Meschacébéennes/À M. Soulange M***

A M. SOULANGE M......

 
Fortunate senex !
(VIRGILE.)

Dives opum variarum.
(VIRGILE.)


Ô fortuné vieillard ton sort me fait envie13 !
Que ne puis-je, imitant ta solitaire vie,
Comme toi voir couler, créole Robinson,
Mes jours comme un ruisseau dans un désert sans nom !

Quel est donc ton secret ? et quoi ! tu vis tranquille,
Content, insoucieux, près du Bayou-de-l’Île ?
Homme prédestiné ! pour toi jamais d’ennuis !
Le far niente des jours et le calme des nuits,
Tout pour toi ! L’on dirait à te voir, vieux Soulange,
Que Dieu mit ton bonheur sous la garde de l’ange.
Ah ! tu n’as point, enfant, loin de l’arbre natal,
Entraîné comme nous au ciel oriental,
Comme nous, tu n’as point, fils de la solitude,
Connu ce miel-poison que l’on nomme l’étude !
Et que te font, dis-moi, dans ton obscurité,
Ces grands problèmes : Dieu, Vie, Immortalité ?
À toi qu’importe hélas ! et ce triple mystère,
Et le secret des cieux qu’en vain cherche la terre ?
Point de rêves pour toi, vaine aspiration :
Tu vis comme un oiseau de la création.
Sous tes copalmes frais, à l’harmonieux cône,
Aux brises de la nuit, quand la forêt frissonne,
Pour toi, d’enivremens et de spasmes saisi,
L’île semble un Éden, et Claire une Grisi14 !

Bonfouca (Louisiane), février 1837.

13. J’ai connu cet heureux vieillard. Plus d’une fois, fatigué de courses lointaines, j’ai frappé, le soir, à la porte de sa hutte d’écorce de pin, et j’ai savouré à sa table les charmes inexprimables d’une franche et douce hospitalité ! Il me rappelait le vieillard de Virgile :

Cui pauca relicti Jugera ruris erant…… Regum aequabat opes animis, serâque revertens Nocte domum, dapibus mensas onerabat inemptis. »

« Et quoi, me disais-je, il a trouvé le bonheur, cet homme des bois, ce Robinson, caché dans une île inconnue ! Il n’est point agité, comme nous, de vains rêves, de chimériques aspirations ; comme nous, il n’est point tourmenté de la passion inquiète des voyages ! Il vit heureux et s’endormira tranquille à l’ombre des mélèzes de son berceau.» Oh ! que Dieu t’accorde de longs jours, habitant fortuné des solitudes américaines ! Puisse te parvenir, au désert, ce faible tribut de ma reconnaissance !

14. M. Théophile Gautier, jeune poëte plein d’avenir, a fait un magnifique portrait de cette ravissante prima dona. Nous ne pouvons résister au plaisir d’en mettre un fragment sous les yeux de nos lecteurs :

« J’aperçus une femme. Il me sembla d’abord,
La loge lui formant un cadre de son bord,
Que c’était un tableau de Titien ou Giorgione,
Moins la fumée antique et moins le vernis jaune ;
Car elle se tenait dans l’immobilité,
Regardant devant elle avec simplicité,
La bouche épanouie en un demi-sourire,
Et, comme un livre ouvert, son front se laissant lire ;
Sa coiffure était basse, et ses cheveux moirés
Descendaient vers sa tempe en deux flots séparés.
Ni plumes, ni rubans, ni gaze, ni dentelle ;
Pour parure et bijoux, sa grâce naturelle ;
Pas d’œillade hautaine ou de grand air vainqueur,
Rien que le repos d’âme et la bonté du cœur.
Au bout de quelque temps, la belle créature,
Se lassant d’être ainsi, prit une autre posture.
Le col un peu penché, le menton sur la main,
De façon à montrer son beau profil romain,
Son épaule et son dos, aux tons chauds et vivaces,
Où l’ombre avec le clair flottaient, à larges masses.
Tout perdait son éclat, tout tombait à côté
De cette virginale et sereine beauté.
Mon âme tout entière à cet aspect magique,
Ne se souvenait plus d’écouter la musique,
Tant cette morbidezze et ce laisser aller
Étaient chose charmante et douce à contempler,
Tant l’œil se reposait avec mélancolie
Sur ce pâle jasmin transplanté d’Italie.
Moins épris des beaux sons qu’épris des beaux contours,
Même au parlar spiegar, je regardais toujours ;
J’admirais, à part moi, la gracieuse ligne
D’un col se repliant comme le col d’un cygne,
L’ovale de la tête et la forme du front,
La main pure et correcte avec le beau bras rond ;
Et je compris pourquoi, s’exilant de la France,
Ingres fit si lontemps ses amours de Florence.
Jusqu’à ce jour, j’avais en vain cherché le beau ;
Ces formes sans puissance et cette fade peau
Sous laquelle le sang ne court que par la fièvre,
Et que jamais soleil ne mordit de sa lèvre,
Ce dessin lâche et mou, ce coloris blafard
M’avaient fait blasphémer la sainteté de l’art.
J’avais dit : L’art est faux, les rois de la peinture
D’un habit idéal revêtent la nature.
Ces tons harmonieux, ces beaux linéamens,
N’ont jamais existé qu’aux cerveaux des amans ;
J’avais dit, n’ayant vu que la laideur française
Raphaël a menti, comme Paul Véronèse !
Vous n’avez pas menti, non, maîtres ; voilà bien
Le marbre grec doré par l’ambre italien,
L’œil de flamme, le teint passionnément pâle,
Blond comme le soleil, sous son voile de hâle,
Dans la mate blancheur, les sourcils noirs marqués,
Le nez sévère et droit, la bouche aux coins arqués,
Les ailes de cheveux s’abattant sur les tempes,
Et tous les nobles traits de vos saintes estampes ;
Non, vous n’avez pas fait un rêve de beauté,
C’est la vie elle-même et la réalité.
Notre madone est là ; dans sa loge elle pose,
Près d’elle vainement l’on bourdonne et l’on cause,
Elle reste immobile et sous le même jour,
Gardant comme un trésor l’harmonieux contour.
Artistes souverains, en copistes fidèles,
Vous avez reproduit nos superbes modèles !
Pourquoi, découragé par vos divins tableaux,
Ai-je ; enfant paresseux, jeté là mes pinceaux,
Et pris, pour vous finir, le crayon du poëte,
Beaux rêves obsesseurs de mon âme inquiète,
Doux fantômes bercés dans les bras du désir,
Formes que la parole en vain cherche à saisir !
Pourquoi, lassé trop tôt, dans une heure de doute,
Peinture bien aimée, ai-je quitté ta route ?
Que peuvent tous nos vers pour rendre la beauté,
Que peuvent de vains mots, sans dessin arrêté,
Et l’épithète creuse et la rime incolore ?
Ah ! combien je regrette et comme je déplore
De ne plus être peintre, en te voyant ainsi
À Mosé, dans ta loge, ô Julia Grisi ! »