Flammarion (p. 52-53).


XI


À la fin de l’été, Olivier eut avec M. Anatole une violente altercation.

Un des chiens de Saint-Blaise qui se promenait avec le jeune homme, étrangla une poule appartenant à un paysan. Olivier paya cette poule, ce qui exaspéra le palefrenier. Jamais il ne fallait rien payer ! C’était une industrie du pays ! Les gens de Saint-Blaise feraient dorénavant étrangler toutes leurs poules, etc…, etc…

Et comme le petit d’Erdéval protestait, le marquis survint pour donner raison à son régisseur et renchérir encore sur lui.

— Une poule… — affirmait-il en colère — est un véritable fléau !… en trois ans une poule détruit à elle seule un champ !… On est donc dans son droit quand on la tue !…

Enervé, le petit répondit malhonnêtement à son grand-père, et M. d’Erdéval jugea prudent d’écourter le séjour à Saint-Blaise.

Miche — à qui le palefrenier ne prenait plus garde depuis qu’elle était infirme — osa quitter la bibliothèque où elle continuait à classer les livres, et vint se poster au pied du perron à l’heure du départ.

— Au revoir, ma petite Miche !… — dit la comtesse. Et regardant affectueusement l’enfant dont le front arrivait à présent au de ses lèvres, elle ajouta :

— Tu as l’air d’une jeune fille à présent… vas enfin faire ta première communion cette année… je t’enverrai ta robe, ton livre tout ce qu’il faut… tu diras à la mère Orson que je m’occupe de tout…

Les yeux profonds de l’enfant se posèrent sur Mme d’Erdéval, mais elle ne fit aucun mouvement.

Toujours le curé avait retardé la première communion de Miche qui ne paraissait pas savoir un mot de catéchisme. À présent qu’elle ne parlait plus, il fallait bien passer par-dessus son ignorance. Cette année déjà elle serait ridicule. Elle aurait l’air d’une mariée.

Comme la petite ne bougeait toujours pas, Jean demanda :

— Tu as entendu ce qu’a dit maman, Miche ?…

— Anatole est convaincu qu’elle n’entend plus rien !… — expliquait le marquis.

Miche regardait attentivement le sable de l’allée. Elle ne broncha pas.

— Vous voyez, Marguerite !… — reprit le vieillard — il est évident qu’elle ne nous entend pas…

— Adieu, mon petit Miche !… dit Jean qui embrassa l’enfant — moi, je ne te verrai probablement pas l’année prochaine… je vais faire mon service militaire… Sois bien sage, tu me feras plaisir… et fais bien tout ce que te dira le docteur Bouvier ?… Tu m’entends, dis, Miche ?…

Une solide pression de la petite main répondit. Alors, Jean affirma :

— Elle entend !… je suis sûr qu’elle entend !… pas, tu entends, Miche ?…

Il éloignait de lui la petite et la regardait de tous ses yeux. Rien ne bougeait dans le joli visage soudain pâli. Évidemment Miche était émue de voir partir son grand ami, mais elle ne paraissait pas comprendre un mot de ce qui se disait autour d’elle.

— Miche !… — ordonna le marquis dès que la voiture qui emmenait ses enfants eu disparu — va chercher M. Anatole !…

Il lui tardait de revoir son favori qui avait affecté de ne pas assister au départ. Cette demi-heure passée loin de lui semblait intolérable au vieillard. Hypnotisé par cet être, qui lui était inférieur en tout, et dont il avait peur et besoin à la fois, il ne vivait qu’en sa présence.

Miche n’avait pas fait un mouvement. Elle regardait d’un air désolé l’avenue par où s’enfuyait tout ce qu’elle aimait au monde.

Le marquis allait de nouveau lui donner l’ordre d’envoyer le palefrenier, mais il s’arrêta :

— C’est absurde !… je ne me souviens jamais qu’elle n’entend pas !…

Puis, il s’en fut retrouver son ami, pressé de se replacer sous sa férule, craintif un peu aussi d’entendre de nouvelles injures sur « la séquelle d’Auteuil » que, d’ailleurs, il ne défendait même plus.

Miche, lorsqu’elle eut aperçu une dernière fois la voiture qui tournait à un coude de la route, courut s’enfermer dans la bibliothèque.

Et là, elle pleura de toute son âme, allongée à terre à plat ventre, le nez enfoui dans les vieux bouquins qui, désormais, allaient être ses seuls compagnons. Quand elle eut bien pleuré, elle se releva et s’en fut dans une sorte de cachette qui existait derrière un des panneaux de la bibliothèque. Tous, sauf l’enfant, ignoraient ce recoin éclairé par une lucarne placée au haut du toit et visible seulement pour les couvreurs. Miche l’avait découvert un jour qu’en déplaçant des livres sur un rayon, elle avait aperçu le bouton d’une porte, trop lourde pour être poussée lorsqu’elle était chargée de livres, mais qui s’ouvrait avec facilité quand le panneau était dégarni. Depuis lors, l’enfant entrait souvent dans la petite pièce où, à plusieurs reprises, elle avait apporté des paquets soigneusement enveloppés dans des journaux et quelques meubles trouvés dans les greniers : une table, un fauteuil et un chiffonnier vieillot qui conservait une vague odeur de peau d’Espagne et de bergamote. Puis, çà et là, sur les rayons du panneau, Miche avait remis quelques volumes afin de ne pas attirer l’attention sur ceux qui masquaient le bouton de la porte dérobée.

La cachette était, ainsi que ce bout de la bibliothèque, au-dessus de la chambre du marquis. De là, souvent, la petite avait entendu des discussions violentes entre lui et le palefrenier. Les plafonds étaient épais, mais mal joints, et quand le vieillard fermait ses fenêtres les mots arrivaient distinctement à l’enfant. Mais ça la chagrinait d’entendre maltraiter le marquis pour qui elle éprouvait un reconnaissant respect, et elle se sauvait au coin opposé de la grande pièce.

Miche resta longtemps ce jour-là dans sa cachette, puis s’en revint arranger les livres. Elle monta sur une échelle et descendit des piles de volumes dont elle encombra le plancher. Jusqu’ici elle avait réservé des chemins à travers la galerie où Jean venait parfois chercher des livres et des gravures. Mais à présent à quoi bon cette place perdue, puisqu’elle serait seule toujours ?

Dans la bibliothèque de Saint-Blaise il y avait, au milieu d’un fatras de bouquins de tous les âges et de toutes les provenances, des livres rares et des manuscrits curieux. Des parchemins vieux de plusieurs siècles, d’autres datant seulement du Directoire et de l’Empire. Un grand-père du marquis avait été préfet sous Charles X et, de cette époque aussi, dataient une quantité de rapports, de discours, de documents manuscrits, qui semblaient intéresser très profondément Miche. Elle étudiait, comparait, et finissait par emporter dans sa chère cachette quelques pages longuement choisies au milieu d’un inextricable fouillis.

Quand elle eut bien travaillé au rangement des livres, la petite fille prit un volume placé avec quelques autres sur une sorte d’escabeau et, s’installant à terre près d’une fenêtre, se mit à le regarder attentivement.

C’était un Racine édité au commencement du siècle. Elle le touchait avec soin, fixant longtemps chaque feuillet, qu’elle tournait ensuite avec lenteur. La nuit, qui vient tôt en septembre, l’arracha de cette occupation qui l’absorbait violemment. Elle se leva à regret, alla refermer la porte cachée, replaça les livres qui masquaient le bouton, examina soigneusement ses doigts et les frotta avec une écorce de noix verte, et descendit enfin l’escalier de la tourelle.

Elle y rencontra le marquis. Il sortait, un bougeoir à la main, de l’appartement qu’avaient occupé ses enfants. Il venait d’en ôter les clefs après leur départ.

Et Miche vit avec colère que le vieillard avait pleuré.