Mesdemoiselles Millie et Christine


MESDEMOISELLES MILLIE ET CHRISTINE
surnommées « rossignol à deux têtes. »

Figurez-vous deux mulâtresses, tournées à peu près dos à dos, et soudées entre elles à la partie inférieure de leurs colonnes vertébrales et par les principaux organes de la partie inférieure du tronc : tel est l’aspect général des deux êtres qui vont nous occuper. Les deux bassins et les organes qu’ils contiennent sont, à proprement parler, les seules parties anormales de leurs corps, à ne les considérer qu’au point de vue anatomique. Le monstre a donc deux têtes, quatre seins, deux ombilics, quatre bras et quatre jambes.

Mesdemoiselles Millie et Christine.

Millie et Christine sont nées aux États-Unis, dans le comté de Colombus (Caroline du Nord) en 1851. Il est remarquable que ce prodigieux accouchement se soit effectué sans accident. La mère était une zambo, c’est-à-dire une métisse de nègre et de Peau-Rouge : le père, un nègre pur sang.

Aujourd’hui, elles ont donc 22 ans. — Il est facile au premier abord de se tromper sur la position respective des deux sœurs, qui semblent unies par le côté. Le fait est que, dans leur enfance, elles se tournaient complètement le dos, obéissant ainsi à l’une des lois découvertes par Geoffroy Saint-Hilaire, loi d’après laquelle les individus qui composent les monstres doubles se relient par les régions homologues : ils pourront donc être soudés tous deux par le dos, comme Millie et Christine, ou tous deux par le ventre, comme, par exemple, les fameux frères siamois, mais jamais le ventre de l’un ne sera soudé au dos de l’autre.

Millie et Christine sont donc soudées par le dos ; mais leur position primitive a été un peu modifiée par l’usage, l’effort constant qu’elles ont fait naturellement pour se tourner l’une vers l’autre, ayant eu pour effet de tordre leurs colonnes vertébrales en spirale, de façon que leurs visages sont presque à angle droit. En forçant encore cette position, elles peuvent parvenir à s’embrasser. Dans la posture qu’elles ont ainsi fini par adopter, elles s’appuient l’une sur l’autre, d’après M. le professeur Paul Bert qui les a soigneusement étudiées, et la position de chacune d’elles, est telle, qu’un individu isolé ne pourrait la prendre sans tomber à la renverse.

De cette position à angle droit que se sont donnée les deux troncs résulte que les deux têtes sont tournées presque du même côté. C’est de ce côté-là que s’avancent les deux sœurs ; c’est sur le côté opposé qu’elles s’assoient, etc. Enfin l’ensemble de leurs deux personnes a un devant et un derrière.

Il en résulte encore que les quatre jambes sont disposées par paires ; deux jambes internes et antérieures et les deux autres externes et postérieures. Les deux sœurs marchent en s’appuyant successivement sur chacune de ces deux paires de jambes ; elles boitent un peu parce que les jambes internes sont un peu plus courtes que les externes. Quand Millie-Christine dansent (et elles dansent plus gracieusement qu’on ne pourrait le croire), l’ordre précédent n’existe plus ; chaque sœur danse pour son compte et les jambes homonymes, dit M. Bert, s’avancent ensemble.

La suture des deux sœurs se fait environ au niveau de leur première vertèbre lombaire. Nous regrettons de ne pouvoir donner sur le bassin que des renseignements communiqués par le directeur de ces jeunes filles, mais ces demoiselles, beaucoup mieux élevées qu’il ne le faudrait pour l’intérêt de la science, n’ont consenti aux exhibitions dont elles sont l’objet qu’à condition de n’avoir à subir aucun examen ni aucune question indiscrète.

Heureusement que l’une d’elles eut, il y a quelques années, un abcès très-mal situé à se faire ouvrir. Le chirurgien constata alors qu’à ce niveau, les deux personnes se confondent, et ne forment qu’une seule femme ; le méat urinaire seul est double et correspond à deux vessies ; il n’y a qu’une colonne vertébrale inférieurement.

Ce que nous apprend ce chirurgien anglais confirme la loi que Étienne Geoffroy Saint-Hilaire a formulée sous le nom d’attraction de soi pour soi, loi d’après laquelle les organes de l’un des individus composant les monstres doubles tendent à s’unir avec les mêmes organes de l’autre. Ce sera donc dans l’aorte de l’un que viendra s’ouvrir l’aorte de l’autre ; leurs veines caves inférieures, leurs intestins, etc., tendront également à se confondre. Nous verrons comment, dans le cas présent, les nerfs des deux sœurs sont également soumis à la même loi.

Les visages des deux sœurs se ressemblent. Ce ne sont pas absolument des visages de négresse ; elles tiennent de leur ancêtre Peau-Rouge d’avoir une chevelure moins laineuse que celle du nègre, quoique bouclée, et non pas roide comme celle de l’Indien Peau-Rouge. En outre, leur teint n’est pas franchement noir, et l’élément nègre n’y a pas complètement effacé la couleur cuivrée des autochthones américains.

Mais ces deux visages ne sont ni l’un ni l’autre symétriques ; la moitié du visage qui est tournée en dedans, c’est-à-dire du côté où elles sont unies, est un peu moins développée que l’autre : ce qui donne à leur visage une expression un peu singulière. — Il était très-intéressant de savoir si l’œil et l’oreille de ce côté du visage étaient moins parfaits que ceux de l’autre côté. M. Bert a constaté à l’aide d’une montre que les quatre oreilles entendaient également bien.

Les deux têtes peuvent penser chacune à un objet différent : l’une peut parler anglais, tandis que l’autre s’essaye à l’allemand, etc. Toutes deux sont intelligentes et bien élevées. Quoiqu’elles soient généralement d’accord, car elles ont bon caractère, l’une peut être en querelle avec l’autre. L’une peut dormir, tandis que l’autre est éveillée, mais généralement elles s’endorment et s’éveillent ensemble. — Il est remarquable que, malgré cette indépendance de leurs pensées, il leur arrive souvent de rêver la même chose. — Nous donnerons tout à l’heure une explication à cette curieuse exception. Nous les avons entendues chanter une chanson anglaise. Leur voix nous a paru à peu près la même ; toutefois elles exécutent chacune une partition différente.

Elles ont chacune un cœur, mais ces deux organes ne battent pas à l’unisson l’un de l’autre. Si l’une des deux sœurs chante seule, son cœur accélérera ses mouvements, sans que la fréquence de l’autre soit modifiée. Pourtant si l’on prend le pouls sur les membres inférieurs, on voit que les quatre pouls sont rigoureusement synchrones en tout état de chose.

Le mélange du sang des deux sœurs donne lieu à une série de phénomènes remarquables. Par exemple, l’une des deux sœurs est sujette à la migraine : tant que la migraine est légère, sa sœur ne s’en ressent pas ; mais si la migraine est grave, la sœur en est légèrement indisposée. Ainsi les fièvres graves leur sont communes, et non les légères indispositions. Ajoutons qu’elles jouissent d’une bonne santé. Elles ont traversé plusieurs fois l’Océan sans mal de mer.

On les a vaccinées ; malheureusement on les a vaccinées toutes deux ensemble ; il eût été curieux de voir si la vaccination de l’une eût protégé l’autre contre une seconde inoculation vaccinale.

Chacune d’elles possède un estomac ; et chacune d’elles éprouve le sentiment de la faim et celui de la soif. Mais si une raison quelconque, soit une maladie de l’estomac, empêchait l’une d’elles de satisfaire à ces besoins, elle n’en mourrait pas pour cela, puisque sa sœur donnerait au sang les aliments qui lui sont nécessaires.

Ce qui rend Millie-Christine extrêmement remarquables, c’est qu’elles sont, toutes deux sensibles des quatre jambes. — Des quatre membres inférieurs quel que soit celui que l’on touche, les deux sœurs en ont conscience. À vrai dire, tandis que celle dont on touche la jambe a une notion parfaite de l’attouchement, sa sœur ne le ressent que d’une façon plus incomplète ; elle ne sait si le corps dont on s’est servi est chaud ou froid, si son impression est douloureuse, ni quelle est sa forme exacte ; elle sait seulement qu’on a touché la jambe de sa sœur. Pique-t-on la jambe de Millie avec les deux branches écartées d’un compas, Christine ne percevra qu’une seule piqûre, et réciproquement.

Ce singulier phénomène peut s’expliquer assez facilement. On sait que le système nerveux se compose d’une série de conducteurs, assez bien comparés à des fils télégraphiques qui se rendent des différents points de la surface du corps à la moelle épinière ou au cerveau, à qui ils transmettent les sensations recueillies à l’extérieur. Il suffit donc d’admettre que les fibres nerveuses des deux sœurs subissent une fusion intime avant de se rendre à la moelle, pour expliquer la communauté de leurs sensations.

Indépendamment des fibres nerveuses sensitives, existent des fibres motrices chargées de transmettre les volontés du cerveau aux différents muscles de l’économie ; normalement ces fibres ne sont distinctes des premières qu’à l’endroit où toutes deux vont se jeter dans la moelle épinière. — Chez Millie-Christine les fibres motrices (racines antérieures) des deux sœurs ne se fusionnent pas entre elles comme les fibres sensitives ; aussi chaque sœur ne peut-elle remuer que ses jambes, et n’a sur celles de sa voisine aucune influence. Grâce à la fusion des fibres sensitives, chacune d’elles a conscience des mouvements de sa sœur, mais à cause de l’indépendance des fibres motrices, elle ne peut rien pour les modifier.

Nous pouvons nous expliquer assez aisément que les rêves des deux sœurs se ressemblent souvent, du moment qu’elles ont des sensations communes sur une partie aussi étendue de leurs corps. Les impressions ressenties pendant le sommeil sont en effet les points de départ de la plupart de nos rêves. Nous avons fait nous-même autrefois d’assez nombreuses expériences à ce sujet. Liez le poignet à dix personnes endormies ; le lendemain, elles auront rêvé, l’une qu’elle était enchaînée, une autre, qu’elle portait un bracelet d’or, une autre encore, qu’on lui pressait tendrement la main, etc. Le sujet du rêve variera avec la disposition d’esprit des individus observés ; mais chez la plupart, la sensation que vous leur aurez imposée aura joué son rôle. Chez deux sœurs perpétuellement soumises aux mêmes influences, telles que Millie et Christine, la disposition d’esprit doit être toujours à peu près la même ; nous venons de voir qu’elles éprouvent souvent des sensations identiques : on conçoit que leurs rêves se ressemblent quelquefois.

Nos lecteurs voudront peut-être savoir quel nom impose à Millie-Christine la nomenclature des deux Geoffroy Saint-Hilaire. La description que nous venons d’en donner permet d’y arriver facilement.

Les monstres doubles sont divisés par les deux fondateurs de la tératologie en deux grandes classes suivant que les deux individus qui les forment sont de volumes égaux (ce sont alors des autosites), ou inégaux (classe des parasites) ; Millie et Christine sont donc autosites.

Les autosites se divisent eux-mêmes en trois tribus :

1o Les deux individus sont à peu près complets ; ils ne se relient que par une partie peu étendue de leurs corps ;

2o Le monstre n’a qu’une tête pour deux corps ;

3o Il a deux têtes, mais les deux corps se relient au-dessous de l’ombilic.

C’est évidemment à la première de ces tribus qu’appartiennent nos mulâtresses. On l’indique par la terminaison page (πήγνυμι, je soude), qu’on ajoute au nom grec de la région. Millie-Christine sont donc autosites pygopages.

Les monstruosités semblables à celle qui nous occupe ne sont pas extrêmement rares, mais ce qui est exceptionnel, c’est de voir la vie se prolonger, malgré une organisation très-défavorable, jusqu’à l’âge de 22 ans.

L’exemple le plus célèbre d’une semblable exception est celle que Isidore Geoffroy Saint-Hilaire décrit, d’après les auteurs du temps, dans le troisième volume de son Traité de tératologie. Ce sont deux Hongroises, Hélène et Judith, qui vécurent de 1701 à 1723. À l’âge de sept ans, on les promena par toute l’Europe, et on les laissa examiner par les savants les plus considérables de l’époque. Il se trouva même un poëte (Anglais à la vérité, c’était l’illustre Pope) pour leur adresser des vers. Elles ressemblaient en tout point à Millie-Christine ; seulement les deux sœurs n’étaient pas semblables entre elles. Hélène était plus forte, plus intelligente, et mieux portante que Judith ; celle-ci était petite, un peu bossue, et avait été paralysée à l’âge de six ans ; depuis elle avait été guérie. — Les deux sœurs passèrent les dernières années de leur vie dans un couvent à Presbourg (et non Pétersbourg, comme il est dit dans Buffon). « Comme elles approchaient de vingt-deux ans, Judith prit la fièvre, tomba en léthargie et mourut. La pauvre Hélène fut obligée de suivre son sort. Trois minutes avant la mort de Judith, elle tomba en agonie, et mourut presque en même temps. » À l’autopsie, on reconnut que les deux aortes et les deux veines caves inférieures se réunissaient en bas de la colonne vertébrale. On ne décrit pas la position respective des deux bassins. — Buffon a donné d’Hélène et Judith une description assez incomplète et un dessin qui paraît un peu fantaisiste.

Comme chez Millie-Christine, les orifices inférieurs étaient simples ; comme chez elles, il y avait deux vessies, deux canaux, excréteurs, ayant chacun ses besoins, ce qui était une source de querelles entre les deux sœurs.

Ces êtres singuliers sont-ils composés de deux personnes ou d’une seule, en un mot faut-il les appeler Mesdemoiselles ou Mademoiselle, comme le font les exhibiteurs de Millie et Christine ?

Si nous interrogeons à ce sujet les tératologistes, ils nous offrent à choisir entre trois réponses dérivant chacune d’une théorie différente :

Suivant les deux Geoffroy Saint-Hilaire, les monstres doubles sont formés par deux germes différents, qui à une époque peu avancée de leur développement se sont réunis, soudés suivant des lois qu’ils ont eu la gloire de déterminer.

Depuis on a modifié, non pas les lois posées par les Geoffroy, mais la théorie qu’ils avaient imaginée pour expliquer la création des monstres doubles.

On a admis qu’ils provenaient de deux embryons formés sur un seul germe, c’est-à-dire, pour citer un exemple familier, de deux embryons situés sur un seul jaune d’œuf.

Suivant une troisième théorie, les monstres doubles proviennent d’un seul germe et d’un seul embryon ; mais cet embryon unique se dédouble en partie sous des influences inconnues. Ainsi, suivant cette théorie, théorie de la scissiparité, Millie et Christine ne formaient primitivement qu’une seule personne.

Cette question difficile embarrassa souvent l’Église : dans le doute, un curé hollandais laissa même mourir un monstre double sans baptême, attendant l’avis de son évêque, lequel avait lui-même consulté ses collègues. La mort du nouveau-né ou des nouveau-nés trancha la question.

L’histoire d’Hélène et Judith nous apprend au contraire que Judith étant tombée gravement malade, on administra successivement les deux sœurs. Il y avait eu deux têtes à baptiser, l’Église avait compté deux personnes.

Dr Bertillon.