose, car elle est dans le même état. Avec ça, belle à miracle ! Je l’ai aperçue l’autre jour à l’enterrement de cette pauvre mère Orson qui s’est laissé filer. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XVII


A Saint-Blaise, Miche vivait toujours dans la bibliothèque, et surtout dans le recoin qu’elle avait meublé et arrangé à sa guise, avec les meubles anciens trouvés dans le grenier.

Depuis la mort de la mère Orson, le vieux marquis avait fait mettre dans une sorte de mansarde, à côté de la bibliothèque, un lit pour la jeune fille. Elle mangeait avec les domestiques et les aidait quand ils le lui demandaient. Mais l’infirmité, qui rendait toute explication impossible, faisait que, en somme, on employait peu Miche.

Elle passait presque tout son temps au second étage, où seule elle entrait, et qui était certainement la partie la mieux tenue du château.

Depuis quelques jours, Miche faisait signe qu’elle n’avait pas faim. Et au lieu de prendre ses repas avec les domestiques, elle emportait dans sa chambre un morceau de pain et un fruit.

Un soir, qu’elle venait de monter à la bibliothèque et d’allumer la lampe — qu’elle avait achetée à Pont-Bellangé avec l’argent que lui donnaient, aux étrennes, les Erdéval ou le marquis — elle entra, en poussant la porte dissimulée derrière les livres, dans le petit réduit dont elle seule connaissait l’existence, et qui était vraiment arrangé avec goût.

Sur le grand bureau encombré de papiers et de livres, elle posa sa lampe et se mit — comme chaque soir — à regarder les nombreuses photographies de Jean accrochées au mur. Il y avait là des Jean de tous les âges, depuis le gosse à grand col qui avait supplié le marquis de prendre Miche orpheline, jusqu’au jeune homme d’aujourd’hui.

Miche avait volé la plupart de ces photographies. Quand les Erdéval envoyaient les photos nouvelles des uns et des autres au vieux marquis, il les laissait sur son bureau pour les montrer à mossieu Anatole.

En faisant l’appartement, Miche avait trouvé quelquefois des photographies de Jean, et toujours elle s’en était emparée, sans que le marquis aperçût même leur disparition.

Très désintéressé de ses enfants, il ne pensait plus guère à eux que lorsqu’une lettre, ou un fait matériel précis, venait les lui rappeler de force.

Tandis que Miche était en adoration devant les photos de Jean, un bruit de portes ouvertes et fermées avec fracas éclata dans la chambre du vieux marquis située au premier étage, directement au-dessous de la petite pièce.

Puis une discussion violente, dont on ne perdait pas un mot, monta avec une netteté étrange.

A un angle de la chambre, une petite fente creusée dans le parquet ouvrait sur l’appartement du vieux marquis. Miche se coucha à plat ventre et, collant son œil à la fente, ne bougea plus.

— Oui… — hurlait le palefrenier tout à fait saoul — je m’en vais !… j’en ai assez de cette vie-là !… tantôt, au Ronçay, j’ai encore reçu des pierres !… à Pont-Bellangé on me menace !… à Saint-Rémy aussi !… En voilà assez !…

Le marquis répondait avec douceur

— Je vous ai dit souvent que vous étiez trop dur pour ces gens-là, mon pauvre Anatole !… C’est de la canaille, c’est vrai !… mais il vaudrait mieux tâcher de…

— Tais-toi !…

— Autrefois… — reprit le vieux marquis — je n’étais pas bien servi… mais enfin, je trouvais des domestiques autant que j’en voulais… à présent, je ne peux plus m’en procurer… ils ont peur de venir au château…

Le palefrenier écrasa la table d’un coup de poing :

— C’est ma faute !… c’est évident !… C’est ta séquelle d’Auteuil qui te f… ces idées-là dans la tête ?…

— Je vous assure, Anatole, que…

— Je le sais !… je lis leurs lettres… je les lis même avant toi !…

— En vérité… — commença le marquis…

Mais il n’acheva pas. L’homme, s’élançant sur lui, lui soufflait au visage :

— Je pars, tu m’entends !… Je pars, vieux gueux… je m’en vais !…

Le vieillard, redressé tout à coup, articula avec effort :

— Eh bien, allez-vous-en !…

Du coup, mossieu Anatole fut dégrisé.

Atterré à la pensée de quitter ce château où il était depuis tant d’années le maître de renoncer à sa vie de fainéantise et de « beuverie » ; d’être obligé de travailler comme ces « mercenaires » que méprisait si fort le marquis, il chercha, éperdu, à quoi se cramponner pour ne pas partir. Jamais il n’aurait cru que ce vieux, qu’il chiffonnait d’habitude à sa guise, pût, à un moment donné, se ressaisir et lui échapper.

— Je m’en vais !… — fit-il en sifflant au nez du vieillard qui continuait à faire bonne contenance — et quand je ne serai plus là pour te protéger, tu ne seras pas long à être assassiné !… Ah ! ils vont s’en payer, les canailles qui ne craignaient, ici, que ma mitrailleuse et moi !… Ah ! ils te découperont proprement en petits morceaux !… ça ne va pas traîner !…

Mossieu Anatole savait bien qu’il touchait juste. Pâle, effaré, les genoux tremblants, les mâchoires claquantes, le vieux marquis tendit vers le palefrenier des mains suppliantes et balbutia :

— Non !… restez !… j’étais fou !… Anatole, je vous en conjure, restez !… Ne m’abandonnez pas !… ne m’abandonnez pas !…

Mossieu Anatole se redressa à son tour.

— Non !… c’est fini !… il y a longtemps que j’en ai assez, d’ailleurs !… Ça me fera une belle jambe de m’amuser à te servir pour que, quand tu claqueras, ta séquelle d’Auteuil me jette à la porte, sans le sou, la santé abîmée…

— Je vous ferai une donation… ce que vous voudrez !…

— Il y a beau temps qu’on en parle et que je ne la vois guère venir, cette fameuse donation !…

— Je vais écrire tout de suite ce que vous voudrez ?…

— Faut du papier timbré…

— Je n’en ai pas !… mais vous pouvez aller en chercher demain matin… et nous arrangerons ça pendant le déjeuner des domestiques…

L’heure du déjeuner et du dîner des domestiques était toujours choisie par Anatole et le marquis lorsqu’ils avaient à causer de choses secrètes. Ils étaient sûrs de n’être ni dérangés ni entendus.

La perspective de se lever le lendemain de bonne heure pour aller à Saint-Lô, — tenait à voir l’homme d’affaires et à relire avec lui une dernière fois le projet de donation — ne souriait pas à M. Malansson. Il répondit :

— Je veux réfléchir… il sera temps d’écrire ça demain à cette heure-ci… j’irai chercher le papier l’après-midi… si je me décide !…

— Oh ! Anatole ?… — supplia le vieux marquis terrifié — je vous en supplie à genoux…

— Nous verrons ça !… — répliqua l’homme en s’en allant — je ne promets rien !…

Dès qu’elle eut vu sortir mossieu Anatole, Miche se releva, et alla s’asseoir au bureau chargé de paperasses. Puis elle s’en fut dans sa mansarde, natta soigneusement ses lourds cheveux, mit sa plus belle coiffe de mousseline et ses habits des dimanches, descendit doucement l’escalier et, ôtant avec précaution les barres de fer qui ferraient la porte de la tourelle, sortit du château.

Un quart d’heure plus tard, Miche, souple et légère, filait rapidement dans la nuit sur la route de Saint-Lô.

XVIII


A une heure du matin on vint apporter une dépêche à la petite maison d’Auteuil.

Et comme M. d’Erdéval, éveillé le premier par la sonnette, s’étonnait que l’on vint à cette heure, le télégraphiste lui répondit.

— C’est que, monsieur, c’est une dépêche recommandée, qui vient du Parquet de Saint Lô…

— Du parquet de Saint-Lô !… — répéta le comte tremblant d’apprendre qu’il était arrivé quelque chose à son père.

La dépêche le rassura. Elle débutait en disant que le vieux marquis se portait à merveille, et qu’il s’agissait seulement de lui rendre un service pressé et important. M. d’Erdéval était prié de venir à Saint-Lô, seul ou avec ses fils, immédiatement, de façon a se trouver le lendemain, à quatre heures, au cabinet du Procureur de la République.

Le comté écrivit la réponse et la remit à employé. Puis il s’en fut avertir sa femme et ses enfants.

« Demain » — disait la dépêche partie à onze heures de Saint-Lô. Pour être le soir à quatre heures au Parquet, il fallait prendre le premier train.

Jean et Olivier partirent avec leur père. Le train eut un retard considérable, et à quatre heures et demie seulement, les Erdéval arrivaient au rendez-vous.

Le procureur de la République était parti, laissant un mot pour M. d’Erdéval qui, après l’avoir lu, courut chez Pitoy le loueur de voitures, fit atteler rapidement un landau et fila grand train vers Saint-Blaise, inquiet malgré tout, et redoutant quelque malheur.

— Calme-toi donc, papa !… — répétait Olivier — tu t’agites pour rien, je t’assure !…

— Mais… — disait M. d’Erdéval qui s’affolait davantage à mesure qu’il approchait de Saint-Blaise — il faut absolument qu’il soit arrivé quelque chose de grave pour que…

— Sûr qu’il est arrivé quelque chose de grave !… mais pas à grand-père, puisque la dépêche de Saint-Lô annonçait qu’il allait bien… c’est à Anatole qu’il a dû arriver quelque chose !… et je ne vois pas qu’il y ait de quoi te mettre dans un pareil état ?…

— C’est juste !… — fit M. d’Erdéval calmé par cette supposition — c’est probablement Anatole qui aura fini par écoper…

. . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . .

A six heures et demie, Miche monta comme la veille dans son petit réduit. Et, tout de suite, elle alla se coucher à terre au fond de la pièce, l’œil collé à la fente du parquet.

Dans la chambre du premier étage, mossieu Anatole venait d’entrer, une sorte de grand portefeuille à la main. Le marquis, assis près de son bureau, lisait un journal :

— Voici le papier !… — fit l’homme en dépliant une feuille qu’il tendit au vieillard.

Le marquis d’Erdéval prit la feuille et dit, après y avoir jeté un regard :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?…

— C’est le modèle à copier sur le papier timbré !…

Il sortit, d’un vieux morceau de journal, une feuille de papier timbré et conclut, en la posant sur la table :

— Le voilà !…

Le vieux marquis parcourait le « modèle » que mossieu Anatole lui avait remis. Il comprenait qu’on lui demandait là une chose abominable et, au moment d’accomplir un tel acte, il reculait. Ce qu’il avait promis la veille, dans un instant d’affolement, l’effrayait aujourd’hui.

Depuis des années, le palefrenier terrifiait le vieillard en lui répétant sans cesse qu’il était entouré de bandits qui en voulaient à son argent et à sa vie, et en lui persuadant que si lui, Anatole, et sa célèbre mitrailleuse, n’étaient pas toujours à ses côtés pour défendre sa pauvre vieille existence, il serait assassiné à l’instant.

Depuis plus de douze ans le vieux marquis, si plein de morgue et de dédain, supportait tout de cet homme sur les origines duquel il n’avait aucun doute, puisque jadis il l’avait eu comme palefrenier.

Anatole — devenu mossieu Anatole et ensuite mossieu Malansson — d’abord « piqueur », puis « régisseur », puis enfin « ami » se croisant les bras, servi par tous les domestiques et même par le marquis, en était arrivé à traiter le vieillard avec la plus abominable insolence, le tutoyant, et le menaçant quand les choses n’allaient pas comme il voulait.

Et le vieux marquis, dominé, écrasé, se ressaisissant parfois une minute et retombant un moment après, plus complètement qu’avant son essai de révolte, sous la domination du gredin qui le terrorisait, souffrait le martyre et préférait quand même ce martyre à l’abandon, qui, croyait-il, serait le signal de son assassinat.

Devant lui, sur le bureau, mossieu Anatole préparait la plume et le buvard. Le vieillard suivait d’un œil inquiet ces préparatifs. À la fin, il dit avec embarras :

— Je trouve… il y a certaines conditions… enfin, je veux… avant de signer… montrer ce… ce papier à M. Vaudrey…

— Tu dis ?… — fit M. Anatole d’un ton menaçant.

— Je dis… — fit le marquis, essayant encore cette fois de redevenir lui-même et ne se laissant pas apparemment intimider — que M. Vaudrey est mon notaire… et que je ne veux pas le froisser en signant une chose de… de cette importance… sans le consulter auparavant…

L’homme haussa les épaules. La peau de son petit crâne pointu apparut, violette, au travers des rares cheveux et, tournant brusquement vers le bureau le fauteuil du marquis qui faillit tomber, il gronda :

— Allons !… pas de bêtises !… Écris !…

Le marquis d’Erdéval se leva, révolté, vraiment hors de lui :

— Non !… — fit-il froidement — je n’écrirai pas… du moins pas aujourd’hui !…

— Ah !… vieux gueux !… tu…

Miche dégringolait l’escalier de la tourelle.

Le marquis l’entendit :

— On marche !… — fit-il, à moitié content de sentir quelqu’un à portée de lui, à moitié ennuyé de penser que, peut-être, on avait entendu ce qui avait été dit. — Taisez-vous, je vous en prie, Anatole !…

Mossieu Anatole avait pris le marquis par les poignets, et l’avait brutalement rassis dans le fauteuil. Puis, comme le vieillard le regardait effaré, il sortit de sa poche le revolver qui ne le quittait jamais et, le lui mettant sous le nez, il lui dit avec un gros rire :

— Allons !… sois bien gentil ?…

Le marquis promena un œil terrifié, de la fenêtre ouverte à côté de lui, à la porte placée en face de son bureau. Il comprenait qu’il n’avait à attendre aucun secours. Mais, soudain, son visage s’éclaira :

La porte, doucement ouverte, venait de donner passage à Miche. Elle s’avançait doucement derrière l’homme, qui ne la voyait pas venir.

Lorsqu’elle fut contre lui, elle lui saisit les deux bras avec violence et les lui tint levés au-dessus de la tête, tandis qu’il gigotait, cherchant à se dégager.

Mais la jeune fille, solide, entraînée à tous les travaux de la terre, était beaucoup plus forte que le fainéant alcoolique, qui se débattait entre ses mains, avec des hurlements de bête, et en agitant ridiculement ses membres mous.

Il y eut une très courte lutte.

L’homme tournait derrière le bureau, emmenant Miche du côté de la fenêtre à laquelle il finit par s’adosser. Alors la jeune fille, avec une agilité de singe, lâcha les bras du palefrenier, se baissa, et, le saisissant par les jambes, le fit basculer dans le vide.

Sous la fenêtre on entendit un juron.

— Sacré mille tonnerres !… un peu plus il nous tuait, ce cochon-là !…

Tandis que, dans la chambre du vieux marquis, Jean, émerveillé, criait :

— Bravo, Miche !…

Brusquement, la jeune fille, qui regardait par la fenêtre ce que devenait mossieu Anatole, se retourna et aperçut Jean. Et elle qui n’avait pas eu peur un instant quand elle luttait avec le palefrenier, qui était restée rose et souriante alors que sa vie était en jeu, se sentit tout à coup tremblante, et demeura immobile, regardant avec une sorte d’effroi le jeune homme, qui s’avançait vers elle ému et heureux.

— Miche !… — répéta-t-il — grand-père et nous te devons une belle chandelle, mon petit !…

Le vieux marquis s’était levé avec peine. Bouleversé, les mains moites et les jambes en coton, il cherchait, sans y parvenir, à comprendre ce qui se passait.

Tout à l’heure cette scène effroyable avec son favori !… Et l’intervention inespérée de Miche !… Et son petit-fils qui tombait du ciel !… Et son fils, à cette heure !…

Car le marquis voyait entrer son fils, accompagné d’un monsieur qu’il ne connaissait pas. Olivier les suivait, l’air narquois

— Papa !… — dit Erdéval en montrant le monsieur inconnu — c’est M. le Procureur de la République !…

Le vieillard lança au magistrat un regard furibond, et ne le salua pas.

Chaque fois qu’Anatole, ou lui-même, avaient une discussion ou une difficulté avec les gens du pays et les domestiques, le marquis avait coutume d’appeler immédiatement la gendarmerie. Le brigadier eût été son garde particulier, que le vieillard n’eût pas disposé de lui avec plus de désinvolture.

Au début, le brigadier s’était prêté avec bonne grâce aux exigences du marquis. Mais quand il avait vu que le pauvre homme obéissait aveuglément à M. Anatole, et que c’était pour servir les haines du palefrenier qu’on le dérangeait ; quand il avait eu constaté, à plusieurs reprises, que toujours les torts étaient — du moins au début — du côté de ceux qui requéraient son intervention, il avait envoyé, avec politesse, le maître et le valet se promener.

Alors le marquis s’était adressé au Procureur de la République, se plaignant d’être en butte aux méchancetés des gens du pays, de courir même un réel danger. Son régisseur avait été menacé à plusieurs reprises, et même attaqué. On avait failli l’assommer.

En même temps, le marquis intriguait auprès du Président de la République, qui faisait officiellement prier le parquet de Saint-Lô d’agir.

Avec tout le soin possible, désireux comme on le peut penser — d’être agréable au chef de l’État, le Procureur de la République fit son enquête. Elle fut épouvantablement mauvaise — non pour le marquis lui-même, qui n’avait plus aucune personnalité et n’agissait que comme un pantin dont on tire les fils — mais pour l’individu qui était son maître absolu en toutes choses.

« … Cet homme — un alcoolique notoire avait les crises habituelles à tous les alcooliques : fureurs, délire de la persécution, monomanie du commandement, folie des grandeurs, etc., etc… Il n’était pas arrivé encore au degré où l’on est interné. Toutefois, depuis deux ans, les monomanies de l’homme empiraient. Le marquis ignorait tout et ne s’apercevait même pas qu’il buvait. Pour lui, son régisseur était « malade ». Cet Anatole était un individu méchant et même dangereux, étant donné qu’il était toujours armé et pouvait, en état d’ivresse, tuer ou blesser sans motif. Il était parfaitement vrai qu’on avait manqué l’assommer et qu’on lui jetait des pierres.

Plusieurs habitants avaient même été poursuivis correctionnellement pour des faits de ce genre, et condamnés légèrement, parce que la provocation était évidente toujours.

En somme, c’était la vie des habitants de Saint-Blaise et des environs qui était menacée, beaucoup plus que celle du marquis. Le danger le plus sérieux que courait le vieillard venait de son intendant. Si jamais il manifestait une velléité de résistance aux volontés de Malansson, il pourrait bien lui arriver malheur.

On ignorait le passé de cet individu. On ne retrouvait sa trace qu’à partir de l’école de dressage de Saint-Lô. Le fils du marquis, le comte d’Erdéval, habitant à Auteuil, et au château d’Angicourt, en Lorraine, avait été interrogé. Il ne savait rien de plus. Cet homme, jadis palefrenier chez son père, avait autrefois séjourné chez lui à Auteuil, pendant trois semaines environ. Là aussi, on avait constaté que c’était un ivrogne et un fainéant. Depuis, Anatole Malansson avait pris sur son père une influence absolue et désolante et avait éloigné ses enfants et lui du vieux marquis. »

Le Ministre de la Justice avait envoyé à l’Élysée, non seulement le résumé, mais le dossier complet de l’enquête. Des lettres, des témoignages des gens les plus honorables du département, attestaient que le nommé Anatole Malansson était une canaille, et qu’on l’avait surnommé « La Terreur de la Manche », parce qu’il terrorisait le pays.

Le marquis d’Erdéval était plutôt aimé. On disait : « Le pauvre homme ! il est vieux !… c’est pas sa faute. »

Le vieux marquis avait, bien entendu, ignoré et l’enquête et son résultat. Et il avait, comme par le passé, continué à accabler de plaintes le Procureur de la République qui, à chaque nouvelle affaire, se défilait.

C’était, par hasard, un magistrat honnête et un homme bien élevé. Mais si poliment et discrètement qu’il se dérobât, le vieux marquis, voyant qu’on ne plongeait pas les ennemis de M. Anatole dans les cachots de Saint-Lô, avait flairé la dérobade, et voué au magistrat récalcitrant une haine que le palefrenier attisait soigneusement.

Le Procureur comprit ce qui se passait dans l’esprit du vieillard. Il salua, et dit avec courtoisie :

— Vous vous étonnez, Monsieur, que ce Procureur, qui ne vient pas quand on l’appelle, arrive alors qu’on ne l’appelle pas ?… C’est qu’il ne vient que quand il y a urgence… comme aujourd’hui…

Le marquis, peu à peu, redevenait lui-même, comme toujours lorsqu’il était hors de la surveillance du palefrenier. Et il comprenait vaguement que ce danger qu’il venait de courir, ou, du moins, cette peur atroce qu’il venait d’avoir, était causée par l’homme devant lequel il s’était mis à plat ventre et qu’il avait comblé de bontés depuis douze ans. Puis, pensant à la culbute de son favori, il tourna vers la fenêtre un regard inquiet.

Le magistrat surprit ce regard.

— Rassurez-vous, monsieur… — dit-il en souriant — Malansson ne s’est pas fait grand mal !… c’est le brigadier de gendarmerie qui l’a reçu… Il est en sûreté…

— Où donc est passée Miche ?… — demanda Jean, qui ne voyait plus la jeune fille.

Le Procureur de la République questionna :

— Miche ?… est-ce Mlle Fanel ?…

Mlle Fanel ?… — murmura Jean, stupéfait d’entendre appeler ainsi Miche, dont il avait presque oublié le nom.

— Oui !… Ah !… c’est vrai !… Vous ne savez rien !… je vais vous expliquer ça tout à l’heure !…

— Vous n’avez pas dîné ?… — dit le marquis, redevenant soudain hospitalier et aimable. — Je vais tâcher de vous faire servir quelque chose tant bien que mal… Et puis, à moi aussi, vous m’expliquerez… car il me semble que je deviens fou !…


XIX


Quand le domestique eut déposé, dans le salon, le plateau où était le café, M. d’Erdéval demanda au Procureur de la République :

— Vous nous avez promis de nous raconter…

— Voici… — dit le magistrat — hier soir… vers neuf heures à peu près, à l’instant où je sortais de table, on est venu me dire qu’une paysanne extraordinairement belle voulait à toute force me parler… On avait essayé de la renvoyer… de lui dire qu’elle me verrait au Parquet le lendemain… elle ne voulait rien entendre…

— Dame !… — fit Jean qui rentrait dans le salon après avoir cherché vainement Miche, qui n’avait pas reparu depuis sa lutte avec Anatole.

— Tu ne l’as pas trouvée ?… — demanda le vieux marquis.

— Non, grand-père !… mais les domestiques disent qu’à l’heure du dîner elle va venir, comme chaque soir, chercher du pain qu’elle mange dans sa chambre… Elle ne dîne plus depuis quelques jours…

— Oui !… — dit le magistrat — elle ne dînait plus, parce qu’elle voulait être dans la bibliothèque, à l’heure où Malansson menaçait habituellement monsieur votre grand-père… Elle assistait… par un trou qu’elle avait percé dans le plancher et le plafond… aux scènes qu’il lui faisait, de préférence. pendant les repas des domestiques, parce qu’il savait qu’il ne serait pas dérangé…

— C’est vrai !… balbutia le marquis étonné — mais comment savez-vous ça ?…

— Parce que Mlle Fanel me l’a dit… — répondit le procureur.

— Miche vous a dit quelque chose ?… — fit Jean ahuri.

— Elle m’a raconté tout ce qui se passait, et comment il fallait s’y prendre pour pincer Malansson tout à l’heure…

— Comment ?… Elle parle ?…

— Si elle parle ?… — répéta le magistrat, stupéfait à son tour — mais elle parle même très bien… et elle écrit encore mieux !… Elle m’a remis une sorte de mémoire pour que, aujourd’hui, je fasse filer Anatole, qui devait aller chez un homme d’affaires véreux de Saint-Lô… et ce mémoire est extraordinaire de clarté et d’élégance…

— Miche vous a remis un mémoire ?  ?  ?…

— Oui !…

— Mais elle ne sait pas écrire !…

— Je parle… — dit le magistrat — de la jeune fille qui nous a envoyé Malansson par la fenêtre ?… Nous nous entendons bien ?…

— Mais oui… seulement…

— Si nous écoutions ce que nous racontait M. le Procureur de la République ?… — proposa Olivier.

— J’ai donc reçu Miche… puisque Miche il y a… — reprit le Procureur — elle m’a raconté des choses que je savais déjà sur le compte de Malansson… d’autres que j’ignorais… Par exemple, qu’il avait menacé hier M. d’Erdéval, qu’il en avait obtenu la promesse d’une donation qui serait signée ce soir vers sept heures, et que, dans la journée, il viendrait sûrement chez l’individu louche qui lui rédigeait le projet de donation… Déjà, elle avait surpris plusieurs conversations entre cet homme et Malansson… elle m’engageait à le faire filer quand il arriverait à Saint-Lô par le train de deux heures… ce que j’ai fait…

Et puis, elle m’a demandé de vous prévenir, Monsieur… — continua le magistrat en se tournant vers le comte d’Erdéval — et c’est elle qui a écrit la dépêche, et qui à pensé à vous rassurer tout d’abord sur monsieur votre père, afin que vous ne pensiez pas qu’il lui était arrivé un accident…

— Pauvre Miche !… — fit Olivier…

Mlle Fanel… — reprit le Procureur — tient surtout à préserver les droits et la fortune de celui qu’elle appelle « monsieur Jean ».

— C’est moi !… — dit Jean très ému.

— Eh bien, monsieur, Miche a pour vous une véritable adoration… Elle voulait à tout prix sauver votre fortune… elle aime aussi votre grand-père… et vous tous, d’ailleurs !… Mais où donc a-t-elle été élevée ?… Ce n’est pas au couvent, ni dans une pension quelconque, qu’on a pu lui donner cette admirable écriture, et lui apprendre tout ce qu’elle sait. C’est inouï !… elle m’a indiqué l’article du code qu’elle croyait applicable au cas de ce mauvais drôle…

Le domestique ouvrit la porte et dit :

M. le docteur Bouvier voudrait dire un mot à M. le comte… il attend en voiture sur la route du moulin…

Mais pourquoi n’entre-t-il pas ?… — demanda le marquis avec un peu d’embarras.

— Je vais le chercher !… — dit Jean qui s’élança au dehors, pensant bien qu’il allait avoir des nouvelles de Miche.

Quelques minutes plus tard, il rentrait avec le docteur.

— Je viens de ramener Miche et de la coucher, commença le docteur Bouvier — je…

— Qu’est-ce qu’elle a ?… — s’écria le marquis inquiet.

— Une fièvre épouvantable !… Ce ne sera rien, j’espère… mais elle m’est arrivée tout à l’heure en très piteux état…

— Mais enfin qu’est-ce que c’est ?…

— Je ne sais pas au juste !… Probablement le surmenage terrible de ces derniers jours ?… songez qu’elle a fait en deux heures le trajet de Saint-Blaise à Saint-Lô… qu’elle est revenue dans la nuit, toujours courant, afin que l’on ne s’aperçût pas de son absence… que cette scène de tout à l’heure l’a bouleversée… et qu’elle a fait, pour s’achever, cinq kilomètres pour venir chez moi !… En voilà une qui a caché son jeu !… Elle en a une volonté, la mâtine !… Faire la muette pendant huit ans, sans une distraction, sans une défaillance !… C’est pas ordinaire !… comme dit Jean…

Et, s’adressant au marquis ébahi lui aussi, de la volonté de Miche, le docteur ajouta :

— Je me suis permis de faire transporter son lit dans la bibliothèque où elle a tant et si intelligemment vécu… et où elle aura plus d’air que dans sa petite chambre…

— Allons la voir ?… — proposa M. d’Erdéval.

Et tous grimpèrent le petit escalier de la tourelle que Miche, quelques heures plus tôt, avait dégringolé si vite, pour venir au se cours du vieux marquis.

Dans l’immense pièce toute pleine de livres admirablement tenue et arrangée avec goût, Miche, frissonnante, le visage très blanc, les yeux brillants, était étendue sur son tout petit lit.

Elle sourit en apercevant tout ce monde. Elle était heureuse de voir le docteur causer amicalement comme autrefois avec le vieux marquis.

— Ah !… — dit le Procureur, qui regardait la porte que Miche, dans sa précipitation, n’avait pas eu le temps de repousser — voilà donc la cachette d’où vous voyiez tout ce qui se passait au-dessous ?…

Il s’avança vers la porte. Jean, qui portait une lampe s’approcha pour l’éclairer.

— Non !… — cria Miche effarée — non !… n’entrez pas là !… pas là !…

Mais déjà Jean avait aperçu ses photographies entourées de fleurs, et près desquelles des vieux gants qui venaient de lui, et un petit collier de corail qu’il avait donné autrefois à Miche, étaient accrochés comme des reliques. Il devinait l’amour si pur, que tout racontait dans cette pièce où vivait la jeune fille.

Revenant à côté du petit lit, il regarda Miche si belle, si merveilleusement fine et distinguée.

Puis, entraînant son père contre une fenêtre, il se mit à lui parler bas, tandis qu’Olivier le regardait d’un air inquiet.

M. d’Erdéval s’attendait bien un peu à ce que Jean allait lui dire et, d’autre part, il le connaissait assez pour savoir que, quand il était décidé à faire une chose, rien ne l’en pouvait empêcher.

— Sans avoir les idées de ton grand-père… — murmura M. d’Erdéval — je trouve pourtant que c’est excessif… Et puis… il y a ta maman…

— Maman ?… je m’en charge !… — répondait Jean.

— Ainsi… — disait le docteur Bouvier à Miche — quand tu as cessé d’aller chez les sœurs tu savais déjà lire et écrire ?…

— Oui…

— Pourquoi laissais-tu croire, à elles et à nous, que tu ne savais pas ?…

— Ça m’ennuyait d’apprendre !… et quand on aurait su que je savais lire et écrire, on aurait voulu me faire apprendre autre chose…

— C’est probable !… Et alors, ici, toute seule, tu es devenue un petit puits de savoir ?…

— Dis, Miche ?… — demandait Olivier — comme t’est venue l’idée de faire la muette ?…

— J’avais entendu M. le comte et Mme la comtesse, qui causaient sur le banc, un soir que je ramassais des châtaignes… et Mme la comtesse disait qu’il faudrait qu’il y eût à Saint-Blaise quelqu’un qui verrait tout… qui entendrait tout… et dont Anatole ne se méfierait pas…

— Oui… et puis ?…

— Alors, le jour de l’orage… quand, après le coup de tonnerre qui m’avait renversée, j’ai voulu parler… je ne pouvais pas tout de suite… je me suis rappelée que le docteur avait dit à M. Jean, un jour, sur la route du Mesnil, que j’avais des troubles de la parole… et qu’il ne fallait pas me faire peur, ni mal, ni me bousculer, parce qu’il y aurait à craindre quelque phénomène nerveux de ce côté-là… Aussi, quand j’ai pu reparler, j’ai fait comme si je ne pouvais pas !… Et voilà !…

— Et même à moi ?… — fit le docteur Bouvier — même à ton vieil ami, tu n’as pas avoué la vérité ?…

— Vous êtes trop distrait, docteur ?… vous vous seriez coupé…

Jean venait de s’agenouiller devant le petit lit :

— Miche ?… — demanda-t-il doucement — tu m’aimes, n’est-ce pas ?…

Les joues pâles de la jeune fille rougirent violemment, et elle ne répondit pas. Jean reprit :

— Je t’aime, moi aussi !… et je viens te demander d’être ma…

Miche posa sur la bouche de Jean sa belle main trop brune, mais que les travaux de toutes sortes n’avaient ni déformée, ni durcie, et dit avec force :

— Jamais !…

— Comment, jamais ?…

Miche expliqua, résolue :

— Jamais je ne vous laisserais, vous pensez bien, faire une sottise pareille !… et jamais moi, je ne voudrais commettre cette mauvaise action… Oui !… je dis bien… mauvaise action… Je ne vous aurais pas entendu exposer à votre ami de Bray vos idées sur ce genre de mariage, que je penserais tout de même ce que je pense aujourd’hui…

— Miche !… je t’en prie ?… je…

— C’est inutile !… mais je suis touchée et reconnaissante comme il faut, monsieur Jean !

— Ne m’appelle pas monsieur Jean !…

— Eh bien, je vous remercie, Jean, de votre générosité si grande… et, pour ça, je vous aime encore plus fort, si ça se peut…

— Eh bien ?…

— Eh bien, je vous aime, mais je ne vous épouserai pas !… Vous vous marierez… si vous vous mariez… comme il faut… normalement… honorablement…

Et, souriant, avec une tristesse narquoise, elle acheva :

— N’épousez pas Mme la baronne de Guerville… qui est veuve depuis huit jours… ça me ferait de la peine, ça, vous savez ?…

— Mais, Miche… si tu refuses de m’épouser, qu’est-ce que…

— Qu’est-ce que je vais faire ?… Je vais être sœur de Saint-Vincent-de-Paul !… Vous souvenez-vous, Docteur ?… le jour de ma première communion, vous m’avez dit que j’avais la tête de l’emploi ?…

— C’est vrai !…

Jean dit encore :

— Mais puisqu’on expulse les couvents ?… puisqu’il n’y en aura plus, de religieuses ?…

Miche répondit, souriante et têtue :

— Quand il n’y en aura plus… il y en aura encore !…

FIN