Le maître asiatique des arbres
MessalineXXII (p. 407-412).
Le maître asiatique des arbres
III
le maître asiatique des arbres

Sed truncum forte dolatum
Arboris antiquæ numen venerare Ithyphalli
Terribilis membri, medio qui semper in horto
Inguinibus puero, prædoni falce minetur.

L. Iun. Mod. Columellæ De Re rustica, lib. X (De cultu hortorum).

Les accusateurs juridiques, lesquels déposaient leur réquisitoire entre les mains du préteur, en présence de l’accusé, après l’avoir signé et y avoir fait souscrire des adjoints, en étaient venus, sous Tibère, à transmettre secrètement à l’empereur leurs délations. Son despotisme inquiet s’accommodait d’eux et les appelait les gardiens des droits, parce qu’ils faisaient punir ceux qui y attentaient, ou par antiphrase, de même qu’on dit : les Euménides. Par de l’or ou par des promesses, il les tirait, selon ses besoins, hors de leurs retraites, comme un glaive du fourreau ; et cette comparaison était devenue courante, par laquelle le dénonciateur le plus émérite était considéré comme un glaive nu et prêt à frapper. Le plus nu de tous, et le plus cher à Messaline, et celui qu’elle avait appelé afin de supprimer légalement l’Asiatique, était un certain Publius Suilius, ancien questeur de Germanicus, jadis relégué par Tibère dans une île, pour avoir vendu un jugement.

Quand le lendemain découvrit aux yeux de Messaline sa partie délicate, qui est l’aurore, l’impératrice, contre sa coutume, ne s’endormit point et retint Claude au lit.

Et dans le cubiculum impérial, où le lit d’ivoire allait figurer le trône de justice, Publius Suilius le dénonciateur entra, à la tête de soldats, en foule plutôt qu’en troupe tant ils se pressaient confusément pour entourer quelqu’un, et s’adressa ainsi à l’empereur :

— Voici que j’ai les preuves et les témoins de tous les crimes de Valérius l’Asiatique, l’homme qui regrette publiquement de n’avoir point de son propre fer, ô César ! tué César, et je l’amène entre tes mains !

Sur les draps moins exsangues qu’elles, les phalanges de Claude s’entrechoquèrent.

— Tous ceux-là qui les premiers t’ont salué empereur et doivent être ton plus cher trésor, t’étant acquis de tes trésors, l’ont vu après la mort de Caius César ériger de toute sa hauteur sur un monticule ce cri : « Plût aux dieux qu’il n’eût péri que de mon bras ! » Et tous se déclarent prêts à jurer que Valérius ne peut, depuis ce jour-là, gravir une colline sans être pris de la frénésie du meurtre d’un empereur. Or il y a jusqu’à sept collines dans la Ville, et ta précieuse personne est unique, César.

— Il a essayé de nous corrompre par la profusion étrange de ses richesses, dit un soldat ; mais nous sommes loyaux et point à vendre, ni pour or ni pour débauches, maintenant que nous sommes à César.

— Il prépare un voyage, dit un autre, vers les armées de Germanie ; il lui sera facile, né à Vienne et grâce à l’appui nombreux et puissant de sa parenté dans cette première frontière du Levant barbare, de soulever les peuples ses compatriotes.

— Il est l’amant de Poppée, je crois, susurra Messaline.

— Voilà bien assez de paroles, interrompit Claude ; le sort a jugé, du moment que l’accusation fut entendue avant la défense.

— Enfin, reprit Suilius, et pour ne rien omettre, je l’ai vu se prostituer, au mépris de son sexe, en plein Cirque ; ce qui est licite chez un jeune homme devient monstrueux de la part de ce vieillard chauve.

Et il tendit l’index vers la foule.

— Eh ! quel vieillard chauve désignes-tu, Gardien des Droits ? ricana Claude. C’est mon notaire sténographe !

Et les paupières de Messaline battirent, car le rang irrégulier, mais compact, des soldats, lui cachait encore l’Asiatique.

— Interroge tes fils, Suilius, vibra une voix qui isolait toutes les syllabes, et qui écarta la foule ; et d’un seul pas, dont le feutre n’ajouta nul son à sa parole, Valérius parut. — Si tu ne m’as jamais vu, leur chair a eu toutes les preuves que je suis un homme !

— La justice, pour la première fois, va-t-elle balancer le sort ? marmotta l’empereur, qui s’intéressa.

Puis il dit tout haut :

— Reste où tu es, et parle.


Valérius l’Asiatique était de stature moyenne, grandie par de hauts patins sères au bout relevé ; dans la force de l’âge, et son crâne ne paraissait chauve que par la polissure du rasoir, sauf la longue natte d’un noir de jais dont le fouet tombant caressait jusqu’aux reins sa robe de soie bleue ramagée d’or, — à la mode du pays plus loin que toute mémoire, excepté le livre d’Amométus, jusqu’où il avait porté le nom romain et dont il adoptait sans restriction les coutumes, après l’avoir fait aussi proche de Rome que la Tartarie et que l’Inde par le transport fluvial de soieries, fourrures, esclaves et gemmes aux entrepôts de Dioscurias, où se rencontraient les marchands de soixante-dix peuples : — la Chine.

Et sa défense fut péremptoire (comment eût-il été l’amant de Poppée, puisqu’on avait surpris des rendez-vous de la femme de Cornélius avec le pantomime Mnester dans ses propres jardins ? et ses richesses considérables, en usait-il que pour le service de l’empereur ?) et pathétique, jusqu’à motiver d’émotion le tremblement de Claude, et arracher des larmes à Messaline.

Elle sortit pour les essuyer, et pour recommander au consul Vitellius de ne pas laisser échapper l’accusé.

Claude se mit à parler grec, ce qui était chez lui une marque de préoccupation, aussi souvent compatissante ou sympathique que sanguinaire :

Στατιλίου δὲ Ταύρου μετὰ Λουϰίου Λίϐωνος ὑπατεύσαντος, ὁ Τιϐέριος ἀπείπεν ἐσθῆτι σηριϰῇ μηδένα ἀνδρα χρῆσθαι. (Tibère, sous le cousulat de Statilius Taurus et Lucius Libon, a interdit aux hommes de porter des robes de soie !)

Il semblait ne retenir contre l’Asiatique aucune autre charge que cette promiscuité des vêtements, étoffes de Cos et soie réservées aux femmes par les lois somptuaires (une livre de soie sérique, à Rome, équivalait à une livre d’or), et se disposer à l’absoudre.

Messaline, précédée de Vitellius, rentra.

« Cette tresse velue sur sa tête est la même qui se rebrousse, moins longue, aux reins de Pan, réfléchit-elle. Il garde le dieu… Et ses ongles, qui sont de divines griffes… »

— César, s’écria-t-elle, il a l’ongle du petit doigt dans une gaine de roseau ! Rappelle-toi que depuis l’accident, dû au stylet d’un accusé, dont ta joue avoue le souvenir, tu as sagement interdit, même aux scribes, de garder en ta présence leur étui à poinçons…

— Peur, moi ? disait Claude pour soi ; ne suis-je pas un enfant des dieux ?

— Écoute-moi, César, dit Messaline. Il garde le dieu, les jardins, la boule… César ! je veux dire qu’il possède l’échiquier de Pompée après son troisième triomphe, en verre de Sidon… non ! fait de deux seules pierres précieuses, de couleur différente, longues de quatre pieds, larges de trois, assez massives pour porter une lune d’or du poids de trente livres, et accompagnée de toutes les pièces sculptées dans les tailles des deux mêmes pierres !

— Vénus ?… radotait Claude.

— Lucullus jouait en empereur, et l’Asiatique conspire dans les mêmes jardins !

— Par le nom d’Auguste ! dit Claude péniblement, Hercule, dieu de la force, devant le temple de qui je juge d’ordinaire, Hercule-aux-Muses ! je ne suis pas arbitre, mais ministre du Destin : inspire-moi pour une grande justice !

— Il monte à cheval du côté hors montoir, insinua avec volubilité Suilius ; il a nourri son père malade de potages de chair humaine et s’est réjoui aux funérailles (c’est le seul de ses crimes dont je l’ose presque excuser, en comparaison de ses transports après le meurtre d’un César !), il mange avec des doigts artificiels, il s’assied — regarde ! — au lieu de se tenir debout en ta présence impériale et a l’air, par Pollux ! de croire qu’il le rend tous les devoirs dus ; il fait l’amour, dans son bain, avec des mouches et il a bâti sa bibliothèque et sa pinacothèque en commençant par le toit !

— Phalès commence dans l’Olympe, pensa Messaline à haute voix.

Elle se reprit :

— L’Asiatique conspire assurément, César !

— Permets-lui, dit alors, dans un silence général, Vitellius, qui attendait et n’avait point encore parlé, — puisqu’il n’est pas sûr qu’il soit coupable, et cette circonstance de son crime mérite considération ; permets-lui, — j’ai toujours été son ami et je connais ta clémence, César, — de choisir son genre de mort !

L’Asiatique dressait, pour toute péroraison de sa défense, son innocence en robe d’or, dans l’attitude d’une idole rare, exotique et incompréhensible.

— Ma clémence ! Une grande grâce, certes ! dit Claude. — Je suis très clément. — Et sa bouche bava. — Il est innocent, je crois, cet homme en soie puisque les témoins qui l’auraient vu n’ont reconnu que mon secrétaire. Mais le sort… Certes, voilà l’équité : par le nom d’Auguste et par Hercule, je veux qu’il choisisse son genre de mort ! Mais il ne faut pas qu’il innove trop, ni qu’il importe des morts étrangères au lieu de la coutume des ancêtres ! Il est ton ami, Vitellius ; je veux être le sien, moi ton collègue, par un conseil : tu es jeune, Asiatique ; tu dois avoir quarante ans, à peine, tu as donc désormais le droit de te raser la barbe au rasoir et laisser la tondeuse aux plus jeunes gens ! Et tu te fais déjà une couronne, blanche comme l’os, avec ce rasoir de véritable acier sérique ! Tu aimes jouer avec les choses qui coupent, et pour garder tes ongles affilés tu les remets dans un fourreau de bois. Prends ton bain ce soir et gratte la vie du fond de ton cou, Asiatique, ce n’est pas très loin, je crois — un peu plus loin seulement que les racines de ta barbe. Je vomis bien, quand on veut, par la simple intercession d’une plume rêche, la Fortune déesse, moi César ! Endors-toi dans un bain rouge, c’est bon, bon, meilleur que des plumes molles tournées dans les oreilles… je crois. Je suis ton bon, bon ami, Asiatique. Je t’aurai fait plaisir s’il est vrai ce que disent ceux qui mentent, que tu as plaisir, ô toi qui vas te teindre de toute cette pourpre césarine que tu cèles dans ta poitrine brodée, à égorger un empereur ! Ἂνδρ᾽ ἀπαμύνασθαι ὅτε τις πρότερος χαλεπήνῃ (Ne suis-je pas un grand orateur ?)

Les soldats reprirent Valérius dans leur troupe : ce vers d’Homère à la fin du discours de Claude était son congé habituel à ceux qu’il condamnait à mort.

Et Messaline cria à son tour, vers la sortie muette de l’Asiatique :

— Tu n’es pas le dieu, puisque tu meurs ! Mais heureux es-tu de t’évanouir pour toujours, derrière les portes bien closes de tes jardins, que j’ouvrirai, aux pieds du dieu des jardins ! Comme Lucullus, qui est mort du dieu, dans sa plus belle salle à manger, où il soupait, en Apollon, avec Phalès ! Car je sais qu’il ne survécut point au philtre d’amour que Callisthène, son affranchi, lui fit boire afin de recouvrer le cœur de son maître, offert en sacrifice au dieu ! Puissé-je être digne de la table du dieu (le dieu m’entende !), quand le temps de l’apothéose me sera venu, — en Atropos chez Lucullus !

Et, le soir suivant, à l’heure de ses coutumières sorties, déguisée, vers Suburre, mais fulgurante d’un grand manteau pourpre sous lequel elle cachait, dans un étui de laque, la petite clé de bronze tortillée en dragon qui était la clé de la porte des jardins et le signe que ce don de leur maître avait le définitif d’un legs, elle congédia toute suivante et oublia de mentir à Claude, dans son adieu, où elle allait.

Il s’endormait à force de Vénus, sans plus penser à son arrêt de la veille, et comprit tout juste qu’il s’agissait d’une porte :

— Prends garde au chien, rêva l’empereur.


Mais Messaline était toute à s’imaginer la vision incertaine d’un coin du parc de Lucullus, figurant, selon le luxe favori des plus raffinés architectes de jardins, après qu’ils avaient épuisé toutes les floraisons de la sculpture et toutes les formes versicolores des horticultures, un bout de champ rustique et nu, nu comme la nudité d’un homme, jusqu’à son ithyphalle en figuier. Ainsi que d’habitude, il ne manquait à la divinité végétale, couronnée d’épis et le pied entouré de roquette, ni l’un ni l’autre des deux attributs qui lui permettent, le premier par son vermillon de faire peur aux petits enfants, le second par sa lame tranchante d’écarter les voleurs. La grande aile de sa faux immémoriale, demi-envergure des infinis ciseaux d’Atropos — la tige cramoisie de l’amour en est-elle le fer jumeau ? — en même temps que l’autre geste du dieu qui féconde, semait la mort par tout le champ.