Georges Thone (p. 39-45).

SCÈNE III.

Domremy.


La toile du fond représente une colline boisée au sommet, descendant vers la Meuse. Entre les bois et la rivière, de la vigne, quelques prés. Sur la droite, l’église à laquelle est accolée la maison de Jehanne d’Arc.

Sur la gauche, à l’avant-plan, le hêtre, l’arbre aux fées, branches descendant jusqu’à terre ; près du hêtre, une fontaine : la fontaine des groseilliers…

Un homme à sa femme, lui tendant un petit pot de grès dans lequel il a recueilli de l’eau. Cet homme est Jacques d’Arc, père de Jeanne, la femme Zabillet, sa mère.

JACQUES.

Hé Zabillet, bois donc de l’eau de la fontaine aux groseilliers. Tu n’auras point les fièvres.

ZABILLET.

Merci, mon homme. Il faut en agir de la sorte, puisque c’est Laetare. Bois-en toi-même, Jacques…

(Ils boivent.)

… Et vous aussi, Lingué, Barrey, Minet.

(Les hommes s’approchent.)
JACQUES.

Et vous donc, Jeannette, Béatrix, Edith.

(Les hommes et les femmes boivent.)
LE CURÉ passe au fond, en lisant son bréviaire. Il regarde le groupe, sourit et reprend sa lecture.
On entend en coulisse, à droite, côté maison de Jacques d’Arc, toute une troupe d’enfants qui rient et se poussent, des musiciens qui jouent un air entraînant. Précédés des musiciens, des enfants qui gambadent, entrent en scène, salués respectueusement par les paysans massés autour de la fontaine, le sire de Bourlémont, sa dame et ses demoiselles. — Les enfants ont les bras chargés de bouquets de fleurs ; parmi les enfants Jeanne portant, elle aussi, des fleurs. Jeanne, au milieu de ses camarades exubérants, marche grave, un rêve dans les yeux.
LE SIRE DE BOURLÉMONT.

Eh ! bien, Jacques d’Arc, mon bon ami, nous voici, suivant l’usage, avec les ménétriers…

Jacques d’Arc va s’incliner devant la dame et les demoiselles ; les paysans et les paysannes saluent profondément ; gentil sourire des dame et demoiselles de Bourlémont.
LE SIRE DE BOURLÉMONT.

Ça, mes amis, que l’on ouvre la danse.

(Les ménétriers s’apprêtent.)
JEANNE, s’approchant doucement :

Messire, auparavant, vous plairait-il que, mes compagnes et moi, nous offrions nos fleurs, suivant la coutume, au vieux hêtre qui croît au bord des eaux.

LE SIRE DE BOURLÉMONT, souriant et bonhomme, un brin sceptique.

L’arbre aux fées ?

JEANNE, (voix de rêve).

L’arbre aux fées ! Nous couronnons de fleurs les branches du vieux hêtre, comme je couronne de fleurs Notre-Dame de Domremy.

LE SIRE DE BOURLÉMONT, lui caressant les cheveux.

Va fillette, va…

Les jeunes filles s’approchent du hêtre et avec Jeanne suspendent leurs bouquets de fleurs aux branches.
LE SIRE DE BOURLÉMONT, les regardant.

Singulière pucelle !

xxxxxxxxAux violoneux :

Les violoneux… à vos cordes.

Des groupes se forment pour la danse. Jacques d’Arc et Madame de Bourlémont. Le Sire de Bourlémont et Zabillet. Jeunes gens entrés en ce moment et les demoiselles de Bourlémont. Paysans et paysannes, gamins et gamines. Seule Jeanne ne danse pas. Elle est demeurée au pied de l’arbre aux fées.
Danse paysanne. La danse terminée Jacques D’Arc s’approche du Sire de Bourlémont, lui tire son chapeau et lui dit :

Plairait-il à mon Seigneur et maître de s’asseoir un instant en la demeure de Jacques d’Arc.

LE SIRE DE BOURLÉMONT.

Volontiers, bonhomme, ton cœur est fidèle et j’aime ton vin. Venez Madame et vous aussi mes filles, et vous aussi nos gens… avec la permission de Jacques.

JACQUES.

Je n’osais, Monseigneur.

LE CURÉ s’approche, souriant ; il salue le Sire et les siens.
LE SIRE DE BOURLÉMONT.

Bonjour curé.

(Le Curé s’incline et reprend sa lecture en marchant.)
LE CHEF DES MUSICIENS, salut du chapeau et de l’instrument.

Ayez compassion de pauvres violoneux atteints de la pépie.

Jacques D’Arc lui donne une bourrade. Les musiciens, en dansant et jouant, entraînent le cortège — cris — crins qui s’apaisent.
Le curé est resté en scène dans le fond et regarde Jeanne toujours près de l’arbre aux fées ; il hoche la tête en ayant l’air de se dire : « Singulière enfant », reprend la lecture de son bréviaire et s’en va.
Jeanne s’agenouille. Elle prie. La lumière du jour s’est atténuée. On est à l’heure dorée. Du côté de la Meuse lueurs roses du couchant. — Le crépuscule va bientôt commencer. — Mystère dans le ciel.
(Atmosphère musicale.)
JEANNE.

Vous qui m’avez parlé dans le jardin de mon père, vous qui m’avez parlé près de l’église, vous qui m’avez parlé près des fontaines, dans les bois, ô vous, douces voix, parlez-moi.

(Atmosphère musicale. Les cloches de l’église sonnent doucement.)
JEANNE.

Ce matin, j’ai vu le voile d’argent sur la rivière ; une musique s’élevait du fond des eaux.

UNE VOIX.

Jehanne… petite Jehanne.

JEANNE.

Ah ! mon Dieu, Jésus, Marie !

UNE VOIX.

Jehanne…, petite Jehanne, « fille de Dieu, il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France, écoute-moi bien, écoute-moi bien… »

JEANNE.

En France, Jésus, Marie ?

UNE VOIX.

Va vers Robert de Baudricourt, dans la ville de Vaucouleurs, il te baillera des gens.

JEANNE.

Jésus, Marie, « je ne suis qu’une pauvre fille des champs », j’ai gardé les moutons de mon père ; « je ne sais ni chevaucher, ni mener guerre ».

UNE VOIX.

« Prends l’étendard de par le Roi du ciel, prends-le hardiment et Dieu t’aidera. »

JEANNE.

Jésus, Marie ! et que ferai-je ensuite ?

UNE VOIX.

Fille de Dieu, tu conduiras le Dauphin « à Reims pour qu’il y reçoive son digne sacre ».

UNE VOIX.

Va Jehanne ! Va fille de Dieu et fais que cesse la grande pitié du royaume de France.

JEANNE, se cache la figure des mains.
Une lueur surgit, de la rivière, qui grandit ; la scène qui était devenue crépusculaire s’inonde de lumière. — Jeanne ouvre les mains ; elle se dresse :

Quelles sont dans les eaux de la Meuse ces lueurs ; quelles sont ces images sorties des eaux !

-----(Épouvantée et éblouie.)

Jésus, Marie ! Sainte Marguerite ! Sainte Catherine ! Saint Michel !

« Deux nobles dames habillées comme des reines et un vrai prudhomme (c’est-à-dire un chevalier)[1] » s’avancent comme s’ils sortaient des eaux de la Meuse ; ils s’approchent lentement et viennent jusque près du vieux hêtre.
Jeanne ouvre les bras et retombe à genoux, la tête renversée, — pendant l’apparition et sa marche très lente, pas un mot.
(Atmosphère musicale.)
Jeanne reste en extase. Les lumières s’évanouissent, les apparitions aussi. Le soir descend de plus en plus épais. Jeanne est immobile. La musique continue tout un moment.
On entend en coulisse Jacques d’Arc qui appelle :

Jehanne !… Jehanne !…

Jeanne ne bouge pas. Porteur d’une lumière, Jacques d’Arc s’approche. Il cherche en bougonnant. Il reconnaît Jeanne, toujours en extase. Il la touche à l’épaule, il éclaire son visage :

Et bien, petite, que fais-tu là ? Tu dors ?

JEANNE.

Père, père, j’ai vu sainte Marguerite, sainte Catherine, saint Michel.

JACQUES D’ARC, paternel et très doux, lui caressant les cheveux.

Allons, Jeannot, allons…

JEANNE, toujours inspirée.

Ils m’ont dit que je devais aller à Vaucouleurs.

JACQUES D’ARC, un peu ironique.

À Vaucouleurs ? Que me bailles-tu là ?

JEANNE.

Et que je conduirais à Reims notre dauphin.

JACQUES D’ARC, un peu bourru.

Tu rêves, petite, tu rêves… allons, viens-t’en dormir.

(Il l’entraîne.)

  1. Notes tirées de l’ouvrage de Pierre Champion.