Messes noires ; Lord Lyllian/Texte entier

Librairie Leon Vanier, A. Messein succr (p. 1-206).


A M. X…,
Ancien juge d’instruction.

Mon cher ami,

C’est vous qui avez fait imprimer à toutes forces un manuscrit que je destinais au calme reposant du tiroir. Si ce livre avait dû occasionner quelque bruit, je n’aurais pas manqué de vous le dédier : Le scandale forme, de nos jours, la plus chère distraction des sociétés choisies, et vous passez, à le créer, pour un homme célèbre : L’honneur aurait été complet.

Mais, grâce à l’obscurité in-18 où demeurera ce barbouillage, il ne me reste plus qu’à le déconseiller à vos rares amis.

D’abord parce qu’il contient, après tout, du bon sens et sacrifie quelquefois aux préjugés. Cela le rend ennuyeux et triste. Vous savez que l’absurde seul est charmant.

Ensuite parce que la morale n’y est point offensée. Et j’en suis au regret, car la morale d’à présent, basée sur les mœurs de la troisième république, m’apparaît comme une vieille dame, fonctionnaire et pimbêche, à qui l’on voudrait bien tirer le bout du nez !

Tel quel, cependant, voici lord Lyllian que votre concierge nommait une tapette. Je ne vous ferai pas son portrait, car vous ne m’écoutez plus, et, d’ailleurs, vous l’auriez pu trouver dans ce livre que vous ne lirez pas. Un seul détail : Souvenez-vous — de grâce — que nous le fréquentâmes ensemble, et que vous ne le détestiez point.

Son seul démérite a été de vivre à une époque fertile en mufles, animaux domestiques ignorés par Buffon. Sa plus grande faute a été de se laisser aimer, théâtralement. Vous l’auriez préféré, peut-être, jeune et nu comme Adonis, doré par le soleil, près de l’Hymette, au pied de quelque laurier-rose : Il n’est pas permis de s’habiller si peu sur le boulevard des Italiens…

D’ailleurs notre héros-gamin a dit zut et puis s’en va. Pâle figure d’halluciné, il repose maintenant au pays des rêves, au milieu des chimères dont sa vie fut empreinte. Si jamais vous avez du temps à perdre, évoquez-le parmi ces pages. Cela vous changera des reconstitutions en robe grecque, des romans sur Toto et des potins sur Antinoé.

Puis, quand le jour sera venu, et qu’à moitié mort vous aurez fini le dernier chapitre, murmurez, la voix éteinte, mais avec le charme des anciens interrogatoires : « Il a vécu, il a souri… »

L’écho vous répondra : « Il t’a plaqué ! »

J. A. F.

MESSES NOIRES

LORD LYLLIAN


I

— Mais qui est-ce au juste ? demanda derrière son masque M. d’Herserange. Je suis piqué au jeu : pourtant, savez-vous que c’est très popotte ?…

— Dites plutôt très cocotte, monsieur le Diplomate, répondit della Robbia, merveilleusement svelte dans son arlequin noir. Il appartient à l’une des plus vieilles familles d’Angleterre…

— Jeune, n’est-ce pas ?

— Oh, dix-neuf ans, à peu près. Mais vous ne fumez plus… Encore un rien d’opium ?…

Della Robbia fit signe et un boy chinois, ridé et preste comme une araignée, posa une boulette de pâte brune dans le fourneau minuscule des pipes… Pas vingt ans. Il est, je crois, le dix-septième ou le dix-huitième de ces lords Lyllian qui peuvent, depuis qu’ils existent (jolie, la musique, écoutez… c’est une danse croate) revendiquer toutes les célébrités.

— Presque fou, m’a-t-on dit…

— Vous, je vous le répète, vous êtes un diplomate. Alors, dans ce cas-là, comme vous jouez sur les mots — pardon, sur les sens… — Artiste ou fou, n’est-ce pas… ?

— Orphelin et colossalement riche ?

— Une Agence de placement, ma parole ! ricana le Prince Skotieff, en donnant une chiquenaude sur son manteau brodé.

— Et puis, murmura lentement Jean d’Alsace, qui jusqu’alors clignait de ses yeux en verrue et caressait des bagues qu’il avait comme ses yeux, et puis une insolence de connétable !… Joli avec ça, plus qu’un page de Mantegna. Une femme s’est tuée pour lui… en attendant les hommes. C’est votre type, Skotieff : Pas bête — oseur et poseur, une âme de byzantin ou de cabotin, sincère même lorsqu’il ment et mentant même lorsqu’il est sincère, naïf dans ses rosseries et rosse dans ses naïvetés, — disons littéraire par vice ou vicieux par littérature, il a fini par se croire le petit neveu… oh, le très petit neveu d’Alcibiade. Pour envelopper le paquet, un corps inquiétant à la Burne Jones, souple ainsi que celui d’un serpent, une tête railleuse et blonde de collégien qui se fiche de vous comme on se fiche d’un pion. Salez, poivrez et servez chaud. V’là le gosse !

— Orphelin et colossalement riche… répéta, rêveur, M. d’Herserange.

— Ce qui lui a permis d’affronter tous les vices, hein, ma bonne Alsace, interrompit le prince, avec un rire ambigu.

— Excepté les vôtres, Sérénissime, qui n’auraient pas tenu l’affiche !… un peu d’Asti, vous permettez ?

— À la mode de chez vous… Ne me tentez pas trop.

— Du reste, c’est ici même, dans ce Palazzo, que je l’ai connu, voici un mois, continua della Robbia. Il était venu à Venise après l’arrestation d’Harold Skilde. Déjà à cette époque, les bruits les plus bizarres couraient sur son compte, bruits qui n’étaient que trop fondés, puisque vous avez su…

— Quoi ? interrogea Mme Feanès, une brune volumineuse (la Grèce en relief, prétendait-on) déguisée en gitane.

— Il n’y a que les jolies femmes pour s’occuper de ces questions-là avec une ardeur…

— Oh dites, on a découvert ?…

— Vous voilà juge d’instruction et juge in rectum… on a découvert la correspondance du petit Lord et de l’écrivain, parbleu ! C’est même ce qui a fait condamner Skilde au hard labour. Du reste, lord Lyllian ne s’en est pas beaucoup ému… Depuis le procès, il voyage…

— Alors, soupira la gitane, vous êtes sûr qu’il va venir ce soir ?

— Il me l’a promis. Mais je vous le répète : Il est fantasque comme Pierrot, nerveux comme Clitandre, capricieux comme Scapin.

— Et sensuel comme son nom — c’est joli de s’appeler Lyllian, dit Mme Feanès, de plus en plus déballée…

La conversation tomba… Seuls, les accords d’instruments bizarres — ceux d’une bande zingara que della Robbia avait dénichée derrière le Ghetto — chantèrent gutturalement dans le silence. La haute salle du Palazzo Garzoni, avec ses ors éteints, son plafond merveilleux (un chef-d’œuvre du Tiepolo) semblait ressuscitée par l’éclat des lumières, des costumes et des êtres.

— Y a pas, nous y sommes, dans le décor, dit Feanès, le mari de la gitane, en s’étirant pour se lever. Vous êtes un artiste, Della Robbia, vous avez composé votre machine.

Et, de fait, ce souper que le peintre vénitien avait offert à ses amis d’aimoir et de trottoir, moins souper qu’orgie de fleurs, de parfums, de joliesse morbide et tendre, réussissait assez.

Frissonnière pour frissonnière, celle-là, du moins, valait le frisson… N’est-ce pas, monsieur le Juge ?

On ne voyait, au premier abord, que les immenses torchères de bronze qui, tout autour de la pièce, brûlaient. Des fumées aromatiques montaient de trépieds en marbre rose, la gloire de cette galerie dont della Robbia avait fait son atelier habituel, et les vapeurs jetaient dans l’air surchauffé comme une transparence laiteuse d’opale. Il n’y avait point de table, mais une plaque de porphyre, posée sur les dalles de la pièce. Le porphyre était presque entièrement jonché de fleurs, de fleurs qu’on avait fait venir le matin même de Chioggia, de fleurs violentes et rares, dont l’effluve contenait les sels de la brise marine et les voluptés des terres caresseuses… Pêle-mêle avec les fleurs, des fruits et des viandes. Les convives, étendus sur des coussins et des fourrures, tâchaient de maintenir leur pose malgré l’ivresse. Les uns fumaient l’opium dans de courtes tiges de bambous à cercles d’argent. Le Prince Skotieff, machinalement, découvrait son bras couvert d’abcès, et de temps à autre se piquait d’une aiguille d’or : la morphine. D’Alsace suçait un lambeau de bœuf cru et taquinait son dentier…

Et tous et toutes, avec leurs mines éreintées, leurs bouches avachies, les cernes blêmes de leurs yeux faisaient une scène merveilleuse (la quarantaine au lazaret), une scène merveilleuse de vice et de laideur à ce décor merveilleux de beauté.

— D’Herserange est extraordinaire !… en Borgia, je suppose, ou en Bourgeois ? continua Jean d’Alsace. Vous, vous incarnez, Feanès, un marquis de Sade idéal… mais retouché par Malthus, et trop marié. Le Prince… mais, quel costume a le Prince Skotieff… Doge ?

— Oh, c’est une chose de mon pays. Je l’ai fait arranger. C’est un… Comment appelez-vous ça ? — Il faisait de la main un geste puéril et agaçant. — Ces choses qui font avouer les gens sans aveu…

— Un bourreau ou un eunuque ? interrogea d’Alsace, équivoque. Ah ! mon Prince, ce n’est plus du travesti.

— Gardez l’eunuque et dites bourreau. Un bourreau, justement. Seriez-vous capable de le supporter ? répliqua Skotieff, moitié knout, moitié samovar. Dites, continua-t-il en se tournant vers della Robbia, quel est le prénom de ce lord Lyllian ?

— Renold, dit della Robbia. Vous verrez — s’il vient — comme il prétend évoquer certains portraits de l’autre, du grand Renolds, dont il manque — et c’est tout — une lettre à son nom. Même pâleur que les jeunes ducs de la National Gallery, des prunelles bleues pareilles, et des lèvres si rouges et si sensuelles qu’on dirait une blessure à embrasser…

La phrase du peintre se perdit dans un rêve. La musique bohémienne continuait à côté ses rythmes et ses accords. Les boys chinois emplissaient les pipes, emportaient les verres. Tout à coup, une autre musique s’éleva du canal, mêlée à des voix de chanteurs napolitains.

— C’est lui, c’est Narcisse, c’est le chevalier de la Reine, dit Jean d’Alsace. Il jeta une rose à d’Herserange : Empoisonnez-là, mon cher Consul, vous la lui offrirez de ma part.

— Pourquoi « Narcisse » ?

— Parce que l’amour des autres n’est pour lui qu’un miroir : Il y boit son baiser. Et il s’adore. Au reste, un type… Diable, si le béguin vous prend, songez à Harold Skilde. Vous seriez Talleyrand au hard labour

Un silence ; les zingaras s’étaient tus, et l’on n’entendait que les chanteurs, tout proches maintenant, musique dans la nuit douce. Le clair de lune glissa entre les rideaux. Feanès, qui avait réussi à se lever, alla vers une des fenêtres, l’ouvrit.

— C’est lui, c’est bien lui — on dirait Corah, notre belle Corah, la « Juive errante » dans Cléopâtre. Mais pour Dieu, le joli ciel ! Venez voir, ça sent Musset…

— Allons, Messieurs, vous êtes prêts ? Il a voulu se payer nos cuites. Montrons-lui qui nous sommes ! nargua Jean d’Alsace. Voici venir Son Impertinence…

Deux minutes s’écoulèrent, vides. On attendait. Puis, la tenture de damas vieil or qui masquait l’entrée de l’atelier se souleva et, le sourire aux lèvres, complètement enveloppé dans un immense manteau de soie noire, lord Lyllian parut.

La tête seule émergeait, avec une main qui retenait la soie, une main fine et maigre d’enfant, sans une bague. Lord Lyllian, plus étrange que joli, semblait quinze ans. Blond cendré, les yeux bleus petits, intelligents et cernés, le nez sensuel, moqueur aussi, à peine un léger duvet d’argent ombrait-il sa lèvre. Sur ses cheveux, un réseau d’or brillait, et deux fleurs de même pâleur, deux corolles de nénuphar, taillées comme dans une perle vivante et diaphane, encadraient son jeune front.

Il demeura un instant ainsi, sans un geste, jouissant de cette curiosité et de cette impatience comme d’un mets rare, ravi des yeux qui le fouillaient, des désirs qui le frôlaient, des tares qui le caressaient. Il souriait avec un air de faune et de sphinx…

Della Robbia s’était levé :

— Vous permettez que j’entre ? dit alors lord Renold Lyllian d’une voix chantante avec une façon juvénile et gauche d’accentuer les mots… J’ai mes gens aussi… Vous permettez ?

Et, sans attendre la réponse de son hôte, il héla et six gars bruns, velus, musqués, le cou à l’air, firent irruption en dansant tout autour de la table.

— Excusez mon retard, dit Renold, en se penchant vers le peintre qui lui nommait les convives au milieu du brouhaha produit par cette arrivée, j’avais des chanteurs, et puis une petite drôlesse qui avait l’air d’un joli potache. Je me suis laissé embrasser. Elle m’a donné à boire. Pour partir j’ai dû la battre… Je l’ai fait enfermer dans une chambre ; demain soir, si elle est plus sage, je verrai. Sans cela, je serais ici depuis longtemps…

Puis, ayant examiné :

— Qui est-ce ça ?… dit-il en désignant d’Alsace. Je connais l’homme…

— Jean d’Alsace, dit la Fistule du Sébasto. Ah, lord Lyllian, vous m’étonnez !

— Je vous étonne ? Pourquoi ? Parce que je n’ai pas couché avec lui ? Dites-le tout de suite, parole !…

Et, d’un bond, sans se dévêtir de son manteau, l’adolescent atteignit l’écrivain.

— Je suis lord Lyllian, monsieur d’Alsace. Charmé de vous voir… Nous sommes d’anciennes connaissances… Vous rappelez-vous, en Grèce ? D’ailleurs je vous ai vu et lu… Au moins, vous êtes pourri et vous le dites très élégamment… Je vous adore !

— Moi, pas encore, Monsieur, dit d’Alsace, picote ; mais ça viendra peut-être. Quel sombre costume avez-vous choisi ?…

— Vous parlez sans savoir, by Jove ! Très commode au contraire, très commode pour danser, pour pleurer, pour rire et pour aimer. Et, se tournant vers le maître de maison : Donnez-moi quelque chose to drink, voulez-vous… que je sois nerveux ce soir !

Della Robbia tendit au jeune lord du champagne et une fiole rose.

— C’est excellent, Lyllian, je vous le recommande.

Lord Lyllian fit sauter le bouchon, versa dans sa coupe le contenu entier.

— Ça va être un tremblement de terre, acquiesça M. d’Herserange hypnotisé.

Mais lord Lyllian n’y prit point garde. Comme il avait les deux mains prises, l’étoffe s’était écartée et Feanès ne put retenir une exclamation sourde…

— C’est qu’il est nu, complètement nu sous son manteau, chuchota-t-il à sa grasse épouse.

— Oh, quel bonheur ! répondit-elle naïvement, avec un râle de plaisir.

Plus loin les potins continuaient :

— Alors, vous êtes partisan de la traite des blanches ?

— Oui, mais pas de celle des blancs…

Les propos qui s’étaient tus à l’arrivée du jeune Anglais reprenaient sur toute la ligne. Les chanteurs napolitains s’étaient mêlés aux soupeurs et quelques-uns, très allumés déjà par de nombreux verres d’Asti, regardaient Mme Feanès avec des yeux scabreux…

— Que voyez-vous dans l’amour ?

— Oh, à peine un pourboire…

Une mélopée triste interrompait d’Alsace qui déjà échangeait avec Lyllian des confidences. M. d’Herserange, congestionné, rongeait ses ongles en face du lord. Feanès déboutonnait sa chemise et s’endormait. Le prince en était à sa dixième piqûre de morphine. Deux Napolitains se chatouillaient les aisselles dans un coin, derrière le prince.

Della Robbia ordonnait qu’on ouvre une fenêtre.

— Ça sent le fauve, maugréait-il.

— Laissez donc, c’est splendide ainsi ! répliquait lord Lyllian. On ne distingue plus rien, plus rien à peine… sauf les soupeurs. Je vous jure, on dirait d’un Rubens retouché par Goya… Ah ! donnez-moi donc à boire, boys, je veux faire des bêtises, être nerveux, très nerveux…

— C’est sa manie, murmura della Robbia à d’Herserange perdu dans sa torpeur.

Et il offrit un mélange d’Asti, de poivre et d’eau-de-vie — un coktail de son invention — à Lyllian enthousiasmé.

— Très bien. Après avoir bu, je danserai ! Vous allez voir ; mais réveillez-les donc ! Qu’est-ce que c’est que ces brutes-là ? Et, farceur comme un gamin, il s’approcha de Feanès écroulé sur ses coussins :

Halloah ! wake up, you beggar !…

Feanès ne bougea pas.

Sa femelle, attirée par le joli gosse qu’elle avait tout près, attachait sur Lyllian des yeux d’hallucinée. Lord Lyllian sentit brusquement ce désir et cette extase.

— Dites aux musiciens de jouer, voulez-vous ? implora-t-il câlinement vers della Robbia ; il prononçait, « voulez-vous » d’une façon irrésistible, avec des frissonnements de chat ou de barmaid, aiguisés d’une pointe mâle et volontaire. Puis, comme les zingaras préludaient sur leurs violes à un air emporté et sensuel de là-bas, soutenu par les accords sauvages, caressé par les arpèges sonores, lentement… en se rapprochant de la brune gitane jusqu’à la toucher presque, en se rapprochant de Mme Feanès dont le mari dormait si bien, lentement, avec un geste d’empereur, il dégrafa le manteau, laissa glisser la soie noire… et, pâle comme tout à l’heure le clair de lune, sa nudité radieuse apparut.

Della Robbia, Jean d’Alsace, le gros Herserange, le Prince même retinrent un cri d’admiration et de stupeur.

Et lord Lyllian complètement nu, jeune et beau comme Ganymède, lord Lyllian se mit à danser, à mimer plutôt (la musique s’y prêtait) une sorte de pas lascif, en renversant la tête, en chavirant les yeux. Ses doigts couraient au passage sur le visage de la femme, pâmée. Un collier, unique, un collier d’opales et de rubis étoilés étincelait sur sa poitrine. Deux bracelets, l’un hindou, d’or ciselé, l’autre tout rutilant de gemmes, adornaient ses minces poignets de fille. Et, à chaque pas, deux perles roses caressaient son sexe comme un ultime et troublant bijou.

Les convives abasourdis (quel toupet… quel toupet ! bavait d’Herserange) sauf d’Alsace qui appréciait, n’osaient rien dire pour ne pas éveiller Feanès.

Mais, comme lord Lyllian se baissait maintenant jusqu’à envelopper la tête de la gitane avec ses cuisses nerveuses, la femme assoiffée d’amour, de violence et de rut, oubliant tout, l’endroit et l’heure, happa le tentateur jusqu’à lui arracher un cri…

À ce cri, Feanès ouvrit les yeux.

— Nom de D… ! rugit-il. Et, subitement dégrisé, blême comme un mort, les tempes bourdonnantes, il saisit un couteau aigu, quelque part sur les dalles. Il se jeta sur lord Lyllian. Mais lord Lyllian avait prévu. Deux Napolitains, sur son ordre, barrèrent le passage et maintinrent l’homme.

— Laissez-moi, que je le crève ! hurlait Feanès.

— Ouvrez la croisée… là. Sur le canal, commanda Renold.

— Lyllian, qu’allez-vous faire ? interrogea-t-on.

— Le jeter par la fenêtre.

— Mais vous êtes saoul ?

— Mais je m’en fiche !

Et, avant que della Robbia puisse s’interposer davantage, les gaillards saisirent Feanès épouvanté, le balancèrent dans le vide, et, comme à la fin de la plus jolie comédie italienne, on entendit le mari tomber dans l’eau.

— Allez le repêcher maintenant ; et si je ne lui plais pas, j’accepte la bataille… après l’avoir lavé !… nargua lord Lyllian avec un sourire.

Puis tandis que la valetaille disparaissait, Renold, qui avait remis son manteau, se rapprocha de la femelle toute tremblante, et, d’un baiser, lui mordit les lèvres.


II

Howard Evelyn Monrose, lord Lyllian, avait vingt ans. Il était né en mars 188… à Lyllian Castle, près d’Inverary, dans le duché d’Argyll, partie sauvage et mélancolique de l’Écosse où ne vont guère que certains chasseurs de grouse épris de romantisme et de gibier. L’emplacement du domaine, qui faisait face à la chaîne du Ben Lomond, était merveilleux. Le château dominait de sa falaise de granit un lac sombre comme un lac asphaltite, environné par des forêts de sapins fuselés qui prenaient par les neiges de l’hiver l’aspect mystérieux de géants endormis… Çà et là, de la bruyère, en larges taches rosées. Lyllian Castle remontait d’ailleurs à cinq siècles, et la malheureuse reine Marie Stuart y avait, dit-on, comme dans tout château historique, cherché un vain refuge contre Darnley.

L’enfance de Renold s’était écoulée là, entre ces murs sombres sur lesquels on cherchait, malgré soi, des yeux, la silhouette de quelque guetteur moyenâgeux, en face de ces eaux ternies qui reflétaient tant de passé.

Renold n’avait presque pas connu sa mère. Son père qui avait été Lord Lieutenant, Vice-Roi d’Irelande, et qui l’avait élevé, ne lui en parlait jamais. Lady Lyllian avait dû mourir très jeune, peu de temps après avoir été en relevailles de cet enfant qui lui ressemblait par les mêmes yeux tristes et par la même apparence fragile. Il ne subsistait en souvenir d’elle qu’un portrait, qu’un portrait où elle souriait à demi, en robe noire, coiffée d’un large chapeau sombre comme les aimait Gainsborough.

Le regard évanoui, la main jouant avec un collier de perles, elle semblait bien ainsi une prisonnière de mélancolie et de beauté, une prisonnière des armes de famille qui blasonnaient le haut de la peinture, de l’horizon domanial qui bordait le tableau.

Captive ! elle l’avait été ; et son supplice avait duré jusqu’à ce que sa jeunesse et sa grâce ne vivent plus qu’en rêve. Renold se rappelait qu’une fois, pris d’un immense amour pour l’inconnue dont il sentait le cœur battre dans son cœur, il avait apporté un gros bouquet de fleurs sauvages et l’avait disposé de ses doigts juvéniles autour du cadre…

Son père était alors venu, l’avait surpris au moment où, grimpé sur une chaise, il embrassait passionnément la chère image.

— Que faites-vous là ? avait dit le lord, pâle, les doigts crispés. Allez-vous-en, Renold, je vous défends de toucher à ce portrait…

Puis, ému d’un subit accès de tendresse, il ajoutait : Embrassez-moi, mon fils ; on ne doit plus aimer, en ce monde, que les vivants !

Mais le petit s’était enfui vers la montagne, l’âme en déroute, des larmes pleins les yeux…

À part ce père, grand homme maigre aux cheveux grisonnants qui évoquait un peu Lamartine vieilli, l’enfant ne voyait personne. Le château était désert, malgré la multitude des services, malgré la valetaille, malgré les veneurs et les fauconniers qui, au moment des chasses, partaient à cheval, comme autrefois, le cor écossais à la ceinture.

La fauconnerie… De bonne heure Renold s’était senti attiré secrètement vers les cages, intéressé par les oiseaux cruels, regardant avec une joie épeurée, mêlée à de la haine, leurs serres, leurs becs, leurs yeux froids, sanglants et magnétiques. Oh, lorsqu’octobre venait et que le lac, les sapins, les montagnes se vêtaient de brumes rousses, c’était beau de les voir, une fois lâchés par les valets de chasse, piquer droit en l’air, guetter, immobiles, la proie dans l’espace glacé… puis, tout à coup, d’une seule masse tomber sur la bestiole affolée qui se débattait, pantelante, au milieu des bruyères…

Peu à peu, Renold en arrivait à comparer, à retrouver, chez les hommes qui l’entouraient, chez son père, comme chez les autres, certains traits accentués, certains profils, certains regards… Les faucons de Lyllian Castle !

Autrement, sauf aux époques de grouse, le vieux lord s’absentait d’Écosse pour voyager. Il allait aussi, soit à Windsor, soit à Osborne, présenter ses devoirs à la Reine.

Et parfois en lisant des chroniques de la Cour, l’enfant voyait le nom de son père primant les plus illustres d’Angleterre. Alors, dans la solitude, une fierté immense, un orgueil invincible le prenaient à la gorge, l’étouffaient de plaisir. Non pas le sentiment de pouvoir jouir un jour de la gloire acquise, en fossile, comme d’un emblème pétrifié : Sa jeune âme, au contraire, était remplie d’espoir et d’enthousiasme ; non ; mais il entrevoyait l’avenir ainsi qu’un champ vierge où lui aussi accumulerait de nouvelles victoires, ajouterait encore de l’honneur à l’honneur !

C’était sa seule pensée. Il deviendrait illustre par lui-même, et non par ses aïeux, car la tradition, dans une famille, n’est qu’une raison de plus pour progresser toujours. En attendant il jouait aux soldats de plomb. Malgré ses douze années, Renold Monrose aspirait à vivre !

Sa jeunesse l’impatientait. Il mêlait des puérilités à ses plus mâles désirs. Il aurait des palais, des joyaux, des statues, des tableaux, des bijoux, des armées. Sa Majesté serait fort aise de le recevoir. Et il conduirait l’Angleterre à la conquête du monde !

Dans ces moments-là, bien qu’il ne soit qu’un enfant, il n’aurait pas fait bon, pour la domesticité, de paraître lui manquer : Il avait ainsi cravaché sans scrupule un majordome impertinent.

De cette façon Renold Monrose avait atteint la puberté, beau d’une beauté étrange et perverse, de cette beauté maternelle dont il ne se doutait point, sans désir, si ce n’est l’orgueil, sans tendresse, sans passion, sans amour, au milieu de ses rêves.

Vers juillet de cette année-là, son père mourut subitement.

Joë, le vieil intendant de la famille, vint cérémonieusement un matin, clopin-clopant dans ses souliers à boucles, comme un valet de comédie, l’air plus vieux et plus triste, une dépêche à la main. Entré dans la chambre du petit Renold, il dit simplement : Lord Lyllian is dead. My Lord, let us pray — Lord Lyllian est mort, prions pour lui, Monseigneur !…

Les détails qu’on lui donna ensuite furent que son père avait — au retour de Cowes — été frappé d’une attaque au club, un soir, après avoir beaucoup bu et beaucoup joué. L’enfant eut une première révélation de vice, et l’image de son père, toujours si correct, si hautain et si calme devant lui, s’en altéra pour jamais.

Les mois qui suivirent furent, pour le petit Lord, d’une poignante mélancolie. D’abord c’était l’époque des chasses et son père y restait fidèle. Son père, malgré tout, l’aimait, le caressait parfois d’un geste distrait et distingué, lui parlait un peu. Maintenant, personne ! Et le château fut hanté d’un fantôme de plus, d’une ombre dont, la nuit, l’enfant avait peur et qui, le jour, le suivait pas à pas dans les larges corridors, sous les hautes voûtes des salles de pierre.

Un tuteur fut nommé sur ces entrefaites pour gérer le majorat ; un cousin éloigné, aperçu autrefois aux réunions intimes du Lord Lieutenant, son enragé partenaire au bridge. Ce cousin demeurait quelque part dans le comté d’Essex, au sud de l’Angleterre.

Lord Lyllian avait quelquefois décrit ce parent à son fils, comme un vieillard goutteux, entêté et égoïste.

Au surplus, Renold reçut huit jours après la mort de son père une lettre de l’Honorable comte S. H. W. Syndham l’informant de la décision testamentaire du feu lord Lyllian et l’invitant à passer, là-bas, dans ses houblonnières, à Auckland lodge, deux semaines au prochain printemps.

Il lui fallut donc rester l’automne et l’hiver à Lyllian Castle. Son père possédait bien à Londres, à Hanover square, une résidence superbe, où jadis il avait offert un bal au Prince de Galles et au régent de Brunswick. Mais Londres et son tourbillon faisaient peur à l’enfant.

Il n’y connaîtrait plus personne. Et quand on est seul dans l’existence, la solitude est d’autant plus cruelle qu’on sent la vie intense autour de soi.

Les veneurs furent dispersés ; le train de maison resta, à part ceci, le même. Les faucons demeurèrent en cage, et lorsque les brumes couvrirent une fois de plus le lac et les horizons, l’enfant, devenu le seul maître des lieux, y promena languissamment son impérial et jeune ennui.

L’ennui… La valetaille le devinait bien, l’ennui du petit Lord. On apercevait souvent sa silhouette de page blond dont seule la tête, extraordinairement pâle, se diaphanéisait au crépuscule.

Il avait encore les cheveux longs, qui lui cachaient les oreilles et entouraient son cou d’une dentelle d’or. Il conservait les habits que son père lui avait désirés : veste flottante, échancrée sur la poitrine jusqu’à découvrir la naissance du cou, du cou qui rosissait, surgi d’un large col de guipure ; culotte courte qui emprisonnait étroitement ses jambes frêles, bas de soie et souliers découverts, souliers mignons à révérence et à menuet.

Et il ressemblait ainsi, jusqu’à s’y méprendre, à un autre portrait d’ancêtre, qui songeait, appuyé sur une haute canne, feutre en tête, près de son cheval de guerre et de ses lévriers, à quelque retour des Jacobites.

Par une de ces journées grises et mélancoliques, il pénétra dans l’ancienne chambre de sa mère. Du vivant du vieux Lord, il n’avait jamais osé…

Une odeur de choses fanées, une persistante odeur de buis et de moisissure l’assaillit lorsqu’il entra. C’était une salle pareille à beaucoup d’autres, si ce n’est qu’une main féminine en avait atténué la raideur et l’arrogance. Un lit charmant, tout pâle et rose, surmonté d’un dais sculpté, occupait le centre de la pièce. De petits meubles fins qui contrastaient étrangement avec les murs tendus de damas sombre s’éparpillaient au hasard, çà et là, pareils à l’âme futile et charmante de Lady Lyllian. Et comme si tout d’un coup l’enfant avait eu conscience de son affreuse solitude, de sa faiblesse devant la vie, en face du lit où était morte celle qui l’aurait tant aimé, il éclata en sanglots.

Une musique lointaine lui parvint qui berçait ses larmes. Quelque montagnard sans doute, soufflant du cor… Oh, l’âme des choses… des chères choses inanimées…

— Maman, maman ! murmura-t-il en secouant avec désespoir sa tête blonde ; et ses jeunes lèvres qui ignoraient la caresse et les baisers, se posèrent sur la soie du lit ainsi que sur des reliques.

Il sécha ses yeux et, s’étant calmé, regarda.

Il reconnaissait l’endroit avec l’imprécision de ceux qui ne se souviennent ni du lieu, ni de l’époque, mais qui, uniquement, ont la mémoire d’un grand bonheur. Sa mère avait dû souvent s’asseoir, plus lasse que de coutume, peut-être plus résignée, sur cette bergère dont l’étoffe ancienne encadrait si bien sa mélancolie. Elle avait dû manier ces tiroirs légers en bois de rose, frivoles et faciles, sans secrets… et pourtant mystérieux.

Ses pieds menus frôlaient le tapis, et, lorsque la porte s’ouvrait pour laisser entrer lord Lyllian, quel joli sourire devait briller dans la glace pour dire : Comment va notre cher petit Renold ?

L’enfant savait que du jour où sa mère était morte, la chambre avait été fermée sur l’ordre de son père. Seul y pénétrait l’ancien secrétaire de la comtesse, chargé de conserver religieusement l’aspect de cette tombe d’amour. Car lord Lyllian avait adoré sa femme, sans du reste que celle-ci, extériorisée, déjà lointaine des émotions terrestres, paraissât y répondre.

Renold fit venir le vieil intendant.

— Jamais mon père n’est entré ici depuis que maman est morte ? demanda-t-il.

— Jamais my Lord. Jamais dans cette pièce : J’en ai seul la garde.

— Merci, répondit Renold. Laissez-moi.

 

Ainsi c’était bien vrai. Nul, sauf ce vieux serviteur dévoué, n’était venu blasphémer l’âme du passé. Car l’âme de lady Lyllian demeurait entre ces murs, mêlée aux objets familiers.

— Maman… Maman !…

Et comme Renold palpait maintenant les moindres choses, pour sentir un contact que sa mère avait senti, il ouvrit au hasard un chiffonnier en marqueterie dont les médaillons de Wedgwood bleuissaient dans l’ombre.

L’intérieur du meuble contenait une infinité de réduits minuscules que Renold découvrit, plein d’une curiosité pieuse.

Dans le premier il trouva des dentelles, dans le second des fleurs sèches et de ces rubans fanés qui semblent n’avoir jamais appartenu qu’à des fantômes… Dans un troisième tiroir, l’enfant aperçut le petit album où la morte avait, entre des dessins représentant quelques paysages des environs, noté brièvement un journal de sa vie.

Renold ouvrit le livre.

Il y avait des dates, des lignes d’une écriture fine, tremblante un peu : 17 Avril : Rien… 18 Avril : il est venu… 19 Avril : Rien… 23 Avril : Rien…

— Papa voyageait, pensa Renold.

Mais au moment de remettre l’album à sa place, il vit dans le fond de la cachette obscure un paquet de lettres. Une boucle de cheveux dans un médaillon de cristal brillait à côté de ces lettres…

— Oh, des cheveux de maman !…

Il prit vite, de peur qu’on le voie, le médaillon fragile et le paquet.

Puis il courut à la fenêtre pour regarder.

— Mais, elle était blonde, comme sur son portrait… Papa me l’a toujours dit… réfléchit Renold en examinant la boucle brune qui frisait sous le cristal.

Et le gamin hésitait… Ces lettres !… Elles lui diraient peut-être la vérité. Alors, pris d’une résolution subite, il dénoua le ruban qui retenait lettres et médaillon et jeta les papiers pêle-mêle sur une table.

Ses yeux, alors, rencontrèrent une phrase, une seule…

« Nous ferons mourir cet homme, n’est-ce pas, car je le hais… oui, ma chérie, je hais Lyllian autant que je t’adore ! »

» Ton Rowland ».

Oh, l’affreuse brûlure que ressentit Renold ! Sans comprendre encore… encore, mais avec la perception du péché, avec la sensation de ce qu’avait dû être cette haine, avec la seule audace enfin de ses quinze ans, vierge et accusateur, tout son orgueil révolté, tout son amour brisé, il prit la lettre, cherchant à lire, à expliquer, à dévoiler… « Ma maîtresse… ma bien-aimée… mon joli rêve », disait la lettre, les lettres. Et les phrases de passion qui grisent l’âme et caressent le cœur bourdonnaient aux oreilles de l’enfant avec des détails tellement précis, tellement charnels, qu’il déchira la feuille.

D’un coup la vie se révélait à lui, tout entière, avec ses luttes, avec ses mensonges, avec sa perversité. Ah ! la belle aventure !… On lui avait caché les choses, jusque-là, et son père plus qu’un autre… Son malheureux père ! Comme il l’adorait maintenant, pour son air grave et triste, qui cachait tant de souffrances… Malgré sa douleur, le lord Lieutenant avait élevé Renold en chrétien et en gentilhomme. C’était le sacrifice : L’âme de l’enfant demeurait pure…

Et voilà que sa mère détruisait cela, démolissait sa tendresse, son souvenir, ses illusions, par des lettres qu’elle avait oubliées, la malheureuse, avant de mourir !

Et si le vieux Lord les avait lues avant lui… quel écroulement !

Mais non, depuis que lady Lyllian y avait rendu le dernier soupir, personne, sauf un valet, n’était entré dans la chambre.

Renold, alors, lut une à une, devant le lac opalisé par les dernières brumes, tous les billets d’amour. Sa colère se calmait, son orgueil s’apaisait. Il se rappelait les phrases de l’album : le mot qui y revenait si souvent comme un symbole d’ennui et de désespérance… 17 avril : Rien… 18 : Il est venu… le 19 : Rien… le 20 avril : Rien encore.

Et il songeait : Voilà ce qu’est l’amour : L’attente d’un rêve !… Je ne le connais pas encore et l’on ne m’a pas murmuré les mots qui font trouver la vie plus belle, le soleil plus clair, le ciel plus léger. Mais ce doit être exquis et doux, de sentir quelqu’un tout près de soi, dont l’âme doit être votre âme, dont les yeux vous sourient lorsqu’ils croisent vos yeux et dont les doigts, au passage, caressent, comme des oiseaux, en frôlements tièdes !…

En même temps qu’un désir de tendresse infinie, une bonne pitié lui venait pour cette femme, pour cette mère, pour sa maman, à lui. Après tout, dans la vie, les mères initient leur fils d’une parole, et ce sont les seules qui, en la leur disant, ne les font point rougir. Il savait maintenant, et ses rêves avaient un but, son ennui avait une cause…

Renold Howard Evelyn Monrose, lord Lyllian, attendait l’amour !


III

Quinze ans, comme c’est joli, comme c’est frais, comme cela chante ! On espère l’amour sans savoir ce que c’est, simplement parce qu’on l’a lu dans un livre, parce qu’on l’a rêvé dans son cœur. La puberté s’éveille, frisson charmant, pareil à un printemps de fleurs, fleurs écloses dans les yeux plus humides et plus languissants, dans les gestes plus souples et plus caresseurs, dans la voix dont les accents disent le désir, la prière, le besoin de possession.

Ainsi lord Lyllian grandissait dans le vieux manoir de Lyllian Castle, en Écosse, par les soirs d’automne, où le lac frileux brillait dans les brumes. Jusque-là, ainsi qu’il est conté dans la légende de Narcisse, il avait vécu en grâce et en beauté sans jamais se mirer dans l’eau des fontaines ; mais depuis le jour où les lettres de sa mère avaient tout révélé, d’étranges visions hantaient son sommeil.

Ce n’était plus le souffle égal, les menottes closes de l’enfant endormi près des anges… Le sang travaillait en même temps que le cerveau. Des chansons inconnues berçaient ses nuits, des chansons où revenaient les phrases qu’il avait lues : Mon bien-aimé, mon chéri, mon esclave, mon amour…

Parfois il se réveillait, encore frissonnant d’une caresse. Habilement il faisait jouer la lumière sur son corps blond et s’assurait qu’il était seul. Une fois ainsi, il sauta de son lit, courut devant une grande psyché qui luisait dans l’ombre, illumina la pièce, laissa tomber sa chemise fine, et moitié dans un sourire et moitié dans un songe il se regarda avec curiosité.

Debout, son corps juvénile irradiait la chambre. La chair aux transparences roses, depuis le cou aux minceurs charmantes jusqu’aux jarrets élancés et nerveux, avait des timidités de vierge et des provocations de beauté. Il se trouvait gentil ainsi, gentil tout plein (il disait lovely), si bien que, réveillé de son sommeil, grisé par sa jeunesse et par sa nudité, caressant de ses doigts agiles son ventre fuselé, il donna un baiser au miroir comme il l’eut fait à lui-même.

Peu à peu ses visions se précisèrent et se précisèrent ses caresses. Il connut d’intuition les premiers émois, les premiers élans, les premiers spasmes. Et sa passion grandit, solitaire et maniaque.

Maintenant, dans tous les miroirs et dans toutes les glaces il se regardait en passant comme on voit un ami, comme on rit à un frère. Ses yeux du bleu des campanules se cernaient d’ombres mauves. Lorsqu’il partit au printemps pour une semaine chez l’Honorable Syndham, la nouveauté du paysage, la présence du vieillard qui l’intimidait, et puis, — faut-il l’avouer — une fatigue momentanée de soi, enrayèrent son vice et lui redonnèrent des couleurs. Mais bientôt, aussi monotone qu’avant et aussi sauvage, sa vie habituelle reprit. Son tuteur — très brave homme au fond — lui ayant permis toutes ses fantaisies, il fit un soir entrer au château des musiciens qui passaient dans le pays. Toute une grande heure il écouta leurs chansons, remué par un frisson nouveau, guidé par une envie nouvelle.

Il les regardait avidement ; on avait assuré qu’ils étaient de Bohème et que bohémiens étaient leurs chants et leurs guitares. Du reste, leur peau cuivrée, leurs longs cheveux noirs, la résonnance aiguë de leur voix prouvaient leur origine lointaine. Un d’entre eux surtout, un enfant de l’âge de Renold, maigre à faire pitié, avec dans sa figure de squelette des yeux profonds qui brûlaient… Il mimait des danses barbares et voluptueuses, avec, par instants, un râle ou une plainte.

Ils partirent comme ils étaient venus, par la grande route ; lord Lyllian se sentit plus seul et plus triste, sans ami, et s’épuisa jusqu’au jour de stériles caresses.

Tant qu’avec les froides soirées de décembre, la toux le prit, une petit toux sèche qui, au passage, lui déchirait la poitrine. Un médecin fut mandé et le tuteur fut averti. Par extraordinaire, il se dérangea de ses terres et vint soigner l’enfant. Le docteur comprit de suite la cause de la maladie, déclara, au reste, que ce ne serait rien, mais qu’on distraie le noble petit seigneur.

Et on l’essaya.

D’abord il y avait les châtelains du voisinage à qui l’Honorable comte Syndham présenta son pupille. Des réunions furent organisées, des tennis parties, des picknicks, des promenades en voiture et à cheval.

L’un des plus proches voisins de Lyllian Castle, M. J. E. Playfair, très riche industriel de Glascow, fit des bassesses pour attirer Renold. Il avait une fille de quatorze ans, lord Lyllian en ayant seize bientôt, et comptait sur sa fortune à lui et sur sa beauté à elle afin de préparer les choses. Edith Playfair prenait le charme ambigu de toutes les jeunes Anglaises en robe courte, à longues boucles qu’a célébrées Greenaway. Et bientôt ce furent pour Edith et Renold, qu’on avait présentés gravement l’un à l’autre, l’occasion de jeux interminables où lord Lyllian, plus mâle et plus dominateur, échangeait des sourires avec l’amie-bébé.

Entre ces amoureux dont l’un avait l’aspect d’un page et l’autre d’une poupée, cela se borna un certain temps à du babillage et à des moqueries. Puis, par un jour humide de juin, où l’odeur des foins fraîchement coupés aromatisait l’ombre, pendant un cache-cache avec d’autres petits voisins, ils se trouvèrent en face l’un de l’autre, dans une grange, les yeux étrangement luisants. Sans rien dire, avec leurs seuls regards de gamins vicieux, ils s’approchèrent, elle toute rose, lui un peu tremblant. Un craquement les fit haleter. Puis, comme personne ne venait et que les cris des joueurs retentissaient dans l’éloignement :

— Edith, dit le petit en lui prenant la main, Edith, voulez-vous m’embrasser…

Et, avant qu’elle eût pu s’enfuir, il lui mit les deux bras au cou et frôla la joue de la petite fille. Un émoi délicieux le parcourut pendant qu’Edith lui rendait sa caresse. Dans le silence, leurs cœurs battaient, leurs souffles fiévreux se mêlaient. Alors Renold se dégagea, ferma la porte, revint à pas de loup.

— Encore !… chanta-t-il avec un sourire.

Alors ils glissèrent sur le foin parfumé, leurs mains curieuses se cherchèrent tandis que lui la chatouillait du bout des lèvres. Bientôt les gestes se précisèrent, ils se débattirent dans une lutte charmante ; soudain elle poussa un cri, un tout petit cri suivi d’un râle d’amour et de plaisir. Et lorsqu’ils sortirent de la grange, beaux tous deux des cernures de la fièvre, Edith et Renold revinrent vers le château, lentement, comme s’ils ne s’étaient pas encore avoués leur précoce tendresse.

Sans qu’on ait jamais su pourquoi, — le père avait-il eu des soupçons ? le départ était-il réel ? — J. E. Playfair partit à huit jours de là, accompagné de sa fille.

Et lord Lyllian resta plus névrosé que jamais.

À ce moment survint à Swingmore chez le duc de Cardiff (un autre des proches voisins de campagne) l’écrivain Harold Skilde qui déjà étonnait Londres et Paris par son talent, par ses goûts et par ses frasques. Après de longs voyages en Italie et en Grèce, où il avait recueilli comme un adorateur et comme un poète les mythes des religions païennes d’autrefois, il était rentré dans son pays, hanté par le souvenir de ce qu’il avait vu et aimé.

Assez grand, gros, peu distingué de sa personne, il avait dans la figure la plus ordinaire du monde des yeux d’une mobilité singulière qui vous fouillaient au passage. Un nez en bec d’aigle contrastait avec sa bouche épaisse, aux lèvres rasées. De longs cheveux faisaient de ce bonhomme qui aurait pu avoir l’air d’un domestique, une sorte d’empereur romain devenu journaliste.

Les premiers articles accueillis favorablement par les jeunes revues n’avaient eu tout d’abord qu’un succès restreint auprès d’une élite. Puis vint l’approbation de certains artistes art nouveau, de Burne Jones, en particulier, qui s’inspira d’une des proses du poète pour un tableau retentissant. Harold Skilde, assez modeste, se vit sur le chemin du succès. La tristesse mystérieuse de ses contes où revenaient les descriptions très aiguës de certaines amours, l’au-delà de ses rêves, le charme ambigu de ses héros, conquirent petit à petit ce peuple dont Byron fut l’enfant gâté.

Et lorsque trois années avant sa visite en Écosse, le Prince of Wales’ Theatre avait représenté de lui deux actes intitulés « Lysis », l’opinion avait applaudi tant aux sentiments exquis qu’y s’y révélaient qu’au talent magistral de l’auteur. Dès lors Harold Skilde connaissait la gloire. Avec une perversion de favori, grisé par les louanges qui le célébraient à l’envi, il lança à son public défi sur défi. Et ce fut « le portrait de Miriam Green »… Défi sur défi ; peine inutile. Chaque essor nouveau lui était un nouveau triomphe.

Pourtant il sentait ce triomphe précaire basé sur le snobisme et sur le sadisme de ses contemporains. Il écrivit coup sur coup les pièces les plus osées, les articles les plus bizarres.

Il souffrait dans sa conscience d’artiste et jouissait en même temps de voir tant d’hypocrisie mêlée à son succès. Ses livres se vendaient en Amérique et en Angleterre à un tel nombre de milles qu’il se fit bâtir près d’Oxford un palais en marbre rose, unique et délicieuse reproduction du temple à Paestum. Recherché par toute l’aristocratie du royaume, il répondit à ses fêtes par des fêtes plus belles encore. Des soupers furent servis chez lui qui dataient d’Héliogobale. Non content de célébrer Adonis, il prêcha d’exemple, et vécut, entouré d’amants reconnus. Son vice le divinisait et la toquade aidant, la vieille duchesse de Farnborough, pour plaisanter sur ses manières d’Augustule, (grandeur contre nature) appelait Skilde le dernier postiche de César.

La police, en admiration, laissait faire. D’ailleurs la mode sévissait et lorsqu’on vit l’ « Antinoüs », le yacht de Skilde, descendre la rivière un beau soir de régates, avec un équipage inquiétant de jeunes esclaves, de jeunes esclaves blonds, couronnés de fleurs à la manière attique, lorsqu’on vit l’écrivain, trônant parmi ses disciples et ses admirateurs, sacrifier d’un baiser à la beauté de Daphnis, on salua avec enthousiasme le nouveau Shakespeare.

Lord Lyllian d’ailleurs n’avait que vaguement entendu parler de Harold Skilde.

À peine un coup d’œil sur les journaux lui avait-il révélé un nom très tôt oublié. Sa jeune curiosité n’était pas encore éveillée par la littérature, et ses yeux jolis se fermaient vite sur un livre peu ouvert. Ce fut donc une présentation en règle que celle où le duc de Cardiff désigna avec son insouciance habituelle l’artiste au jeune homme.

Harold Skilde caressa lord Lyllian d’un regard admirateur, auquel le Lord ne prit pas garde… — qu’était-ce qu’un poète pour lui ? — Puis, après les préliminaires obligés, Harold Skilde parla et ils dînèrent côte à côte.

Renold fut vite charmé de l’esprit et des réparties de son voisin, de ce je ne sais quoi d’enjôleur qui, entre deux rosseries, lui disait clairement qu’on aimait sa beauté. Bref, l’écrivain lui ayant manifesté le désir de visiter Lyllian Castle et ses lacs, le gamin, avec une gravité extraordinaire, l’y invita.

Quand Harold Skilde vint le surlendemain, lord Lyllian le reçut avec la grâce enjouée d’une jolie petite fille. Il lui montra le domaine ; puis ils rentrèrent tous deux… et comme la nuit était venue :

— Voulez-vous rester ce soir au château ? demanda Lyllian à Skilde.

Et Skilde accepta, ravi de l’hôte et du paysage.

Après le repas, dans la haute salle où jadis son père le regardait avec des yeux mélancoliques et blasés, Renold proposa une promenade au bord du lac, malgré la nuit… Il y a des fantômes qui rôdent, à ce qu’il paraît, autour des vieilles maisons. La mienne est assez ancienne pour en avoir beaucoup… Venez les voir.

Ils partirent : La nuit brumeuse laissait percer ses nuées par les constellations froides de décembre. Jamais le poète ne s’était senti plus ému et plus passionné.

Dévoilant son âme à cette jeune âme ignorante et délaissée, il interrogea très doucement Renold sur son enfance et sur sa vie. Sa voix chantait dans l’ombre, son cœur tremblait sur ses lèvres. Et Skilde, qui déjà ne croyait plus à rien des choses de la vie, pour qui l’amour n’était qu’un caprice d’épiderme depuis longtemps initiée, Skilde comprit qu’il aimait cet enfant.

Passion si forte et si récente, qu’il demeura tout d’abord silencieux, après se l’être découverte. Il était évident que lord Lyllian ne soupçonnait rien, et qu’un mot trop exact, qu’une allusion trop directe allait bouleverser l’adolescent, l’étonner, l’interdire, peut-être lui faire peur ; en tous cas lui révéler de si mystérieuses souffrances, de si coupables abandons !…

Skilde sentait cela. Pourtant, comme il l’aimait ! Non, le sentiment qui l’agitait n’était pas le désir bas et profane, le besoin de possession vite lassé, ni même le luxe élégant de corrompre. Cet enfant, cet orphelin, malgré sa fortune, à cause de son nom, deviendrait le jeune compagnon d’apothéose et de gloire… à qui il apprendrait peu à peu à lire dans les cœurs ainsi qu’on lit dans les astres !

Éducateur, lui, Skilde ? Hé parbleu. Dans ce sens là ? Oui. Plaise aux mufles et aux imbéciles de lui en faire un crime… Il s’en parerait comme d’une vanité.

Ainsi en vinrent-ils aux confidences, quand le dialogue reprit. Renold laissa entrevoir sa solitude, son abandon plus cruel avec le luxe qui l’entourait, son ennui… son ennui d’être jeune et de ne pas encore vivre.

— Mais c’est le spleen ! mais il faut guérir ça, Monseigneur, par des caresses, plaisanta Skilde. Amusez-vous ! À quoi, au juste ? Ah, tenez, amusez-vous à jouer la comédie. C’est, croyez-moi, la meilleure façon de se préparer à aller dans le monde.

— Jouer la comédie ? Comme les vrais acteurs, sur de vrais théâtres ?

Et Lyllian qui, jusqu’à présent, avait assisté en tout a deux féeries, ouvrit des yeux surpris et rieurs.

— Du reste, vous avez beaucoup de dispositions. Vous êtes (pardon, vous avez l’air) coquet comme un marié, pervers comme un démon et joli comme un ange… Excusez-moi, je ne savais point…

Renold, en effet, l’avait arrêté d’un geste.

— Soit, j’accepte vos conseils, pour quand la comédie ? reprenait-il vite.

Et l’on décida incontinent d’en informer le duc de Cardiff, de lever le ban et l’arrière-ban du voisinage, de fixer une date. On s’arrêta au jour de l’an. Quant à la pièce, Skilde s’en occuperait…

Et ce soir-là ils rentrèrent sans que le tentateur ait osé davantage.

 

Huit jours après, Skilde revenait avec la pièce.

Il s’y était attelé sans trêve, le cœur pétillant d’espoir, grisé par le souvenir de ce jeune page dont l’impertinence de mousquetaire et l’élégance de grand seigneur l’avait plus troublé que les boys de Regent Street ou que les bambini de Messine.

— Je vais vous lire la comédie, vous permettez, monsieur Chéri ?

Et, sans que Lyllian s’en offusquât davantage, amusé du reste, Skilde lui joua, tant il avait le don d’évoquer avec un mot et avec un geste, Skilde lui joua les trois actes de son « Narcisse ».

Lyllian applaudit. Le soir tombait en face d’eux sur les hautes montagnes, et des fenêtres on découvrait le lac inondé de vapeurs roses. Toute l’Écosse romantique et divinisée palpitait dans ce coin perdu. C’était avec Ivanhoë et Marie Stuart l’incantation de princesses tristes enfermées dans des tours, de bergers nomades soufflant du cor, de bruyères et d’eaux tranquilles. Et pourtant il avait suffi d’une minute pour transformer le décor de brume en décor de soleil et pour y faire apparaître, ainsi qu’une radieuse aurore, la douceur blonde d’un paysage grec.

— Très joli votre Narcisse, affirma Lyllian, les oreilles encore chantantes des rimes et des mots.

— Et vous l’incarneriez comme si vous-même ressuscité aviez été le fils des nymphes. Vous me parliez l’autre soir de certaines fois où tout seul, et triste de l’être, vous embrassiez votre ombre qui tremblait dans les glaces : Soyez Narcisse…

— Je veux bien ; mais je serai très maladroit, je vous en préviens… À quelle date la sérénade ? ajouta Renold avec un sourire. — Pour le jour de l’an ? Mais oui… C’est convenu…

— Quant aux autres rôles, je vais les distribuer aux environs. Tenez… Lady Cragson sera ravie de brûler les planches avec vous, et puis qui encore… ?

— Edith Playfair est trop loin ! soupira le petit Lord.

— Edith quoi ?

— Rien, une ancienne petite amie… à moi. À propos, continua-t-il, comme Harold Skilde prenait congé, de qui est-elle, la pièce ?

— De moi, dit simplement l’écrivain en regardant Lyllian qui lui tendait la main.

— Comment, de vous ? Pourquoi ne me le disiez-vous ? C’est très bien, Skilde, elle est merveilleuse, votre pièce. Oh, quel bonheur, quelle surprise aussi !

— Oui, je l’ai composée et finie en une semaine. Vaille que vaille, excusez-moi.

— Mais qui a pu vous inspirer tant ?… Vous travaillez comme un Dieu !

— Comme quelqu’un qui vous aime… murmura Skilde, ne songeant plus qu’à lui-même, oubliant tout ; Et, ce disant, il saisit le jeune homme avec une douceur et avec une force inimaginables, puis, avant que Renold ait pu l’en empêcher, il se pencha sur lui, en embrassant son cou flexible et tiède qui sentait bon le lait.


IV

La semaine tant convoitée, la dernière semaine de l’année arriva.

À Lyllian Castle tout était en désordre. Le jeune homme, campé devant les miroirs, répétait son rôle comme un fou et il s’était tellement identifié avec Narcisse que ses yeux du bleu des lacs lointains étaient meurtris de son inquiétant amour. On devait jouer la pièce à Swingmore, chez le duc de Cardiff, qui, racontait-on, avait improvisé une salle de spectacle charmante. Le Duc avait d’ailleurs invité lord Lyllian et les autres interprètes à venir passer la dite semaine chez lui et lorsque Renold descendit les marches du large perron de marbre et dit adieu à son domaine pour monter en voiture, il aurait dédaigné le roi son cousin.

Il fut reçu à Swingmore par Cardiff lui-même, célèbre à cause de sa ressemblance avec le Prince de Galles. Le Duc, qui avait épousé une princesse du sang, s’en montrait particulièrement fier et ne se donnait même pas la peine de contredire certains bruits désavantageux qui couraient sur ses origines.

Il se montra infiniment aimable pour l’enfant, et ses instincts de Borgia furent satisfaits lorsqu’il surprit les regards de Skilde à lord Lyllian. Il affectait le vice au plus haut point, mais craignait par dessus tout de mourir en état de péché. Aussi allait-il très régulièrement à l’église et se donnait-il pour le protecteur de toutes les saintes âmes de la région.

On montra à Renold le théâtre édifié dans l’orangerie avec un goût exquis. On le présenta à la Duchesse, très hautaine et très vieux tableau, avec des dents jaunes comme ses perles de famille ; puis à ses futurs camarades de scène.

Il y avait là lady Cragson, idéalement belle et dont les malheurs de ménage étaient publics. Lord Cragson avait entretenu royalement Mabel Reid, l’étoile d’Earls Court. Lui qui, jusque-là, s’était montré pour toutes ses fredaines d’une infidélité exemplaire, s’était laissé prendre par l’écuyère, tant et si bien, que le patrimoine y avait passé. Depuis, la séparation obtenue à grand’peine, il vivait tout juste d’une pension alimentaire que lui servait sa femme, car lady Cragson, faible et résignée, l’aimait toujours. N’ayant jamais eu d’enfant elle gardait dans son cœur une tendresse inexprimée et toujours en éveil. Et ses beaux yeux soumis en gardaient un chagrin caché. Elle parlait, comme on sanglote, avec des larmes dans la voix. Éperdument éprise de poésie et de musique, elle se distrayait par le chant et par les vers… Pauvre lady Cragson, malheureuse en ménage !

Puis il y avait Mr et Mrs Well, de Kinton (Massachussets), deux jeunes Américains colossalement riches qui, lassés de la vie de New-York et de New-port avec les parades sur la Fifth avenue, les soupers chez Sherry, les dîners au Waldorf étaient venus promener leur spleen et leur milliard au hasard de la vieille Europe.

Elle, blonde, menue, avec un air enfantin et effarouché, avait fait deux fois le tour du monde, une excursion, affirmait-elle en montrant ses quenottes blanches. Lui, un géant, taillé pour la lutte et pour la pauvreté, encore plus étonné que sa femme d’être riche et de ne rien faire. Au reste, un esprit blasé de toutes les émotions, avec un estomac dégoûté de toutes les cuisines. Il durait, il ne vivait pas. Et, cependant, accumulait, car c’était sa passion. Et puis le moyen de dépenser vingt millions de rente ! D’être un oisif, passe, mais il fallait sembler faire quelque chose, et beaucoup de choses. Ainsi pratiquait-il tous les sports, tous les plaisirs et tous les ennuis. Il chassait, pêchait, ramait, jouait au Golf et au Tennis comme un enragé, possédait quatre automobiles, deux écuries de course, en était à son cinquième dirigeable, dressait les chevaux en liberté, et jouait la comédie. D’ailleurs, sa femme et lui gardaient de leur tour du monde l’air perpétuel d’être en voyage.

Il y avait encore Percy Cardwell Blonton, le fils cadet de Sir Richard Blonton, le richissime brasseur de la cité, dont les propriétés étaient situées à quatre milles de là. Percy Cardwell, l’habitué du Prince’s et du Saint-James, Percy que l’on rencontrait à 10 heures du soir dînant en frac au Carlton ou chez Delmonico, l’orchidée à la boutonnière, le monocle vissé dans l’œil, pour faire comme Chamberlain, le petit arriviste, et qui, après cela, passait ses nuits à courir les bouges en compagnie de Skilde ou du pianiste Spilka — juste pour voir, — comme il disait.

D’autres invités tirant le grouse complétaient la liste.

Les répétitions commencèrent aussitôt et Skilde, tout en ne ménageant pas les conseils, fut charmé des dispositions réelles du jeune homme. Renold avec une aisance surprenante, évoluait sur la scène dans sa tunique transparente de demi-dieu sans que la révélation de sa beauté juvénile put lui causer la moindre honte ou le moindre embarras. Et lorsque, les répétitions finies, il allait se dévêtir dans une petite salle, aménagée spécialement pour lui, il laissait avec coquetterie glisser ses mousselines à terre, adornant de gestes savants et doux son corps harmonieux. Il restait immobile en face d’une psyché qui reflétait son sourire, une psyché pareille un peu à celle de chez lui, et regardait ardemment le jeune page très moqueur et très séduisant campé devant ses yeux.

La veille du jour de l’an, comme il s’abandonnait ainsi à d’exquises joies, on frappa un coup léger à la porte qui cédait. Skilde entra avant que, dans sa surprise, Renold eut pu se couvrir ou crier. Un grand frisson l’envahit et des baisers jusqu’alors inconnus le mordirent de la nuque au talon. Quand il reprit ses sens, Skilde était parti. Renold Monrose, lord Lyllian, s’était laissé violer comme une jolie femme…

Il n’en garda pas autrement rancune à Harold Skilde, car le lendemain il joua comme un second Garrick. Il eut dans le rôle tendre et mystérieux de Narcisse tant de naturel et de jeunesse, dans le dialogue avec la nymphe où celle-ci lui avoue son misérable et torturant amour tant de délicatesse et de pudeur, que les plus prévenus l’applaudirent à la fin du premier acte.

Et lorsque, dans la scène au bord de la fontaine, il eut reconnu son évidente beauté, au point de s’embrasser lui-même, la salle entière, transportée, lui fit une ovation. Tout ému, tenant dans sa petite main un rameau de myrte antique, il s’avança pour saluer. Des roses tombèrent à ses pieds. C’était l’hommage de l’auteur. Revenu dans sa loge, il reçut à nouveau les compliments universels. Sans s’être donné la peine de quitter son peplum angelisé de déesse, lady Cragson vint le féliciter, en le regardant de ses éternels grands yeux tristes. Le duc de Cardiff le remercia chaudement et ajouta que la Duchesse avait daigné lui porter intérêt.

Harold Skilde arriva enfin à l’instant où tous parlaient. Il s’excusa, ayant quelques observations à mêler à ses louanges, dit-il, soutenu par le regard approbateur et vicieux du vieux Duc.

— La seule chose que vous ayez manqué, commença-t-il dès que tous furent partis, et vous auriez eu un succès complet, la seule chose que vous ayez manqué ce fut votre baiser…

— À qui ?

— À vous-même, quand vous étiez penché sur la rivière, à voir dans l’eau le reflet de vos yeux.

— Vraiment, comment donc est-ce qu’on s’embrasse alors ?

Harold Skilde, sans répondre, prit la fine tête qui lui souriait d’un ton narquois. Un instant, il prit plaisir à sentir palpiter le petit corps tiède si bien créé pour les caresses, puis, avec son ardeur affolée, il couvrit le cou douillet, les oreilles menues et roses, les joues ambrées et les lèvres qui s’offraient, de câlineries passionnées tandis que, frissonnant de fièvre et de plaisir, lord Lyllian, cambré devant la glace, se regardait pâlir — ravissant de perversité, d’ironie et d’amour.

 

Le soir du même jour, comme, délicieusement las, Renold, vêtu de sa légère chemise, allait se mettre au lit, une voix féminine à moitié étouffée par la peur demanda : Puis-je entrer ? Il ouvrit la porte. C’était lady Cragson.

— Oh, pardonnez-moi ; je ne sais pas ce que je fais ! Je suis folle, en vérité…

Elle se rapprocha du jeune garçon très beau dans la pénombre avec ses yeux clairs voilés de cils de velours.

— Pardonnez-moi, dit-elle… je vous aime…

— Chut, répondit-il, en lui fermant les lèvres.

Et comme il pensait à toutes sortes de folies romanesques et charmantes, lord Lyllian, vierge à moitié, l’aima plus que Skilde cette nuit-là…

 

Maintenant il ne se passait pas de semaine sans que Harold Skilde, lady Cragson et d’autres voisins ne vinssent à Lyllian Castle visiter Renold. On organisait un peu partout des fêtes et des rendez-vous, si bien qu’on aurait juré la présence du diable dans ce diable de pays.

Lord Lyllian se transformait rapidement au contact de tant d’émotions nouvelles. Il était à l’âge où les garçons changent de nature et d’idées — choyé par les uns, critiqué par les autres — il réunissait en effet tout pour réussir — il devint vite un enfant gâté. Sa réserve et sa modestie d’autrefois disparurent. Son sourire aussi, son jeune et naïf sourire des premières années. Skilde, indépendamment de cela, lui pénétrait l’esprit de mille paradoxes qu’il développait triomphalement avec sa faconde habituelle. Son âme de viveur blasé rejaillit sur lord Lyllian qui devint ainsi blasé sans presque avoir vécu.

Certaines fois, frissonnant de mysticisme et d’art, l’écrivain emmenait son jeune ami dans de longues courses à travers les montagnes, lui révélait la sérénité majestueuse d’un sommet, la douceur tranquille d’une rivière, la religion des crépuscules… la beauté calme de la terre, puis ils revenaient, les yeux pleins du vertige des altitudes.

Ils s’asseyaient dans une des hautes salles du manoir, Skilde penché sur un livre, près d’une lampe voilée, Renold dans la pénombre, hanté d’espoir et de souvenir. Et Skilde lui lisait les poètes immortels. Lyllian connut aussi Shakespeare le magnifique, l’acariâtre Pope, Milton si résigné… Il entendit chanter les rythmes dont Byron s’enfiévra, dont Tennyson s’enivra. Et tantôt aussi c’était Sheridan qui passait avec un éclat de rire, Swift avec un sermon, Dickens avec une larme. Mais certaines fois le jeu changeait et devenait plus grave. Spirituel comme un oisif à idées, n’ayant gardé du passé qu’une passade, éperdument dédaigneux des hommes et de leurs préjugés, Harold Skilde parlait à bâtons rompus. Il disait sa haine des hypocrites et des tartuffes, puis en profitait pour tout oser avec une bravoure pantagruélique ; il disait aussi son admiration pour la nature et pour ses œuvres, mais finissait par admirer sans réserve beaucoup trop de choses.

Si bien que l’enfant pris dans ce tourbillon, éveillé au souffle puissant des grands poètes, charmé par l’esprit ingénieux de celui-là, se modela sur Skilde comme une cire sur du fer.

Harold Skilde n’avait rencontré jusque-là que des petits bonshommes plus à vendre qu’à aimer — le vice anglais. Il avait ressenti pour lord Lyllian une passion très étrange et toute nouvelle, et qui plaisait à son orgueil. Le nom de son jeune ami, sa fortune, sa race, mieux encore que sa beauté, son intelligence aussi l’avaient de prime abord exaspéré. Puis, chez cet homme incapable d’aimer en apparence, l’amour s’était déclaré fougueux, absolu, dominateur. Il voulut faire de Lyllian sa créature. Et Lyllian s’y soumit, ou parut s’y soumettre. Il voulut lui donner une éducation de cabotin et de cocotte. Bientôt Lyllian fut les deux : Il parut sur la scène dans des rôles de femme. Il joua la courtisane grecque et la cascadeuse moderne. Il s’enthousiasma pour la France à cause du Moulin-Rouge et pour Paris à cause du Boulevard. Et dans sa vie habituelle, confondant ce qu’il fallait dire avec le geste à faire, il devint un parfait petit Delobelle, égoïste et menteur.

Cinq mois s’étaient écoulés de cette façon.

L’hiver avait succédé à l’automne, le printemps avait chassé l’hiver. Un matin, Harold Skilde entra nonchalamment dans le boudoir du petit Lord, un livre à la main.

— Mon dernier roman « Isis » ; il vous est dédié, Ganymède… Lyllian prit le bouquin, le feuilleta et, au hasard des pages, lut une description si frappante et si juste qu’il ne put s’empêcher de pâlir.

— Mais… C’est moi dont vous parlez, ici…

— Mais oui, c’est vous… quel succès, Monseigneur, quand tous ces mufles vont vous reconnaître. Ah, je vais m’en payer de jolies histoires de masques !

— C’est très mal, monsieur Skilde, observa Lyllian, vous ne devez pas agir ainsi.

— Et pourquoi ?

— Parce que je n’appartiens à personne sinon à moi-même et que vous m’avez volé. Oui, vous m’avez volé, tout, ma nature, ma silhouette, mes pensées, mon âme ! Que diriez-vous de quelqu’un qui forcerait un meuble, avide de fouiller les tiroirs, d’en arracher les secrets, les lettres, les parfums, les dentelles et qui se promènerait ensuite avec ses trophées au poing ?… Or, à tort ou à raison vous m’avez amené à avouer mes plus intimes rêves, mes souvenirs d’enfant, mes désirs de jeune homme. Vous me laissiez croire que c’était par intérêt, pour me calmer, pour me garer, pour me guérir ?…

— Et je vous ai garé et je vous ai guéri. Ma parole, vous avez pris la chose au tragique ! Je vous ai garé et je vous ai guéri… et puis… — c’est vrai — j’ai fait un livre ! Pour nous, les littérateurs, la vie est un perpétuel champ de bataille où, aussi curieux, aussi dévoués quelquefois que les médecins, nous épions, pour les soigner, les malades et les mourants. Vous étiez malade quoique tout jeune. Vous m’intéressiez plus qu’un autre à cause de cela même. J’ai fait mon devoir envers vous et je vous ai montré ma reconnaissance par la consécration d’une œuvre nouvelle…

— Oui… Vous avez fait un livre !… Ah, la jolie raison… Les affaires sont les affaires, n’est-ce pas ? Vous ne voyez que le métier partout… Je suis jeune, en effet, comme vous le dites, mais j’ai vécu assez pour être dégoûté par ce que je vois. Une œuvre nouvelle ! Vous voilà ragaillardis, messieurs les poètes. On a pendu les détrousseurs de grand chemin : on salue les détrousseurs d’âme. Un échantillon psychologique vous plaît ? Prenez-le donc. Étalez ses tares exagérées, ses plaies à défaut de ses qualités. Portraiturez un homme ou une femme d’une façon si saisissante que tous et toutes les reconnaissent, et quand leur infamie aura été publique, lorsqu’ils seront démasqués et dévastés, vous, vous deviendrez un héros, un grand homme !… Répétez-moi donc que vous m’aimez maintenant, répétez-le donc, mon brave ? Oui, vous m’aimez… pour l’écrire plus tard, vous m’aimez pour la description future, aussi froidement que si vous composiez un rôle !… Au reste, mon cher, continua lord Lyllian dans un sarcasme, je suis meilleur comédien que vous !…

— Comédie ou tragédie, peu m’importe ! Maintenant je vous ai là, dans ces pages ; votre petite personne impertinente et gracieuse danse au milieu de ces griffonnages noirs comme si elle était harcelée de mouches vivantes qui l’ont vaincue… Vous êtes à moi, soumettez-vous. Et, pour vous consoler, cher monsieur qui n’êtes pas mon amant, je vais vous proposer une grande chose…

— Et laquelle ?

— Un voyage…

— Loin ?

— En Grèce. Un voyage dans la lumineuse et nonchalante Grèce. Nous irons de Cyclade en Cyclade, de souvenir en souvenir. Venez, fuyons ces pays d’ombre et de fumée où l’on ne respire ni azur ni clarté. Ah, mon pauvre enfant, à qui j’ai dévoilé la vie ! Tant de mystère et tant d’idéal se mêlait à ma passion que je croyais ne pas faire de mal en vous initiant à mon mélancolique amour. Maintenant, de vous sentir ici, en proie à toutes les tentations, à toutes les tristesses, à tous les remords, face à face avec l’ombre, cela m’effraye et me déroute. Puisque vous êtes, vous-même, comme une image vivante des dieux abolis, des mythes disparus, puisque j’ai cru retrouver en vous ce que j’adore en rêve, venez, quittons les terres brumeuses où jamais Adonis n’a vécu.

Allons vers le soleil chaste, vers l’orient triomphal, vers l’orient voluptueux et clair, illuminé d’or ! Je regardais, tout à l’heure, le ciel d’avril, le pauvre ciel d’Écosse, si pâle qu’il n’a pas encore entr’ouvert les bourgeons. Là-bas, tout s’éveille et tout chante. !

C’est une ardente résurrection. Et vous savez qu’il y fleurit une plante plus splendide qu’ailleurs. Seule la Grèce la possède : la gloire.

Vous verrez les ruines exiguës des vieux temples emplir le monde de leurs naufrages de marbre. La terre que vous foulerez a donné le jour à Socrate et à Sophocle, à Eschyle et à Euripide. Les abeilles d’or qui lutinent les lauriers-roses, ont autrefois voltigé sur les lèvres de Platon. Un peu rastaquouères, les descendants… Mais nous vivrons du passé, nous nous griserons d’histoire, nous reverrons les légendes, les légendes seront nos sœurs. Nous rencontrerons des chanteurs sur la route, des chanteurs dont la voix vibre encore au ciel. En passant, à Venise, ce sera Musset ; en longeant Cérigo, Chopin pleurera son rêve, plus loin ce sera la muse errante de Byron.

Oh, dites, avec vous, mon bien-aimé, partir pour la Grèce blonde, pour la Grèce héroïque et fabuleuse… pour les Îles de luxure où l’on voudrait mourir…


V

« Je crains bien de faire mal en vous écrivant, quoique la distance où je reste de vous, Renold, me soit une excuse comme elle m’est une souffrance. Vous rappelez-vous encore une gamine que vous avez connue gamin, dont vous trouviez les yeux jolis sans oser le lui dire : Edith ? J’ai gardé tous ces souvenirs-là et d’autres. Seulement Edith est devenue tout à fait une grande personne et ne joue plus avec ses poupées. Comme j’ignore où vous êtes et ce que vous devenez, j’écris ces lignes à la grâce de Dieu ; je les envoie à la bonne aventure. J’attendrai, sans l’espérer trop, une réponse de vous. Voici mon adresse. J’ai suivi mon père en Espagne. Et c’est une illusion que me donne le soleil, de croire que près de lui je ne suis pas trop loin de vous… »

Sur le quai de Naples où le paquebot venait de faire escale, Renold palpait fiévreusement l’enveloppe, toute souillée par les timbres postaux, l’enveloppe qui avait voyagé si longtemps pour le retrouver. Elle portait en effet la marque de son passage à Lyllian Castle où elle avait été primitivement adressée, puis à Londres, où la maison de Hanover Square l’avait renvoyée à Marseille et de Marseille à Naples. L’écriture fine de la jeune fille, détrempée par l’humidité, datait d’une quinzaine déjà, et ce fut une impression toute particulière que celle ressentie par Renold à la pensée lointaine de la petite amie d’autrefois… Ainsi donc elle se rappelait… la jolie Edith aux douces lèvres !

Harold Skilde s’était éloigné un instant pendant que Renold décachetait ses lettres. Il revenait triomphant suivi d’un ragazzo minuscule et brun qui traînait un immense panier d’oranges de Sicile. Il vit lord Lyllian pensif, ému délicieusement par ces lignes inattendues, et, jaloux sans qu’il daignât l’avouer, s’approcha ;

— Des billets doux, pas mal ? je suppose…

— Oui, mais pas de votre sexe.

— C’est plus grave !

— Et mieux écrit.

— Vous êtes, mon cher petit…

— D’une parfaite égalité de mauvaise humeur…

Skilde, résigné, remonta à bord déposer ses oranges, puis repartit, l’escale étant de 24 heures, revoir ses chères églises et surtout — si possible — sa délicieuse Île de Capri que lui et Supp, le grand industriel allemand, aimaient si fort.

Renold le vit s’éloigner. Il demeura seul au milieu de la foule bourdonnante des facchini et des mendiants qui tournaient autour de lui en lui offrant des poulpes cuites, des grenades, des oranges, des cartes postales avec des cris aigus. Il les renvoya d’un geste lassé. Oh ! rester seul avec elle… comme autrefois.

Un grand dégoût lui vint de sa vie actuelle, un grand désir d’en finir et de recommencer mieux. Rester seul avec elle… lui parler, lui écrire, l’âme transfigurée par cette ville merveilleuse que le soleil de décembre revêtait de mousselines pâles, d’améthystes voilées !

Alors, sans y prendre garde, comme en extase, il se souvint de la dernière phrase de la lettre : C’est une illusion que me donne le soleil de croire que près de lui je ne suis pas trop loin de vous…

Doux et candide aveu de jeune fille qui, pour ne pas lui dire qu’elle l’aimait, lui rappelait le temps, lointain déjà, où il l’avait aimée… comme un gamin.

Edith ! Par elle, le bonheur lui faisait signe peut-être, et peut-être aussi leurs destinées à tous les deux. Quels jolis rêves ne réaliseraient-ils pas, ces princes qui n’avaient pas vingt ans ? Ils n’avaient fait que s’entrevoir, et d’un même geste avaient uni leurs lèvres. — Aimer Edith — rejoindre Edith — oui, le devoir, le salut étaient de ce côté-là ! Il ne penserait plus qu’à elle et chasserait de son esprit toute mauvaise pensée. Adieu les rêves malsains, les grâces alanguies, les stances efféminées et caressantes qu’il chantait à son corps ! Désormais, il serait le mâle, le joli petit mâle nerveux et dominateur. Et, lorsque l’âge serait venu de dire sérieusement ses caprices…

Hélas ! Comme lord Lyllian s’était avancé de quelques pas, il aperçut, fragile et triste, son image dans le reflet d’une glace quelconque. Quelle pitié ! Il considéra son corps trop élancé de collégien, sa petite tête impertinente et pâle, aux yeux sensuels, tellement cernés ! Pas une ombre blonde autour des lèvres qui, parfois, découvraient, dans un demi-sourire, des dents menues de jeune chien… Être un mâle, lui, avec cette silhouette ? Allons donc — et il crut entendre la voix stridente de Skilde — « le bon Dieu lui-même aurait hésité… »

Alors, un peu déçu, mais acceptant son sort — puisqu’il n’était pas celui de tout le monde — lord Lyllian prit le Corso qui montait vers la ville, en se cachant un peu pour embrasser la lettre.


VI

« Mais oui, mademoiselle Edith, mais oui, ma bien-aimée, je l’ai reçue, votre lettre… Devinez où ? à votre tour de me regarder de loin avec vos jolis yeux inquiets ? Vous ne devinez pas ? Donnez-moi vos lèvres, nous sommes des voisins au soleil ! Hélas ! je vous en dis trop : je n’avoue presque rien. Et pourtant quelle surprise !… Enfin, c’est à Naples qu’on m’a remis votre papier. Je l’ai reconnu tout de suite comme si depuis longtemps je savais le recevoir. J’étais sur le quai, le paquebot arrivé à peine, en escale d’une nuit. Le soleil se fanait. J’ai dû lire comme un myope, les yeux si près de la mince écriture, qu’à la fin, c’est en baisers que je l’ai parcourue. Oh ! cela m’a fait si chaud au cœur, j’étais si seul, voyez-vous, jusque-là ! Merci de votre jeune souvenir, merci de votre fidèle amitié.

Amitié ? M’aimez-vous seulement ? Rien que pour autrefois… car vous m’aimiez autrefois, dans le foin parfumé, où nous jouions à cache-cache. Vous avez laissé vos poupées, me dites-vous ? J’aurais été si gentiment la vôtre ! Mais en étourdi que je suis, je parle, je parle sans vous raconter mes histoires. Et Dieu sait si j’en aurais à raconter !

D’abord celle de mon voyage. Je vais en Grèce, en Orient, là-bas. Vous êtes-vous jamais figuré la Grèce, petite amie ? Des lauriers-roses et des bucoliques, un jardin tout en fleurs où muserait Théocrite. Platon, d’un geste blanc, montre à ses disciples les bosquets d’Academos, Aristophane se moque du vieil Homère qui chante : au loin luit la mer Égée, l’Acropole dresse sa gloire au soleil… en face de l’Olympe tout frissonnant des dieux.

C’est ainsi qu’arrivé à Malte, où je laisserai ces lignes, je me représente cette terre lumineuse et douce.

Des phrases en pâte d’Italie, dirait cette bonne peste de M. Skilde dont vous ne connaîtrez jamais que la mauvaise réputation. C’est mon compagnon de voyage. Il écrit et il empêche les autres de parler. C’est un monopole de rosserie. Je vous adore. Savez-vous qu’après la lecture de votre petit mot je me souviens être parti visiter la ville qui baignait dans un crépuscule d’or et d’argent mystiques ? Oh ! les parfums mélangés de fleurs, de fruits, de caresse et de femmes ! J’étais très énervé. J’avais aussi un peu de peine. Je pensais à darling Edith. Vous me croirez si vous voulez ou même vous ne me croirez point : au passage, les jolies Napolitaines me regardaient (je suis fat) et dans chaque sourire j’évoquais votre sourire ! (je suis fou). Tout cela si grisant et si mystérieux que j’étais debout le lendemain, à l’aube, pour revoir la ville, saluer Naples encore endormie.

Le bateau est parti, dans la brume poudrée d’azur et de soleil. L’amphithéâtre formé par la cité prenait dans l’indécision du matin l’aspect d’un cirque immense, de marbre nu, dressé en face de la mer. Le dominant de son panache cendré, le Vésuve reflétait sa masse sur le golfe. Capri, que nous avons longée, nous suivait avec ses villas langoureuses et ses bois d’orangers. Ah petite, cruelle aimée, comme j’aurais meurtri vos beaux yeux sous mes lèvres… Mais je n’ai plus le désir ni la fièvre d’en écrire davantage. J’ai sous les yeux constamment la vision claire du sillage qui m’emporte loin de vous, la vision de ces vaguelettes blanches qui nous séparent sous le même ciel. Peut-être que j’essaierai de revenir par l’Espagne. Au revoir, ma mie bébé, adieu, ma mie joujou. Aimez-moi comme on aime quand on s’est bien aimé. »

 

Renold était monté par les petites rues étroites et caillouteuses de la Valette, bordées de maisons à l’italienne, ou des quelques merveilleux palais qui subsistent encore du temps des chevaliers. Il avait déposé sa lettre en se cachant presque, poursuivi de près ou de loin par Harold Skilde. Maintenant il respirait, et avec la joie d’un écolier qui fait école buissonnière, admirait la fête du soleil dans ce matin maltais.

Il était parvenu au sommet de la ville et dominait la baie lumineuse du port où les navires en partance laissaient flotter des fumées bleues. Un bruit métallique et sonore montait de l’arsenal. Des drapeaux flottaient sur les toits des édifices, des drapeaux étoilés de la croix de Saint-Georges. Un parfum déjà d’Orient, une lasciveté heureuse baignaient l’horizon, la mer, la ville. Longeant le post-office où il s’était arrêté, une avenue fleurie comme une terrasse avec de larges palmiers verts découvrait une vue ravissante. Lyllian suivit son parapet de marbre, et, s’accoudant, s’amusa à découvrir les rues qu’il avait parcourues dans la ville basse, les quais, les môles près desquels son paquebot faisait escale.

Il évoqua Harold Skilde, l’insistance presque délicieuse — l’écrivain avait tant de charme dans la voix et dans les yeux, — l’insistance avec laquelle il l’avait prié de l’accompagner. Ils en parlaient depuis si longtemps, depuis Marseille et depuis Naples, de cette Malte merveilleuse ! N’était-elle pas d’un autre âge, chimérique par ses héros, sainte par ses martyrs ?

Les soirs à la coupée, mollement étendus sur les rockings, ils l’avaient tant rêvée, avec son escorte de paladins et de forbans, de chevaliers et de janissaires ! Mais Lyllian, une fois arrivé, ne s’était plus juré qu’une chose : Porter lui-même sa lettre à Edith, s’échapper, se recueillir, penser à la chère petite absente. Et Skilde, connaissant son caractère d’enfant gâté, n’avait pas insisté…

Il faisait tiède et doux. Tout autour de la Valette, les jardins bigarrés qui garnissaient les collines avaient l’air de grands lézards sur un mur oriental. Des bois d’orangers, des cèdres, des myrtes et des bosquets énivrants de lauriers-roses escaladaient la colline, jusqu’aux pieds du jeune homme. Un bruit menu de sabots le fit se retourner. Dans la lumière, une paysanne passa, juchée sur un minuscule ânon gris qui disparaissait sous deux hottes de grenades. La fille était jolie, avec des yeux immenses qui souriaient paresseusement. Un fichu bariolé pointait sur sa tête, encadrant son visage brun et ses oreilles auxquelles pendaient deux longues agrafes d’or. Un caraco de toile rouge et un tablier aux broderies fanées sur une jupe d’indienne la rendaient désirable malgré cette écorce fruste, comme un beau fruit sauvage.

Lyllian la regarda passer, tranquille sur son âne ; il la regarda aussi longtemps que ses yeux purent l’apercevoir, parcourant sans hâte l’avenue toute en fleurs. Lorsqu’elle eut disparu au tournant de la route, il eut un soupir — désir, regret, lassitude, qu’importe ? — et pour la seconde fois un dégoût lui vint de sa vie et de sa jeunesse gâchées en d’inutiles et malsaines curiosités. Pour se distraire et chasser les idées qui le hantaient, il reprit la promenade maintenant gourmée et silencieuse. Des gamins presque nus qui jouaient à saute-mouton lui coururent dans les jambes. Et le « get away boys ! » que leur jeta dédaigneusement le petit Lord, inspira aux garnements une terreur salutaire et à Lyllian la satisfaction d’une autorité bien gardée.

Le soleil brillait maintenant de tout son éclat et des lueurs phosphorescentes dansaient sur la mer. Malgré la saison, un air ensommeillé et lourd planait. Un orage prochain, un vent venu d’Afrique accablaient les hommes et les choses. Lyllian était arrivé au but de sa promenade. Les balustres blancs s’arrêtaient là.

Plus loin les jardins ouvraient à tout venant leurs sentiers ombreux, leurs abris calmes entre les vieux murs hérissés de cactus. Il eut brusquement le désir enfantin de les traverser, de redescendre ainsi vers le port et, sautant par dessus une haie d’églantiers et d’aloès, il se trouva dans les bois d’oranger. Oh la senteur grisante et légère à la fois, l’arôme de soleil et de caresse qui flottait entre les branches sombres piquées de fruits d’or ! au passage, Lyllian en cueillait, ému profondément par la fraîcheur du feuillage. Des insectes bourdonnaient et, par endroits, la lumière du ciel bleu marbrait les herbes.

Lyllian ralentit son pas. Des sèves coulaient de ces arbres. À quoi bon les quitter, revenir vers la ville, vers le port dont il distinguait les rumeurs, vers la vie, vers Skilde, vers la réalité de son voyage qui l’entraînait en Orient et loin d’Edith… Edith aussi devait aimer venir sous les bois d’oranger. En quelque Séville bruyante de cloches et de sonnailles, en quelque Barcelone dorée, en quelque Grenade mauresque et aux blancs moucharabiehs, elle pensait à lui, parlait à Lyllian dans les mystères d’un jardin…

Et, s’asseyant sur le gazon tiède, protégé et bercé par un dôme frissonnant d’ombre et d’odeur, lord Lyllian, oublieux de l’heure, se mit à rêver… et s’endormit dans ses rêves, câlinement…

 

Lorsqu’il se réveilla, la tête lourde des senteurs respirées en dormant, le soir tombait sur la colline et sur la mer. On ne distinguait plus le port que confusément, pareil, avec ses feux multicolores, à un reptile ocellé de lueurs. — De longues blessures roses ensanglantaient le couchant et la brume cachait déjà les horizons. Lyllian découvrit les premières étoiles pâles, dans un ciel de plus en plus sombre. Il se secoua, descendit le petit sentier broussailleux entre deux haies d’orangers et fut bientôt aux premières maisons de la ville basse et sur les quais. En arrivant à bord il fut reçu par un narquois : « Tiens, comment vous portez-vous » ? de Harold Skilde.

— J’ai dormi là-haut, sous les orangers.

— Pour la nuit, j’espère ? Vous savez qu’on ne part que demain à 9 heures. Pas de charbon, on se brosse les soutes ! Allons nous chauffer ailleurs… J’ai trouvé un birbante superbe qui veut bien nous servir de guide. Il nous mènera aux bons endroits.

— Puisque ce sont là vos menus plaisirs…

Après le dîner, le birbante annoncé se présenta. Grand gaillard barbu, du teint olivâtre des Maltais, parfait gentilhomme de manières au reste, si ce n’avait été des diamants compromettants à la cravate et aux doigts.

— Il m’a promis des placements de tout repos. Le reste, c’est pour la garnison.

D’un air entendu le Maltais leur faisait signe. Ils le suivirent, traversèrent un dédale de rues montantes et descendantes, en dos d’âne et en espalier, puis s’arrêtèrent enfin à une maison d’aspect quelconque.

— C’est ici, Excellenza. Veuillez entrer.

Ils enfilèrent un long corridor étroit, dont l’obscurité puante était bien de couleur et d’odeur locale. Brusquement, un jet de lumière, une table blanche, une famille en train de manger la soupe, la soupe qui fumait au milieu des couverts. Le père, cheveux blancs, — tout à fait une tête à poser les Dieu-le-Père, se leva de la meilleure grâce du monde. Il désigna sa femme opulente et fardée, l’aïeule qui essuyait ses lunettes d’un air résigné, deux jeunes filles dont la dernière avait douze ans, un petit gas aux yeux frisés qui sourit aux arrivants, et, d’un geste impérial :

— Choisis, très noble étranger, ma maison est à toi.

— Pension de famille ! siffla Skilde, amusé…

— Vous pouvez prendre qui vous plaira, appuyait le birbante, l’air très protecteur.

Et, passant autour de la table, il chatouillait l’une, encourageait l’autre.

Lord Lyllian restait muet. La matrone détacha une rose artificielle qui ornait ses cheveux gras, la jeta vers le jeune homme. Mais Renold n’y prit pas garde, laissa la fleur tomber sur le tapis. Alors Skilde s’approcha du guide :

— Je prends la petite et son frère. Mais tu viendras aussi !

Le vieux, prévenu par le birbante, acquiesça, faisant son prix. Puis, au moment où tous disparaissaient vers les chambres discrètes, il arrêta Skilde mystérieusement.

— Elle est vierge, dit-il, en désignant sa fille ; ne l’aime pas trop fort !


VII

Deux jours après ils débarquèrent au Pirée.

Ainsi l’avait voulu Lyllian qui réservait pour plus tard le fameux tour de Cyclade en Cyclade. Le bateau dépassait avec Cerigo, le souvenir renaissant de Cythère. Cythère… Maintenant ce n’était qu’un îlot désert, rongé par les vagues, brûlé par le soleil ; comme une douleur immense planait sur cet écueil. Adieu, les rives enchantées où l’imagination des poètes et l’enchantement des peintres s’étaient plu à placer le triomphe de l’amour. Plus d’idylles, ni d’églogues au son des fifres et des tambours, plus de chants joyeux, plus de bacchantes couronnées d’or, plus de macédoniennes souriantes pour danser, plus de parfums brûlant leurs aromes bleus sur des trépieds de bronze, plus de mystère, plus de baisers ! Les cortèges extravagants et majestueux s’étaient évanouis. Il ne restait sur tout cela que la mélancolie des choses mortes.

Athènes produisit à Lyllian et à Skilde une impression semblable. Du moins le premier jour. Ils visitèrent, par un temps gris, le Parthénon, les ruines du temple de la Victoire, les ruines du Stade. Les pierres augustes, dorées par le soleil, semblaient se ternir sur cet horizon de brumes. Et pourtant de si puissantes renommées avaient vécu entre ces étroites enceintes de marbre, qu’une impression de stupeur et d’envoûtement saisit l’écrivain et le jeune homme. Le lendemain et les jours suivants ils se séparèrent, goûtant ce charme infini qu’on a dans les voyages à découvrir pour soi, égoïstement, des trésors. Ils ne se voyaient plus qu’aux heures obligées où dans le grand hall vitré de l’hôtel ils prenaient leurs repas à une table commune. Un soir, Harold Skilde revint très agité, en faisant des gestes enthousiasmés :

— Une surprise pour vous, my Lord, si vous daignez vous y prêter…

— Dites, mon cher.

— D’abord lady Cragson, divorcée complètement. Elle viendra demain vous voir.

— Ah bah !

— Elle est au Pirée, sur son yacht, avec un tas d’amis, notamment Jean d’Alsace que je vous présenterai. Ensuite…

— Deux surprises alors ?

— Oui, chérissime. Je disais… Ah, oui !… Ensuite pour recevoir et pour fêter lady Cragson de façon heureuse, j’ai improvisé une heure de musique, de poésie et de danse au clair de lune. Vous serez l’Adonis rêvé des mythologies païennes. On aura pour vous distraire des bacchantes jolies à souhait. J’ai trouvé des gamins qui seront vos esclaves, et nous composerons ainsi un triomphe où les mythes les plus étranges, les plus beaux et les plus doux seront évoqués d’un geste. Lady Cragson vous admirera et peut-être faillirez-vous… Elle vous verra aussi nu que dans son lit, aussi ardent que sur ses lèvres. Moi, en dilettante, je muserai ; accepté… ?

— Accepté, oui et non… hasardait Lyllian d’une voix lassée. Où ça aura-t-il lieu ? Quand ? Il faut le clair de lune. Et puis les gens se mêlent de tout. S’ils allaient créer un scandale ? Et les témoins et le reste ?…

Mais Harold Skilde décidait Renold. La scène se passerait, sur la côte, dans un des plus beaux jardins avoisinant le Pirée. Le décor aurait pour fond les colonnes écroulées d’un ancien temple à Zeus, pour plafond le ciel immense tout constellé d’étoiles et, sauf les rares élus qui assisteraient au triomphe, ils n’auraient pour témoins que les vagues. D’ailleurs… en Grèce, la maison mère !… Ensuite, songez donc, les costumes, les répétitions, la mise au point des danses et des mimes… Et puis Jean d’Alsace et lady Cragson !

 

Les choses ayant été ainsi organisées, pendant deux semaines il y eut un redoublement d’activité, de fièvre et de répétitions. Et le soir prévu arriva :

 

La lune se levait dans une apothéose, inondant de lueurs mystiques, comme de reflets tremblants d’opale, la mer qui léchait le bas des rochers, les jardins bleus et les maisons blanches qui tranchaient sur le velours lointain des horizons.

Le décor était bien celui que Skilde avait prédit, étrange par cette nuit claire, avec son abondance de fleurs et d’étoiles, charmant par la douceur d’un ciel oriental avec ses brises chargées de parfum. Les ruines du temple à Zeus, environnées de myrthes et de lauriers, évoquaient les religions antiques, génératrices de chefs-d’œuvre.

Et le silence planait sur tout cela, une immobilité hiératique, que seuls troublaient la plainte des vagues et le bruissement du vent dans les feuilles.

Tout à coup un pipeau préluda et la nuit fut remplie d’harmonie et de caresse. Puis une autre flûte répondit, et c’était, dans ces bois, l’évocation des idylles passées, la douceur des églogues où vivaient les bergers. Puis un arpège plus lointain encore, et bientôt, fusant de chaque bosquet embaumé, se mêlant aux senteurs aromatiques et grisantes de cette flore déjà d’Asie, un accord unique s’éleva, de bruits d’ailes et de voix humaines : la prière chantante d’Adonis…

Alors, brusques comme la victoire, des buccins sonnèrent, des trompettes joyeuses retentirent : le signal du cortège. De tous les points du parc, derrière les ruines colorées d’aurore, au milieu des orangers, des lauriers, des oliviers et des myrthes une acclamation retentit, mêlée aux feux des torches, aux flammes des bengales.

Et le cortège s’avança.

Précédé de danseuses de Lesbos, souples, brunes et lascives, aux gorgerins ciselés de perles, de danseuses qui se renversaient en frappant leurs cymbales, un vieillard marchait, la tête couronnée d’un laurier vert dont les baies rouges ensanglantaient ses cheveux, et ses épaules étaient couvertes d’une robe de pourpre pareille à celle d’un Bacchus indien.

Derrière lui, un négrillon tenait horizontalement, comme une patène à libations, une longue crosse de cèdre rose serrée par un lacet d’or. Entourant le vieillard de leurs jeux et de leurs cris, de petits esclaves sarmates, éphèbes aux yeux agrandis de khol, aux ongles teintés de bleu, échangeaient entre eux des caresses et des regards, des adorations et des baisers. Certains portaient de lourdes guirlandes de lys, qu’ils effeuillaient au passage d’un geste nonchalant.

Et leurs pieds nus se posaient moins sur la terre que sur une moisson de pétales, nacrés comme leur chair. D’autres, le torse cambré tenaient au-dessus de leurs têtes des coupes d’argent où brûlaient des essences… Et fleurs et parfums laissaient flotter leur âme légère autour du pavois nacré, où, parmi les mousselines tremblantes, les soies fastueuses et les broderies d’or reposait, langoureux et pâle, lord Lyllian, dans la nudité des dieux.

Des satyres, des nymphes, des éphèbes et des vierges se poursuivaient en mêlant leurs voix ; un enfantin Mercure, échappé de l’Olympe, brandissait fragilement son caducée ; des poètes de quinze ans balançaient près du triomphateur des encensoirs ciselés et lui dédiaient des hymnes.

Et le cortège continuait sa marche lente à travers le parc orné d’arbres inutiles et superbes, atteignait les rives bleues de la mer, puis, remontant vers la route, s’arrêtait devant les ruines du temple à Zeus.

Alors Lyllian, transfiguré, descendit de son trône. Serti de joyaux comme une idole précieuse, les mains couvertes de lourdes bagues, une ceinture orfévrée ceignant ses reins et couvrant son sexe, il gravit les marches de marbre, les marches écroulées qui jadis avaient été baisées par les lèvres des adorateurs.

Il découvrit son corps cambré aux regards de la foule, tendit les bras comme pour la bénir et s’offrit, vivant, à sa ferveur… Un râle unique sortit de toutes les poitrines, souleva toutes les têtes.

Mystérieusement, les feux s’étaient éloignés et, formant autour d’Adonis une couronne de lumière, de tous les points du parc, des ombres commencèrent à se mouvoir, à marcher vers les ruines. Les rares élus qui assistaient à la scène tremblaient avec les autres d’admiration et de désir. La blonde lady Cragson, malheureuse en ménage, dardait sur Lyllian des regards éperdus. Jean d’Alsace se rongeait les ongles et rossait : « La viande de ces dames est avancée ». La princesse Krapouchkine, vicieuse comme une almée malgré sa tête de grenouille obèse, lorgnait sans un mot, détaillant avec la tranquillité des connaisseurs l’admirable plastique du jeune Anglais.

Et comme Harold Skilde faisait valoir le décor, l’instant inoubliable, lady Cragson se pencha vers lui. — « Est-ce que nous ne pouvons pas le voir de tout près ? »

Après un rire affirmatif de Skilde, lady Cragson s’élançait, longeant le sentier qui montait vers le temple. Les vierges, les éphèbes, les satyres et les nymphes entouraient maintenant la colonnade écroulée et jetaient des parfums et des fleurs. La tiède nuit de Grèce flottait sur tout cela et la brise marine apportait des lointaines Cyclades des aromes enivrants et doux. La musique des pipeaux auxquels répondaient les lyres jouait encore, en sourdine. Et Lyllian plus immobile, plus hiératique que jamais regardait avec des yeux énigmatiques le ciel comme un amant.

Soudain une forme noire apparut, rompant la ligne claire du cortège. C’était lady Cragson. Avec l’assurance des timides poussés à bout, elle gravit les degrés de marbre, atteignit l’endroit d’où Adonis souriait toujours, sans voir… Avant qu’on eût pu l’en empêcher, elle se jeta aux genoux du gamin ravissant.

— Je t’aime, dit-elle, très bas et très vite, je te veux… toi tout entier, tes jambes fines et ton torse souple comme un collier… je veux t’avoir comme je t’ai eu !…

Mais lui demeurait muet ainsi qu’une statue… elle l’embrassait maintenant à pleines lèvres, étreignait ses pieds frêles, ses chevilles nacrées, ses cuisses nerveuses, son ventre d’adolescent que l’ombre à peine tachait de blond… « Je te veux… » répétait-elle d’une voix blanche et ardente à la fois !

Les figurants, avec la complaisance ordinaire à leur race, avaient repris leurs danses et leurs jeux.

Cependant l’immobilité de Lyllian lui donnait un aspect étrange, presqu’effrayant… Cette femme vautrée sur son corps, cette tourbe d’adorateurs à gages, le décor grandiose, impressionnaient comme un chef-d’œuvre artificiel qu’on ne retrouvera plus.

« Je te veux, je t’aime », répétait la suppliante. Les éphèbes à présent se prosternaient devant l’adolescent et lui offraient en sacrifice ultime un agneau qu’ils égorgeaient avec un long glaive de fer. Le sang jaillit sur le marbre, éclaboussant la poitrine de Renold.

Lady Cragson, hallucinée, recula… « Tu ne veux pas de moi… ? Tu ne m’aimes pas ? Dites Renold, vous ne m’aimez plus… ? Je n’avais plus que toi au monde… Je rêvais à toi comme on rêve à Dieu !… Au moins donne-moi tes lèvres… un seul et long baiser !… »

Là-bas, cachés, les autres regardaient, haletants…

— Laissez, murmura d’Alsace, c’est très imprévu…

— Un seul et long baiser !… Elle voulut l’entourer, le caresser, gagner sa bouche. Mais d’un geste, abandonnant son immobilité, lord Lyllian la repoussa, et si fort, qu’elle faillit s’abattre sur la pierre.

Alors, pâle comme une morte, les cheveux défaits, des larmes pleins les yeux, de ces larmes qui ne s’étanchent plus, elle demeura un instant étourdie et sans comprendre… Les paillettes de sa robe étincelaient aux torches… Puis, tout à coup, elle saisit le couteau. Et d’un coup net elle s’ouvrit la poitrine.

Des cris d’horreur s’élevèrent, suivis de la débandade affolée de tous ces mercenaires qui avaient peur.

Lyllian s’était jeté sur la blessée, arrachait les tulles, les dentelles, tâchait de panser la plaie, d’arrêter le sang. Harold Skilde, Jean d’Alsace, arrivaient en courant. La princesse Krapouchkine, soufflant comme un phoque, gémissait avec un accent caviar : Aussi, c’était fatal, on ne laisse pas faire ces choses là… L’obscurité complète succédait aux illuminations. Des torches fumaient, à demi éteintes dans l’herbe. Skilde en saisit une, en ranima la flamme et distingua lady Cragson couchée au pied d’un laurier dont les branches embaumaient. Elle agonisait avec un sourire mélancolique et douloureux.

Skilde découvrit la poitrine ensanglantée. Rien à faire. Le pouls se ralentissait de seconde en seconde. Un bruit de gouttière accompagnait la respiration. Lyllian embrassait la femme inerte… « Mais oui, je t’aimais… Tout à l’heure, je t’ai refusé mes lèvres parce que les étoiles me parlaient… Maintenant je te les donne pour toujours… »

— Pour toujours ? balbutia-t-elle, heureuse…

— C’est épouvantable, appuyait Skilde, on ne peut pas la laisser comme ça ! Il fallait qu’elle soit folle ! Et tous ces ruffians partis ! Elle va passer d’un moment à l’autre… Allons chercher du secours !

— J’y vais aussi, dit la Princesse.

Ils partirent ; Leurs pas s’éloignèrent, grinçant sur le gravier du chemin. Puis le silence… La nuit…

 

— Comme c’était beau, comme c’était exquis la fête de tout à l’heure, râlait lady Cragson, haletante. Te souviens-tu ? Il y a longtemps… la fête… Ah, oui, la fête…

Renold, atterré, revoyait maintenant le cortège fastueux, les moindres détails, les musiques, les lumières qui l’avaient grisé. Où était-ce maintenant ? Il avait suffi d’un geste, pour que tout disparut ; Oh, ce désert, cette ombre, ce silence !

Comme c’était beau, continuait-elle en le caressant de ses yeux d’esclave. — Quelle volupté ! Nous irons loin, bien loin… en voyage… la retrouver… pour nous aimer… n’est-ce pas ?… toujours !

Un flot de sang l’étouffa. Elle retomba dans les bras de Lyllian. Elle était morte.


VIII

La représentation de Drury Lane venait de finir. Ellen Sherry avait remporté un succès d’estime avec The Gay Parisienne, adaptation assez médiocre d’une pièce française plusieurs fois centenaire. Les portes de sortie regorgeaient d’une foule compacte ; les femmes, frileusement enveloppées de fourrures, ou de manteaux clairs, cherchaient leur valet de pied et montaient en voiture ; les hommes partaient avec un cigare aux lèvres, prendre l’air vers Piccadilly.

De petits gamins, les cheveux jaunes, le nez sale, noyés dans de vieilles vestes trop grandes pour eux, criaient les journaux du soir. Des cabbies rasaient le trottoir boueux et claquaient du fouet en offrant leur voiture. Les derniers omnibus bondés de gens emmitouflés passaient dans le brouillard. Des réclames lumineuses luisaient sur les toits. Et entre deux policemen une ivrognesse titubait, superbement couverte d’un chapeau à plumes et hurlait : « John Brown’s baby bas a pimple on his back… on his back !… »

Lord Lyllian, lord Carnavagh et George Elliott Fitz Roy qui venaient de quitter le perron de Drury Lane faillirent se cogner contre elle.

— Quel vieux pudding ! maugréa Renold en se rangeant. Avec tout ça où allons-nous ? Cette Sherry était assommante. Quelle drôle d’idée lorsqu’on a joué du Shakespeare toute sa vie entière, de vouloir, sur le retour, faire des folies. Il faut bien vieillir !

— Il faut bien vivre, disait Fitz Roy. Le père Duncan en est fou depuis qu’elle montre ses chevilles, qu’elle minaude mal et qu’elle chante faux.

— Elle m’a creusé. Allons souper au Carlton, voulez-vous ?

— Pas encore, répliquait lord Carnavagh. Quelle âme de dyspepsique vous avez ! Trop jeune, chérubin. Tenez, si nous allions voir chez la Yarmouth ? Vous savez qu’elle a complètement changé d’installation. Sur les conseils du fameux Skilde elle a abandonné les fumeries d’opium. Elle donne maintenant des séances à l’éther et au chloroforme. Un de mes amis de l’Indian Civil service m’en a dit des merveilles. Pièces discrètes, sofas moelleux, petites Indiennes jolies comme à Ceylan… Du reste, il suffit que Skilde…

— Vous êtes un de ses disciples fervents ? ricana Fitz Roy. Si ça vous dure comme à Lyllian.

— Moi, mon cher, s’écriait Lyllian, je n’y ai eu aucun mérite. Je l’ai quitté parce que j’ai eu, grâce à lui, des histoires abracadabrantes en Grèce. Mon voyage s’est terminé en queue de boudin. Tant pis pour moi, tant mieux pour lui : Du reste, figurez-vous qu’il m’écrit, que je lui réponds et que, malgré ça, nous sommes brouillés à mort.

— À mort… depuis lady Cragson ?

— Taisez-vous, vous ratez vos sorties. Ses lettres sont délicieuses. Il m’y raconte des bêtises avec la plus jolie insouciance du monde. Je vous en lirai peut-être un de ces soirs. Je lui retourne des phrases faites comme par un notaire, qui ne disent rien et qui veulent tout dire. Alors il s’excite, et j’augmente mon recueil…

— Mais comment est advenue votre brouille ? hasardait Carnavagh.

— Oh, très simple, des choses de femme… là-bas, du côté d’Athènes. Scènes le lendemain, cris, giffles, malédictions, il a eu la délicate attention de vouloir m’empoisonner (c’est le chemin, dites, pour aller chez Yarmouth ?)

— Vous empoisonner ?

— Un rien, deux pilules qu’il avait échangées — quinine ou atropine. Malheureusement, j’ai laissé tomber le grain dans mon verre, l’eau s’est décomposée, je n’ai pas bu… Enfin, comme je vous le disais tout à l’heure, si j’ai rompu avec lui je n’y ai eu aucun mérite. D’ailleurs, il s’affiche trop cela finira mal. Regardez cette pauvresse aux cheveux roux, de beaux yeux verts, by Jove… on dirait des émeraudes…

— Elle vous regarde, désirez-vous ?

— Oh, non, cela suffit. Mais j’aime ces yeux qui se donnent, ces désirs qui s’avouent. Je comprendrais…

— Attention, encore des pochards.

— Rien, un départ pour Silène… Je comprendrais un pays où les gens qui se veulent par un beau soir tiède ou par une sale nuit brumeuse comme celle-ci, se le proposeraient sans vergogne. Je te veux, tu me veux. Ça va-t-y ?… On pourrait répondre, ça ne va pas… Titre : La mutuelle du matelas…

— Eh bien, complimentait Fitz Roy, il y a beaucoup de gens qui ont leurs statues dans les villes du royaume et qui n’ont pas fait cette découverte-là. Invention géniale de l’altruisme le plus manifeste, une dîme humaine. Voilà Jinny’s Bar, Yarmouth n’est plus loin.

— Une dîme humaine ?

— Mais oui, ces dons en nature. Par exemple, il y aurait des épidermes récalcitrants.

— Bah ! on trouverait des remplaçants et des remplaçantes. Et puis au moins ça nous changerait du mensonge et de l’hypocrisie. Sonnez, nous y voilà !

Une porte honnête et familiale d’Edward Street : Depuis qu’ils étaient entrés dans cette rue, c’est à peine si un bar ou deux avaient rompu de leur devanture éclatante la file des maisons toutes pareilles, avec le même perron, les mêmes façades, les mêmes jardins. Lyllian ressonna après lord Carnavagh et des pas étouffés par d’épais tapis se rapprochèrent. On ouvrit un judas, puis, sur la mine des visiteurs, l’huis céda. Une bouffée d’air chaud, violemment parfumé, les saisit.

Ils entrèrent dans une sorte de hall aux tentures japonaises au milieu duquel la Yarmouth, pareille à une vieille quenelle peinte, souriait, en tourmentant un trousseau de clefs. De suite elle reconnut Fitz Roy.

— C’est gentil de m’avoir amené tant de monde, mon beau lord. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir vous offrir ? Deux petites gamines idéales, neuves, effarouchées, qui mordent comme de jeunes poulains, murmura-t-elle à demi-voix — et, s’approchant plus près : un messenger-boy, l’ancien protégé du Duc… vous savez ? — En tous cas des chambres délicieuses… capitonnées… on peut faire tout… on n’entend rien…

Cependant lord Lyllian et lord Carnavagh examinaient la pièce.

Des voix parvenaient mais lointainement ; comme dessous terre, là-bas on distinguait les accents du God save the queen.

— Rien, ce n’est rien, mylord, souriait la vieille qui avait deviné l’étonnement des jeunes gens, on s’amuse…

— Une idée, dit Lyllian, ironiquement, à son ami.

— Un souper au chloroforme ? chuchotait la Yarmouth en aparté, à Fitz Roy.

— Une idée, répétait Lyllian, je vais me faire les honneurs de la patronne…

— Les honneurs du pied ?

— S’il vous plaît. Je veux connaître la nouveauté de cette vieillerie.

— Vous avez toujours adoré les curiosités…

— Je bibelote…

— L’infini dans une sensation, l’éternité dans une minute…

— Elle est si âgée… Dites, pour moi, une minute dans l’éternité… ça peut se soutenir.

Et comme Fitz Roy revenait vers les deux Lords, triomphalement, avec le menu du souper aux doigts, lord Lyllian, enjoué comme un ange et pervers comme un démon, s’approcha de la Landlady…

— Écoutez, Madame, voulez-vous me faire plaisir ?

— Mais oui, mon beau seigneur… Est-il coquet cet enfant ! aggravait-elle en minaudant.

— Venez… je suis tout ému pour vous le demander, venez souper avec nous… je voudrais vous parler… je vous aime… il lui glissa sa carte. L’autre lut, à la dérobée.

— Venez, n’est-ce pas ?

Alors elle souleva une tenture, fit un signe à tous de la suivre et, presque en un baiser :

— Oui, mon chéri, dit-elle, et tu ne paieras rien !

 

Un petit jour malpropre suintait à travers les rideaux épais… Il devait être tard, car avec le fog londonnien un petit jour malpropre à travers des rideaux équivaut au soleil de midi. Lyllian, tout étourdi, la bouche brûlante de soif et de fièvre, se frotta les yeux à la manière des enfants qui ont encore sommeil. La matrone, épaisse et blanchâtre, ronflait pacifiquement. Lyllian regarda autour de lui, vit cette lumière à la fenêtre, se souvint brusquement de sa soirée, reconnut la chambre, le lit… la vieille. Oh, la vieille !

Il sauta à terre, dégoûté comme par un reptile. Il tira les étoffes, ouvrit à demi la croisée qui donnait sur le petit jardin d’Edward Street.

Des gens passaient, affairés. Une marchande de lait s’arrêtait en face ; des maisons en pain d’épice, du bruit, du brouillard, des affiches, des puanteurs… Londres… Il se retourna et aperçut, à la clarté douteuse du jour, l’alcôve avec ce corps obèse, faisandé de mauvaise graisse et de mauvais fard. La femme dormait et son âge que rien ne cachait plus grimaçait dans ses rides, sombrait dans ses chairs flasques, dans sa bouche édentée, ricanait sur son pauvre front dégarni. Lyllian évoqua ses petits cris de colombe amoureuse, ses mines pudiques de vierge perforée, ses émois, ses baisers. Il se sentait souillé vaguement par tout son être. Et qu’est-ce qu’elle lui avait raconté à ce souper dont le chloroforme était une frime, le gin l’ayant remplacé ?

Elle lui avait parlé de Skilde, Skilde, ce revenant implacable qui toujours se dressait sur sa route. Et puis l’ivresse était venue, la patronne oubliait ses devoirs, abandonnait ses clefs, dévoilait sa caisse. « Baisers, mon chéri ! je me marie avec toi et je suis riche… riche, tu sais… j’en ai assez connu de cochons, chez moi. Je veux être une lady à présent… très respectable… aime-moi… Ton haleine sent bon… je veux devenir une lady et être reçue chez la reine… »

Enfin elle reparlait de Skilde… son meilleur client, mais vraiment trop sans gêne, trop réclamier. Il finirait par se faire pincer… La loi est la loi… on peut faire tout ce qu’on veut pourvu qu’on se cache. Ici c’est très bien, les murs sont capitonnés. On peut violer des femmes… viole-moi, dis ! Sur quoi, lui, Lyllian, malgré le gin, avait éclaté de rire. Mais ce Skilde repartait le matin, plus gris que jamais et montait dans un cab, avec ses boys ou ses mineures… Pour sûr il se ferait pincer… Elle roulait sous la table.

Lyllian, amusé, tentait le sauvetage, amenait l’Égérie jusqu’à cette chambre, la déshabillait, la jetait nue et saoule sur les draps, puis la possédait ainsi, ravi de prostituer sa chair adorablement jeune à ces ruines… Et des spasmes et des gloussements, ah, la honte, ah, l’horreur !

Il détourna la tête ; ses regards se portèrent vers la rue… Du bruit, des brouillards, des puanteurs… Londres…

La vilaine ville !… Au diable la résidence qu’il y possédait, la place aristocratique et tranquille d’Hanover Square, les raouts gourmés où les flirts sont rares, les garden-parties où ils sont trop fréquents, les dîners au Savoy, les soupers au Carlton, les nuits chez Yarmouth. La vilaine ville, pleine de brumes, de pudeurs, de vices… et d’exhalaisons.

Qu’y faisait-il ? Il s’y était arrêté machinalement à son retour d’Hellas, pour oublier, pour se distraire. Ses terres d’Écosse étaient si désertes ! Là encore revivrait l’infortunée lady Cragson, avec le souvenir antipathique de Harold Skilde. Mais aujourd’hui, à quoi bon ? Pas d’amour, pas d’amis. Il était libre comme l’air. Gibson, son intendant, lui servait ses revenus régulièrement. Il pouvait les dépenser à la bonne aventure. Il valait mieux partir.

Les ronflements continuaient. Alors, silencieusement, il se rhabilla. Tout à coup, on frappa à la porte. Une erreur, sûrement. Lyllian ne soufflait mot… On frappa encore. Il fallait ouvrir, on avait besoin de la Yarmouth peut-être. Il tira le verrou, très honteux.

— Un télégramme pour… Madame, disait la maid toute drôle avec son petit chou-fleur de dentelle sur la tête.

— Elle dort…

— Faut la réveiller. Ça doit être important…

— Bien, je m’en charge.

Et quand la maid fut partie, Lyllian alla vers le lit, appela : Mary, Mary… comme elle dormait toujours, il la secoua.

L’autre, ahurie, arrachée à ses rêves, ouvrit de gros yeux, ramena instinctivement la couverture de soie sur ses seins hors service.

— Oh ! chéri, chéri, tu pars déjà, tu me quittes… Viens m’embrasser encore, viens m’embrasser…

— Il s’agit bien de cela. Voilà un télégramme urgent à ce qu’il paraît…

— Un télégramme ? Donne, mon amour.

Elle ouvrait l’enveloppe, essayait de lire, mais le jour fumeux et ses yeux gonflés l’en empêchaient.

— Lis-le moi, chéri…

Lyllian, interloqué, se récusait…

— Mais ça ne fait rien, lis-le moi.

Il alla vers la fenêtre.

— Est-ce un vieux gentleman qui voudrait bien rire ? disait la Duègne.

Mais soudain Renold pâlit, et d’une voix changée :

— Il y a que… Il y a que Skilde vient d’être arrêté, qu’on perquisitionne chez lui et que vous feriez bien de liquider la maison… Au revoir, ma chère, ajouta-t-il, en jetant cinq guinées sur la table.

Et, deux heures après, il prenait à Charing-Cross le train de Douvres.


IX

« De la prison où ils m’ont jeté avec les faussaires, avec les voleurs, avec les misérables, je vous écris douloureusement comme si vous pensiez à moi, comme si vous m’aimiez encore… Sans me souvenir, petit enfant, des bonnes leçons que je vous faisais sur l’ingratitude, l’infamie et la lâcheté des hommes.

« La prison !… En vérité, j’ose regarder ce mot jeté à la hâte sur du papier, dans une fièvre mêlée de crainte, de persuasion et d’amour ; hélas ! et j’ose vous l’écrire !

« La prison !… j’ai pu, sans hésiter, en dater ma lettre, y situer mes rêves les plus caressants et les plus tristes, les rêves où vous m’apparaissez, malgré mon naufrage et malgré mes ruines, blond comme les madones, pardonnant plus qu’elles. La prison : ô souvenirs, cauchemars, vertige ! toutes les insultes et toutes les vermines ; toutes les ordures de basse fosse ! malgré cela, le croiriez-vous, j’ai tant souffert, j’ai tant souffert, que maintenant je subis ma torture sans regret et sans peine, fièrement. Je me réveille le matin, léger de remords, épuisé par cette terrible chute qui, en brisant ma destinée, a brisé mes illusions et mes dernières croyances. J’ai seulement un grand trou dans le cœur, une blessure béante, profonde, remplie de ténèbres. Et, pêle-mêle, dans cette blessure-là, repose mon passé enseveli.

« Autrefois je croyais connaître les choses, deviner mes semblables, analyser leurs plus secrètes et plus intimes sensations : Chimères ! Je croyais jouir de la vie jusqu’au paroxysme et jusqu’au satanisme où m’ont conduit la peur et le dégoût de mes contemporains : Chimères ! Je croyais saisir la gloire comme on saisit ces belles cavales sauvages, qu’on dompte, les poings crispés dans leur crinière ! Je croyais asservir le monde, le forcer, hypocrite convive, à écouter, confuse d’abord, puis distincte, ma voix parmi les rumeurs, ma voix qui lui faisait le récit fidèle de sa honte et de sa saleté. Chimères !…

« Je croyais enfin, pauvre fou, avoir connu l’énivrement du triomphe dans ses griseries les plus emportées, dans ses exaltations les plus pures ! Chimères, chimères… Oh, oui, chimères ! Autour de moi, depuis la défaite, elles gisent, à présent, les ailes brisées. Je demeure face à face avec l’atroce et divine vérité. Plus de mirages et plus de mensonges : La prison… C’est bien, j’accepte. À bas les masques ! Les juges ne me font pas peur. Ils m’accusent d’avoir corrompu la jeunesse, d’avoir souillé l’enfant, par mes exemples et par mes écrits. Je sais toute la bêtise, toute la cruauté et toute la vindicte qui animent leur accusation. Et je les voue au mépris de la postérité.

« Car le poète qui, de sa plume, décrit les sanies morales de son époque, ressemble au médecin qui, de son scalpel, fouille et met à nu les plaies de ses malades. Tous deux sont sanglants, tous deux sont impitoyables, tous deux sont utiles. On ne peut pas les condamner. La révélation demeure la première nécessité pour guérir. Comédie ! Histrions vulgaires et tristes : En m’en voulant d’être pourris, ils reculent devant leur sanie.

« Voilà pourquoi ils brisent le miroir qui reflétait leur laideur. Voilà pourquoi ils persécutent le médecin qui sondait leur blessure, l’écrivain qui notait leurs grimaces ; voilà pourquoi ils me jettent au bagne dans l’espoir d’échapper à leur cimetière, en maudissant mes mœurs parce qu’elles ne sont pas les leurs, sans penser qu’Adonis adoré, puis persécuté à travers le monde, restera pour jamais une aurore éternelle !

« Et j’évoque là-bas, tout là-bas, dans un pays tropical, somptueux et morne, dans quelqu’Inde mystérieuse, au bord d’un fleuve sacré, ces tours massives et funèbres, ces Tours du Silence où des cadavres pareils à moi attendent, inertes, l’œil désorbité par un rictus méprisant, le coup de bec du vautour chauve, du vautour qui plane, au-dessus du charnier, au-dessus des victimes !

« Ah, Renold, que mesquine est la vengeance, et comme je plains ces hommes qu’on oubliera ! Malgré leur infamie, comme je les hais, mais vous, comme je vous aime !

« Lorsque je pense à ces souvenirs qui chantent dans ma tête égarée des caresses lointaines, lorsque je me rappelle nos fêtes et nos délires, nos griseries, nos serments, lorsque je revois ces instants où mon âme se faisait belle et pure et comme sœur de vos yeux, lorsque ma mémoire tressaille à la couleur d’un regard, à la douceur d’un de vos anciens sourires, lorsque je pense à cela, à tout cela, il me semble, my lord, avoir un couteau planté dans la poitrine.

« Oh, ce fantôme tragique, que moi-même, spectre et douleur, je ressuscite parfois, dans mes rêves : ce fantôme sanglant sur un rivage athénien. Lady Cragson, la pleurez-vous encore ? Je n’aurai pas eu la chance d’une si belle mort, d’une agonie pareille, extasiée et languide, en face de votre nudité…

« Je m’en vais, abandonné de tous, même de vous, parce qu’on ne nous reconnaît pas le mérite du rêve ; plaint sans qu’on veuille le dire, regretté sans qu’on puisse l’avouer, tant calomnié que plus tard d’autres générations condamneront la mienne, tant haï que je suis terrassé, au fond d’une geôle, par la tristesse, par le dégoût et par l’ennui. Ma seule espérance est dans le néant, mon unique amour dans la mort. Dans la mort que j’ai adorée et que j’ai célébrée comme la fin de la souffrance, comme le repos et comme la volupté ! Qu’elle est immense et vengeresse en face de la bête humaine.

« Je l’attends ainsi qu’une fiancée adorable, éternelle, dont le baiser léthargique apaise pour toujours. J’attends la mort très calme…

« Mais pourtant quelle révolte et quelle colère ! Oui, quand je compare dans ma conscience mes gloires et mes crimes, il me semble que les unes ont effacé les autres et les ont rachetés. Ah, pourquoi ces gens m’applaudissaient-ils, puisque je les empoisonnais ? Pourquoi ne suis-je pas resté ce que j’aurais dû être : un médiocre, un obscur, un inconnu, sans talent, sans succès ? Le succès m’a grisé ; l’orgueil m’a vaincu. Et j’ai eu le tort d’être seul !

« Car, si vous saviez comment j’ai vécu, dans quelle fièvre, dans quelle tourmente ! Jeunesse, naïveté, repos, bonheur, innocence, j’ai tout brûlé, j’ai tout cassé, j’ai tout perdu dans le brasier du monde, mu par on ne sait quelle sauvage ardeur ! Et puis après ? Peut-on demander à quelqu’un qui jette sa vie au feu, d’avoir souci d’une impertinence, d’un préjugé, ou d’un code ? Imbéciles et tartuffes, ne savez-vous donc pas que les chutes sont d’autant plus profondes que les essors sont plus élevés et plus puissants vers le ciel ?

« Le ciel !… je ne le vois plus que très lointain… à peine, barré par des grillages. Le ciel que j’aimais tant, le ciel et ses lumières, ses oiseaux, ses chansons, le ciel, cette patrie des poètes, n’illumine plus ni mes désirs, ni mes regards. Alors c’est l’accablement des défaites et les ténèbres, la déroute de l’ombre, la torpeur des solitudes, la nostalgie par dessus ces murs, par dessus ces toits, d’un tout petit coin de libre azur ! Oh, pitié ! pitié ! Pensez à moi, plaignez-moi, pardonnez-moi, faites un signe… La beauté sourit à la douleur, et votre jeunesse serait divinement consolatrice de mon infortune… Un mot ; un seul ! Dites-moi que vous vivez ! Mon Renold, mon Renold ! Les mots que j’ai murmurés, dans un baiser, à votre oreille, les phrases de langueur et d’adoration que je vous ai chantées doivent vibrer encore dans votre cœur… Que votre aurore rafraîchisse ma nuit !

« N’êtes-vous pas l’oiseau qui passe à tire d’ailes, la brise parfumée qui s’élève, le rêve étoilé qui me berce, n’êtes-vous pas le large, l’atmosphère, la liberté ?

« Que devenez-vous ? j’ai su, peu de temps après mon supplice, que vous étiez parti pour des terres inconnues, pour des rivages où l’on ne vous saura point.

« Puis un dernier fidèle a pu m’écrire, me rassurer et me donner votre adresse à Venise que j’ai, pour la première fois, visitée à votre âge, belle et déchue comme une reine au tombeau. Venise ! Tout un murmure de lagunes et d’eaux mortes, de tendresses défuntes, de prières en allées…

« Puissiez-vous être grisé par son charme maléfique, par ce poison qu’elle distille entre ses pierres et qui donne la fièvre et le génie. Venise… Venise… ô regrets… ô tortures… My lord, soyez-y heureux ! »

Lyllian froissa d’un air déçu la lettre qu’il venait de parcourir. Skilde, c’était le passé, les voyages, les folies, la fuite, la chute et maintenant le hard labour ; Skilde c’était le passé ! Il froissa la lettre, déçu qu’elle n’eût pas une tournure plus étrange et plus pathétique, puisqu’elle venait d’une prison. Un moment l’idée mélancolique d’un ancien ami très malheureux, d’un artiste calomnié, d’un homme martyrisé effleura le cerveau de l’enfant. Mais bah ! à quoi bon souffrir, à quoi bon se souvenir ? Il lui répondrait quelques lignes, ce serait tout.

Et, soulevant le rideau de dentelles qui lui cachait la lagune, Lyllian regarda en face de lui mourir le soleil. Le crépuscule incendiait la Jiudecca, le Lido, l’entrée du grand canal, la Riva dei Schiavoni aux maisons roses, les bâtiments de la douane et la Fortune d’or. Une poussière étincelante couvrait la mer et la terre, donnant au soir prochain la douceur d’un mystère, la caresse d’un adieu. Par des moments pareils Skilde aurait aimé vivre ses poèmes, descendre le courant des marées, étendu, les yeux clos sur quelque barque, environné de parfums, de musique et de fleurs… Skilde l’aurait aimé !… Tout à coup des pas, une porte ouverte, et puis une voix :

— Bonjour, mon prince… mélancolique, à ce que je crois. Vous êtes « peine de cœur » ?

— Tiens, d’Alsace, vous n’avez pas de toupet ! Entrer ici, comme au moulin…

— Très Sans Souci, je venais en passant constater l’adultère. Ça va depuis hier soir ?

— Oui, j’ai pris un remontant. Ça m’a donné la migraine, mais ça va mieux.

— Je sais : Notre Dame de la Cantharide et du Kola. À propos, si vous n’aviez pas été hier pochard comme vos ancêtres, Feanès voulait vous tuer.

— Pas possible ? Son bain alors ne lui a pas plu ? Il faudra que je fasse prendre des nouvelles, ajouta Lyllian avec un joli rire. Et sa citrouille de femme ?

— J’ignore… Hier elle ne les trouvait pas trop verts, vos raisins, mylord ; Mais j’ai des potins merveilleux. Le vieux Russe d’hier, chauve comme un billard et ridé comme une pomme, ce pauvre Skotieff est affolé.

— Ah mon Dieu ! ses dents de lait ?

— Non, son dernier béguin. Vous, mon petit, qui, avec votre air de rien et de tout, lui avez tellement énervé le système qu’il m’a pris pour confident…

— Oh, alors…

— Alors, il m’a demandé si j’avais le moyen ou les moyens…

— Tiens ! Il vous a pris pour une agence de placement ou pour un asile de nuit ?

— Les deux… Qu’est-ce qu’il faut lui dire, soupirait-il. Qu’est-ce qu’il faut lui donner ? Idéal, mon cher, il es idéal, ce petit lord. Est-ce qu’il marche ?

— Oh, d’Alsace !… J’espère bien que vous lui avez dit non.

— Ne dites pas ça. Vous espérez le contraire. Mais calmez-vous. J’ai répondu en normand. Chi lo sa, mon Prince ? Essayez toujours.

— À merveille… Et il va essayer ?

— Parbleu ! Je suis chargé de vous inviter pour ce soir, il organise une sérénade en votre honneur. Il court les calles et les traghetti comme un dératé pour trouver de jolies filles et de bons chanteurs. Parce que, m’a-t-il susurré, avec de jolies filles et de bons chanteurs, ça l’excitera.

— Délicieux. Mais si je refuse, d’Alsace, qu’est-ce qu’il dira votre vieux ?

— Il ira planter sa tente ailleurs…

— Il a donc des neveux partout ?

— Jeune Choléra ! Allons, venez-vous ? C’est à 6 heures. Rendez-vous au café Quadri. Il n’y aura que d’Herserange comme exportation.

— Ah bah, lui aussi ?

— Oh, vous savez, il n’est pas bien à craindre. Une tête de grenouille et une âme de caniche. C’est le Sabbat de la princesse.

Andiamo, alors, convenu ! Avertissez le Skotieff. Je vais me soigner pour ce soir. Ces Russes aiment le piment. Je vous promets d’en bien servir.

Et comme d’Alsace sortait, un bruit de voix surprises et amusées retentit dans le corridor de l’hôtel. D’Alsace reparut, suivi d’Herserange.

— Quand je vous en parlais de notre diplomate ? Le voici, monseigneur. Je vous le laisse jusqu’à sa minorité, prenez-y garde.

Dans un rire, le dernier rayon du soleil nimbait d’or la chevelure du jeune homme, dans un rire, Lyllian vit s’avancer M. d’Herserange, pompeux comme Sésostris — avec la gravité d’un ministre en fonctions et le visage d’une vieille cocotte, tous deux retirés des affaires étrangères. M. d’Herserange dit :

My lord, comment allez-vous ?

— Bien plus mal que vous, je parie…

— Ce serait quand même aller bien. Je m’excuse de vous déranger. Vous allez sortir peut-être, il fait si bon dehors… Il toussota, embarrassé. Je m’excuse. Je sais par le prince Skotieff que j’ai l’honneur ce soir de dîner avec vous… le plaisir aussi, ajouta-t-il en roulant de gros yeux de vicaire concupiscent… et je venais prendre des nouvelles du charmant Adonis d’hier.

— C’est à moi de m’excuser, Monsieur, j’ai dû vous faire l’effet, l’autre soir, d’une tempête. Mon costume vous a-t-il déplu ?

— Mais… mais non, my lord… Au contraire.

Lyllian éclata de rire.

— C’est vrai, pardon, je n’en avais guère. Vous deviez rougir.

— J’admirais.

— Ah, mais vous savez, reprit le jeune Anglais, je n’ai pas l’habitude de me promener toujours comme chez les anges. J’ai failli aller voir della Robbia en gondolier. Le croiriez-vous ?

— Et vous avez opté pour le jugement de Pâris, et la pomme de Vénus.

— J’ai choisi la poire d’Apollon. Tenez, mon uniforme de gondolier est encore là. Ça ne m’allait pas mal, jugez-en vous-même.

Et, joignant les gestes à la parole, Lyllian revêtit en une seconde la blouse flottante, la ceinture écarlate et le béret svelte des birbantes. Il était ravissant ainsi. L’emprise claire de la ceinture moulait sa taille souple et le rendait plus désirable… Sa gorge nue et frêle montrait en des lignes admirables de fraîcheur, les attaches de sa tête juvénile et fière. Et, terminant sa silhouette d’un fuseau souple, ses cuisses nerveuses et ses jambes fines apparaissaient sous l’étoffe du pantalon étroit qui révélait jusqu’au sexe. D’Herserange, hypnotisé, regardait cela. C’était manifeste : il s’engageait une lutte terrible chez cet homme entre le lapin de garenne et le lapin de choux. Et c’était le bouc qui l’emportait.

Il se leva très raide avec des tremblements dans la voix : Dieu, que vous êtes charmant ainsi ! Lyllian, coquettement avait été s’appuyer contre la fenêtre ouverte, qui donnait sur le crépuscule et sur la mer. Le jour avait disparu et ce n’était pas la nuit encore. Une incertitude exquise planait, mêlée à la poésie triste des soirs. Les teintes n’avaient plus leur réalité habituelle. C’est ainsi que la figure de Lyllian sous le béret des gondoliers était d’une nacre translucide et d’un mauve inquiétant, tandis que son cou, vivant émail, s’illuminait de lueurs pourpres, reflets du couchant en feu.

— Comme vous êtes joli… Je comprends qu’on vous aime… J’ai entendu M. d’Alsace raconter votre histoire. Vous êtes à plaindre et à aimer… M. della Robbia m’a parlé de Skilde, le grand poète, votre ami… Excusez-moi, ajoutait-il, peureux d’avoir gaffé. Mais un geste le rassurait. M. Skilde, le grand poète, votre ami… Y pensez-vous quelques fois ?

— Jamais, répondit Lyllian dans l’ombre.

D’Herserange, égaré, n’aperçut pas la flamme cruelle de ses yeux.

— Alors, voulez-vous me faire une grâce ?…

— Dépêchez-vous, je vais m’habiller.

— Laissez-moi… laissez-moi vous embrasser !…

— Mais… mais… enfin, allez-y !

Il lui tendit machinalement sa chair tiède, son cou adorable et fin. Et d’Herserange, grisé, qui avait avancé de respectueuses et timides lèvres, l’embrassait comme un fou.

— Allons ! assez, n’est-ce pas, mon brave homme !

— Merci, mon cher petit aimé, mon adoré, mon unique éphèbe ! Oh, votre peau qui sent la fraise, les bois, le printemps, le foin en fleurs !

— C’est entendu : la peau, sans phrase. Quant au foin, allez en manger bien vite et laissez-moi seul. À tout à l’heure, grave diplomate. Et, d’un air détaché : Si je vous ai plu, dites-le donc à Skotieff. Il vous félicitera, le jeune prince…

 

Enfin libre ! la nuit est tout à fait venue et dans la chambre sombre où seul un grand miroir luit, Lyllian se sent subitement pris d’une nostalgie intense, d’un grand besoin d’amour. Qu’a-t-il rencontré jusqu’ici ? Des égoïstes épris de sa seule beauté, de sa seule jeunesse et qui l’ont façonnée à leur image, lui donnent leurs vices et leurs désirs, leurs remords et leurs rancœurs !

Misère ! Oh, rencontrer celui ou celle qui viendra sans arrière-pensée et sans vilains calculs, avec un geste simple, avec un seul sourire… La vie n’est pas seulement une souffrance, voyons ! Elle peut être une joie ! Quand on a tout, quand il ne vous manque rien pour réaliser son bonheur et même celui des autres, il est impossible que sur la route on ne fasse pas, au moins une fois, la halte au paradis.

Et, s’approchant à pas de loup, comme si la lune pouvait le voir, s’approchant du miroir qui reflète l’ombre et sa silhouette fine, il regarde avec inquiétude, et avec un peu d’intérêt aussi, cette jolie image d’un petit faune qui fuit les nymphes…

Mais bah ! il faut s’habiller pour ce soir, choisir quelle chemise légère et quel gilet de soie il vêtira… et soudain redevenu lui-même, évaporé et gracieux, il fait une pirouette et oublie…


X

Le dîner s’achevait dans des protestations bruyantes du prince Skotieff et sur des gestes désordonnés de Jean d’Alsace.

— Je vous dis, répétait le chroniqueur, que la duchesse d’Halbstein, dont la disparition fait tant de tapage, s’est bel et bien empoisonnée… On a raconté un tas de choses sur sa mort ; les histoires sentimentales à faire pleurer des lorettes et des histoires rosses à faire frémir des Lorrains. On a voulu la faire passer pour une mystique échevelée, pour la disciple aimée du Sar Baladin, que la réalité de la vie avait déçue. La Duchesse s’est empoisonnée très prosaïquement parce qu’elle avait un cancer à la langue. Elle est morte de ne plus pouvoir embrasser.

— Vous embrasser, peut-être, ironisait le prince.

— Ça serait la première femme de ma vie !

— Et si j’osais hésiter devant vos affirmations. Si, connaissant le duc d’Halbstein comme je le connais j’insinuais qu’il y a eu tout autre chose. Un empoisonnement d’accord, mais un suicide, certainement non. Reprenez les choses. Remontez le décor, animez les personnages de ce drame passionnant.

— Et vous vous y connaissez, mon Prince…

— Oui, c’est un goût chez moi. Je fais collection de drames comme on fait collection d’éventails ou de pantoufles. Ça distrait davantage. Animez les personnages. Lui, petit, rachitique, la poitrine couverte de scapulaires, très pieux et très menteur, très amoureux et très jaloux, jurant par la Sainte Vierge qu’il tuera sa femme à la première infidélité.

— Vous voilà bien, interrompait Lyllian. Pour vous, le Duc a promis et a tenu.

— Pas encore. Je ne dis point cela. Pourtant, en face de cette momie d’Othello, placez la duchesse qui, de son origine slave, tenait un tempérament d’impératrice ou de cantinière. Dites la femme de chambre de Catherine II, se faisant épouser grâce à la Compagnie de Jésus, remarquée par le Duc aux paroisses en vue, aux confessionnaux cotés, aux tables de communion. Déjà comédienne à ce moment-là, comédienne de premier ordre. Puis le mariage et la lune de miel. L’ensorcellement du pauvre Halbstein qui sortait du giron de l’Église pour se réfugier dans celui de sa femme, abruti d’invocations, idiot de prières et d’indulgences.

— Tout cela n’explique pas le flacon de chloroforme ouvert sur une table, à côté du lit, la Duchesse étendue et raide, les membres retournés, le verrou intérieur de la porte encore fermé sur la chambre du Duc.

— Allez donc, ricanait le Prince, comme on voit que vous n’avez jamais haï sérieusement personne. On aime comme on hait, on ressuscite comme on tue… Bref, passons. Dès la première année d’union, la Duchesse, lassée des scapulaires impuissants de son mari, en prend d’autres. Un, puis deux, puis trois amants. Le Duc ignore. Cela dure quatre ans. Une fille naît, puis meurt. Un autre enfant, un garçon, celui-là, est mis au monde en parfaite santé. Et personne ne s’étonne qu’il ressemble à M. de X…, M. de X. étant l’amant de service. Bien. Au bout de la quatrième année, en décembre dernier, le Duc part à la chasse, laissant la Duchesse seule avec son fils dans l’immense et somptueux hôtel de la rue de Varenne.

— Écoutez, Prince, hasardait Lyllian, voyez comme ce que vous racontez impressionne M. d’Herserange. Il n’a pas dit un mot depuis l’anecdote. Il nous regarde avec des yeux d’homme de joie…

— Hé ! Monsieur le diplomate fut peut-être de la garde de déshonneur.

— Taisez-vous donc, il se souvient, pestait d’Alsace.

— La Duchesse douairière, qui exécrait sa belle-fille comme on exècre quelqu’un qui se fiche de votre progéniture, arrive sur ces entrefaites.

— Oui, connu. Servez-nous le Faubourg…

— … arrive sur ces entrefaites, épie une semaine durant la donzelle, fait revenir le Duc en catimini, le cache dans un placard et tend le piège.

— Quelle horreur… le saint piège !

— Rendez-vous. L’amant de service qui, ce soir-là, était le premier cocher, enlace la Duchesse dans l’ombre. Soudain, bruit de portes, bruits de voix, lumière, tout est cerné. La vieille douairière est là tonitruante, indignée, faisant justice, et le duc d’Halbstein apparaît dans un placard, défait, livide, l’air d’un phœtus tragique, les yeux secs, le poing tendu.

— Vous placez vos cinquièmes actes ; bravo pour l’amateur ! Reprenez donc de ce whisky, il est très bon…

— Naturellement, scène à tout casser, le cocher s’enfuit. La Duchesse, à genoux, implore son pardon, embrasse misérablement la robe de la vieille.

— Dites donc les robes… comme dans Barbe-bleue.

— Et le mari ne fait grâce du divorce que pour l’enfant, du scandale que pour le nom, modus-cocuendi.

— Vous oubliez le chloroforme, Skotieff.

— J’y arrive. Après ce que je vous ai dessiné du Duc, pensez-vous qu’il soit suffisamment vengé ? Jamais de la vie. Ce qui l’aurait vengé c’était le divorce, et il n’y tenait pas. Le divorce seul éloignait de lui cette femme qu’il détestait et qui l’avait souillé… Le divorce seul ou la mort… Or, le divorce est défendu par l’Église…

Un silence se faisait autour de l’extraordinaire conteur qu’était le Prince… on écoutait. Il reprit, en caressant ses bagues :

— Pour un habile homme — et toutes les vengeances en créent — il suffit de choisir.

— Quoi ? La façon de se venger vaut mieux que ce qu’on venge ?…

— Non, la façon de supprimer : asphyxie, poison, maladies contagieuses qu’on inocule.

— Ah bah !

— Mais, oui, comme le vaccin. De tout cela le poison parut préférable au Duc, parce qu’en même temps il allonge l’agonie et la rend plus cruelle. Il aurait pu choisir un poison lent, presque impossible à découvrir et à analyser, qui rende une disparition naturelle et une autopsie inutile. Passons. Il voulut un poison rapide, sûr et élégant.

— Un raffiné, ce Sganarelle.

— Un raffiné… il voulut un poison de jolie femme. La morphine : bien connue… et puis vraiment trop démocratique et pas assez neuve. La morphine n’est plus à la mode.

— D’où le chloroforme… L’hypothèse est intéressante. Mais, comment expliquez-vous le verrou…

Bien simple. La Duchesse, nerveuse et maniaque, avait toujours un flacon de sels à sa portée. Il a substitué le chloroforme au vinaigre dans la journée. Le soir, il est venu frapper à la porte de la Duchesse qui, aussitôt, a condamné la porte. Peut-être même avait-elle une idylle pour la nuit. Voyez-vous ça, un larbin amoureux se ruant sur cette morte…

— Ah, la splendide émotion ! murmura Lyllian rêveur…

— Puis, elle a respirer ses sels longuement. Un rien de chloroforme quand on digère, ça vous tue… Et c’est comme ça qu’elle a fini…

— Eh bien, mon Prince, vous avez la fève. Vous excellez dans l’Edgar Poë, et je vous emprunterai la Duchesse pour ma première chronique. Venez maintenant écouter la sérénade. Nous sommes cimetière au clair de lune, Desdémone et César Borgia. Vrai de vrai, ajoutait-il en désignant Renold, cet enfant nous prendra pour des monstres…

— Pour des masques, cingla Lyllian, pendant qu’ils sortaient de Quadri sur la place Saint-Marc.

La nuit était d’une tièdeur calme, et, malgré la brise du sud, les astres scintillaient avec cet éclat étrange qui fait croire les étoiles tout près et le ciel très loin. Les rayons lunaires inondaient les vieilles Procuraties aux palais dentelés comme des mitres, la basilique dorée ainsi qu’une mosquée et peinte comme une icône, et sauf l’ombre bleue du campanile et des bibliothèques, les dalles de marbre de la place luisaient pareilles à une allée de tombeaux.

Il parut à lord Lyllian respirer tout à coup un air plus sain, une atmosphère meilleure à l’âme et plus douce au cœur. Ainsi reconnaît-on parfois la bienfaisante pureté de la nature en face de la tristesse vicieuse des hommes. Et Lyllian, à les écouter tous, bavant avec raffinement sur une femme morte, avait ressenti la tristesse de ces vices. Mais l’illusion de lord Lyllian fut de courte durée. Le prince Skotieff s’approchait de lui avec un petit pas plus sautillant que d’habitude…

— Ah, my lord, bredouillait-il, subitement interloqué… Cette histoire vous a-t-elle plu ? Je l’ai dite pour vous. Pendant que je parlais, je regardais vos yeux, vos beaux yeux d’innocente perversité… — Il s’enhardissait : — J’ai aimé une femme jusqu’à la folie.

— La duchesse d’Halbstein ?

— Oh, qui peut vous faire croire…

— Vous en disiez tant d’infamies.

— Non, ce n’est pas elle, pourtant… Je disais que cette femme je l’aimais jusqu’à la folie… n’est-ce pas… eh bien… eh bien… je lui donnais des bijoux, des bijoux… tant qu’elle voulait… oh, elle vous ressemblait !…

— Elle est morte aussi ? interrogeait Lyllian railleur…

— Non, elle est vieille… Elle vous ressemblait. Tout à l’heure, en regardant vos yeux, je retrouvais les siens.

Tenez, voici la gondole et les chanteurs… joli, n’est-ce pas ?…

» Alors, reprit-il, prenant le silence de Renold pour un aveu, je… vous aime comme elle… oh, je vous aime, Renold Lyllian.

— Lord Renold Lyllian, je vous prie, mon Prince…

Le Russe se remettait, puis, insistant…

— Je vous aime, m’aimez-vous, dites… Est-ce de l’amour ?

— Mieux que cela : du dégoût !

Et comme les guitares s’accordaient aux mandolines et qu’une voix de femme préludait à l’éternelle Santa Lucia, lord Lyllian, aux doigts de Jean d’Alsace, monta en gondole le plus galamment du monde.


XI

Le lendemain matin il s’éveilla de fort méchante humeur, trouvant qu’il avait trop d’adorateurs à Venise. La pureté du ciel qui illuminait sa chambre, la fraîcheur de ce jeune soleil de mars qui, déjà, annonçait le printemps, lui rendirent son habituelle gaieté. Les histoires de la veille, un instant oubliées en regardant la baie bordée à l’horizon par la ligne bleue du Lido, lui revinrent à l’esprit lorsque, debout devant la haute glace qui brillait entre les fenêtres, il y refléta complaisamment sa nudité blonde où, de plus en plus, la virilité s’accusait.

— Zut ! Je deviens un homme… pensa-t-il, et, comme il adorait dire zut et un tas de jolis vilains mots d’argot, il sourit à se voir.

On frappait à la porte. D’un bond il fut dans son lit, et, sur sa permission, un valet de chambre lui remit une lettre. C’était de M. d’Herserange. Encore ! qu’est-ce qu’il voulait donc ce diable de Diplomate ? D’un regard, il lut : « J’ai trouvé l’adresse de la petite chanteuse qui vous plut hier soir. Venez chez moi vers six heures. Nous dînerons ensemble. Je vous mènerai vers elle. »

Et, comme en rêve, soudain, la silhouette de l’enfant qu’hier au soir il avait écoutée en gondole, lui apparut. Il se souvenait… Elle était à l’avant de la barque lorsqu’ils étaient tous montés, travestie dans un méchant costume de page florentin qui rendait plus mince et plus souffreteux son corps, plus irréel et plus sensuel son visage.

Quelque rouleuse de café-concert au premier abord. Et puis voilà que sous les rayons vaporeux de la lune, sous les feux incertains des étoiles, au milieu de ce décor suranné et charmant fait de palais en ruines et de ruines sur l’eau, elle avait surgi comme l’incarnation amoureuse de la Venise héroïque de jadis. Il ne lui avait prêté d’abord qu’une oreille distraite. Jean d’Alsace, à côté de lui, devenu mélancolique et bavard, évoquait en longues phrases les apothéoses du Titien, les gloires du Véronèse, les miracles du Pérugin.

D’ailleurs, elle chantait les romances banales qu’on entend dans tous les hôtels et sur tous les quais d’Italie. Tout à coup une musique plus naïve avait préludé à des stances anciennes, qui devait être d’un Pergolèse ou d’un Verbosa, si douce, si simple ! Les rameurs ne ramaient plus, la barque glissait sur l’eau dormante. Des vaguelettes léchaient les bords de la gondole avec un bruit humide de lèvres. Petit à petit les conversations avaient cessé et tout le monde s’était tu, même Jean d’Alsace.

La petite, à l’avant, continuait, la tête vers le ciel, grisée par sa voix, par les accords d’une mince guitare bohémienne dont elle s’accompagnait. Et comme lord Lyllian la regardait, il vit qu’elle avait fixé sur lui ses prunelles. Aux lueurs du fanal, il ne voyait plus que ces bijoux de caresse et de nacre.

Jusqu’à la fin de la promenade nocturne, qu’elle chantât ou qu’elle s’assît, les yeux mystérieux ne s’alarmèrent point du visage qui les avait tentés. Et Lyllian s’abandonnait délicieusement à cette muette volupté, à cette étreinte lointaine, contenue jusqu’aux désirs les plus ardents, dans l’aveu d’un seul regard. Ah, le piteux travesti, mais la douce voix solitaire et aimante ! Un instant, M. d’Herserange, troublé lui aussi par la poésie du grand canal, hasardait un : je vous aime, pendant que le prince Skotieff jouait avec un mouchoir parfumé…

— Tâchez donc de m’avoir cette jeunesse… murmurait en réponse Renold à l’oreille du Diplomate.

Et d’Herserange comme un caniche obéissait :

— Venez chez moi vers six heures. Nous dînerons ensemble. Je vous mènerai vers elle.

 

La matinée et la journée lui parurent d’une longueur effroyable jusqu’à ce qu’il soit reçu au Palazzo Vendranim par la bonne figure du Diplomate.

— Alors c’est vrai, vous l’avez découverte ? Quel coulissier !

— Mon Dieu, bien simple, je vous l’assure. Je lui ai demandé un rendez-vous comme pour moi et elle me l’a accordé. Elle est exquise, elle parle français.

— Charmant vieux Satyre ! l’idée est très bonne. J’ajoute même excellente. Savez-vous ce qu’elle m’inspire ? vous allez contenter cette amoureuse enfant. La seule grâce que vous daignerez m’accorder sera de voir la marchandise avant et après, de façon à constater l’excellence de la méthode. Ça va, hein ?

— Ce « Ça va, hein ? » abrutit littéralement M. d’Herserange qui roulait de gros yeux, sans comprendre où lord Lyllian voulait en venir. Il n’avait pas eu des surprises comme celle-ci avec ses petits Chinois, certes non ! Au Japon non plus, en Turquie non plus. Tout se passait le plus calmement et le plus sagement du monde. Mais ici ? était-ce un piège, un nouveau guet-apens ? Rassuré à moitié, il lança un œil oblique du côté de son jeune Anglais.

— Le plus sérieusement parler, vous dérangerais-je de faire le voyeur ?

Le gros homme ventru à la manière des Bouddhas qu’il avait rencontrés en voyage, bondit à cette proposition.

— Mais jamais de la vie, je ne l’aime pas, cette petite, et j’aime encore moins votre proposition ! Je lui ai parlé pour vous faire plaisir, rien que pour vous faire plaisir. Je ne l’aime pas, je ne la trouve pas jolie. Si même vous voulez savoir mon opinion, je la trouve laide, cette femme.

Oh, comme il en avait horreur, de « cette femme » et de toutes les femmes : sa haine contre elles, sa rage d’impuissant et de mal bâti s’exagéraient, se lisaient sur son visage glabre malgré la moustache, glabre et bouffi d’eunuque.

— Si ! laissez-moi regarder ! Du reste, vous n’aimez pas cette femme : c’est ce que je vous demande. Cajolez-la avec respect. Je ne regarderai que vous, elle restera loin. Mais vous, je suis sûr qu’artiste et poète comme vous l’êtes, vous saurez ressusciter d’un geste (!) le plus pur des académies grecques…

Et Lyllian insinuait cela de sa voix mélodieuse, de sa voix pressante, de sa voix intérieure. L’autre faiblissait…

— Eh bien, peut-être ! Si vous êtes sage à dîner. Mais, mon Dieu, quelle drôle d’idée ? Enfin, si vous y tenez absolument !

S’il y tenait ! Lyllian s’en délectait d’avance : d’Herserange en costume d’Adam ! Toute la morgue de l’homme, le respectable du Diplomate, le masque du viveur janséniste abandonnés avec la chemise ! quelle splendide caricature, quel merveilleux monstre !

— C’est promis ? répéta Lyllian.

— Ce sera tenu, soupira M. d’Herserange, avec la résignation de Louis XVI.

 

— Dieu que ce sent mauvais, dit Lyllian, en pénétrant dans le taudis où d’Herserange l’avait conduit. Bien la peine de me faire courir les canaletti les plus mal famés pour s’enterrer ici !

— Attendez, petite bête sauvage…

— Petite bête sauvage ? vous avez des façons d’appeler les gens.

— Par des noms d’oiseau. En Chine on ne dit pas mon chéri, on dit…

— Chut… j’entends des pas, où me cachez-vous ?…

— Vous y tenez absolument ?

— Comme à ma première dent… Ici, derrière le paravent, et vous savez, du chien !

— J’en aurai, en pensant à vos yeux, roucoulait le vieux.

Et comme Lyllian se dissimulait, la Vénitienne entra, s’excusant auprès du seigneur étranger…

— J’ai été retenue par mon amie, qui chante avec moi sur les barques. J’avais laissé ma porte ouverte, vous êtes entré.

— Et je vous aime ! minauda d’Herserange. Je suis entré comme autrefois Roméo chez Juliette.

— Sans balcon… pensait Lyllian.

— Comme Dante chez Béatrice, comme Pétrarque chez Laure… comme, dans les légendes, Amadis chez Éliane.

— Comme un miché chez une grue, continuait le petit Lord en aparté.

— Savez-vous que jamais Venise ne m’a paru plus belle qu’avec votre sourire…

La fillette s’était rapprochée de son amoureux de hasard, quémandant une caresse, offrant ses lèvres. Mais le Diplomate, plus réservé que jamais, continuait son discours exalté…

— Je donnerais le monde pour un baiser de vous…

— Faut-il qu’il pense à moi, murmura Renold pâmé derrière son paravent.

Mais voici que subitement — était-ce de jouer avec le feu, était-ce illusion ou stratagème — M. d’Herserange se rapprocha de la Vénitienne dont le corps tiède et souple palpitait contre lui.

— Elle m’a rudement oublié, dit Lyllian avec dépit.

D’Herserange, alors, vint à la fille, prit lentement ses poignets blancs, malgré les soleils et les misères, les jeûnes et les hâles, et les baisa enfin avec une satisfaction manifeste. Ses gros yeux brillants devenaient hagards de désir. Que lui importait son dégoût de la femme, ses résistances et ses vices ? Il y avait là de la chair fraîche, de la chair de jouvencelle qui lui rappellerait celle du jeune Anglais.

Cependant la chanteuse, cédait aux caresses, et dans ses regards heureux et sensuels, aucune arrière-pensée elle, aucun regret. Après tout, on la paierait bien ! Soudain, leurs bouches se mêlèrent et, avec une science que Lyllian eut enviée, il promena ses lèvres tout autour du cou fin, derrière les oreilles menues, frissonnantes et nacrées, à la naissance de la gorge que le corsage légèrement échancré découvrait.

— La résurrection de saint Lazare, hasardait, impatienté, le jeune Lord.

Maintenant, avec des précautions inimaginables, M. d’Herserange la dévêtissait. Il était moins heureux qu’aux préliminaires. Ses mains maladroites, inaccoutumées aux choses féminines, traînaient sans trouver, frôlaient sans ouvrir. Elle l’aidait avec une moue espiègle et avec un air de dire : Pauvre vieux ! Et le pauvre vieux, contrit, avait beau se donner tout le mal possible au monde… il attendait que Vénus fût Vénus.

Elle le devint. Et Lyllian, frissonnant, oublieux de la prudence la plus élémentaire, s’était avancé en rampant jusque près de l’alcôve. Là il pouvait détailler le corps admirablement juvénile de la petite, juvénile au point d’être presque celui d’un gosse d’amour. Un parfum entêtant se dégageait du linge, du pauvre petit linge qu’elle avait quitté, un parfum musqué de joli animal. Mais l’extase de Renold fut de courte durée. M. d’Herserange, en chemise et en caleçon, marchait vers le lit avec des mines de curé galant…

— Vous n’avez pas de toupet, mon gros père !

Un cri d’effroi, menu comme un cri d’oiseau, un ahurissement, une trombe et un sourire. C’était Lyllian qui bondissait de sa cachette, se plantait devant la diplomate, protégeant le lit.

Vraiment, il y a des cas où l’homme a l’air d’une oie. Jamais ce n’était arrivé au paroxysme atteint par M. d’Herserange. Lui, M. d’Herserange, en caleçon au moment où — quelle horreur — il allait accomplir sa gymnastique avec une femme ! Lui, pincé par ce diable de garçon qu’il adorait et qu’il craignait. Tout cela M. d’Herserange l’avouait par sa mine piteuse et sa pose de coq vaincu. Il avait croisé les mains sur le pan de sa chemise et semblait la statue tragique de la Fatalité.

La femme, affolée, s’était caché la tête sous les draps. Lord Lyllian, justicier railleur, gardait le silence.

— Voyons, mon petit ami, balbutia d’Herserange…

— Oui dà, mon beau seigneur, cela vous ennuie de baisser le masque ? Je comprends. Un homme si respectable et si considéré. Vous n’aimez pas qu’on voit vos défaillances, vos petites lâchetés, vos bêtises, car c’est une bêtise, j’étais là. Dieu sait que vous étiez prévenu. Vous faites de si beaux serments, vous dites de si jolies phrases ! Il faut vous croire : je vous ai vu. Sous prétexte d’amusette, vous avez consenti, n’est-ce pas, à cajoler cette fille, et puis, de fil en aiguille, votre aiguille a voulu piquer. Et si je n’étais pas venu à la rescousse, vous l’enfiliez ! Ah, dragon de vertu, cénobite de chasteté, chevalier de mortification, vous aimez donc les femmes ! Mais vous ne vous êtes jamais regardé.

Mirez-vous dans cette glace, je vous prie, voyez ce front épais et fuyant, ces naseaux de buffle et de muffle, cette bouche couturée de lèvres grasses, comme d’un rond de cuir. Eh bien, je vous donne ma parole qu’en fait de femmes vous n’aurez pas celle-ci, parce qu’elle est bien trop jolie, bien trop fine et bien trop délicate pour un vilain gros dindon comme vous. Filez, Monsieur…

Pâle comme un mort, sans comprendre, M. d’Herserange regardait Lyllian, très pâle aussi.

— Filez, et tout de suite, scanda Renold en lui indiquant la porte…

Un silence se fit, effrayant. Subitement l’amour du Diplomate pour le petit Lord se changeait en haine, en haine intense. Un sentiment inconnu jusqu’alors, la jalousie, se réveillait en lui, en face de cette charmante proie offerte au vainqueur, et qui se cachait toujours, palpitante, au fond du lit.

— Vous ne voulez pas m’obéir ?

— Mais vous êtes fou ?

— Assez pour vous mettre à la porte ! Et, saisissant d’un geste les habits épars de M. d’Herserange, Renold ouvrit la porte et les lança dans le vieux corridor sombre par où ils étaient venus.

— Allez les rejoindre.

Puis, comme d’Herserange, les poings fermés, pleurant de colère et de honte le menaçait, il le saisit avec une force peu commune, le plia sous lui et, devant la chanteuse épouvantée, administra au consul une fessée magistrale. D’Herserange, serré par les deux genoux nerveux de Lyllian, emprisonné comme dans un étau, faisait de vains efforts, râlait sa rage.

— Adieu, mon doux seigneur, bien des choses chez vous ! et d’un coup de pied il l’envoya dehors.

 

— Comme il était vilain pour toi, ma chérie, murmura Lyllian revenu près du lit, mais comme tu m’avais oublié !… et, découvrant le corps de la fillette, souriante et amoureuse, d’une caresse agile, il lui tiédit les seins.


XII

— Je m’ennuie… disait Renold en caressant ses cheveux d’une main fine, d’une main de femme chargée de bagues… et vous me comprenez, continuait-il les yeux moqueurs… je ne vis plus qu’avec des gens comme vous !

— Trop aimable, répondit l’autre, half and half, un nommé Pol Chignon peintre, poète et penseur. Vous avez cependant quitté ces gens-là à Venise. Vous en êtes parti, m’a-t-on raconté, un peu précipitamment !

— Oui, j’ai déménagé par crainte de mes colocataires. Je suis venu d’abord à Florence, croyant trouver des fleurs, des femmes, des légendes. J’ai vu une ville sèche, un fleuve constipé, un soleil ivrogne qui buvait tout. Et puis non, vrai, j’avais le dégoût dans l’âme, le dégoût des hommes, des choses, de la vie. J’ai continué mon voyage par Rome, par Naples, désireux du même idéal, du même repos et du même oubli. Ils m’ont échappé les uns et les autres. Les fantoches masqués que j’avais cru laisser derrière moi me suivaient à travers les pays, à travers les villes. Comme dans une résurrection atroce, comme si j’avais été halluciné, ils m’apparaissaient têtes différentes, masques changés… monstres pareils.

— Un peu d’eau sucrée ? quelle éloquence ! La haine, my lord, vous rend fougueux.

— La haine, oui, car je les hais, je les hais tous et vous comme les autres.

D’ailleurs vous êtes fixé par eux, n’est-ce pas ? Vous venez me voir, m’examiner ainsi qu’un acteur à scandale, ou comme un cas pathologique. C’est presque un cinquième acte. Je connais ma réputation actuelle, mon cher ; si j’y oppose, ne fut-ce qu’un sourire, c’est un sourire de mépris, et c’est un geste pour signifier : je m’en moque…

Regardez, mes bons messieurs : Lord Lyllian ! oui, vous savez bien, cet Anglais de 20 ans, vicieux comme un Héliogabale à conseil judiciaire. Lui, Héliogobale, allons donc ! çà le flatte… Vous voulez dire le frère émancipé de Messaline ou Messaline elle-même, style Loubet. Et des potins et des grimaces. Et des curiosités. Si bien que vous avez l’air de pitres se disputant un bon mot.

Vous flairez mes tares, mais vous évaluez ma jeunesse. Vous applaudissez à mes hontes, mais vous désirez mes yeux, comme si mes yeux étaient pour vous. Comme si ma jeunesse était la vôtre. Un acteur à scandale, un cas pathologique ?

Ces deux, en vérité. Indeed my boy. Scandale, scandale ? mais tous vous êtes passionnés de scandale !…

Or, écoutez-moi. Croyez-vous, mon bon garçon, que je suis né avec ces sentiments-là et que l’enfant solitaire, que le petit orphelin d’Écosse avait en lui cette nature par hérédité. Savez-vous qui m’a formé ainsi ? C’est vous, c’est le monde, c’est la mufflerie contemporaine. Ce sont ceux qui — je vous l’évoquais tout à l’heure — trouvant en moi la proie facile, ont sauté sur un enfant, sur son nom, sur son argent, sur son corps, sur son âme. Ils lui disaient : regarde ! Et d’un coup lui montraient toutes les horreurs humaines et surhumaines. Ils lui disaient : agis ! et leur geste provoquant fut pour lui un geste de débauche, de honte et de remords, remords bien vite étouffé d’ailleurs. Ils lui disaient : aime ! et leur voix se mêlait au bruit gracieux des mensonges, au bruit sourd des lâchetés, au bruit strident des crimes.

Et puis, ils lui diront : meurs !… et, ajouta Lyllian d’un air mélancolique, ils diront vrai pour la première fois. Grâce aux hommes qui sont mes frères, j’ai appris la vie, la triste vie dans ce qu’elle a de plus triste. Aucune illusion ne m’est restée. Je suis un vieillard dans le corps d’un enfant, et derrière ce visage que d’aucuns regardent avec des airs d’amour, derrière ce visage gît un cadavre, un cadavre pareil à celui de ces anonymes qu’on retrouve au matin dans les quartiers mal famés — poignardés le long d’un mur.

Plus d’espérance, plus de joie, plus de santé… je parle de la santé divine, celle de l’esprit et celle du cœur. Tout est gâché, tout est perdu, tout est fini. L’on m’accuse enfin d’avoir des vices : je n’ai que les vices de mes accusateurs !

— Mais je vous croyais, interrompit Chignon avec un ton supérieur, je vous croyais comme moi un dilettante du mal… c’est si beau le péché : Des caresses, des morsures, des blessures, des maîtresses…

— Oui, je sais, du sang, de la volupté et de la mort. Cela fut mieux écrit que vous ne le direz jamais. Ah, dilettante du mal : Beau titre en effet pour cacher ses désirs, ses instincts, ses luxures, toutes les petites vermines courantes. Ayez donc, ô penseur, le courage de les montrer. N’ayez pas des pudeurs ridicules de sacristain vertueux. Soyez crapule à ma manière. Je me vêts d’infamie comme d’un manteau de soleil !

— Vous seul le portez bien…

— Des grâces… Il y a en effet de l’élégance à mal faire ou simplement à danser au rebours des valses ordinaires. Je remonte le courant. Les idées présentes ne me plaisent pas, soit ; je vais leur donner un changement… Seulement, je m’y suis laissé prendre. Cette chiquenaude-là m’a tapé sur les doigts. Bref — (Regardez le soleil sur Catane au loin toute rose) j’en suis réduit à faire votre connaissance en Sicile par la recommandation d’un ancien ami de fêtes qui m’écrit en parlant rosse : Ce sera le meilleur procureur du monde.

— Vous êtes trop aimable, lord Renold Lyllian. À parler vrai, ma seule qualité est de ne pas me montrer susceptible. Vous vous refusiez d’être — tout à l’heure — un dilettante du vice : dites d’impertinence. J’estime néanmoins que ma politesse demeure une marque de bêtise et de bonne éducation.

— J’allais prévenir ce manque d’amour-propre. Je vous ai connu voici huit jours, Monsieur, et depuis la première fois que je vous ai vu, vous avez gardé le même sourire officiel, le même respect protecteur, les mêmes offres de service. J’ai dîné avec vous, tous les soirs ; vous m’avez montré mystérieusement votre peinture, et comme je n’y comprenais que peu vous m’avez assuré que c’étaient des chefs-d’œuvre. Vous m’avez lu des vers que j’aurais aimés traduits en français et vous répondîtes : Ils sont divins. Vous m’avez favorisé entre temps de pensées assez profondes pour être assez obscures et je me suis incliné devant l’admiration que vous leur portiez… Vous m’étiez, dès le premier jour, désagréable à cause de cette nature que votre bourse a rendue plate. Je vous l’ai fait sentir comme aujourd’hui encore. Vous vous êtes néanmoins attaché à moi, dans quel espoir, je ne sais, dans quel but, je l’ignore. Vous m’étiez et vous m’êtes antipathique et cependant vous m’amusez. Votre insistance a de l’esprit. Votre fatuité n’est pas bête, votre souplesse elle-même est une maison de tolérance… on la tolère !

Pol Chignon, un peu confus, se levait dignement.

— Monsieur, commença-t-il…

Lord Lyllian l’arrêta d’une moue charmante.

— Allons, pardonnez-moi, murmura-t-il, nous sommes du même âge, c’était pour rire… Au fait, venez-vous, dîner ? Je vous invite encore ce soir !


XIII

… Il est des soirs où je te veux
Pur et soyeux comme une hostie,
Où ma passion endolorie
Est presque un hymne à tes yeux bleus ;

Où mon rêve vers toi se penche,
Très doucement illuminé…
Et te donne à peine un baiser
Et frôle à peine ta peau blanche…

Où tu deviens, petit amant,
Plus qu’un ami et moins qu’un frère,
Un joli Dieu pour ma prière,
Un gentil roi pour un instant :

Et ces soirs-là, mes lettres tendres
Ont la douleur de mes émois ;
Tu les gardes au bout des doigts
Comme un peu de mon cœur en cendres,


Comme un bouquet du clair jardin
Où ma rêverie se promène
Avec la grâce souveraine
Qu’ont les sourires de dédain…

Mais certains soirs mon âme change
Et je te veux éperduement,
L’âpre désir fouette mon sang
Ce sont les voix des mauvais anges.

Et c’est Eros qui te tuerait !

 

— Comment trouvez-vous cela ? dit lord Lyllian en piquant des violettes blanches à sa boutonnière. Il avait lu les vers, d’une lettre qu’il tenait à la main toute fraîche décachetée, et d’Herserange, se gardant de l’interrompre, admirait de ses mêmes yeux boursouflés et sensuels…

— Comment trouvez-vous cela ? Vous ne dites rien… Je prends la peine de vous lire ces rimes qui ont dû se donner beaucoup de mal pour naître. Vous me regardez comme un numéro de vestiaire. Ma parole, mon cher, à force de rajeunir, vous touchez à l’enfance.

— Excusez-moi, Renold… Ils sont très beaux, très jolis et très dignes de vous.

— Et vous ne me demandez pas de qui c’est ? gros rusé, gros renard, gros retors que vous êtes ? Vous connaissez mon caractère, my behaviour, comme on le définit à Londres. Si vous le demandiez, je ne vous le dirais pas, et je vous le dirai puisque vous ne me le demandez point.

C’est d’un petit Suédois, Axel Ansen, rencontré ici, à l’hôtel, par hasard. Vous savez bien le jour où la marquise della Maria Perdita donnait son bal en tête…

Je m’étais inspiré du portrait par Latour de l’archiduc Walfgang qui est à la National Gallery. Du matin au soir mon costume était arrangé… figurez-vous une rhingrave brodée, que je dénichai chez un vieil antiquaire de bonne souche, de ceux qui ont encore des crocodiles au plafond — une rhingrave de la nuance la plus tendre et la plus indécise ; couleur aurore, avec des passementés roses et argent, la culotte et le gilet d’un bleu d’Aïeule, et couvrant les souliers à talons galants, de larges boucles de topaze. Un doigt de poudre sur la perruque blonde et je faisais, sans médire, un assez joli pagelet. Pour aller au bal, je m’enveloppe tant bien que mal dans un grand manteau vénitien et j’allais arriver à la voiture quand, au dernier couloir, paf ! je me jette dans le Suédois…

» Vous le connaissez… Vingt-deux ans, mince, blond, l’air à la fois timide et railleur, avec des gestes maniérés et une voix à dire des vers. Il est Suédois mais du temps de Fersen et du roi Gustave, il est du Nord, mais où il y a du soleil.

— Parbleu, sa cause est gagnée.

— Me prenez-vous pour un trottoir roulant ?

— À peine pour le Passage des Princes.

— Merci, abandonnez aux autres. Je vous décris la silhouette comme le ferait un agent même pas des mœurs. Quant à sa vie, à ses habitudes…

— Il les passe dans le bois d’oranger.

— Quelle blague.

— À moins qu’il ne les arrose d’un tas de cocktails extraordinaires…

— Bref, je me cogne contre mon Ansen. Il marchait la tête inclinée, les yeux vers la terre. Un chic à lui… Un enfant qui aurait chipé des confitures… Surprise… excuses… Il me regardait avec des yeux… Je les ai sentis derrière moi fixés sur le petit Lord qui s’en allait dans un frou-frou de soie, comme une jolie femme… Le lendemain, j’avais sa carte avec encore des excuses. Puis les liaisons à l’hôtel se font comme un échange d’odeurs dans un garde-manger. Du tic au tac ce furent des saluts aux repas, des poignées de main au jardin, un doigt de liqueur pris ensemble sur la terrasse. Je sentais où il voulait en venir, le bonhomme, mais il n’osait pas. Il avait conservé son air timide, il avait perdu son air railleur. Un soir — ces choses-là, avez-vous remarqué, ça se pratique le soir, comme les crimes — il m’offrit de faire un tour jusqu’à la mer. On voyait l’Etna, paraît-il, vomir ses fumées rouges à l’horizon d’or…

Et, de fait, il m’emmena presque au bord de la mer. J’étais ému d’une façon sentimentale et bête. Il m’avait comme transfusé son âme, ce diable de garçon. D’abord et pour la première fois j’avais éveillé un jeune désir, ce qui est beaucoup plus flatteur — mille excuses — que de lever un monument public comme vous. Ensuite, sais-je, le crépuscule, l’étrangeté du spectacle vraiment merveilleux, avec la mer illuminée par cette éruption lointaine, le parfum aussi, le parfum énivrant des fleurs orientales…

Il m’emmena jusqu’au rivage. De petites vagues y mouraient avec un bruit très doux. On aurait cru la caresse d’un baiser…

» Alors il parla… Et il me dit des choses touchantes et simples, évoquant son pays, les chères visions ensevelies dans les brumes du nord, dans les lacs mélancoliques, les forêts mystérieuses, les villages perdus sous la neige, tout un décor naïf de légende Scandinave qu’il avait dû quitter pour trouver le soleil. Un ordre des médecins. Il fallait l’exécuter malgré le chagrin des vieux parents, malgré la gêne de leurs ressources, malgré son regret, à lui, de tout abandonner…

Il était arrivé dans ces pays, traversant à courtes étapes l’Italie jusqu’à la Sicile dont le climat le guérirait…

» Mais il était bien seul, il s’ennuyait souvent ainsi, sans pouvoir trouver une âme compatissante, quelqu’un qui le comprenne et qui le soutienne aux heures grises… Aussi était-il si content, oh, si content de m’avoir rencontré ! De suite je lui avais été sympathique, dès l’instant où nous nous étions croisés par hasard dans un corridor. Il avait tant aimé quelqu’un qui me ressemblait (c’est toujours l’éternelle excuse) qu’il me priait pour terminer de bien vouloir être son ami durant mon séjour… de me promener quelques fois avec lui au crépuscule… ces crépuscules où il croyait mourir quand il était seul !

Je ne savais comment répondre. Jamais on ne m’avait parlé ainsi, vous comprenez, d’Herserange, avec tant de délicatesse et de respectueux désir. Je me sentais très heureux et très lascif et mon sang coulait avec un rythme tiède qui me faisait rosir… Pour la première fois, il me semblait aimer quelqu’un. Skilde m’avait étonné, Edith était oubliée, Skotieff m’avait dégoûté et vous m’aviez blasé. Je levai les yeux vers Axel Ansen…

Il était immobile et me regardait… À ce moment, par un hasard, la mer fut illuminée d’une longue traînée de flamme et avec un tremblement de tout le sol, le cratère, à l’horizon, se remit à brûler. À sa lueur sanglante, je vis deux grosses larmes qui brillaient dans les yeux de mon ami. Lentement je tournais la tête. Nous étions seuls. On avait fait monter les gens de l’hôtel sur la haute terrasse blanche pour mieux apercevoir l’Etna.

Oh, ces larmes dans ses yeux !… Personne autour de nous… Alors je lui pris la main et la serrais de toutes mes forces en lui disant : I’ll be your friend… Je serai votre ami ! Peu à peu l’étreinte fut plus douce et plus caressante aussi. À son tour il regarda les environs, puis, à mesure que nos mains s’abandonnaient, il m’attira vers lui comme en une caresse mystique… Permettez-moi de vous embrasser… murmura-t-il la voix si blanche qu’on l’eut cru très lointaine. Sans répondre, je lui tendis mon front… Il hésita une minute et cette minute fut si délicieuse que j’en garde encore le frissonnant souvenir. Puis, sa fine moustache, une moustache blonde de collégien, m’effleura et je sentis sur ma peau un frôlement vivant et soyeux… son premier baiser…

Et nous rentrâmes ce soir-là aussi émus et aussi chastes que si nous avions été prier dans une église.

… Il est des soirs où je te veux
Pur et soyeux comme une hostie…

— Et depuis l’éruption, il continue à vous adorer ?

— Plus que jamais. Il a même été très amusant parce qu’avec sa nature froide de Scandinave il n’a pas voulu me révéler ses goûts, son idéal au premier abord. Il a fallu que je le questionne et que je le devine. Alors avec des mines d’enfant il m’a avoué ses désirs et ses rêves. Il a étudié pendant cinq années les lettres à Upsaal. Le fameux Evélius a été son professeur de grec et, d’après son inspiration, Ansen est devenu un dilettante et un érudit. Il a composé là-bas un travail sur les légendes de Lysilla qui fut accueilli très favorablement… Il ajoute même que je suis une incarnation de ces légendes-là… Puis la maladie l’a surpris en plein labeur, en plein succès. Son énergie s’en est trouvée atteinte et son talent déjà robuste « miniaturisé ». D’érudit il est devenu poète et ce qui est assez rare, mon cher, dans le nord comme ailleurs, un poète à idées…

Le lendemain du jour que je vous ai conté il ne parut pas, comme s’il avait été honteux de me revoir. Le matin d’après, je reçus des fleurs et des vers. Et maintenant, à chaque aurore, les fleurs me disent sa tendresse, les rimes me chantent sa pensée.

— Vous en aurez bientôt assez…

— Pourquoi ? J’aime les changements… c’est vrai. Mais j’aime aussi revenir à mes anciens péchés. Voyez vous-même. Vous n’avez certainement pas oublié la soirée que nous eûmes l’avantage de passer chez cette petite volaille de Venise. Vous devez m’en garder rancune. Soit… qui ai-je vu, voici quinze jours dans le hall de mon hôtel ? M. d’Herserange, tout à coup, que je croyais au diable à moins qu’il ne fût à Dieu…

— Des grâces pour le souhait. Le fait est que je m’ennuyais à Venise et que je préfère la Sicile et vos impertinences à la lagune sans vos yeux. J’ai laissé della Robbia piloter Jean d’Alsace dans les mauvais lieux.

— Où il se rend comme au sacerdoce.

— Et j’ai le plaisir de vous admirer en ce moment, aussi joli que toujours.

— Attendez que nous soyons sortis, voulez-vous ? À la clarté du soleil vous me direz si je suis encore jeune. À vingt ans parler de jeunesse, misère ! Faut-il que je l’ai jetée aux quatre vents du ciel… Allons sur la route de Princoli à Catane. Elle est divine à cause de ses échappées sur la mer, à travers les cactus et les palmiers d’Égypte.

Et, comme ils se levaient pour partir, la livrée apporta à lord Lyllian une gerbe parfumée de roses et de narcisses, et puis une lettre que Renold jeta sur une table sans même la décacheter.

— L’Angelus ! murmura-t-il, avec un sourire…


XIV

— Est-ce que Monsieur est aussi souffrant qu’on le dit ? interrogeait lord Lyllian. Le domestique venait de quitter la chambre d’Axel Ansen et, malgré la porte refermée, perçant la cloison mince de l’hôtel, la toux du malade résonnait, sèche et déchirante…

— Monsieur a passé une mauvaise nuit, my lord. Ce n’est pas tant cette vilaine bronchite que Monsieur a attrapée un soir en restant tard au jardin, que les idées qu’il se fait… Monsieur se fait des idées, n’est-ce pas, et alors il n’y a rien à dire.

— Quelles idées ?

— Est-ce que je sais, my lord, des choses bizarres comme il les aime. Il s’écrie tout à coup qu’il va mourir, que c’est fini, qu’il n’a plus rien sur terre. Et c’est une pitié, my lord, car sa vieille mère, une bien respectable dame, l’adore, my lord, et ne se consolerait pas, s’il partait réellement. Puis ce sont des silences qui durent deux, trois heures, comme ça, dans la nuit. Et puis il recommence… Ça l’excite, vous comprenez, my lord, ça lui met le sang en mouvement et le docteur redoute les congestions… le délire, sans compter de fréquentes syncopes…

Et, pour terminer, le valet ajoutait avec un grand air de résignation :

— Ah, on peut dire qu’il nous a donné de l’ouvrage !

— C’est bien ; vous préviendrez Monsieur que je suis venu chercher de meilleures nouvelles. À demain.

Et lord Lyllian, frémissant, s’éloignait, descendait au jardin, allait jusqu’à la petite terrasse, entre les palmes et les lauriers où l’on découvrait doucement la mer. Il s’asseyait sur un banc, sur le même qu’ils avaient choisi, Ansen et lui, pour leur première causerie. Pauvre Ansen ! Et Lyllian se souvenait avec angoisse, avec presqu’une superstitieuse terreur, du soir dont parlait l’homme tout à l’heure… Cette vilaine bronchite que Monsieur a attrapée en restant tard au jardin… Il y avait déjà quinze jours qu’Axel, légèrement indisposé la veille, l’avait prié de lui donner rendez-vous au crépuscule… À son arrivée, Lyllian avait remarqué de suite l’extraordinaire pâleur de son ami, et l’éclat de ses yeux qui brillaient dans l’ombre comme s’ils avaient pleuré. Axel frissonnait, tout en souriant, pour rassurer Renold. Qu’il était gentil d’être venu, malgré cette promenade en barque qu’il avait dû faire. Comme lui, Ansen, était reconnaissant à Renold de se laisser aimer un tout petit peu, de se laisser dire des choses d’extase et d’amour aux lueurs des étoiles… Et, de nouveau, Ansen frissonnait.

— Écoutez, il vaudrait mieux rentrer chez vous… Vous n’êtes peut-être pas remis complètement de votre indisposition d’hier… Rentrons, j’irai dans votre chambre…

Mais il protestait, assurait Lyllian qu’il n’avait jamais été malade, et qu’il était très bien, ce soir, si joyeux de revoir son ami.

— Et puis rentrer… vous recevoir dans ma chambre toute petite, toute modeste… Jamais de la vie ! Regardez comme c’est beau ici… ces pénombres mouvantes des vagues, ces ombres dansantes de la nuit… et puis les lumières de la côte qui s’irisent entre les branches… Il vous manquerait, là-haut, ce décor-là…

Ils demeuraient donc, Renold ému plus que de coutume par je ne sais quel pressentiment d’un obscur danger, Axel Ansen exalté d’enthousiasme, plus mélancolique et plus passionné que la veille…

Par un soir de tristesse et d’espoir grandiose
Où l’âme de Néron palpitera dans l’air,
Nous partirons tous deux vers le ciel bleu et rose
En face d’un coucher de soleil sur la mer !

Les jeux remplis d’extase et de rêves mystiques
Nous nous rappellerons les contes de jadis
Où des bergers passaient en priant dans les lys :
Et nos baisers d’adieu sembleront des reliques !

…Des parfums étrangers berceront le départ
Et le rendront plus vague et plus incertain même,
Et nous ne dirons rien sinon le mot : je t’aime…
Car notre unique amour vivra dans nos regards.

Puis tu seras si jeune, ô mon amant fidèle,
Que les oiseaux des Dieux te suivront en chemin,
Et que reconnaissant ton sourire lointain
Ils étendront sur toi le frisson de leurs ailes ;


Et lorsque l’on viendra entr’ouvrir nos tombeaux,
Après qu’auront vibré les derniers cris de fête,
On trouvera mêlés aux cendres du poète
Ton cœur toujours vivant et tes yeux toujours beaux !

Une horrible quinte étouffait le jeune homme et Renold, très inquiet, lui ordonnait maintenant de rentrer. Pourtant un souffle tiède s’était levé qui venait de la mer et au delà de la mer. C’étaient des effluves énervantes et musquées, comme une fragrance trop forte de mimosa mêlée à l’odeur des vagues. Axel Ansen, grisé par ses vers, respirait avec délices et, la lune limpide et rose s’étant levée à l’Orient, il la regardait avec des prunelles magnétiques.

— Jamais nous n’avions connu des nuits comme celle-là, se répétait-il, ainsi que dans un rêve… Et subitement s’adressant à Renold… Regarde comme elle est belle, la douce Phœbé, ce soir ! on dirait qu’en Orient elle est allée se vêtir de perles pour nous sourire plus doucement. Dans mon pays elle est si pâle et si lointaine, que je la regardais telle qu’une étrangère, comme un astre trop haut pour moi.

Dans mon pays je parlais aux étoiles quand j’étais triste ou fiévreux ; je parlais aux étoiles qui tournaient vers moi leurs yeux apaisants… Mais la lune semblait morte et je me détournais d’elle. Regarde-la, au contraire. Elle est pareille à un beau visage qui nous contemplerait d’un air mélancolique… Ce n’est plus la planète éteinte qui se réchauffe aux feux du soleil. C’est un autre soleil, c’est un monde indépendant et vivace qui ne paraît adorable qu’aux poètes et qu’aux fous, qu’aux enfants et qu’aux amoureux !…

Pour la seconde fois il s’arrêtait épuisé, les yeux hâves, la bouche sèche, le souffle haletant.

— Écoute, une idée m’est venue, ridicule et charmante, une idée dont tu riras avec le joli rire que je te connais… Je veux t’embrasser à cette minute de recueillement et de silence… Vois donc, c’est presque religieux… De grands oiseaux volent, là-bas, dans les ténèbres… Nous ne retrouverons plus ce calme et cette beauté… Ah, tremble, tremble encore… Je veux nous fiancer aux étoiles !

Il murmura ceci, d’une façon si tendre et si étrange que Renold en oublia la naïveté… Alors, il lui tendit sa bouche… De nouveau, précipitamment, une quinte atroce secouait le misérable Ansen qui portait un mouchoir soyeux à ses lèvres. Et quand ils s’embrassèrent, Lyllian distingua à travers la caresse le goût fade du sang…

 

Le lendemain, la maladie se déclarait, et depuis une semaine l’état s’aggravait, empirant d’une façon navrante… Maintenant, Ansen haletait et bien peu d’espoir restait qu’il n’en demeurât très faible… malgré le climat, malgré ce soleil étincelant, ce ciel nimbé de lumière et de vie comme d’autres sont voilés de tristesse et de brume. Lyllian pensait à toutes ces choses, lorsque d’Herserange parut, un large sourire épanoui sur sa face de chantre.

— Ah, mais, vous savez, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre !

— Quoi ?

— Skilde, le grand poète Skilde, vous le connaissez, je crois, est gracié !

— Pas possible ?

— Je viens de le lire dans le journal. Tenez, voyez vous-même.

Il tendait à Lyllian le dernier « Times ».

— C’est vrai, ma parole, Why, the deuce, didn’t he tell me this ? Why didnt’ he even write ?… Et Lyllian s’étonnait…

— Figurez-vous que je ne m’en doutais pas. J’ai reçu une lettre de lui à Venise, voici trois mois. Il ne me parlait que de prison et de torture. S’il est libre aujourd’hui…

— Cela ne vous fait pas plus de plaisir ?

— Mon Dieu, je suis très content pour lui. Mais j’ai cessé de le fréquenter. Pour des raisons majeures, soit. Tenez, même avant son arrestation, après que nous sommes revenus de Grèce, chacun de notre côté, j’avais refusé de le voir.

— Mais, maintenant… il doit avoir tant souffert…

— Souffert ? parce que c’est un soi-disant cérébral… Ne croyez donc pas ça. Et puis, il est coulé, fini. Vous ne connaissez pas l’Angleterre, vous autres du Continent… Tant que Harold Skilde n’a pas été pincé par le policeman, on le trouvait charmant, spirituel, délicieux. Je l’ai croisé un soir au Savoy, il baisait la main de la duchesse de Sheffield, après avoir fait une entrée sensationnelle entre deux petits amis d’amour.

D’une insolence incomparable, Skilde, je ne le surpasserai jamais. Et puis, des sans-gêne de grand seigneur. On acceptait tout à Londres, par entraînement, par snobisme. Aujourd’hui, il a été arrêté, jugé, condamné… Il pourrait être libéré mille fois. C’est un homme fini !…

C’est un homme fini, répétait lord Lyllian en scandant ses mots, tandis que les beaux yeux bleus prenaient une teinte cruelle d’acier.

Alors, subitement, d’Herserange, qui l’écoutait, comprit l’instinct pervers et égoïste, d’un égoïsme odieux qui composait presque uniquement la nature de Renold.

Sur ces entrefaites un domestique accourait jusqu’à eux.

My lord, disait-il très vite et très haut, il y a M. Ansen qui se sent mieux. Il m’a dit comme ça qu’il voulait vous voir… C’est la chambre no 32 qu’il habite, M. Ansen.

Lord Renold Lyllian, sans répondre, partait immédiatement. Et il sembla à d’Herserange que ce joli garçon, trop joli même, à la démarche dansante et légère, allait à la rencontre du malheur…


XV

Une odeur persistante et douce, comme un relent de fleurs fanées, saisit Renold, lorsque, tout essoufflé encore d’avoir couru, il entre, rose et charmant, dans la chambre de son ami.

— Qu’y a-t-il ? Pourquoi m’avez-vous demandé ? Vous savez que je suis ravi de vous voir ? Bonjour… Oh, comme vous êtes changé !…

Il n’osa pas continuer. Les mots s’arrêtèrent sur ses lèvres. La vision épouvantablement pâle et moribonde d’Axel Ansen lui avait appris, tout d’un coup, la vérité.

Le malheureux cependant souriait ou essayait de sourire, et tendait à Lyllian une main décharnée. Dans la pénombre claire des persiennes fermées, c’était le désarroi des chambres de malades, de malades privés de soins et de tendresse, de ceux qui agonisent loin du pays et loin des leurs. Des fioles traînaient partout. Luisant de sa courte flamme vacillante et jaune, une veilleuse brûlait auprès du lit. Et c’était un mélange de tristesse et de misère. Au dehors, des cris joyeux, des cris d’enfants qu’on avait abandonnés dans les roses, roses qu’on avait oubliées dans du soleil…

Oh, comme vous êtes changé ! La figure émaciée du Suédois avait pourtant conservé son aspect juvénile. Dans cette transparence blonde, si blonde qu’on eut dit de la neige à peine teintée, les yeux seuls demeuraient ardents et voilés. Les regards d’Ansen évoquaient leur première rencontre, leur sympathie soudaine, leurs muets désirs. Et puis c’était fantomatique comme un rêve, le souvenir de cette soirée d’étoiles, du baiser sanglant, des litanies d’amour coupées par les râles déjà…

— Vous savez que je vais mieux… Ah, j’ai tant désiré vous voir ! C’est ce qui me rend la solitude doublement triste… Autrefois, les bonnes causeries avec vous… Penser que je vous connais depuis deux mois à peine, il me semble que c’est depuis toujours.

— Mais, vous allez guérir, Axel, et alors nous les reprendrons nos promenades, nos chimères, nos dialogues. Vous savez, le mimosa que nous avions dépouillé pour fleurir ma chambre de gouttes d’or, il a repoussé de plus belle. En passant auprès, hier, j’étais grisé par son parfum. Les fleurs ressuscitent. Les malades sont comme les fleurs…

— Alors, vraiment, vous croyez…

— Si je le crois, j’en suis sûr !

— Merci de me le dire, en tout cas, Renold. Si vous saviez comme tous ces jours derniers j’ai rêvé de vous voir. Je suis très seul ici, vous comprenez, quoique Beppina, ma garde-malade, une Palermitaine, soit une brave femme dévouée. Elle venait d’être mère quand on l’a prévenue. Elle a quitté son enfant pour lui mieux gagner du pain. Et, toute émue encore de chanter sur un berceau, elle me console de son mieux, en patois du pays, ce patois parfumé d’orange et de lumière.

Si vous la voyiez avec mes fioles, avec mes tisanes… Elle est à son affaire, comme pas une… Et son air si content lorsqu’elle me tend une lettre de Suède… Eccho, della Madre !… Quel large et bon sourire… il me fait plus de bien que les drogues du docteur…

Il s’arrêta, épuisé, devenu subitement plus pâle qu’un linge, les yeux atones, le nez pincé. Une courte respiration sifflait entre ses lèvres. Lyllian, plus bouleversé qu’il ne voulait le paraître, s’asseyait près du lit et prenait la main défaillante qui gisait dans la pénombre…

— Le docteur, continua Ansen… le docteur ne comprend rien à mon cas. Il me répète : du repos, du calme ne pensez à rien, oubliez le passé, oubliez surtout l’avenir… Les bronches vont mieux. Ce qui ne va pas, ce sont les nerfs, ce sont les rêves ; et il me quitte chaque fois en me disant…

— Mais il est très fort, au contraire, votre docteur.

— Il me quitte en disant : Ne pensez plus, chassez ces vilaines imaginations… Je sais ce qu’il appelle ces vilaines imaginations…

— Toujours est-il…

— Qu’il ne peut pas m’empêcher, lorsque je suis seul dans cette chambre aux persiennes closes — encore un ordre de lui, comme si le soleil allait me faire mourir — d’écouter l’été, la joie et la vie chanter au jardin clair ; d’évoquer le moment où je recommencerai bien doucement à contenir un peu de cet été, de cette joie et de cette vie dans mon âme heureuse, et de rêver à vous. oh, laissez-moi le dire, comme au bonheur de mon bonheur…

À ce moment Beppina entra dans la chambre. Elle fit un léger salut à lord Lyllian, s’approcha du lit avec une tisane :

— Buvez, murmura-t-elle avec la voix douce des mamans qui bercent leurs petits.

— Comme tu sens bon, Beppina ! Tu viens du petit bois de citronniers qui grimpe sur la colline. Tu sais, à côté de l’Hôtel…

— Hé oui, j’en viens. Pense donc, mio, que la récolte va bientôt avoir lieu. Elle sera merveilleuse, la récolte, cette année. De beaux fruits, si lourds que les branches cassent. Et un parfum ! Mais, ajouta-t-elle avec un œil malicieux, ce n’est pas ce parfum-là qui embaumait ta chambre quand je suis entrée… J’ai quelque chose là, pour toi…

Elle fouillait dans sa poche : Eccho della Madre ! s’exclama-t-elle triomphalement, en tendant à Ansen un pli timbré.

— Mais, c’est une dépêche ! Que ne la donnais-tu ? Vous permettez, balbutiait Ansen, tout rouge de joie…

Et de ses doigts inhabiles, maigris par les fièvres, il décachetait le mince papier.

— Oh, mon Dieu, Renold, je vais être bien heureux ! Tenez, lisez vous-même ; dites-moi si je ne me suis pas trompé. Il fait trop sombre ici, pour lire… Beppina, ouvre les fenêtres, relève les stores… Il faut que le soleil entre pour que mon petit ami lise mieux. Moi, j’ai compris en distinguant à peine… Cela vient de maman ; je lirais ses lettres même dans la nuit, avec les lèvres ! Oh, mon Dieu, Renold, maman va me rejoindre !…

— C’est vrai. « Arriverai demain soir. Tendresses. Maman Elsa. » Maman Elsa !

Renold rendit à Ansen son télégramme, le félicitant, tout réconforté, lui aussi, par le plaisir de son ami. Sa mère allait arriver… Maman Elsa ! Quel joli nom, si doux à prononcer, chantant comme un appel, gracieux comme une caresse… Qui était-elle ?… Comment était-elle ?… Peut-être Ansen lui ressemblait-il ? Et dans son cœur d’orphelin, où saignait un regret inavoué d’amour, Renold s’imaginait Mme Ansen blonde, presque aussi pâle que de la neige, avec les yeux d’Axel les yeux d’un bleu du nord, d’un bleu de ciel ouaté de givre. Combien cela représentait de tendresse, de sacrifice, de pitié, ce voyage !

Maman Elsa avait dû tout abandonner pour venir soigner son enfant. Ces gens-là n’étaient pas riches… Cela coûtait cher de venir…

Maintenant, sans s’apercevoir du silence de son ami, Axel Ansen parlait, racontait des bêtises, des espoirs, des folies…

— Elle sera là demain soir… demain soir peut-être à cette heure-ci. Je la vois déjà dans ma chambre, à côté de moi. Nous laisserons la lumière entrer librement pour ne pas que cela ait l’air trop triste. J’aurai bonne mine, et maman Elsa sera fâchée d’être partie alors que je vais bien.

Mais je lui demanderai des nouvelles, des nouvelles de tout le monde et de tous les pays. Car elle en sait des choses, maman Elsa ! Elle me dira si la petite fille du sonneur d’Alund est encore aussi jolie. Figurez-vous que nous nous étions fiancés en jouant sur les étangs gelés à qui glisserait le plus vite. Nous avions dix ans. La glace était solide. Celui qui faisait la plus belle glissade se fiançait à la plus jolie fille qu’il connaissait. Si l’on tombait ou si la glace se brisait, on restait vieux garçon… Nous avions dix ans… Je demanderai à maman Elsa des nouvelles de ma fiancée…

Et puis, lorsque je suis parti, j’avais un petit jardin que je semais moi-même à chaque printemps. Dès que l’hiver était passé et que les grands froids n’étaient plus à craindre, j’écartais doucement la neige pour semer en terre de menues graines roses. Le printemps arrivait, qui fondait la neige à son jeune soleil. Et, vers le mois de juin, vous ne le croirez pas, j’avais les plus jolis bouquets de pervenches du pays. Cela m’enivrait. Le vent de la mer passait en les frôlant à peine, et le matin, à l’aurore, les abeilles qui se suspendent en lourds essaims dans les sapinières venaient bourdonner sur mon jardin avec une musique légère, un charmant bruit d’ailes ! Je demanderai à maman Elsa des nouvelles de mon jardin…

» Elle me jouera du Grieg, aussi, du Svensen, du Hartög… Hartög est plus mélancolique et moins connu que Grieg. Maman Elsa a des mains mignonnes, comme celles des fées… Si vous saviez comme elle brode de jolies dentelles sur le piano… un air surtout… un air à nous, du vieux village, qu’elle a arrangé doucement…

Il haletait. Un flot de sang montait à ses lèvres. Il y porta un mouchoir de soie rouge où l’écume navrante ne se voyait plus.

— Il faut que je vous en donne une idée, reprit-il subitement, et d’abord je vais tellement mieux : La vieille Beppina n’est pas là. Sautons du lit.

— Mais vous n’êtes pas raisonnable, déclarait Lyllian… ne faites pas d’imprudence. Un refroidissement peut vous tuer…

— Bah, maman Elsa peut me guérir. Je ne suis plus du tout malade.

Et, preste en effet comme s’il n’avait rien eu, Ansen sautait en bas du lit. Là ses efforts le trahirent. La tête lui tourna en posant les pieds sur le parquet et il dut se retenir en gémissant au chambranle de la porte.

— Allons, recouchez-vous, Axel, ou je m’en vais…

— Restez, restez, ce n’est rien… je veux jouer cet air ! Il me semble que maman Elsa l’entendra sur sa route, que maman Elsa viendra plus vite.

Il passait un vêtement léger et se traînait vers le piano.

— Tout à l’heure, j’avais prié Lorenza d’ouvrir les fenêtres, de chasser cette ombre que je hais, cette ombre qui me fait peur.

Oh, soleil éblouissant, soleil radieux, — continuait-il, — soleil tiède comme les caresses d’amour et brillant comme un regard d’ivresse, entre dans ma chambre ainsi qu’un roi vainqueur, disperse à tes rayons la nuit vacillante… je suis ton adorateur, je suis ton amant !…

Il s’animait, recouvrait soudainement des forces qu’on eût dit perdues, se raidissait contre le mal et, jeune comme Renold, les yeux étincelants, ouvrant la fenêtre d’un seul geste, il demeurait là, immobile, tourné vers la mer, en extase, dans une fête de lumière.

Il était réellement beau ainsi. Son fin profil imberbe, ce profil d’adolescent du Nord avec la chair translucide des races de génie apparaissait plus pur encore sur ce décor d’émail bleu. Lord Lyllian s’avançait sur la pointe des pieds, saisissait Axel par surprise, lui renversait la tête sous ses lèvres.

— Je te veux, je te veux ! murmura Ansen, d’une voix étrange, lointaine… Finis, les rêves, finies, les légendes, les désirs insensés… insensés !

» Je sens l’impérieuse nature me reprendre et m’emporter en face de ces horizons où jadis Tibère passait en galère, vers Caprée. Cette terre d’Italie ! Mais tu ne la respires donc pas ? Tu ne l’écoutes donc pas ? Ce sont des cris qui sortent des pierres, des ruines anciennes, des marbres dévastés.

Ce sont les paganismes romains, les cortèges somptueux des archontes de Grèce, les proconsuls victorieux dont ce sable a conservé l’empreinte et dont il redit sourdement les fastes ! L’odeur des fleurs qui couronnaient les bruns adolescents, plusieurs siècles avant la renaissance du monde, est toujours mêlée au vent qui passe, aux effluves qui viennent de la mer !…

Je te veux… continuait-il, la voix tremblante, immatérialisé par ces visions, grandi par son amour. Et j’aurai dans mes bras Adonis lui-même, Narcisse, humide et tiède des baisers de la fontaine où les nymphes l’ont épié, Bacchus souriant à ses faunesses, Ganymède jaloux du ciel, Apollon couronné de rosée ! Que m’importe la vie ! Que m’importe le monde ! Les temples où jadis les bergers déposaient leurs prémisses, les temples à Eros se sont dressés en face des Églises…

Ô mon dernier désir, ô ma dernière aurore, dis-moi que tu m’aimais et me donnes un baiser !… un bais…

Un cri étouffé. Axel Ansen, anéanti, s’affalait misérablement dans un fauteuil à portée. Lord Lyllian appelait la garde-malade, très inquiet de la pâleur de son ami. Celui-ci, presque inconscient, disait maintenant des mots sans suite, agité par un obscur délire. Deux gouttes de sang suintaient à ses narines. Beppina arrivait :

Santa padrona ! Il faut aller chercher le médecin, s’exclamait-elle. Son cœur ne bat presque plus. Comment se fait-il qu’il soit levé. Une imprudence encore… il faut aller tout de suite chercher le médecin.

— Restez auprès de lui. Il a besoin de vos soins. Où habite le Docteur ? et, sur l’indication de la paysanne, Renold partait, le cœur déchiré, et pour la première fois une immense pitié le remuait.

 

Il trouva l’homme, revint avec lui, reprenant le chemin que, sans le voir, il avait suivi. Courant presque, ils arrivèrent à l’hôtel, montèrent les étages, frappèrent à la porte. Nul bruit. Et puis un pas, un loquet ouvert, de l’ombre, du silence… la figure contractée de Beppina, pâle d’épouvante…

— C’est fini… Entrez !


XVI

«… Le soir tombait en face, sur les hautes montagnes, et des fenêtres on découvrait le lac inondé de vapeurs roses. Toute l’Écosse romantique et divinisée palpitait dans ce coin perdu. C’était avec Ivanhoe et Marie Stuart l’incantation des princesses tristes enfermées dans les tours, des bergers nomades sonnant du cor, le parfum des bruyères et des eaux tranquilles… »

Le front contre la vitre, lord Renold Lyllian regardait cela avec mélancolie ainsi qu’un tombeau des souvenirs, comme un souvenir des tombeaux. Il était rentré depuis trois jours d’Italie, laissant derrière lui un passé de tristesse et de deuil. Il avait encore devant les yeux le regard tragique de Beppina, son signe de croix, la porte ouverte, le trou béant qu’elle montrait. Il se rappelait la minute précise où les mots irréparables l’avaient brisé : C’est fini… Entrez…

Oh, l’atroce chose, la terreur foudroyante de ce cadavre qu’il venait d’embrasser… Le courage surhumain grâce auquel il passait le seuil, n’osant pas regarder, n’osant pas voir. Et puis tout d’un coup la peur elle-même lui dessillant les paupières…

Sur le lit, Ansen raidi déjà, les mains jointes, les yeux bleuis avec l’expression contractée, railleuse et hautaine des morts. Un bruit de larmes, de prières… Dire qu’il avait aimé ce corps inerte… Et la mère de l’enfant qui allait venir… Ô mon Dieu !

Ici, tout évoquait un autrefois douloureux, un autrefois enseveli. C’était sa jeunesse innocente, qui jouait avec les oiseaux du parc. Son père, vêtu de noir, qui le caressait doucement d’une main légère. Sa mère, trop peu connue, déjà oubliée. Les premiers émois… Edith Playfair… les parties de cache-cache… Il restait seul au monde… Le duc de Cardiff… la comédie à Swingmore… Lady Cragson… Harold Skilde… oh ! comme celui-là vivait encore dans ces murs… Les premiers désirs… les premiers départs. Et c’est ainsi qu’on gâche sa vie !

Il était revenu à Lyllian Castle, mais, bah, en étranger, avec une âme nouvelle, ou plutôt sans âme, ayant laissé la sienne en déroute, en lambeaux par les chemins, blasé de l’existence, ne croyant plus en elle.

Et penser qu’il avait frémi d’enthousiasme et que la terre lui semblait trop petite pour contenir ce qu’il voudrait aimer !… Il était revenu à Lyllian Castle…

Il avait retrouvé le même château somptueux et triste se reflétant dans le même lac immobile… Le pays n’avait pas changé, les forêts étaient demeurées pareilles, l’horizon où maintenant s’éteignait le soleil estompait toujours sa ligne bleue sur les nuages ; le pays n’avait pas changé et pourtant il n’était plus le même !

Et puis Renold se sentait mal à l’aise au milieu de cette nature fruste et imposante, de ce pays de sauvage grandeur. Les ancêtres l’écrasaient. Il n’était plus de leur taille. On sentait que vaguement les choses méprisaient cet héritier maladif et névrosé, qui n’apportait rien à la gloire du nom. Et pourtant…

Lord Lyllian se retournait, brusque. Il dévisageait dans la haute galerie de vieux chêne les portraits des aïeux qui, dans les cadres tous pareils, semblaient maudire. Des lueurs suprêmes illuminaient la pièce.

Les Aïeux ! Un frémissement le parcourait à mesure qu’il les reconnaissait. Il savait leurs actions par les souvenirs que lui en avait raconté sa mère, les soirs de veillée, quand elle l’endormait sur ses genoux.

Celui-ci, le fondateur, dont on n’avait que le primitif buste en pierre, était venu de Norvège avec d’autres pirates. Trouvant la place bonne, il était resté là. Et le désir de conquête, de bataille et de lucre se lisait, grossièrement sculpté sur les lèvres inertes, sur les yeux sans prunelles. Il avait dû être le barbare féroce et sanglant, l’écumeur des mers, le violateur des temples et des églises, le détrousseur des naufragés. Avant de mourir, il s’était fait chrétien, le Roi d’Écosse lui avait donné des terres et des chiens ; maintenant il était le chef d’une lignée illustre, idéalisée par les siècles.

Cet autre, deux cents années plus tard, avait combattu dans la guerre des Flandres. Plus loin, celui-là était représenté comme un géant foulant aux pieds de minuscules ennemis… Il guerroyait à Crécy. Les blasons se chargeaient, toujours aussi beaux, toujours aussi altiers. Un autre encore, plus mince et l’œil plus cruel, avait dû railler Warwick et porter la rose rouge ; plus loin c’était John Henry, dixième du nom. Jeune comme un ange, beau comme un diable, la tête guindée et fine sur la fraise historiée, deux perles aux oreilles comme des gouttes d’amour, favori de la grande reine, mignon d’Elisabeth.

Et ce svelte gentilhomme de velours au grand col blanc de point d’Espagne, tout en frisures et en dentelles ?

Oh, l’air délicieusement lassé qu’ont ses prunelles bleues, du bleu de la Jarretière qui brille à son genou… Le grand veneur du bon roi Charles, le bon roi d’Holyrood, le décapité de White Hall. Tout à côté, son fils, né en France à la cour des Stuarts, du chevalier de Saint-Georges. Comme il ressemble à Buckingham, effronté et charmant !

Puis voici le grand lord Archibald Renold, celui qui commandait les Highlanders à Fontenoy. Et sous la perruque blanche, les yeux luisent, galants et hautains. Les aïeux se rapprochent, la race se reconnaît. Et Renold distingue, dans l’ombre sans cesse grandissant, la silhouette héroïque et entêtée de l’amiral Lord, son trisaïeul, le meilleur lieutenant de l’immortel Nelson ; d’un autre, soldat, qui vit le feu pour la première fois à Waterloo et mourut vers 1840, ayant servi Georges IV, Wellington, Castlereagh et Blücher ; et voilà maintenant son grand-père, qui avait assisté, enfant encore, au couronnement de la Reine, de la petite Victoria aux yeux limpides, au sourire ingénu.

Et les cadres de chêne se resserraient. Dans le dernier, son père apparaissait, en habit de chasse, un fouet à la main, soucieux et méprisant. C’était bien l’expression que Renold lui avait connue lorsqu’il venait de s’asseoir en face de lui dans la salle à manger, éclairée de lueurs espacées, qui rendaient plus mystérieuses et plus solennelles les pénombres. Après la place du père, d’autres espaces avaient été réservés et montraient leurs panneaux vides, où le bois reluisait.

Renold songeait…

Lui aussi, lui aussi irait grandir le nombre des aïeux, survivrait pour les générations futures d’un sourire éternel et dominateur. Il allongerait d’un grain ce chapelet de souvenir et d’orgueil. Et de hautes lignées continueraient après lui à remplir cette salle de noblesse, de victoire…

Un gémissement le fit tressaillir. Était-ce le vent dans les arbres, la plainte de la nuit prochaine ? un je ne sais quoi pleura qui semblait l’âme même de la vieille maison. Entouré de fantômes et de passé, comme enlisé dans de la gloire, dans la gloire puritaine de cette antique Écosse dont il était enfant, il sentit un frisson traverser son cerveau. Est-ce qu’ils avaient vraiment gémi par la voix du sépulcre, ces grands morts qui méditaient, sévères dans le vieux château ? S’étaient-ils réveillés de leur sommeil séculaire pour pleurer la fin de leur race, pour maudire leur dernier fils ?

Et, dans un éclair de conscience, lord Renold Lyllian revit avec mépris ce qu’il avait vécu et songea à ce qu’il aurait dû vivre. Partout des remords. Son âme remplie de peine n’était fleurie d’aucune pensée consolante, d’aucune bonne action, d’aucune innocente joie : La leçon des ancêtres… La colère des aïeux !…

Avait-il, comme eux, remporté des victoires, laissé traîner dans l’histoire le panache de son feutre ?…

Non. Ils le reniaient, comme le renierait ce sol, ce sol où il avait vu le jour, où il avait vécu enfant, adolescent jusqu’à l’âge d’homme. Quels sortilèges, quels poisons secrets lui avaient donc ravi son cœur d’autrefois ? Oh misère ! Ne plus avoir d’endroit où aimer, où dormir, où mourir ! Vagabond désormais, il serait condamné à parcourir le monde, sans foyer, sans repos. Il avait voulu délier la terre, la défier par sa jeunesse, par sa beauté, par sa naissance, par son argent, par son sourire ! la terre se vengeait ; il avait été égoïste, menteur, sensuel, effronté et lâche… Les ancêtres l’avaient jugé, les ancêtres le chassaient…

Alors, Renold, lord Lyllian, comprit tragiquement que l’expiation commençait… Des larmes lui montèrent aux yeux, larmes de remords et de regrets, larmes amères de tout le mal qu’il avait fait, de tout le bien qu’il avait gâché, de tout le temps qu’il avait perdu…

Et, courbant la tête devant les portraits silencieux et rigides, le jeune homme murmura : Pardon !…


XVII

— Pas mal, ce couple-là ! Ils sont très ambigus, disait Renold avec un sourire… Lequel des deux entretient l’autre ?

— Taisez-vous donc, mon cher, vous êtes à pendre ! Si vous parlez haut pour qu’ils vous regardent, vous perdez votre temps. Vous oubliez Larue, ses pompes et ses hors-d’œuvre, répliqua le prince Skotieff… qu’est-ce que nous prenons comme piquette ?

— N’importe quel Saint-Marceaux…

Renold de sa place découvrait la salle étincelante du restaurant et continuait à regarder les deux arrivants. L’un, vingt-deux ans à peine, maigre, élancé, un profil de polichinelle et d’aiglon, les deux mélangés, très fin de race, avec des mouvements épileptiques mal réprimés et des gestes de pantin qu’on réprime à peine, vêtu d’un pardessus à la Reichstadt, dont le haut col de velours gainait sa tête anguleuse, de pantalons trop collants et de souliers démesurés, cherchait une table, ou faisait semblant.

En réalité, il ne quittait pas des yeux les tziganes parmi lesquels un jeune violon se contorsionnait, d’une façon inquiétante pour de chimériques princesses ou d’improbables Grands Ducs. Son compagnon, Benjamin d’une quinzaine d’années, ahuri par ces lumières ou par les regards dirigés sur lui, s’était réfugié tout près de la porte et cachait comme il pouvait sa figure à louer.

— Mais enfin, qu’avez-vous donc à fixer ces malheureux ? hasardait Skotieff égayé. Mon cher Lord, ils sont venus là pour quêter après la musique… Ils sont indignes de vous, et, d’ailleurs, ils ne font rien d’extraordinaire.

— Non… ils se choisissent un amant. Seulement je crois les reconnaître. Attendez, m’y voici. Vous rappelez-vous le bal Wagram ? le dernier mardi gras ?

— Non, je n’y suis jamais allé… encore un joli endroit où vous m’auriez mené sans doute ? une fête de famille où je retrouverais tous vos domestiques…

— Merveilleux, mon cher, — mais by jove, voilà qu’ils partent…

— Et sans pourboire.

— Quelle peste vous devenez, mon cher ! Revenons à l’histoire. Vous vous souvenez de la lettre que je vous écrivis il y a deux mois ? Je traversais une crise de prix Monthyon et je vivais alors en saint-ermite. C’était le château ancestral qui m’avait révolutionné ainsi avec ses grand-papas frissonnants qui me jugeaient du haut de leur cadre ; seul, là-dedans, je n’étais pas fier. Mes rancœurs m’étouffait. Bref, un saint ermite. Au bout de quinze jours je n’en pouvais plus ; ils avaient beau paraître en colère, ce n’était plus leurs passés glorieux qui me hantaient, mais ma jeunesse à moi, avec ses désirs et ses casse-cous, qui, elle aussi, s’était révélée entre ces murs.

Pour fuir ces évocations et démangé par je ne sais quelle envie, je boucle mes malles, un matin, et pfft ! je débarque à Paris en coup de vent au milieu de février. Je loue deux jours après cet appartement de l’avenue d’Iéna. Je le meuble, je bâille et je m’ennuie.

J’en étais là quand je rencontre Chignon vous savez l’artiste peintraillon de Sicile… mais un Chignon calé, imposant, rempaillé, assis dans l’existence. Il avait un chapeau neuf et des violettes à la boutonnière. J’appris de lui ses succès. Un tableau exposé l’avait rendu célèbre… Une nature morte, Prince, en entendîtes-vous parler ? Poissons et marmites. Un chic surprenant, pareil à l’effet de lune qu’il a dédié à Jean d’Alsace.

Comme par hasard, ce soir-là, le chef-d’œuvriste avait très faim, et il était l’heure du dîner. Par habitude et malgré son chapeau neuf il accepta la côtelette que je lui offris. Nous allâmes à la « Queue de bœuf », un restaurant à 2 francs du Passage des Panoramas, fréquenté par… comment dites-vous ça ?… par toutes les tapettes du quartier. J’en sortis avec une note d’un louis. Je dis à Chignon : « Et maintenant, mon brave homme, désennuyez-moi… qu’allons-nous faire ? »

— Vous coucher ce soir, my Lord, et demain, ayant l’œil frais et du cœur au ventre, je vous ferai passer une nuit superbe, un mardi gras unique.

— Mais vous êtes ruineux ! Ce n’est plus une fourchette d’honneur que je vous réserve, c’est un garde-manger.

— Vous me faites payer un peu cher la gargote…

— Sans rancune. Voyons toujours le programme de demain.

— Dîner où il vous plaira. La journée, je vous l’abandonne, my Lord. Avoir affaire avec cette foule qui sent mauvais, des masques piteux, des confettis malpropres. Une odeur de ranci et de cuisinière : Populus Rex ? Fi !

Donc, le dîner, où il vous plaira !

— Bien.

— Vers onze heures, nous allons masqués au bal Wagram. Je vous y promets des réjouissances, nous y ramènerons tout Caprée. Puis nous souperons à la Queue si vous le voulez bien. Ce sera ravissant. Munissez-vous d’un revolver. Et vous serez noté sur les feuilles de la préfecture.

— Entendu, et à demain. Venez avenue d’Iéna vers huit heures. Et pour la première fois depuis mon arrivée à Paris, je me coucherai avec les poules.

Le lendemain je trouve mon Chignon fidèle au rendez-vous. Nous dînons n’importe où et n’importe comment. Chignon, grand seigneur, avait loué un habit.

On va vous prendre en extra pour commander des bocks, insinuai-je. Ses binocles en frémirent. Après un tour jusqu’au Jockey où dans la journée j’avais faussé compagnie à lord Elphinstone et au duc d’Austerlitz nous nous rendîmes à l’avenue de Wagram jusqu’au seuil de la guinguette dont la porte illuminée de gaz éclaboussait violemment la nuit. Nous avions des masques. Une haie de jeunes escarpes et de souteneuses regardait les arrivants et saluait les voitures de maître fort nombreuses et d’ailleurs très discrètement ouvertes.

Nous pénétrâmes après avoir payé nos entrées, vingt sous. Le couloir d’entrée ressemblait à celui d’un établissement de bains en faillite, et, de prime abord, nos compagnons d’infortune ne m’émurent point. Un soldat entre deux bonnes gambadait devant nous, tandis qu’avec des rires, un banc de maquereaux attendait la marée.

Mais, en débusquant dans la salle de bal, ô mon Prince, ce fut bien autre chose ! Nous fûmes annoncés par les murmures faisandés de vieux messieurs guettant leur proie, et nous tombâmes dans un grouillement de gens aux yeux fardés, aux lèvres rasées, gosses blêmes et larbins louches qui nous dévisageaient avec l’air de s’offrir. Jeunes débitants qui crèvent de faim, vieilles entôleuses retirées des affaires et qui s’exhumaient ce jour-là, c’était un ensemble macabre et grotesque, veule et farouche, une sodome transportée à la morgue.

» Nous avions fait un ou deux tours dans la salle. Je reconnaissais, ça et là, comme par enchantement, une foule de gens connus, magistrats, diplomates, fonctionnaires, venus là dans ce tout à l’égout pour représenter dignement la République. Ils se frottaient voluptueusement à la canaille. Et c’était, sous l’œil paternel des municipaux de garde, des gestes, comme ceux des fresques pompéiennes, des invites a posteriori, des massages affectueux. Dans un coin M. de Latrouille, le juge d’instruction qui s’est fait une spécialité des affaires de mœurs, (vous savez bien, Skotieff, il nous a coûté assez cher en étouffades, hein ?) M. de Latrouille, dis-je, livrait sa noblesse de robe aux embrassements d’un gras page Louis XIII. Une façon d’évoquer ses aïeux, n’est-ce pas ? Et puis, que diable… un lit de justice !… J’en étais là de mes philosophies quand, après avoir croisé le duc de Lormar dont la mère était Marie Stuart, je rencontrais ces deux éphèbes de tout à l’heure.

— Un peu de ces gélinottes… Joli, votre endroit !

— Merci ; un bain de mer ! Donc je me rappelle exactement les avoir vus. Ils étaient suivis d’Américains glabres qui derrière eux sonnaient la Diane.

— Mais que de Mercure pour l’avenir !

— Caviar, vous êtes impardonnable. Je les perdis de vue, au reste, la minute d’après — et ce ne fut qu’au souper que je les retrouvai.

— À la Queue, comme vous le dites ?

— Oui et à l’heure du berger. Nous étions sortis tant soit peu écœurés du bal, Chignon et moi. Il n’était qu’une heure. Et ce fut à pied que nous descendîmes les Champs-Élysées et les boulevards.

Le restaurant à notre arrivée était cependant presque comble. Nous avions retenu une table dans un coin. Au premier coup d’œil jeté, je reconnus mes types avec leurs Yankees. Décidément l’hameçon avait mordu. Ils occupaient devant le comptoir une assez grande table où, par néronisme, ils avaient semé des violettes.

Déjà le champagne pétillait, une affreuse limonade à faire frémir ! Ces messieurs, très gais, se donnaient sous la nappe des marques d’intérêt. D’autres tables étaient prises par les jeunes escarpes remarqués jadis et par d’inquiétants invalides du métier. Le patron souriant, avec sa tête à la Henri IV, appelait chacun d’un accent familier. Pas mal l’avaient autrefois payé en nature et de cordiales relations subsistaient entre eux. Nous commandions notre souper problématique, quand le juge Latrouille entra un peu gêné, suivi d’une bande composée moitié figue, moitié raisin, où dominaient les policiers.

Avec lui une petite jeune femme mince et blonde, aux grands yeux limpides et rêveurs dont le bas du visage était caché par un voile de soie. Je ne sais quel parfum étrange et capiteux d’Asie se dégageait d’elle. Elle ne demeura point avec Latrouille et vint s’asseoir à une place restée vide près des deux compères et de leurs Américains.

Bientôt la salle archi-comble s’anima sous l’influence de l’orgie. En était-ce une ? Henri IV se démenait. Latrouille regardait avec indulgence.

Dans l’air surchauffé qu’obscurcissaient encore les stries du tabac, des rires fusaient, des rires étranges et suraigus comme en poussent les fous ou les mourants. On se jetait des fleurs de table en table, pêle-mêle avec des confettis ou des coupes de champagne. Et c’étaient des minauderies puériles, ridicules pour la plupart, dont la jeunesse n’était point l’excuse.

Soudain un des plus ivres se leva, en sueur, congestionné, les cheveux trop longs lui balayant le visage, le visage gras sur lequel les fards dégringolaient. D’une voix atroce, éraillée comme celle des raccrocheuses, il entonna deux ou trois strophes d’une romance infâme. La salle l’accompagnait et chantait le refrain, en chœur. Certains, la tête couronnée d’un informe diadème, ressemblaient à des veaux évoquant l’abattoir.

Une femme, la seule peut-être de l’endroit, partit de colère et de honte, devant la concurrence, sans avoir pu trouver un apéritif.

Elle claquait les portes, criait, rageuse : oh là là, ces hommes, quelles garces !

Cependant à notre table Chignon exultait.

Hélas, quelle misère ! Voyez-vous, Prince, il y a des réalités qui tuent tous les rêves, non pas seulement ceux qu’on a faits, et qui dorment doucement ensevelis dans un passé de mystère, mais encore ceux de l’avenir, les rêves de plus tard ; ça, c’est terrible, ça nous brise, ça nous casse. — Et ce soir-là, ça nous cassait.

Tout à coup, d’un coin presque obscur et demeuré jusque-là silencieux, où s’était réfugiée la petite blonde, inquiétante et voilée, la petite femme du bon juge, un murmure s’éleva, suivi d’une paire de gifles. Je bondis, oubliant toute réserve, pour voir ce que c’était. Il y avait là, blême et lâche avec dans les regards une souffrance que je ne saurais dire, un homme, aux cheveux déjà gris. Il se tenait, debout et suppliant, la joue marquée, devant la femme ingénue, qui souriait et méprisait. Deux voyous, en tricot et en ceinture rouge, raillaient, les poings levés, l’ordure à la bouche…

» — Je te paye ton billet que tu ne l’auras plus, espèce de vieille lope ! Veux-tu fiche le camp ?

Mais l’autre restait là, inerte, suffoqué, perdu, misérable ! Son silence impressionnait. Alors subitement un des voyous s’élança avant qu’on ait pu le retenir. Balayant la table et sa vaisselle, il arrivait maintenant sur le malheureux qui tremblait. Il lui saisissait les épaules, le secouait comme un prunier, et d’un coup de pied le roulait à terre. Clameurs, protestations, injures ; la salle se partage, les clans se forment : projectiles. Entre deux carafes, le patron affolé bredouille l’histoire : La petite femme rose est un petit jeune homme rosse. Le vieux est l’avant-dernier amant. Il est venu supplier, il a voulu rentrer en grâce, mais sans payer suffisamment les protecteurs en titre. D’où bagarre…

Je partis, laissant là mon Chignon, au moment où, dans un cri, l’on s’empressait autour du vieux qui, finalement, avait reçu un couteau dans la poitrine…

— Sacrebleu, on rosse le commissaire ! affirmait alors le Prince, très exalté. Puis, rêveur :

— Mais comment pouvez-vous fréquenter cette crapule, Lyllian, vous si peu vulgaire, si peu peuple, que vous en avez ressuscité les talons rouges…

— Un pensum, mon cher ! Vous le méritez. En voilà des remarques ! Faites donc votre examen de conscience. Dites-moi franchement si vous aussi n’y auriez pas été dans cette tourbe…

Peut-être, au fait, que votre hypocrisie a raison et que les simagrées sont belles ! Mais alors, et la vie ? La vie ! on en brûle les étapes, si on la veut splendide. Tout voir et tout connaître ! L’agonie et la lumière, la pourriture, la santé ! Mais, mon Prince, qu’est-ce qu’une ville sans cloaques, qu’un palais sans basse fosse ? Pour d’autres, les hymnes à la nature qui trompe, à l’humanité qui ment, à la santé qui meurt… Je veux être, moi, l’enfant du charnier et des cimetières, des hôpitaux et des prisons, le dessiccateur des larves, l’analyste des ulcères…

Lyllian s’excitait et parlait maintenant presqu’à voix haute, au scandale de la caissière qui, contre toute habitude de chez Larue, en omettait de majorer la note.

Là-bas, perdus dans les irradiations et dans les fumées, les tziganes continuaient leur valse lente et triste, qui aurait fait pleurer. Des femmes passaient, de table en table, frileuses et parfumées, les épaules nues, toutes roses aux lumières…

— À quoi bon ? reprenait le Prince… à quoi bon ces visites à l’égout ?

Et comme la musique cessait, dans le silence, douloureusement, lord Lyllian murmura…

— Les égouts aussi donnent la fièvre !


XVIII

— Le satanisme ? continuait Chignon… mais il existe, mon cher Lord, c’est le culte du moi. Et, de grâce, même en pensant à Maurice Barrès, veuillez ne pas en rire. Je ne parle pas des documentations pédantes de Huysmans, bonnes tout au plus pour de vieilles dames spirites ou des curés défroqués. Je n’évoque point le vice à tant la ligne de ce cher d’Alsace qui finit par écrire des mémoires de commissaire de police. J’en tiens pour ma définition que chacun peut vérifier par un simple examen de conscience. Satan, c’est l’homme en face de Dieu. Satan c’est notre nature, Satan c’est notre volupté, Satan c’est notre instinct. C’est pour ça que Satan n’est pas si méchant, à tout prendre ! La preuve en est, mon cher Lord, qu’il suffit de faire — à la lettre — ce qu’il nous plaît, pour devenir le plus grand criminel du monde, au dire de l’Évangile.

» D’où vient que l’idéal, que le sens de la vertu soit aussi manifestement contraire à nos aspirations vitales ?… je n’en sais rien, et j’avoue que là, les religions, les dogmes me dépassent. Pourquoi en raison d’un prétexte ou d’un préjugé, veut-on nous transcréer, opposer l’esprit au corps par je ne sais quelle vanité de domination ? Kant avait un mot très juste pour qualifier cela. Et lorsqu’il voyait un homme pratiquer l’ascétisme intérieur, il murmurait : « Uebermensch… » sans oser l’approuver.

Croyez-moi, que ce soit le dieu d’amour, le dieu de colère, le dieu de contemplation, : jusqu’à présent tous les dogmes et toutes les philosophies se sont plu, en nous trompant, à exalter la destruction de la race par la destruction de l’instinct. Prenez le Christ. Son geste est un sacrifice. Sa prière est une souffrance. Songez aux martyres et aux fanatiques. L’existence est une lourde peine qu’on doit rendre passagère. La mort se change en délivrance, presque en extase : au-delà, qu’y a-t-il ! des chimères. Et c’est pour ces chimères-là qu’on dédaigne la Terre.

» Prenez maintenant Molock, Jéhovah, Allah, n’importe quel tyran de crainte. C’est un peu plus humain, puisqu’on a peur. Mais ici encore, la divinité réprouve la joie de vivre, — cette mère de toutes les sensualités fécondes. — Le paradis s’ouvre à ceux qui se font le plus vite écraser.

» Vient enfin Bouddah, qui prône la passivité. Pour moi Bouddha pique une flemme. Mais encore la vie passe-t-elle, tranquille en effet, dépourvue de jouissances et de plaisirs, sans qu’on veuille l’abréger.

» Voilà pourtant ce que le monde accepte.

Tas d’imbéciles !

Trop hypocrites pour avouer la contradiction manifeste entre leur devoir et leur désir, trop ignorants pour comprendre que l’homme le plus artificiel, le plus intellectuellement ascète ne parviendra jamais à la faire disparaître, ils oscillent dans l’ombre et dans la honte entre le ciel et le tombeau.

Les oiseaux ont beau chanter dans l’azur : ils n’entendent point la voix des oiseaux. La plaine embaume et les feuillages frémissent… ils ne verront pas d’un œil apaisé cette plaine exhaler ses parfums, ni ces douces branches frémir. Qu’une jeune fille ou qu’un joli garçon rieur passent sur leur chemin et qu’ils entrevoient des voluptés nouvelles, ils n’oseront point crier l’alleluia de leur cœur ! Je vous le dis en vérité, moi, mon cher Lord. Tout affreux matérialiste que je puisse vous paraître, il n’y a de loi, en ce monde, pour un homme, que sa volonté libre, naturelle et charnelle, et il n’y a de supérieur que l’instinct.

— Holà ! je vous arrête, anarchiste du bas-ventre ! Que vous réprouviez cette guerre du cerveau à l’estomac, que vous vous moquiez de ces gens qui, pour faire plaisir à un livre de messe, ou à un livre de morale jeûnent sur toute la ligne de leurs besoins vitaux, soit, j’accepte. Mais qu’allant d’un extrême à l’autre, vous catéchisiez l’unique règne de l’instinct et de la seule hérédité, sans laisser à l’esprit le soin de réglementer et de coordonner les aspirations de notre corps, ça, c’est trop, et je proteste… Le vieux dicton si cher à tous les présidents de distributions de prix demeure vrai, fût-il une scie : Mens sana in… vous savez le reste, voilà le juste milieu, voilà la balance qui nous rend, par son égalité, supérieurs aux animaux. Une sensation, c’est bien. Un sentiment, c’est mieux.

— D’accord. Mais voudrez-vous me dire ce que signifie égalité ? Vous supposez, dans votre comparaison, les deux plateaux de la balance au même niveau. L’égalité, mon cher, demande perfection. La perfection, c’est surhumain. Alors ? Alors… oh mon Dieu, je comprends la suite. Un des plateaux penche forcément, et nous en arrivons à choisir entre la matière et l’idée, entre la réalité et la chimère, entre ce qui existe et ce qui devrait être.

Eh bien, au risque d’aller au rebours de toute cette sentimentalité fausse, orgueilleuse et sotte qui nous montre l’idée comme seule capable de relever en nous les anges déchus, j’opine avec force, avec sincérité pour l’homme, animal vivant, dont le seul guide doit être la nature.

— Alors, si la cérébralité vous gêne, supprimez-la.

— Parfaitement. Entre un génie rachitique et un imbécile sain, je n’hésiterais jamais. Supposez même une intelligence supérieure dans une enveloppe bien constituée, cela n’ira pas au-delà d’une génération. Et nous obtiendrons, finalement, des malingres, des inquiets, des dégénérés, des fous. Donc c’est inutile à la race. Je compare le cerveau à quelque lampe dont les mèches profondes trempent dans nos organes et dans notre sang : que la lampe brûle avec intensité, elle consommera d’autant plus vite la réserve que nous avons en nous. Oui, mon cher Lord, la pensée est contraire à la vie !

— Elle la divinise pourtant et c’est grâce à la pensée que nous ne vivons pas uniquement pour manger, boire et dormir. Elle en console aussi, et, sœur de la souffrance, aide à supporter la lutte sur la terre. Lequel de nous n’a pas connu ces soirs où la tristesse se fait en notre âme, si grande, qu’on semble n’avoir jamais connu l’espoir ? Qui donc certains matins ne s’est-il réveillé des larmes dans les yeux, après un souvenir ou bien après un rêve : Rappelez-vous alors combien la voix des grands poètes, la résignation des philosophes ou les promesses des théologiens vous faisaient oublier ces douleurs, ces tourmentes…

— Mais qui vous a révélé ces douleurs et ces tourmentes. Qui vous a dit : Tu vis, donc tu souffres ? Qui nous a rendus conscients de la tristesse ?… la pensée ! Ah, mon cher, il m’arrive quelques fois de regretter l’époque où nos ancêtres primitifs et incultes ne savaient rien. L’ignorance d’un côté, le soleil de l’autre. Voilà l’âge d’or, les brutes magnifiques !

Et cela est si vrai qu’en nous transportant aux temps actuels, les peuples, depuis l’instruction obligatoire, n’ont gagné avec les écoles qu’une recrudescence de misère et de mécontentement. Qu’importe le progrès s’il nous démoralise ? Arrière donc, l’idée, qui nous débauche et qui nous trahit — et vous rayerez du monde la moitié des maux et la moitié des crimes. Arrière, l’idée qui fait de nous des êtres compliqués, envieux et responsables. Chassez-la vers l’inconnu dont elle naquit, dans le mystère qu’elle a prétendu dévoiler, puis campez en face de ce fantôme, saine, vigoureuse, satisfaite et ingénue, la bête, la belle bête humaine !

— Peut-être…

— En tout cas vous voyez où nous mène le satanisme. Satan n’est autre chose que le premier monsieur mis à la porte du paradis, pour les douairières à chapelet. Pour d’autres, c’est l’homme, vous et moi que Priape incarnait, et si cette qualification-là vous déplaît, vous en êtes encore à considérer le diable comme un sale type.

— Mon cher, vous parodiez Schopenhauer et Darwin. Le satanisme réduit, comme vous l’annonciez naguère, au culte matériel du moi… ? Cela me défrise ! J’aurais préféré que vous évoquiez les échoppes romantiques au fond desquelles les alchimistes, découragés par la pierre philosophale, s’amusaient à griller sur des fourneaux des crapauds et des enfants morts. Crocodiles empaillés, cornues, vieux juifs à lunettes, toiles d’araignées et des traités par Nicolas Flamel, incantations, nuits sans lune, sorcières et manches à balais… outre un succès probable au théâtre Corah Vieillard, vous m’auriez compté très bon public.

 

Ainsi causaient-ils. Le jour baissait rapidement. Dans le fumoir rempli de palmiers souples et de fleurs. Chignon n’écoutait plus qu’à peine. À demi renversé sur le sofa soyeux où lord Lyllian se plaisait à vaincre ses victimes, il regardait voluptueusement l’ombre envelopper la pièce. Des bruits étouffés de voiture et de crieurs de journaux venaient de l’avenue d’Iéna.

Lyllian, surpris lui aussi, par le recueillement familier de l’heure, s’était tu. Des pastilles aromatiques brûlaient lentement dans un vase.

— Si cela vous plaît, reprit le peintre, on pourrait ressusciter ici même, en pompeux appareil, la plus troublante des hérésies. Trêve de raisonnements, de digressions occultes, mon cher Lord. À propos de satanisme, vous rêviez de messe noire. Pourquoi ne point la célébrer ?

— Parce que nous la considérons tous deux comme une blague. Et dès lors nous blasphémons. Oui, je vous vois sourire et vous avez bien l’air de penser : « Quel toupet ! » Sachez, mon brave homme, que ces pratiques valent la peine qu’on les considère. D’autres que nous s’y sont brûlés les doigts. Et que ce soit Enguerrand de Marigny avec ses templiers, Huss avec ses apostats, ou la Montespan avec ses régicides, nous avons des ancêtres et des condamnés. La messe noire ! Songez-y. Ce n’est pas seulement un fatras d’hérésies ; c’est un symbole. Elle représente la révolte contre le Dieu de la vie, l’adoration du Dieu de la mort. Elle célèbre un envoûtement funèbre et sauvage. Elle est l’exaltation du tombeau ! Sur le corps juvénile et souple qui représente la volupté passagère, le prêtre entrevoit la morsure des larves et les végétations moisies du cercueil. La messe noire n’a pas le seul but d’anathème. Elle ne subsiste pas en vue de l’unique sacrilège, de la vengeance contre le ciel, de la haine contre un rite ou bien un Dieu. Elle se présente à moi ainsi que la glorification ardente, farouche, passionnée du cadavre…

Or, sans avoir beaucoup vécu je suis las de vivre ; et de même que sur certaines lagunes vous rencontrez, flottant au gré des eaux, de mornes épaves, il me semble que mon âme à moi, certains soirs, se laisse emporter ainsi, à la dérive magnifique de la Mort…

C’est pourquoi l’exaltation de l’agonie m’attire et m’étourdit ; c’est pourquoi je ne voudrais pas m’initier à son culte sans en avoir la persuasion… Et puis, il nous faudrait un prêtre…

Un bref coup de sonnette interrompit le jeune homme. Au bout de quelques instants le domestique parut, l’œil soupçonneux, murmurant un nom à l’oreille de Renold.

— En tous cas, s’écriait celui-ci, avec un rire et comme on entendait dans le hall un bruit de voix claires d’écoliers en vacances, à défaut de vicaire vous allez voir mes enfants de chœur !…


XIX

— Hé bien, mon excellent Scapin, crême des majordomes et des amis, comment les avez-vous trouvés, mes « mois de marie » ? Surtout cet André Lazeski, ce petit Polonais de dix-sept ans aux jolis yeux d’eau claire, déjà poète, déjà blasé ?

Assez avancés pour leur âge, hein, avec leurs yeux bébés et leurs cernes précoces. Ils vous ont des cheveux d’argent et des teints diaphanes, de petits nez retroussés, et des bouches charnues comme les anges en ont pour souffler de la trompette chez Dieu le Père ! Un peu de champagne ?

Ils étaient revenus dîner là, cinq ou six, avant d’aller au bal, lord Lyllian, le prince Skotieff, Guy de Payen, Claude Shrimpton en tête, dans cette bastringue de bienheureuse mémoire, à deux francs le dîner. Trois mois auparavant, c’était là que le souper avait eu lieu, le souper du mardi gras. Et, depuis lors, peu d’événements, excepté quelques descentes de police.

Ce soir-ci, cependant, tout était bien tranquille et, à part deux individus équivoques, reniflant la marée et glabres comme des courges, la clientèle ordinaire de commis aux layettes et de vieux sous-officiers sans bureau de tabac, regardait passivement la table où Renold présidait.

— Au fond, c’est très imprudent ce que vous faites. Surtout ce que vous me dites faire, murmura en tapinois Maurice Charlu, le diplomate, fondateur de la Pouponnière au quai d’Orsay. Réunions d’enfants de treize ans ! continuait-il en caboteur de code. Je préfère mon valet de chambre…

— Vous êtes attaché au foreign-office — comme l’on dit chez nous — ripostait Lyllian en chiffonnant des violettes… Vous êtes peut-être même attaché à l’office tout court… Je ne l’oublierai point, mon beau sire. Mais je me moque de l’opinion publique, et n’ayant rien qui pèse sur la conscience, je laisse grogner mon concierge et je vous permets de me donner des avis. J’aime mieux un baiser qu’un pourboire… Un baiser, d’ailleurs ? À peine… Chignon a croisé ma petite classe. Interrogez-le. C’est lui qui renseigne la préfecture.

Du vice avec ces mômes ? Suis-je assez vieux pour que cela m’attire ?

De l’initiation ? Laissez ce rôle-là aux magistrats cinquantenaires. J’ai trop souffert des leçons qu’on m’a faites, pour les révéler à mon tour.

Du caprice, alors ? Peut-être et pas encore. Dites qu’entre un milieu où je ne suis qu’un grand gosse qui s’amuse, et une assemblée soit de vieilles dames, soit de contemporains snobs et sots où je ne suis qu’un petit gosse qui s’ennuie, je choisis le premier. J’ai vingt ans. C’est plus près de treize que de quarante. Et si la fraîcheur d’impression des uns me plaît davantage que la pédanterie ou le cynisme des autres, j’ai bien le droit de l’aimer.

— Prenez garde, ne parlez pas si fort… interrompait Charlu avec sa voix d’ouvreuse et son monocle en bec de gaz… On nous entend partout.

— Que ces enfants qui viennent chez moi soient innocents et qu’ils ne parlent que de rosaires, j’en doute, continua Lyllian, sans répondre à Charlu. L’internat qu’ils ont connu, l’externat qu’ils pratiquent les ont depuis longtemps démoralisés. C’est justement là où modestement j’interviens.

— On dirait le Père Lacordaire, ou saint Newsky, insinuait le Prince.

— Autres jeux, autres poses, reprit Lyllian. Vous aussi, Skotieff, vous finirez dans la garde du Sacré-Cœur. Donc, mes potaches savent ce qu’ils ne devraient pas savoir. Entendu. Mais devinez-vous à quoi ils réduisent le mythe divinisé par Narcisse et par Adonis et que les plus grands poètes ont célébré ? Une poche trouée, des doigts qui frôlent, des yeux cernés. Voilà l’histoire !

— Pour un mouchoir sali, c’est peu de chose…

Parmi les éclats de rire et les voix confuses un homme entrait dans la salle et s’asseyait dans un coin à une table solitaire, — l’air vulgaire et misérable, déchu, souffrant. Une tête de Vitellius fichu à la porte. Mais personne n’y fit attention et lui-même se mit à manger sans inspecter les dîneurs.

— À ces farces de dortoir qui ridiculisent et qui diminuent l’amour le plus divin du monde, j’oppose cette passion étrange si l’on veut, mais réelle et capable de créer les plus beaux enthousiasmes, toute de mystère et de souffrance que les imbéciles ont qualifiée de contre nature parce que la leur ne la comprenait pas.

Contre nature… Allons donc ! Elle a traversé les siècles. Une inversion n’est pas si longue. Aussi j’apprends à ces gosses la grandeur de l’amour qu’ils perçoivent confusément, et parfois, après avoir reçu leurs juvéniles confidences, après avoir ausculté leur âme sentimentale, je leur lis dans le soir qui tombe la plainte douloureuse d’un Byron, les litanies du pauvre vieux Verlaine.

Je les encourage, puisqu’ils n’ont personne à qui entr’ouvrir leur cœur, puisqu’au Collège on ne va pas plus loin que la grammaire et le foot-ball, je les encourage à se choisir parmi leurs camarades un ami plus tendre avec lequel ils découvriront la vie, en beauté et en tendresse, comme on doit la découvrir.

Je leur montre combien ces unions, très souvent chastes et délicieusement limitées à un frôlement du bout des lèvres, sont douces et réconfortantes. Combien c’est bon quand on est triste. Combien c’est exquis quand on se sent joyeux.

Je leur dis : votre jeunesse est un trésor, réservez-la à ceux qui la possèdent. Ne salissez pas votre foi, votre espoir, votre ferveur au contact de qui que ce soit de blasé, surtout des femmes. Car la femme est voluptueuse et bête. Elle se moquera de vous, et vous rabaissera vers sa bêtise. En parlant de femme, j’entends la grue, puisque la grue est la seule qui puisse s’offrir à des potaches.

Voyons, Skotieff, tout Russe que vous soyez, trouvez-vous que j’aie tort ? Et si demain l’on me reprochait ma conduite en la traitant d’immorale, si un monsieur chauve et décoré s’écriait : Vous détournez ces enfants de la capote anglaise et des chemins ordinaires ! Un syphilitique vaut mieux qu’un inverti… ! Aurais-je le droit de lui répondre : Vous mentez ?

Où se trouve la souillure ? : Est-ce sur les lèvres de Narcisse ou sur celles de Messaline ? Ô les hypocrites…

Qu’il y a-t-il près de l’école ?

Le bordel.

— Et c’est là qu’on cuisine les cancres et les chancres ! Dommage que vous alliez un peu à rebours des idées du ministre, Lyllian. Même si vous étiez coupable, d’autres le seraient bien plus que vous…

Mais croyez-moi, vous gaspillerez vos vingt ans en d’inutiles croisades. Vous ne ferez pas accepter à la majorité, qui se compose d’imbéciles, des théories qui ne se composent pas de préjugés. À l’heure présente on peut tout faire pourvu qu’on vous ignore. Le monde complaisant vous invite à la valse et ferme les yeux.

Il est bon ton d’être « messes noires » pour tous ceux qui n’eurent pas les moyens d’être « rose-croix ». On lit Jean d’Alsace, Achille Patrac, ou M. de Montautrou, on s’affiche chauve-souris et petit baron, perle rouge et presque Hortensia bleu, et l’on prône le jeune Bruné récitant du Baudelaire. Quelques bagues étranges et quelques gilets rastas s’accompagnent de trop longs cheveux. On émet des paradoxes sur Sapho ou bien sur Ganymède avec un joli bagout efféminé pour l’exhumation de toutes ces cocottes grecques. L’on se raconte la dernière nuit de l’antique Jean Paul Sussart dont la tante était aux Tuileries… ou bien au Thé de Ceylan. Et l’on boulestine sur le récent scandale.

» Tout ça s’accepte avec le masque. Mais hélas ! my Lord, à Paris comme ailleurs : Pincé, fichu ! Révélez-vous aux maîtres-chanteurs, désobligez votre portière ou votre journaliste, faites-vous bêtement prendre dans une rafle, flambé, honni, renié. Là, comme partout, règnent la sottise, la lâcheté, le mensonge…

— Oui, murmurait Lyllian pensif ; et que de joie farouche ils doivent ressentir quand ils pincent, comme vous dites, un gibier de luxe. Les hiboux à la curée… Je les vois d’ici… Jeunesse, fortune, beauté, talent… Ils s’en gorgent, les goules, ainsi que d’une manne bienfaisante… Ah, mon Prince, quel égout, l’humanité !

Après un silence, Charlu ayant proposé un tour à l’Olympia, ils se levèrent.

— Dire pourtant qu’à la sortie de ce cloaque nous irons au bal, murmurait Lyllian au Prince. Vous l’imaginez-vous ? Des musiques, des parfums, des lumières : quelque chose de léger qui tourbillonne. Nous serons polis, banals et charmants. Nous demanderons des valses et nous les danserons dans une griserie voluptueuse, en tenant enlacées des jeunes filles qui, ne sachant rien de nos erreurs, rêveront peut-être à un fiancé futur qui nous ressemble.

» Mensonges, mensonges encore ! Tenez, mon cher…

Mais arrivé avec les autres au milieu de la salle, Lyllian se taisait tout à coup, atrocement pâle. Skotieff qui le suivait, le voyant chanceler, l’interrogeait.

— Qu’avez-vous ? mais, sacrebleu, qu’avez-vous ?

— Là, dans ce coin…

— Hé bien…

— Tout un passé ! Harold Skilde !

— Quoi, ce vieux bonhomme, bouffi, malpropre et laid ?

— Il m’a vu… C’est trop tard. Avançons.

Harold Skilde avait en effet aperçu lord Lyllian. Il le regardait comme un homme ivre. Tant de choses s’étaient passées depuis leur dernière rencontre, tant de désastres, tant de ruines… Le procès, la prison, la misère, la honte… et pourtant quelle fierté dans ce calvaire… puis la pétition des poètes demandant grâce pour l’artiste… Paris ensuite, Paris où Skilde s’était réfugié pour souffrir, pour durer… mais soudain lui apparaissait ce fantôme, cet enfant d’extase et d’amour, toute sa volupté à lui, toute sa souffrance… et l’ingratitude, et l’oubli !… Ô supplice !…

Cependant Lyllian, très ému, mais très raide, comme magnétisé, arrivait au niveau de l’écrivain, sans regarder, livide…

— Lyllian, Lyllian… vous ne me connaissez plus ? bégayait Harold Skilde… debout, tremblant. Mais voyons… Souvenez-vous ! Alors, comme les autres, vous m’avez lâché ? Je suis vieux, je suis laid. Je suis misérable, pourtant vous m’avez bien aimé… Lyllian, où donc allez-vous ? Ne partez pas, ne partez pas, faites-moi l’aumône d’un rêve, parlez-moi… Renold, je n’ai que vous au monde !

Aux premiers mots, Lyllian épouvanté s’était enfui, et seul, grotesque et pitoyable, Skilde, cet homme qui avait écrit des chefs-d’œuvre, ne trouvait plus une phrase, devant la porte close, pour exprimer son anéantissement.


XX

— Voilà la vie ! Ah ! les poètes ont beau jeu de chanter les roses, le bonheur et la crême Simon… Pourquoi pas le savon du Congo ? Au moins, ça mousse. Voilà la vie ! J’ai la jeunesse, la force, le besoin d’aimer. Le matin quand je me lève, le soir quand je me couche, la nuit quand je rêve… toujours, toujours, je sens en mon corps voluptueux et muselé, le long de mes membres blancs, un frisson indicible, un frisson de caresse et de langueur.

Alors vainement je cherche un souvenir dont je me paisse griser, un espoir dont je me puisse leurrer, un présent dont je puisse jouir… et rien, mon cher, rien, absolument personne, personne ! Je reste seul !

Oh ! quel mensonge, quel carnaval infect que le monde, quel pitre aussi que ce Dieu qui, nous ayant créés vivants pour user notre force, nous sème à travers une planète où, parmi la foule, nous ne sommes que des reclus…

Ainsi parlait Lyllian le lendemain du soir tragique où, pareil au fantôme des drames anciens, Harold Skilde lui était apparu. Languissamment étendu sur des soies anciennes, plus joli et plus troublant que jamais, il ressemblait, en parlant, la lèvre dédaigneuse et le regard perdu, à ces esquisses d’infants que Velasquez aimait peindre.

— Oui, nous sommes peut-être des centaines, des milliers de jeunes hommes pareils à moi, pareils. Nous nous imaginons, au seuil de l’existence, pouvoir augurer du plaisir, du bonheur, ainsi que ces bêtes innocentes qui cabriolent un jour de soleil. Quelle blague ! Vous avez lu ça dans un roman, à la trois cent soixantième page, après la rencontre avec la belle-mère, avant que Roméo ne se tue. Croyez-vous donc être mis au monde pour la joie ?

La jolie fête, en vérité, que cette vallée de larmes, où, le plus souvent, on n’a pas même la ressource farouche de pleurer, où l’on n’a, en place d’un cri d’espérance, qu’une clameur de nausée à la bouche !

— Vous êtes injuste, Lyllian, et d’un accès passager de mélancolie, vous voulez assombrir tout votre passé. Voyons, argumentait Guy de Payen — de sa voix chapelle Sixtine vous m’avez confié bien des choses, avoué presque l’autrefois. Comment pouvez-vous vous plaindre de n’avoir rencontré personne sur le chemin qui conduit si souvent — je vous l’accorde — à la désillusion, mais quelques fois aussi aux chimères !

Je ne tiens pas à invoquer Arvers, mais votre entrée, sur la scène — puisque scène il y a — a été précédée, suivie — n’est-il pas vrai — d’un murmure d’amour ? Personne ne connut si jeune l’enivrement du triomphe !

— Peut-être… mais de la haine aussi. Voyez-vous, la haine exalte, encore plus que l’amour. Si vous saviez, continuait le jeune Anglais en chavirant des yeux, si vous saviez comme on m’a vite envié, jalousé, détesté dans le monde !

L’arrière-ban des faux-cols surtout était impitoyable et le demeure encore. « Joli garçon, cette boîte de pickles au teint de fer blanc ! Regardez ces manières, je vous en prie ! D’un efféminé… Et puis c’est authentique, il a toujours une houppette dans sa poche de derrière ; On m’a surnommé « les dames seules » sans penser que sur les chemins de fer, même ailleurs, ça vaut mieux qu’un wagon de bestiaux.

» Hé bien, le croiriez-vous, lorsque j’arrive le soir au bal, ce m’est, by goodness, une volupté que d’apercevoir, entre deux sourires de jeunes filles, le regard rageur d’un vieux de la vieille… Et j’en valse plus légèrement ! Qu’importe, après tout ! La terre est si petite qu’il faut bien marcher les uns sur les autres. Tant pis pour les écrasés !

— Un jour vous regretterez ces pensées, ces paroles. Maintenant, vous êtes heureux, et la veine plus que toute autre rend l’insolence facile et le mépris aisé. Vous êtes jeune et l’on vous aime : Votre légende tient dans ces quelques mots. Mais, hélas ! larmoyait presque Payen, lorsque vous atteindrez mon âge et qu’il vous faudra souffrir sans espérance…

— Je vous vois venir… Vous reprenez le fameux sonnet. Soit, je le discute. Sans parler de vous qui prétendez avoir quelque penchant à mon égard, sommes-nous faits, nous autres, oui ou non, pour servir de cuvette à vos ultimes voluptés ? Non, laissez-moi rire… Je ne suis pas seul, avancez-vous, je n’ai qu’à tourner la tête, qu’à choisir un adorateur. Fort bien, c’est exquis. Je me penche, je regarde, et que vois-je ? des décombres. À eux je dois immoler ma fraîcheur, mon adolescence, ma foi, ou ce qu’il en reste… des trésors, qu’après je ne retrouverai jamais plus…

» Impudence ! En vérité, quelle impudence ! Mais si le gibier me plaisait, faisandé pour faisandé, je préférerais les femmes. Or, c’est justement parce que nous ne pouvons pas — excepté par le mariage — nous unir avec une fille de notre âge, qu’atrophiés moralement (on le prétend) par les lectures et les exemples, j’ai cru trouver une âme comme la mienne, ardente et juvénile parmi mon sexe… Sottise !… Je vous le répète, de par le monde, il y a des milliers d’adolescents pareils à Lyllian… Au lieu de se rencontrer et de se plaire, ils ne savent que gâcher leur pudeur avec des grues qui ont connu Gambetta !

» Que me fait Skilde, malgré son génie et malgré sa souffrance ? Croyez-vous qu’il me change de Skotieff, de Charlu, d’Herserange ou de vous… Non, vous me faites horreur. On dirait des mouches d’automne que ces baisers de vieux, que ces caresses mûres. Ça colle et ça sent. Excusez-moi !…

— Je vous donne rendez-vous dans quarante ans — si je vis encore — ricanait Payen.

— Il y a longtemps que vous serez au fond d’une fosse mon pauvre ami.

— Rendez-vous tout de même. Et raison de plus. Je pourrai à mon aise contempler vos grimaces. Vous serez vieux…

— Possible, mais pas ridicule. Le jour où dans la glace je découvrirai ma première ride, le jour où je ne serai plus le « boy » que je suis, mais le « man » que l’on doit être, oh alors, mon cher, ce sera la démission. Je me rayerai moi-même de l’armée active. Retiré dans la réserve, je n’alimenterai plus ma faim de volupté qu’avec le rêve luxueux des imaginatifs !

» Comprenez donc que ce qui m’attire à l’heure présente vers cet amour persécuté, c’est l’échange loyal, avec un garçon de mon âge, de nos jeunesses radieuses et vivaces… Donnant, donnant, et je veux qu’on m’aime avec la sincérité du printemps. Plus tard, je regarderai les autres entrer en scène, ravi si je puis applaudir la tendre comédie et trouver au fond d’un regard l’étincelle amoureuse.

Plus tard mon rôle deviendra celui du souffleur. Après tout, c’est quelque chose. Et l’on triomphe si la phrase apprise, même sur d’autres lèvres, se termine en un baiser.

Mais continuer après la défaite, colleter de la chair fraîche et goûter du poulet de grain avec des doigts qui ont connu la farce… ce que vous faites, mon délicieux ami… Nenni, je vous le jure ! Car enfin, qu’il y a-t-il au fond de ces serments, de ces douleurs, de ces holocaustes que l’âge de mercure essaie d’offrir à l’âge d’or ? Le désir. Le désir brutal et souillé, sans poésie et sans candeur… Vous me semblez maints escargots retirés des affaires, vous n’êtes que des égoïstes.

— Des égoïstes ! Et vous donc ? Connaissez-vous autre chose que votre petite personne chérie ? Avez-vous jamais eu un élan de pitié pour ce qui peut remplacer la beauté ou la fraîcheur ? Prenez Skilde, qui vous aimait comme un dieu et qui a du génie. Vous fûtes sa gloire et son infamie. Il souffrit à cause de vous le martyre. Après deux ans de douleurs surhumaines, vous le rencontrez hier, par hasard, dans un bouge à fêtards.

Il est là qui vous voit, qui tremble, qui vous implore. Vous passez tout près de lui… Un mot, un geste… le paradis pour cet homme entré vivant en enfer… Halte-là ! pour qui prenez-vous lord Lyllian ?

» Et vous partez, raide comme une statue de marbre, sans ce mot et sans ce geste…

Pour la première fois Renold ne savait quoi répondre. Comprenant vaguement sa faute, rempli d’ailleurs d’une mélancolie indicible, il écoutait maintenant le bruit monotone et doux de la pluie au dehors. Sur l’avenue passaient des fiacres trempés. Tout cela était triste. Pourtant ce soir il faudrait être gracieux et sourire. Un dîner à l’ambassade d’Angleterre, un contrat Avenue des Champs-Élysées.

Subitement une pensée lui vint.

— Dites donc, Payen, connaissez-vous l’adresse ?…

— L’adresse de qui ?

— D’Harold Skilde. Est-ce qu’il ne vit pas quelque part dans le quartier latin.

— Oui, rue Saint-Jacques, pourquoi ?…

— Je veux y aller…

— Vous ?… Mais réfléchissez un peu… Après la scène d’hier, ce serait très pénible, très émotionnant.

— Je dois le faire, c’est mon devoir. Vous me l’avez rappelé.

— Quand voulez-vous ?…

— Aujourd’hui… maintenant… tout de suite !

Et Lyllian disparut pour s’habiller.

Payen, souriant, laissait faire. Pour lui, Lyllian était toqué. Et sans chercher à contredire le petit Lord, il allait se mettre à bouquiner quelques almanachs légers du xviiie siècle qui traînaient çà et là, quand un coup de sonnette retentit.

De sa chambre, Renold cria :

— Guy, mon vieux, allez ouvrir. J’ai envoyé ma valetaille à la Bastille, sous prétexte d’y corner des cartes. Ces gens-là m’épient… Voulez-vous ouvrir ?

Un second coup de timbre retentissait.

— Mais si je ne connais pas ? hésitait Payen.

— On vous prendra pour le domestique : Vous avez tant d’allure !

Grognant, Payen alla vers la porte…

— Tiens, c’est vous ? j’aime mieux çà ! s’exclamait-il, rasséréné.

Chignon entrait, très agité…

— Qu’avez-vous, mon cher ?…

— Ne me le demandez pas. Où est Lyllian ?

— Il s’habille, il va sortir.

— Pour aller où.

— Un secret…

Puis il ajouta très bas :

— Chez Harold Skilde.

— Sacré nom ! j’en viens.

— Vous ?

— Oui.

— Et alors ?

— Foutu !

— Comment ?… Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Je suis arrivé là-bas à deux heures, au reçu d’une dépêche de Minet, l’éditeur. La mansarde était encombrée de prêtres et de pasteurs qui se disputaient Skilde, agonisant. La pipelette, au milieu du vacarme, m’expliquait qu’on avait dans la nuit rapporté le poète d’un café quelconque, évanoui, terrassé par une attaque au cœur. Depuis, il n’avait pas repris connaissance.

— D’un café dites-vous ? Je sais… je sais… pauvre grand homme !

— Soudain, dans un remous, une voix s’élevait, celle du moribond. Ah, mon cher, je l’entendrai toujours. Dressé sur son séant, repoussant d’un geste tous ces curieux et tous ces frocards, il appela lord Lyllian dans son délire. Râlant, les yeux désorbités, avec une menace épouvantable, il lui montra le poing, articula je ne sais quel blasphème, puis retomba, inerte, lamentable, épuisé.

— Ensuite ?…

By Jove, voilà des bavards ! interrompait, joyeux, Renold, en faisant irruption dans le boudoir. De quoi s’agit-il ? Je parie que Chignon blague ? De quoi s’agit-il. D’une partie pour ce soir, d’un amant pour demain ? Dépêchez-vous, je m’en vais…

— Fini de rire, my Lord. D’ailleurs à quoi bon sortir ?…

— Une visite et une surprise !…

— À qui ?

— À mon vieux Skilde !

— La surprise, c’est pour vous…

— Et pourquoi ?

— Il est mort.


XXI

— Pour quelque chose de chouette, vous allez voir quelque chose de chouette, disait à demi-voix et majestueusement le concierge, M. Adam, à huit ou dix larbins réunis dans la cour. Tous les bourgeois y sont… rien que des hommes… au moins une vingtaine : rien que des hommes… ne trouvez-vous pas çà dégoûtant ? Et des gens louches, malgré qu’on les dénomme des princes. Pchtt !… En v’là encore…

Dans l’ombre ils se rangèrent, dissimulant derrière eux une forme vague d’échafaudage.

D’Herserange, Guy de Payen et le duc de Lormar, en retard, arrivaient. Des fenêtres du rez-de-chaussée, aux rideaux soigneusement tirés, filtrait un mince rayon de lumière rose. Et comme adoucis par les tentures et par la muraille, les accords d’une valse triste arrivaient à peine jusqu’au dehors…

— Alors, c’est une espèce de fête qu’ils se donnent entre eux…

— Espérez ; on en aura sa part. Voilà deux jours, le Lord a envoyé Henri, son valet de chambre, porter les invitations. Rien que des titres, y compris un Grand Duc ! Comprenez-vous ça ?

Et puis, coup sur coup, un remue-ménage du diable, des fleuristes, des tapissiers, des musiciens, des glaciers. Ah, mon cher, comme pour des femmes ! Hier matin, ajouta le concierge confidentiellement, le Lord étant parti à cheval pour le Bois, je me suis glissé dans l’appartement… Minute, vous allez voir ! continuait-il en dressant une échelle contre une des croisées ; je me suis glissé dans l’appartement : On aurait dit une chapelle… Des tentures d’argent, des cierges… un autel ; toutes sortes de choses extraordinaires… Qu’est-ce qu’ils vont fabriquer avec ça ? Quant à moi, depuis que la police est venue m’ouvrir l’œil, depuis que l’Anglais reçoit des enfants…

— Quel malheur !… soupira un larbin.

— C’est-y vrai qu’il les saigne ? Adèle, la femme de chambre du premier, m’a juré qu’un soir, elle avait vu Monsieur en chemise, poursuivre un petit garçon avec un sabre…

— Henri m’a bien montré des marques de sang sur des serviettes, des draps tachés et des mouchoirs sales : Un matin, il y en avait quinze. C’est sûr, qu’il les saigne ! opinait Jean, le cocher de l’entresol.

— On devrait arrêter ces gens-là, monsieur le Concierge, continuait la bonne du cinquième au fond de la cour. Ah ! Si c’était pas un comte !

— De juste qu’on le coffrerait. Je le disais avant-hier à M. Pioux, l’agent des mœurs. D’ailleurs, soyez sans crainte, mam’selle Julie, je le soigne, notre Lord. Quand M. Pioux vient, et il sera probablement ici dans quelques minutes, ce que j’en raconte… ce que j’en raconte…

— Mais vous avez donc aperçu quelque chose ?

— Moi ? Rien.

— Alors ?

— Alors, je raconte tout de même…

— Quand est-ce que la surveillance a commencé ?

— Il y a un mois, environ.

— Et vous n’avez pas prévenu le propriétaire, monsieur le Concierge ? continua la petite bonne toute émotionnée.

— Par exemple ! Voici six semaines que j’ai été le trouver. — Tenez, monsieur Baptiste, maintenant qu’il ne viendra plus personne et qu’ils ne sortiront qu’au matin, allez donc éteindre l’électricité dans la loge… Je vais grimper pour voir… — Oui, mam’selle Julie, voilà six semaines que j’ai été le trouver… (l’échelle est solide, hein ?)… Je lui ai dit : C’est une honte d’avoir cet Anglais-là chez moi.

— Et, qu’est-ce qu’il a répondu ?…

Cependant, M. Adam, arrivé au faîte de son observatoire, plongeait maintenant ses regards, dans le salon mystérieux.

— Oh, si vous saviez, si vous saviez ! répétait-il, avec des yeux de dinde excitée…

En bas, la théorie des larbins attendait, frémissante.

— Taisez-vous. Pas de bruit… Le Lord parle…

Soudain, la lumière s’éteignait au nez du concierge suffoqué, un éclat de rire fusait de l’appartement.

— Pincé ! Ils m’ont vu ! assurait M. Adam en dégringolant avec précipitation de son poste avancé.

— Mais non. Les volets intérieurs ont été fermés, voilà tout, répliquait Jean, le cocher. Eh bien… qu’est-ce que vous avez surpris ?

Ils formèrent le cercle.

— Ben ! figurez-vous des fleurs par terre… comme au marché de la Madeleine ; un autel avec des lumières et des encensoirs. Et puis, sur l’autel, des hommes nus, mam’selle Julie !

Un murmure d’horreur circula dans l’assemblée.

— Oh, dites, quel dommage que l’on ne puisse plus regarder, insinuait la bonne.

— Des hommes nus !… Hum !… que je me souvienne : Non, c’était trop blanc. Vous savez, les stores empêchent de distinguer. Ce devaient être plutôt des enfants. Oui, des enfants… Ils ne bougeaient pas… Il y en avait un, couvert de roses blanches et de lys noirs… Il tenait une tête de mort…

— Vous croyez ? Sainte Vierge !

— Si qu’on allait chercher la police ? continuait le cocher.

— Laissez, pontifia le concierge ; le châtiment va naître !

— Et le Lord ? Que faisait-il ?

— Il était à genoux sur des fourrures. D’abord, il tenait un encensoir, et ça fumait, comme ça, devant le gosse. Après cela, il a parlé. Il avait un drôle d’air. Il disait des choses tout haut… des choses que jamais je n’oserai vous répéter.

— C’était-y salé ?

— Pour sûr… : des vers !

— Oh !… Vous les avez entendus ?

— Parbleu ! Et quels vers ! Je vous parie des cent et des mille que jamais vous n’en avez écoutés de pareils. Ça devait être du Cynaro de Bergelac !…

Un second murmure d’horreur parcourut l’assemblée.

Ils s’en remettaient à peine, que deux silhouettes se détachèrent sur la porte ouverte du côté de l’avenue.

— Tiens, bonjour ! Comment que vous allez ! faisait à demi-voix Henri, le valet de lord Lyllian. Excusez-moi, je suis en retard… Je causais avec M. Pioux, l’agent du commissaire. Quand nous avons vu que tout était fermé ici et qu’il n’y avait pas moyen de passer par la cave, nous avons été prendre l’apero en face.

— À cette heure-ci ? interrogeait Julie, en minaudant. Il vous avait donc retenu, votre patron ? Ce que vous devez en savoir sur cette fête ?… Vous avez reçu les invités ? Il paraît qu’il y a des enfants morts qui font une tête…

— Pas possible ?

— Mais vous étiez là ?

— Allons donc ! Ce soir, dès six heures, le patron m’avait dit d’aller me coucher. N’empêche que j’ai renseigné l’agent.

— C’est donc sérieux ? La police va les surprendre ?

Henry déclarait.

M. Adam et moi, nous en savons assez pour qu’il aille au bagne !… Croyez-vous pas qu’il mérite la prison pour faire des bombes pareilles ?

Puis, tendre tout à coup, et bas :

— Dites, mademoiselle Julie… C’est-y pas pour ce soir, vos faveurs… Vous m’avez promis, il y a si longtemps… Ah, je peux bien vous l’avouer… De penser à vous quand je suis en chemise, ça me démange.

— Voulez-vous bien vous taire, m’sieu Henry. Quand on est beau comme vous l’êtes, on devrait parler comme un prince.

L’autre exultait, bégayant de plaisir :

— Il est chic mon complet, hein ! Qu’est-ce que vous pensez du veston, m’am’selle Julie… ? Venez le voir au clair de lune. Le Lord m’en a fait cadeau avant-hier… avec vingt francs de gratification : Il a peur de moi… il me cultive !

Puis, solennellement :

— C’est une fripouille, Mam’selle. Un de ces gens qui vivent pour la volupté. Mam’zelle Julie ; insinua-t-il enfin, venez-t-y nous coucher ensemble ?…

Ils se dirigeaient vers Cythère, par l’escalier de service.

Au passage, ils entendirent, au milieu d’un cercle de domestiques, M. Pioux, l’agent, qui interrogeait le concierge.

— J’ai tout vu, scandait le témoin. J’ai assisté, malgré moi, pendant plus d’une heure, à ces orgies…

— Un bon outrage public, ricanait le policier… Vous dites qu’ils étaient combien, dans le salon ?

— Au moins une centaine.

— Quel rapport décisif ! rien que des enfants, n’est-ce pas ?

Le concierge hésita. Puis, sourdement :

— Ça devait être des enfants, oui, m’sieu l’agent.

— Une excellente excitation de mineurs à la débauche, continuait l’homme… Récitant des poèmes et autres obscénités ?

— Et autres obscénités, oui, m’sieu l’agent.

— Parfait ! Unanimité des témoignages, célérité de l’enquête, disait-il en récapitulant ses notes. Je le tiens votre Anglais !

Entraînant le concierge, il lui remettait cinq francs.

— Et de la prudence, hein ? recommanda-t-il en partant. Encore quinze jours ou trois semaines…

— Soyez tranquille. Il ne se doute de rien. J’accepte ses pourboires…

 

Cependant, rêveur et triste, accoudé dans son fumoir contre des coussins de soie légère, Lyllian parlait au jeune grand duc Sacha de Livonie. À côté, dans les salons et dans la galerie, la soirée continuait.

Après avoir récité lui-même l’ « Invitation au voyage » et la « Mort des amants » Renold avait cédé la place à Maxet de la Comédie Parisienne, qui maintenant, entre deux mélodies de Grieg et des vers de Samain, disait les strophes mélancoliques de l’ « Hymnaire d’Adonis ».

— Voyez-vous, Altesse, murmurait Lyllian, je les ai réunis, comme vous m’avez fait la grâce de me le demander, pour dire adieu… publiquement… à leur passion, à leur souffrance, à leur souvenir. Aujourd’hui je les invite pour la dernière fois. Je ne les reverrai jamais… jamais plus.

— Quelle subite épidémie vous a conduit à ces in extremis, raillait presque le Grand Duc.

— J’ai assez vécu de cette vie-là, Altesse, pour en avoir compris les erreurs, les désillusions et les déchéances. La mort de celui qui m’y avait entraîné fut pour moi un avertissement salutaire, et un remède : je me sens guéri, bien guéri…

— Il doit y avoir autre chose…

— En effet… une jeune fille : un profond et nouvel amour.

— Ah !…

Il y eut un silence.

— Et si je vous disais que je ne crois pas à votre transformation ?

— Mais pourquoi donc, Altesse ? N’ai-je pas à vingt et un ans la force, la vitalité, l’enthousiasme nécessaires pour cette renaissance ? Comment ! Par suite de je ne sais quels conseils, quels exemples, quels entraînements (songez à cette enfance abandonnée qui fut la mienne), mon esprit et mon cœur se faussent… J’en conviens… se faussent au sens de l’ordinaire, du médiocre, du bourgeois. Accès de fièvre ou de littérature, poison d’une caresse ou d’un roman ?… Qu’importe. La chose est évidente. J’étais malade…

» Or, la vie s’entr’ouvre, la vie commence. Par ses douleurs, par ses dangers, elle me menace, elle m’attaque. Après de lents efforts, je me ressaisis. Soudain, sur mon chemin, brille une aurore plus belle que toutes mes anciennes aurores. Je découvre ce qu’autrefois je n’avais que rêvé : le sourire charmant, la tendresse ingénue d’une jeune fille… Je me sens ardent, sincère et fort. Mon passé, qu’est-ce après tout ? Une attente, une hésitation… jamais un mensonge !

» Dois-je en rougir ?

» Non, pas plus que des amis d’hier. Quelle est l’erreur dont on a honte, après un loyal aveu ? D’ailleurs, était-ce une erreur ?… Et si cette soirée vous paraît étrange — bien qu’elle puisse vous plaire, Altesse — daignez croire que mon cœur en est loin, que mon âme n’y est plus…

— Votre cœur en est loin, dites-vous, Lord ? répondait le Grand Duc d’une voix un peu éteinte. Et vous vous croyez sauvé des atteintes du passé ? Quelle chimère ! Pensez-vous donc que l’on oublie si vite ce dont on s’est grisé… Si, encore, vous n’aviez connu que les sourires d’une passion que vous reniez. Mais, d’après ce que vous m’avez dit, d’après vos aveux dans la pénombre, rien ne vous a été épargné, ni les souffrances, ni les déceptions, ni les larmes. Aujourd’hui le présent vous enivre d’une nouvelle extase : demain, le souvenir vous reprendra. Prenez garde !

Un nouveau silence se fit, bientôt troublé par les arpèges d’une symphonie de Tchaïkowski que jouait délicieusement le compositeur Rinberg.

Maintenant, très voisine du jeune Anglais, la jeune Altesse, fort séduisante, fixait sur Renold des regards ambigus.

— Oui, continuait Lyllian… c’est mon dernier voyage à Byzance. J’en aurai respiré les suprêmes parfums. Demain, après-demain peut-être, je serai fiancé… Ce soir, encore un peu de musique, un peu de tristesse, un peu de mystère : puis, que le jour se lève !…

— Lyllian… Renold… que vous me faites de peine, dit alors le grand duc Sacha d’une voix plus tendre. Vous êtes si charmant ainsi… Ne changez pas. J’ai beaucoup de sympathie et d’affection pour vous. Venez en Livonie… Vous verrez… on s’amuse à la Cour… Vous y serez le maître, et quand je règnerai j’imiterai pour vous le roi Louis de Bavière…

— Peut-être est-il trop tard pour en parler encore ! répliqua Renold dans un sourire mêlé d’un regret. J’aurais eu plaisir, ajouta-t-il gaiement, à me voir breveté par votre Altesse !…


XXII

Le matin joyeux et clair, tout resplendissant de soleil pailletait de lumière la chambre de Renold lorsqu’il se réveilla.

Un second coup discret, frappé à la porte, l’avertissait qu’il était temps de se lever, et subitement, comme au sortir d’un rêve, se rappelant ses projets et l’emploi de la journée, il se sentit vivace et gai.

Comme tout était changé depuis une semaine ! À peine se souvenait-il de la dernière fête où, répondant à un aveu par un adieu, il s’était séparé pour toujours de ses amis anciens.

Le changement, en apparence si fragile, en réalité si complet, avait été tel qu’il ne restait rien en ses aspirations nouvelles des désirs de sa vie passée. Lyllian oubliait son âme d’autrefois. Sa conscience tranquille lui avait accordé le pardon et le repos.

Ah ! quelle délivrance… mais après quels tourments ! Désormais, plus de soirs mélancoliques, plus de nuits angoissées : surtout plus de ces réveils remplis peut-être d’amère volupté mais aussi de dégoût et de détresse. Il aimait. Il aimait ! Il connaissait le véritable amour, celui qu’on peut avouer.

Et, soudain, il avait eu la révélation charmante de tout l’infini que peut contenir un silence, une parole, un regard. Lui qui doutait, malgré sa jeunesse, croyait maintenant en l’avenir comme on peut croire en Dieu. Et, délices suprêmes, il pouvait non seulement s’en assurer, mais encore le dire, le répandre ainsi qu’une nouvelle trop heureuse que l’on apprend les larmes aux yeux : Elle était enfin passée sur sa route où lui, voyageur perdu, ne distinguait, pour s’y guider, que les étoiles factices du ciel. Elle… la Jeune Fille !

Ainsi que dans les églogues d’autrefois, elle lui apparaissait, insoucieuse et légère, au pied d’un arbre en fleurs. Et, dès lors, grisé par ce printemps et par cette innocence, il s’était agenouillé devant cette fraîcheur, protégé par des lys, comme à l’église…

Dire que vous viendrez, souriante et gamine,
Par un matin d’été, des roses aux cheveux,
Et que, sans me parler, d’un geste en mousseline,
Vous garderez mon cœur dans le ciel de vos yeux !

Vous serez enfantine et vous serez charmante,
Et vous serez l’amie que longtemps j’attendis…
Et quand vous paraîtrez au seuil du Paradis,
J’en aurai tant de joie que j’oublierai l’attente.

Je vous dirai : Je t’aime ! ainsi qu’on parle à Dieu,
Et vos doigts frôleront mes deux mains en prière ;
Je sentirai en moi comme une lumière,
Et les anges vermeils nous béniront tous doux !


Enfin je sortirai de mon lointain silence,
Et les mots les plus chers, et les mots les plus doux,
Mes larmes de jadis, mes jeunes espérances,
Avec mon jeune amour seront à vos genoux.

Et peut-être qu’alors, à m’entendre occupée,
Émue par ces appels vous oublierez vos jeux,
Et qu’ayant pour hochet mon cœur victorieux,
Tu me tendras ta lèvre en cachant ta poupée !

 

Ces vers lui revenaient en mémoire lorsque, vers deux heures, lord Lyllian se prépara à sortir. Était-ce pressentiment ou quelque simple chimère ? Il allait, aujourd’hui, sur l’invitation des parents même, revoir celle dont l’évocation ranimait le sens adorateur de toute poésie : Une partie de campagne, un tour de valse suivi d’un dîner sur le gazon donné par lady Hogarth dans sa jolie propriété de Versailles les réunirait.

Et lorsque lord Lyllian quitta l’avenue d’Iéna, il ne s’était jamais senti si plein d’espoir et si radieux. En chemin, il revit les étapes de cette marche au bonheur. Insensé ! Comme il avait longtemps hésité, et pourquoi s’était-il égaré si souvent quand la joie simple et honnête lui tendait les bras ?

Durant l’hiver et le printemps derniers, quand la saison des bals s’était rouverte, il l’avait aperçue pour la première fois, débutante, si timide ! Ils avaient dansé ensemble…

Et Renold se souvenait avec un frisson de ce je ne sais quoi d’exquis qui se dégageait d’elle. Elle était encore si enfant ! Son sourire avait gardé des fraîcheurs de berceau : Ils avaient dansé ensemble…

Puis, à mesure que les soirées les rapprochaient, c’était, petit à petit, des phrases échangées, de menues confidences, où lui percevait autre chose que la griserie des valses. Un sentiment, confus encore, envahissait Renold, sentiment qu’il abandonnait — hélas ! — le lendemain, à l’aurore, pour retourner à ses pernicieuses tentations…

Cependant, dans son cœur, sans que Lyllian se l’avouât, le plaisir d’une rencontre se changeait en émotion, l’émotion en tendresse. Tant et si bien qu’il avait confié son secret à sa cousine, la belle marquise de Rutford ; et la marquise lui avait promis son concours. Ah, il avait beau faire, s’illusionner jusqu’à penser que sa vie désormais l’éloignerait des femmes, mensonge, mensonge, mensonge qu’il se prouvait enfin à lui même !

Tout un être nouveau, dominateur et sensé, germait en lui. Dès qu’il était près d’elle, dès qu’il lui parlait, ses pensées devenaient plus claires et son âme plus pure.

Elle portait en elle tant de grâce et de ferveur, tant de candeur sincère !

Cette jeune fille l’avait sauvé…

Oui, par ce matin clair, limpide comme un cristal, par ce matin clair où il allait, rempli d’une vague espérance, retrouver son rêve, il comprenait délicieusement la joie d’être ressuscité !

Ce fut ainsi, qu’ayant, au milieu de la poussière tourbillonnante, atteint de toute la vitesse de son automobile l’octroi de Versailles, il arriva au rendez-vous.

… Un parc ancien, qui avait dû servir autrefois de retraite à quelque favorite, un parc aux arbres centenaires, savamment taillés comme aux jours jadis, l’accueillit de son ombre et de sa fraîcheur. Encadré d’une allée en quinconces où, par endroits, des statues de marbre dressaient leur fantôme mélancolique et désuet, le pavillon apparaissait tout blanc dans cette verdure.

Déjà, des robes claires de jeunes filles, des éclats de rire d’enfants émaillaient les pelouses, sonnaient gaiement parmi les fleurs. Lord Lyllian, intimidé contre son habitude, saluait d’un mot ou d’un regard, au hasard des rencontres. Son cœur battait. Il se sentait très pâle et comme angoissé. Soudain, il l’aperçut au milieu d’un groupe charmant. Elle… oh rien qu’elle… il l’aperçut. Tremblant, pris d’une émotion indicible, il n’osait pas ; il n’osait plus.

À ce moment, quelqu’un lui frappa joyeusement sur l’épaule.

Don’t you know me anymore, Lyllian ? Voilà ce que c’est que d’être amoureux… ajoutait plus bas Lionel Fantham, secrétaire de l’Ambassade d’Angleterre, oncle de la jeune fille. Allons, reprit-il, venez dans un petit coin du parc causer avec moi. Oh, pas bien longtemps, une minute ! C’est une promesse que j’ai faite, une gageure que j’ai tenue ; après je vous renverrai à vos rêves, monsieur le Songe-Creux.

Il souriait en parlant, d’une façon très malicieuse et si encourageante toutefois, que Renold ne savait que répondre.

En se dirigeant, suivi de Lionel, vers une allée déserte, Lyllian croisa lady Hogarth avec la mère de sa tendre amie. Et là encore, par les paroles très affectueuses dont on le complimenta, il crut saisir comme l’aubaine d’un grand bonheur.

— Vous savez que mon petit doigt m’apprend bien des choses, Renold. Pourtant je ne l’aurais pas cru dans cette occasion, si votre cousine, lady Rutford, ne m’y avait aidé…

» Alors ?… continua Fantham en laissant glisser son monocle, c’est bien vrai que vous avez pour ma petite nièce un sentiment… comment dirais-je ?…

— Dites de l’amour, monsieur Fantham…

— Cependant… vous êtes si jeune !

— Ne l’est-elle point ?

— Peut-être… mais, voyons, murmura Fantham avec son air un peu railleur d’ancien Lifeguard, êtes-vous bien sûr de vous-même ?

— J’en suis sûr.

— N’est-ce pas un caprice ? Songez combien le mariage — j’ai l’air d’être au prêche — est une chose importante, sérieuse. Dans votre cas, comme dans le sien, ça peut commencer si bien et finir si mal…

— Je l’aime avec sincérité et profondément.

— Vous croyez-vous digne d’elle ? Je sais ce que c’est, la vie d’un joli petit jeune homme…

Renold rougit. Est-ce que Fantham se douterait ? Pourtant, calmé, il répondit :

— Je m’en crois digne, à présent.

— Regardez-moi bien en face : les regards ne mentent point.

Lyllian découvrit ses prunelles claires que désormais aucune pensée coupable n’obscurcirait plus.

— Voilà, murmura Renold. Voilà mes yeux, qu’y lisez-vous ?

— La vérité.

Un silence. Tout près d’eux maintenant passaient des visiteuses avec un bruit soyeux de toilettes légères.

Du pavillon arrivaient les accords alanguis d’une valse, tandis que sous les feuillages, près des escarpolettes et des jeux improvisés, la livrée apprêtait un goûter champêtre.

— Allez la rejoindre, dit alors le vieux Fantham, en serrant affectueusement la main de Renold. Parlez-lui ; écartez-vous un peu de la fête. Je vous le permets, moi, au nom de tous. Allez, Lyllian, vous pouvez avoir confiance… on répond à vos sentiments…

… On répond à vos sentiments… Comme dans un songe, le cœur grisé par ces mots d’espérance, Lyllian se dirigea alors vers le groupe où Elle se trouvait.

À mesure qu’il s’approchait et qu’elle le voyait venir, sa frayeur à lui renaissait presque en même temps qu’une ferveur étrange, faite d’adoration et de respect.

C’est à peine s’il balbutia, en rougissant, une phrase banale, quand il fut près d’elle. Comme elle était jolie, ce jour-là ! Dans l’encadrement foncé des vieux arbres, elle se détachait jeune, claire et rose, toute vêtue de ciel !

Vainement, pris d’un trouble indicible, Lyllian cherchait-il ses paroles. La présence des autres jeunes filles l’affolait : Plus rien. Plus un mot : plus une phrase. Et, pourtant, comme il s’était juré de lui parler…

Ils demeuraient ainsi, très timides, l’un près de l’autre, quand l’excellent Lionel Fantham qui, de loin, surveillait le manège, vint les secourir.

— Hé bien, mes enfants, l’on s’amuse ? Avez-vous vu le joli dieu de marbre au fond du parc ?… Une statue de Coysevox… le trésor de l’endroit !… Tenez, accompagnez-moi : je veux vous y guider…

Et comme ils avaient marché quelque temps, séparés désormais du tourbillon joyeux, dont Renold s’était si fort impressionné :

— Allez, je vous abandonne… Vous le trouverez bien tous les deux sans moi… le joli dieu dont je vous parle !…

Maintenant, la solitude, la solitude délicieusement intimidante sous ces tilleuls centenaires, aïeux dont le feuillage avait protégé d’autres histoires d’amour.

Ils suivirent l’allée, d’abord penchant un peu la tête, sans oser se regarder ou rompre le silence.

Puis Renold parla, évoquant à demi-voix les souvenirs disparus, les souvenirs de jadis… tous leurs souvenirs ! Autour d’eux, c’était le soleil d’une éclatante après-midi de juin. Entre deux murmures lointains de danse, les oiseaux pépiaient avec des cris menus. Et le dialogue continuait, continuait, sans que rien ne s’en précise, mais avec de tels accents, de tels murmures, qu’ils n’avaient pas besoin de paroles pour exprimer ce qu’ils devinaient tous les deux, pour s’avouer le secret qu’ils n’osaient point se dire…

Ils atteignirent de la sorte une grille qui séparait le parc d’un vaste enclos. Et derrière cette grille et plus loin que l’enclos apparaissait le clocher d’une église. Chapelle abandonnée, ogives peuplées de nids, cloches muettes… qu’importe ?

— Si nous la visitions, murmurait Lyllian, tandis que, elle, de ses doigts fins, si frêles qu’on aurait dit la neige, cueillait pour lui une rose à la haie clairsemée.

Pour toute réponse, elle lui tendit la main et baissa les yeux. Ils traversèrent lentement le pré embaumé, dont le foin ondulait à la brise. De larges papillons diaprés voletaient comme des fleurs vivantes ; les grillons crissaient, et leurs élitres vibraient dans la chaude lumière. Un ruisseau à passer ; une barrière à franchir : ils se trouvaient en face du porche.

La nef leur apparut, calme, fraîche dans la pénombre où seules luisaient les dorures de l’autel.

Avant d’entrer, Renold, se retournant, aperçut les frondaisons vertes du parc, le pavillon, là-bas, dans une brume bleue.

Comme ils étaient loins !… Une vraie école buissonnière ! Et voilà qu’il hésitait presque… Ils allaient être si seuls dans cette église…

Alors, il la regarda. Elle était debout, la tête presque appuyée contre un crucifix, à l’entrée du sanctuaire, et semblait une divinité juvénile et tendre, un sourire du Christ. Sans un mot, elle lui tendit l’eau bénite. Il fit un grand signe de croix en pauvre petit protestant mystique qu’il était…

Puis, très émus l’un et l’autre, tandis que résonnait encore dans le silence le bruit des grillons du champ voisin, ils s’approchèrent du chœur. Modeste et paysanne était l’humble chapelle, mais si accueillante et si jolie !

Ils s’arrêtèrent aux pieds de la Vierge. Elle y déposa les roses qu’elle venait de cueillir… doucement, doucement…

Après cela, se tournant vers Renold dont l’âme entière palpitait, elle l’enveloppa de son candide regard.

Grisé, parlant comme dans un rêve, agenouillé maintenant, Lyllian murmurait :

— Croyez en moi !… Je vous aime !…

Elle le releva d’un geste, d’un seul geste, mais qu’il était simple, accueillant et pur ! Toute petite, toute mignonne, blottie sur la poitrine de Renold, elle frissonnait, la jeune fiancée, ainsi qu’un oiseau timide.

Alors lord Lyllian eut conscience de son triomphe, de leur amour, d’un immense bonheur. Ils étaient liés pour la vie ! Et le pacte qu’ils venaient de conclure dans cet exil devant Dieu, avait quelque chose de grave, d’auguste et d’immuable comme le lieu où ils l’avaient échangé.

Tendrement, ainsi qu’à une petite sœur plus aimée, il lui baisa le front et mit toute son âme dans cette caresse…

Quels moments, quelles folies, quels vertiges !

— Voyez, lui disait-il, la Vierge vous a compris… elle vous a donné un cœur en échange de vos roses. Ah, ma bien-aimée, que Dieu nous pardonne ! Nous ne retrouverons jamais plus cette minute ni cette heure !…

 

Et lorsqu’ils sortirent dans les bras l’un de l’autre, le gai soleil qui filtrait à travers les vitraux semblait Joindre sa splendeur et sa lumière à l’ardent alleluia de leur premier amour !


XXIII

Cinq heures du soir, dans le jardin de l’Avenue de Messine.

Après une courte visite, mais si charmante et si tendre, Renold prenait congé de sa fiancée, qui, d’un regard lui offrait ses lèvres, et d’un geste lui tendait la main.

— Vous reviendrez bien vite, mon Renold, n’est-ce pas ? Que ce ne soit qu’une courte absence. J’ai tant plaisir à vous parler dans ce cher petit endroit tranquille… Lorsque vous êtes loin, le silence me fait peur : Il m’enivre lorsque vous êtes là !…

Il partait en promettant, et, jusqu’à la porte, se retournait, gai, jeune, rieur.

Déjà une semaine écoulée depuis que l’événement était arrivé, mais quelle douce semaine ! Et Lyllian, grisé par tant de bonheur, s’imaginait, avec l’illusion des beaux rêves, que ce bonheur-là datait de toujours.

Fiancé !… Il était fiancé ! Et non pas à la façon américaine des gens qui n’échangent que leur porte-monnaie, mais à la façon romanesque des princes de légende ! Fiancé d’adolescence et fiancé d’amour, union des vies, union des cœurs !

Il songeait à cela et à bien d’autres choses encore, lorsqu’il s’éloigna de l’avenue, rentrant chez lui. Il revoyait dans une succession de caresses et d’ivresses leur retour à tous les deux, après les serments dans l’église de Versailles ; la rencontre de la mère, désormais de leur mère commune, qui, sans mot dire, en pleurant de joie et d’espoir, leur ouvrait les bras, les embrassait…

Et puis, oh, et puis… ce trajet jusqu’à Paris qu’il se rappelait avoir accompli quelques heures auparavant dans l’incertitude et dans l’indifférence, et qu’il parcourait, maintenant, près de la bien-aimée, comme dans une extase, avec des ailes ! Quelle griserie, mais aussi quelle invraisemblable joie !…

Si bien que le soir, sur le point d’annoncer à ses cousins d’Angleterre l’heureuse nouvelle, il hésitait encore… Mélancolie de vivre qui voile toutes choses d’un doute ! Pourtant, que de désirs soudainement exaucés, que de beaux rêves qui allaient enfin éclore !

Maintenant, Lyllian concevait mieux la vérité. Ce qu’il croyait une légende devenait la réalité du présent et de l’avenir.

Dès les premiers jours, elle lui avait donné en gage un portrait d’elle, un tout petit portrait qui la représentait, dansant le joli pas lent du menuet, ainsi que Renold l’avait aperçue, dans un bal poudré, en finette de Watteau.

Et voici : chaque fois que Renold rentrait, après ces quelques heures exquises passées près d’elle, avenue de Messine, dans le parfum grisant de toutes ces fleurs blanches, il la retrouvait en image et en évocation, ainsi qu’une caresse évanouie.

Sa chambre en avait pris inconsciemment un air d’innocence et de gaîté légère, comme si elle s’était illuminée du sourire de la Vierge !

Ce fut ainsi que Renold rentra chez lui. Le concierge, sur le seuil de la loge, lui fit un grand salut cérémonieux.

— Il n’est venu personne ? interrogeait Lyllian en recevant ses lettres.

— Excusez-moi, my Lord. Il est venu deux messieurs… trois messieurs… dont deux très bien, qui ont remis leur carte avec leurs félicitations pour my Lord. Ah ! continuait le larbin avec une grimace protectrice, cela nous fait tant de plaisir à madame la concierge et à moi, le bonheur de my Lord ! My Lord autrefois faisait un peu la fête !… Depuis un mois et surtout depuis ses fiançailles, my Lord devient un jeune homme rangé…

— Ce qui est passé est passé, répondait Lyllian avec une grâce charmante. Soyez indulgent, concierge, oubliez ma bamboche et vos veilles forcées. Surtout, défendez ma porte aux gens qui venaient avant. Je les ai prévenus…

— Justement, my Lord, il en est arrivé un, un jeune, le troisième, dont je vous parlais. Une drôle de tête, et pâle… mais pâle !… Je crois que c’est un des… collégiens qui venaient si souvent chez my Lord. Il insistait beaucoup pour être reçu. Alors je lui ai dit que my Lord et moi c’était tout comme, que my Lord était sur le point de se marier, et que ça lui donnait des occupations. Comme il continuait, je l’ai menacé de lui fiche mon balai quelque part.

— Avec une protection comme celle-là ! Tenez, voilà pour ma défense…

Renold partait, après avoir glissé un louis au pipelet, et traversait la cour pour pénétrer chez lui.

Sur ces entrefaites, le concierge, avec une expression indéfinissable, le regardait disparaître…

— Peut-être bien que ce sera son dernier pourboire, murmura-t-il. Puis, appelant sa femme :

— Tiens, Génie, file çà avec ceuss de la préfecture !

 

Cependant, Lyllian, assis devant son secrétaire, tout près de la blonde image de sa fiancée, décachetait le paquet de lettres qu’à l’instant on lui avait remis.

Félicitations, souhaits, assurances d’amitié enthousiaste, Renold s’en grisait sans pouvoir s’en lasser. Sincérités, mensonges, illusions, hypocrisies, faiblesses, qu’importe ! Il avait besoin, dans son jeune bonheur, de croire à l’universelle bonté.

Subitement un coup de timbre retentit. Quel contretemps ! Renold serait en retard Avenue de Messine. Pourtant il alla ouvrir. Une exclamation. C’était André Lazeski, le petit rhétoricien — poète, familier de jadis, un des anciens « enfants de chœur » qui avaient servi la messe noire, Avenue d’Iéna.

— C’est vous qui êtes déjà venu dans la journée ? demanda Lyllian, très froid.

— Oui, c’est moi, répondit le jeune homme avec une voix blanche.

— Pourquoi voulez-vous me voir ?

— Parce qu’il faut que je te voie.

— Vos raisons ?…

— Peu importe. Renold, est-ce vrai que tu te maries ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Ce n’est pas possible. Tu mens !

— Est-ce pour me le dire que vous forcez ma porte !

— Je te répète que tu mens ou que tu es fou…

— Mais enfin de quel droit venez-vous m’en parler ?

— Du droit que je t’aime et que tu m’as aimé ! cria Lazeski. Oh, continuait-il, de plus en plus exalté, tu as beau me traiter en inconnu, avec des mots comme des coups de cravache… Il y a eu un temps, te souviens-tu, où j’étais ton maître, et ton amant ! Aujourd’hui tu me méprises et tu m’oublies… Renold, mon Renold, pourquoi fais-tu cela ?…

André, à bout de souffle, s’arrêtait, des larmes pleins les yeux. Lyllian, stupéfait de cette douleur soudaine, de cette torture muette, ne savait quoi répondre.

— Voyons… Renold… tu comprends que je suis sincère… tu as bien deviné que je t’aimais — farouchement. C’est la première fois que j’aime quelqu’un. Tu m’as tellement conquis, tu as fait de moi si bien ta chose, qu’on pourrait m’offrir toutes les guérisons du monde : ce n’est pas possible. C’est toi qui m’as appris l’amour…

Et comme Lyllian protestait :

— Oh ! je ne t’accuse pas de vilains actes, Renold, répliqua Lazeski, les yeux brillant d’une flamme étrange. Au lycée, avant de t’avoir rencontré, je connaissais tout. Entre internes, c’est forcé : on est si seul, si loin, si triste ! Non, tu ne m’as pas fait de mal : au contraire… Tu m’as élevé le cœur et l’esprit ; avant, je blasphémais l’amour. C’est par toi que je l’ai béni. C’est par toi que je l’ai compris.

Mais aussi, Renold, c’est un amour sauvage, ardent profond et vivace d’autant plus vivace qu’il est immatériel. Comment est-il né, comment a-t-il grandi… Est-ce qu’on demande ça aux oiseaux des montagnes ? Ah… tu m’appelais ton petit exalté, jadis, tu te rappelles… Hé bien, si tu devines combien je t’aime, combien je te désire et pour moi, pour moi tout seul, tu dois savoir aussi ma souffrance, ma jalousie. Tant que tu en voulais d’autres — des jeunes gens comme moi — ce m’était égal ; je pouvais te reprendre. Mais une femme, une femme qui te griseras, qui te tromperas, qui te garderas à tout jamais ! Une femme, notre ennemie… Non, non, mille fois non ! Tu es à moi, tu es mon bien, tu es ma chose, tu es mon Dieu !

» Et je me tue si tu l’épouses !

André Lazeski, plus blanc qu’un linge, grandi d’une façon surhumaine par son émotion et par sa souffrance, acheva ces derniers mots d’une voix stridente.

Lyllian eut un frisson. Dans la chambre, le soir enveloppait les meubles d’une pénombre naissante, un peu mélancolique. Il resta un instant tout pensif, sans répondre au collégien… puis, doucement, il murmura :

— Pauvre petit !…

Tout de suite, une réaction extraordinaire s’opérait. André s’affaissa sur une chaise, en sanglotant. Il parlait à travers ses larmes…

— Renold, je ne te l’avais jamais dit, jamais dit encore… Je sentais que pour toi je ne suis qu’un joujou de hasard, qu’un caprice, qu’une passade. Et pourtant les vers que je t’ai dédiés auraient dû t’avouer ce que je souffre… Ils étaient maladroits, mes pauvres vers… Tu ne les a pas compris… Je les écrivais le soir dans ma chambre, en pensant à toi, en pensant à toi… Te souviens-tu comme tu m’expliquais bien les grands poètes de ton pays ?… J’étais assis presque à cette place… et c’était le même crépuscule… Ta voix chantait dans le silence, si caressante, si tendre, que bien souvent le poème s’achevait en baiser… Cela ne peut pas périr, cela ne peut pas disparaître… C’est toute ma vie, à moi ! Mes parents m’abandonnent… Le lycée ressemble à une prison… Que veux-tu que je devienne ?…

Oui, murmura André dans un sanglot, si tu te maries, si tu me quittes après m’avoir juré que tu m’aimerais toujours, je préfère partir loin, bien loin, où je n’aurai plus ni désirs, ni rêves, avant que ma jeunesse ne s’en aille… Le mal est là ! Mon âme est trop profonde pour en guérir !…

Lyllian, très ému, se souvenait maintenant de leur passion ensevelie. Il l’avait rencontré, un jour, sur sa route, dans je ne sais plus quel concert, dans je ne sais plus quelle danse. De suite, ils avaient sympathisé, et ce qui n’était qu’un plaisir était devenu de l’amitié ; l’amitié doucement s’était transformée en amour… Surpris de la vivace intelligence de son petit camarade, Lyllian s’était amusé à lui traduire et à lui transposer Byron, Browning, Rosetti, Tennyson. Et les dialogues des Dieux s’achevaient sur leurs lèvres. Oui : ils avaient passé des heures inoubliables…

— Écoute, mon enfant, mon ami, mon frère… dit enfin Renold avec pitié, essuie tes yeux, ne pleure plus, écoute. Il faut que tu m’oublies… que tu oublies les choses que nous avons faites ensemble… Car tout cela est faux, tout cela est vilain, tout cela est mal… Je me suis trompé autrefois, et c’est parce que je t’ai fait partager mon erreur que je suis coupable.

Abandonne cette illusion. Les jeunes gens qui, pareils à nous, croient par leur propre amour pouvoir remplacer celui des femmes sont des malades sentimentaux et sensuels. Quelquefois ils n’ont jamais osé aborder de femme et cette timidité est devenue une manière de sauvagerie haineuse. Plus souvent, leurs premières expériences ont été si navrantes qu’ils ont cherché autre part à calmer leur soif de mystère, de tendresse et de beauté. Or, le narcissisme à deux révèle tout l’attrait d’une caresse nouvelle. Mais il ne se conçoit qu’entre adolescents. L’âge le rend vulgaire. Aussi pour moi, à vingt ans, mon gosse, est-ce fini.

Aujourd’hui, je me repens et je suis sauvé. J’ai bien souffert, André, je ne te repousse point… Je t’aiderai pour la guérison prochaine… Tu verras comme la vie est meilleure, comme elle est plus saine et plus forte !… Ne désespère pas… Tu es beau, intelligent et bon ainsi que le furent Mozart et Chopin… Tu as l’avenir devant toi… écoute !… Dans un an ou deux, tu rencontreras, ainsi que je l’ai rencontré, le charme exquis d’une jeune fille, et tu t’apercevras qu’auprès d’elle, on ne pense plus aux anciens jours… Mon enfant… mon cher petit… essuie tes yeux… ne pleure plus… Il faut que tu m’oublies !

Un silence se fit dans l’ombre grandissante. Lyllian ne voyait plus que la silhouette mince du petit collégien et la tache d’or fauve de ses cheveux…

— Je t’ai aimé, continua Renold. Mais oui… sans pourtant savoir combien tu répondais à ma tendresse. Je voulais faire de toi un disciple, un adorateur de l’éphémère jeunesse, de la fragile beauté… Hélas ! je t’entraînais loin de l’aurore, vers le crépuscule et vers la nuit… écoute… Tu es si enfant que tu peux, sans peine, effacer un souvenir… Je t’ai aimé… Mais jamais nous n’aurions réaliser notre Amour !

— Alors… aujourd’hui, articula fébrilement André Lazeski, en relevant la tête, aujourd’hui… Pas de blague… c’est passé, cassé, lassé ? Tu ne m’aimes plus ?…

Renold ne l’avait jamais deviné plus beau, plus passionné, plus sincère. Le « mais oui, je t’aime encore ! » tremblait sur ses lèvres… Alors, soudain, il se rappela sa promesse, ses serments, ses fiançailles : Elle !…

Elle devait l’attendre, toute déçue qu’il ne soit point là, au fond du jardin solitaire… Non, il était trop tard pour ressusciter les vertiges de jadis. Il fallait en finir, l’autrefois était mort.

— Je ne t’aime plus, dit Lyllian lentement, parce que je ne dois plus le faire…

— Misérable, misérable lâche ! s’écria André, tu n’as même pas la dignité de rougir de tes mensonges ! Ainsi tu m’auras rencontré, trompé, souillé et perverti, tu auras fait de moi un malheureux et un damné — à dix-sept ans ! Après avoir été un jouet pour ton désir, je suis un but pour ton mépris. Et tu me laisses ! oui, ton geste a de l’élégance : Veuillez donc ouvrir la croisée que je jette ceci dans la rue ! ceci, c’est moi, c’est tant d’autres, pareils à André Lazeski que tu auras détournés du droit chemin, pour amuser tes vices afin de t’en mieux dégoûter un jour.

» Et tu te défends d’être un éducateur ? La belle histoire ! Mais tu ne sens donc pas qu’avec ta littérature et toutes tes beautés prétendues, avec l’excuse de tes jolies phrases, tu m’enlisais plus fort, tu me débauchais davantage… La boue seule répugne… Mais toi, Renold, tu cachais la boue sous des fleurs !…

Lord Lyllian, troublé par ces invectives, essayait en vain d’apaiser le jeune homme.

— Et tu t’imagines que je vais traîner ma vie de bouge en bouge, de naufrage en naufrage parce que tu m’auras dévasté le cœur, pendant que, blasé de tes anciennes hontes tu essaieras de frotter ta pourriture à l’innocence d’une jeune fille. Non ! ce serait trop facile, mon cher !

— On dirait la scène à refaire. Voyons, André, Calme-toi ; j’ai un rendez-vous… Il est bientôt sept heures. Le temps de m’habiller ; il faut que tu t’en ailles… À quoi bon tout cela ?

— Nos âmes du Nord ne connaissent pas le pardon ni l’oubli, haletait Lazeski. Je profite de tes leçons. Assez souvent, tu m’as montré le monde ainsi qu’un tréteau de masques dont il faut se venger… Tu es encore le plus cynique de tous ces masques… Allons soit : Veux-tu de moi, oui ou non… M’aimes-tu encore, et pour la dernière fois ?

— Non.

— Hé bien, je me venge !…

Un geste bref, des coups de feu : un cri, un seul… un cri terrible !

Sur le corps de Renold s’abattait André, qui râlait.

 

Il y eut un instant, dans la chambre, d’immobilité tragique. Puis, des appels du dehors, parvinrent.

— Je vous dis que ça vient du rez-de-chaussée de l’Anglais ! disait une voix… Sûrement un malheur !

— Allez vite chercher du secours, répliquait un autre. Il faut ouvrir cette porte…

Un long murmure suivit ; après cela, un va et vient confus.

Des gens couraient. On cherchait quelqu’un.

Enfin, des bruits de clefs, de la lumière ; les premiers arrivants reculèrent sur le seuil de la chambre…

— Les voilà !

— Bugre, ils ne bougent plus… Ils sont morts ! s’exclama un larbin… quelle sale affaire !…

— Qui qu’c’est l’autre ? Il tient encore son révolver, hasarda une femme.

— On sait pas… un ancien du Lord.

— Je vous crois, opinait le concierge. C’est l’gosse qu’est venu plusieurs fois demander à voir l’Anglais. Qui veut aller chercher le médecin… et la police ? Dépêchez-vous, y n’fait presque plus clair. Ça m’a l’air d’un assassinat !

— Alors pourquoi qu’y se seraient tués tous les deux ?

— Bah, vous n’y comprenez rien… Génie, ajouta le concierge très embêté, téléphone à la famille…

— Quelle famille ?

— La fiancée, parbleu ! Quant à moi, je ne reste pas ici. J’aime pas les macchabées !

Suivant son exemple, ils partirent, refermant soigneusement la porte à clef, laissant la lumière.

Un autre silence, long, très long…

Et puis une plainte s’éleva…

André Lazeski, hagard, la figure ensanglantée, se relevait péniblement… Mais ses forces le trahirent et il retomba à genoux. Alors il aperçut Renold étendu, sans un souffle, la main contre sa poitrine d’où s’échappait un mince filet rouge.

— Oh !…

Rampant jusqu’à lui, il vit à la clarté violente de l’électricité la figure blême, les paupières bleuies de Lyllian. Avec des précautions infinies, luttant lui-même contre l’agonie, la tête si lourde qu’il ne la levait qu’à demi, André entr’ouvrit le veston, le gilet, la chemise de Renold. Là ! c’était là que la balle avait frappé : D’une blessure minuscule le sang filtrait, tiède, ininterrompu.

— Renold, mon Renold… pleurait André… qu’ai-je fait de toi… qu’ai-je fait de toi ?…

Et comme ses larmes coulaient sur le front pâli de Lyllian, le jeune Lord fit un léger mouvement. Ses lèvres blanches s’entr’ouvrirent… ses paupières se dessillèrent. Il regarda autour de lui… comme en un rêve…

— Tu vis ! Oh mon Dieu, merci ! balbutiait André, la voix éteinte… Renold, tu vivras… je peux mourir !…

— Mon enfant, mon frère, mon aimé… murmura alors Lyllian, lointainement. Elle est là… tout près, la tombe calme, la porte qui s’entr’ouvre vers des pays plus beaux… Oh je souffre ! Oui, mon petit exalté, continuait-il, enivré par sa douleur, tu avais raison… De t’abandonner, c’était trop facile… Nous allons faire ensemble un grand voyage…

Il s’arrêta, épuisé.

— Dire que je t’ai tué… fit André, chancelant.

— Toi ? Allons donc… tu veux rire ! siffla dans un spasme le malheureux Renold… C’est moi, l’assassin… c’est moi, tu te rappelles ?… Je t’ai menti, souillé… perverti… et tant d’autres, tant d’autres !… Oui, je les aperçois maintenant, à l’heure suprême — râlait-il — j’ai peur, André, j’ai peur… de toutes ces figures d’enfants qui me regardent… Les voici… ils me fixent de leurs grands yeux tristes… On dirait qu’ils murmurent des choses surhumaines… Ils me menacent !… André… j’ai peur !

Un flot de sang l’étouffait. Près de lui, André Lazeski haletait et tournait vers Lyllian des yeux suppliants… Renold, subitement, eut de la lucidité dans son délire.

— Tu veux que… je… te pardonne ? dit-il tout bas, avec sérénité.

André eut un nouveau regard, un regard extasié. Puis il se raidit deux fois, cherchant l’air avec des sursauts d’oiseau blessé… et retomba, inerte.

— Des fantômes… encore des fantômes !… bégayait maintenant Renold… quelle est cette femme… avec un couteau dans la poitrine… cet enfant… là-bas… sur un lit de fleurs… Et cet homme qui sanglote ?… Lady Cragson, Axel Ansen… Harold Sk…

À ce moment, avec de larges éclats de voix, des hommes ouvrirent la porte d’entrée et parurent : Le médecin, le commissaire. L’un d’eux se pencha vers le jeune Lazesky, l’ausculta longuement, puis, après un silence :

— Celui-ci a son compte… Emportez-le…

Et tandis qu’on plaçait le cadavre d’André sur une civière, Lyllian, inconscient, était transporté sur son lit.

 

— Et celui-là, Docteur, croyez-vous qu’il en réchappe ? murmura alors le commissaire en indiquant Renold. Nous avons le mandat d’arrêt. La préfecture m’a téléphoné. C’est très grave…

— Très grave en effet. Il est intransportable.

— Pas possible ?… Songez donc… Un scandale urgent ! Il nous le faut, coûte que coûte.

— À quoi bon ?

— J’y gagnais la croix !

— Laissez-le mourir…

Dehors, dans la douceur tranquille de l’été, des hirondelles passaient, rapides en criant. La nuit était tombée.

Ceylan-Capr 1904.
FIN