Meschacébéennes/À M. Anatole C***

Librairie de Sauvaignat (p. 11-13).

À M. ANATOLE C…


Oh ! choisir une femme et créer autour d’elle
Tout un monde enchanté.
Et vouloir seulement, pour la faire immortelle,
Une immortalité !

( À. de Latour.)



Oh ! puisque pour toujours, enfin, j’ai renoncé
À ce rêve d’amour qui m’a longtemps bercé,
À cet ange divin, ma créole inconnue,
Que sous les tièdes pins je pressais demi-nue,

Quand dans mon sein mon cœur battait avec effort,
Lorsque je me couchais triste près d’un bois-fort,
Et que, morne fantôme, à l’ombre de l’yeuse,
J’inclinais, en pleurant, ma tête soucieuse ;
Oh ! puisque pour toujours, enfin, j’ai renoncé
À ce rêve d’amour qui m’a longtemps bercé,
Ce rêve d’avenir et d’illusions folles,
Fusion de deux cœurs, de deux âmes créoles,
Étreintes sur un lit de mousse et de plantain,
Quand le silence plane au bois, après le bain,
Quand la forêt se tait, que, muets, on s’écoute,
Et que le bonheur est si grand que l’on en doute ;
Oh ! désormais, je puis vivre content de peu,
Et plus sage aujourd’hui, je ne forme qu’un vœu :
C’est de m’ensevelir dans une solitude,
De me bâtir, là-bas, un abri pour l’étude,
C’est, renonçant enfin aux songes de Réné,
De vivre insoucieux, d’auteurs environné.
Oh ! non, Paris n’est point, ma souffrance l’atteste,
L’enivrante oasis où pour toujours on reste !
Ô ma sainte pinière, ô mes bayous sans nom,
À vous toujours me lie un mystique chaînon !
Je suis, je suis toujours l’enfant de la savane,
Le sauvage banni qui reveut sa cabane.
Sous un nouveau soleil rien n’a pu me changer ;
Oh ! quand verrai-je encor les bois de l’Oranger,

Les Rigolets connus et puis la Grande-Pointe,
Les chênes du Lacombe et le château d’Alpointe8
La cime des grands pins, le sable blanc, les joncs
Surgir à mes regards aux lointains horizons !


Paris, 1836.

8. Les chênes du Lacombe…

Le Lacombe et le Bonfouca dont il est souvent question dans ce recueil, sont deux petites rivières qui débouchent au lac Pont chartrain. À leur embouchure, sur des grèves arides et sablonneuses, se dessinent au loin de larges bouquets de chênes verts. Ces arbres séculaires voilés de longs festons de mousse blanche, offrent de frais abris aux immenses troupeaux qui paissent dans les savanes voisines. C’est là, qu’aux jours tièdes de l’été, les pécheurs du lac viennent se reposer de leurs lointaines excursions ; c’est là que, l’hiver, les aventureux chasseurs de la pinière dressent leurs tentes passagères.

Les deux rives de ces bayous agrestes et solitaires sont semées de plantes et d’arbres sans nombre. À côté du cirier toujours vert, croit le cassinier, aux fruits d’un rouge de corail ; à côté du magnolia des Florides s’élève le cyprès chevelu qui baigne dans l’eau ses racines humides et verdâtres. La sauge, le plantain et la vipérine y exhalent au loin leurs parfums. Partout des chants, des bruits, des voix mystérieuses : c’est le chant de l’étourneau perché sur un roseau mouvant ; c’est le sifflement harmonieux du cardinal et de la caille des prairies ; c’est le cri bref et monotone du cli-clique, pareil au tintement argentin d’une clochette, c’est le retentissement du bec sonore du pic à tête rouge, qui tournoie sur l’écorce noueuse des oliviers et des copalmes. Puis, soudain, tout rentre dans le repos ; on n’entend, dans le calme profond, universel de la nature, que la chanson lointaine d’un nègre qui passe en pirogue, frappant de sa pagaie indolente les eaux dormantes et silencieuses.

Les bords sinueux de ces bayous sont fort peu habités. Quelques maisons isolées surgissent de distance en distance. La plupart des habitans ont des briqueteries qui leur rapportent d’immenses revenus. Les esclaves y sont fort bien traités et sont très-heureux. Ils travaillent à la tâche. L’ouvrage terminé, ils s’appartiennent et disposent de leur temps comme bon leur semble. Les uns cultivent leurs jardins ; d’autres réduisent en poudre fine la feuille desséchée du sassafra, d’autres pêchent à la ligne la perche, la barbue et le patassa ; d’autres enfin, plus paresseux ou plus philosophes, se contentant du nécessaire et dédaignant le superflu, savourent, aux heures et aux jours de relâche, le délicieux far niente. Dans les beaux jours d’été ils s’étendent nonchalamment, à l’ombre des vastes chênes verts, respirant avec volupté la brise embaumée des pinières ; l’hiver, ils se retirent dans leurs cabanes, nourrissant le brasier de l’âtre de larges bûches de mélèze :


........Ligna super foco
Largè reponens.


Tous sont heureux, excepté quelques esclaves rétifs qu’un indomptable instinct semble entraîner au vol ; qui sont également sourds aux conseils et aux menaces du maître, et contre lesquels il faut nécessairement employer l’ultima ratio… Êtres malheureux que le travail irrite et que le repos fatigue, dès que la nuit les couvre de ses voiles, ils vont, fantômes errans, comme poussés par un bras invisible, cherchant partout à satisfaire un immense besoin de rapacité. Ils ne respectent même pas l’humble arpent de terre qu’un de leurs frères laborieux cultive de ses mains et arrose de ses sueurs. En vain, d’universelles clameurs partent du camp pour flétrir ces indignes spoliateurs ; en vain quelque Nestor, à cheveux blancs, élève une voix éloquente pour les rappeler au sentiment du devoir ! Ils l’écoutent, impassibles, inébranlables, les bras croisés, la tête haute : une invincible fatalité les maîtrise : voler est pour eux une joie, une passion, une gloire !