Meschacébéennes/À M. Anatole C***, V

Librairie de Sauvaignat (p. 117-121).

 
Ô mes Dieux lares ! Dieux amis que j’ai appelés
avec des larmes du fond des lointaines contrées,
du sein des orageuses passions !
(G. SAND.)



Ami, souvent, debout aux tours de Notre-Dame,
Sombre comme Frollo,
En des songes sans fin je laisse errer mon âme,
Comme un esquif sur l’eau,


Quand la brise des nuits qui fraîchit et s’élève
L’entraîne mollement,
Que le frêle lien qui l’attache à la grève
Cède insensiblement.

Un brouillard épaissi recouvre, comme un voile,
La grondante cité.
Je contemple, au lointain, le grand Arc de l’Étoile,
L’Obélisque attristé

Dont le fût pluvieux, comme un cratère fume,
Et dans les cieux se perd :
Il semble regretter, sous un linceul de brume,
Le soleil du désert.

Potavéri créole, exilé solitaire,
Sous un ciel obscurci,
Fils d’une zone en feu, d’une brûlante terre,
J’ai froid…je souffre aussi…

Hélas ! il fut un temps où, pèlerin poëte,
Au sortir du vaisseau,
Je retrouvais toujours, pour abriter ma tête,
Au sol de mon berceau,


Une vieille maison que le nègre a couverte
De sa calleuse main,
Un toit usé qui tombe et croule, où l’herbe verte
Laisse errer son gramen.

Sous un grand pacanier où, dans l’épais feuillage,
Roucoule le pigeon,
Calme, je m’étendais, après un long voyage,
Sur la natte de jonc ;

Heureux, comme animé d’une nouvelle vie,
Sentant bondir mon cœur,
J’écoutais haletant, d’une oreille ravie,
La flûte du moqueur,

Les bruits, les mille voix de la forêt voisine
Dont s’ébranle l’écho,
J’aspirais enivré l’arome de résine,
Fumant le trabucco,

A la Création, qui me chante et me fête
Jetant avec amour,
Dans un rhythme fiévreux, effervescent poëte,
Un hymne de retour…


Oh ! qui peindrait la joie et cette ivresse sainte
Qui pénètrent mes sens,
Quand j’étreins, attendri, chaque arbre de l’enceinte
Des mes bras caressans !

Alors qu’errant, pensif, à pas lents, dans la plaine,
Enfin j’ai retrouvé
L’yeuse où tant de fois, le cœur chargé de peine,
Tout enfant j’ai rêvé !

Et puis, interrompant ma longue rêverie,
Et revenant, le soir,
Près d’un vieil oncle assis devant sa galerie
Quel bonheur de m’asseoir !

Puis, dans la verte allée, où l’on suspend la seine,
Calme, me promenant,
Quel bonheur d’écouter une chanson lointaine !…
Hélas ! et maintenant,

Loin des bayous aimés de ma sainte pinière
Le malheur me bannit :
Le loup et le renard ont tous deux leur tanière,
L’oiseau du ciel un nid,


Mais moi, triste orphelin, infortuné poëte,
Ainsi que l’Homme-Dieu,
Je n’ai pas une pierre où reposer ma tête !...
Ami, je meurs… adieu !

Adieu, frère jumeau !... Dans ta fraîche presqu’île,
Oh ! puisses-tu toujours,
Comme un ruisseau sans nom dans un désert tranquille,
Voir s’écouler tes jours !


(Paris, septembre 1838.)