Mes vacances au Congo/Chapitre I


I.

Comme quoi la ligne droite n’est pas toujours la plus courte. — Hâtons-nous d’achever le B. C. K. — Le départ à l’anglaise, sans tambour ni trompette.
21 juillet 1922.
En vue des côtes normandes.

D’un point à un autre, la ligne la plus courte est la ligne droite. C’est du moins ce qu’affirme un aphorisme fameux que les sciences exactes ont légué à la sagesse des Nations. Quel plaisant démenti à ce dogme géométrique que d’être obligé, lorsqu’on est pressé par le temps, de prendre la voie du Cap de Bonne-Espérance pour se rendre à Élisabethville !

Représentons-nous le continent noir sous la forme d’une poire gigantesque dont notre Katanga serait, sinon le cœur, du moins l’un des meilleurs pépins. La comparaison, je le reconnais, est irrespectueuse. Je la fais sous toutes réserves et seulement pour les besoins de ma démonstration. Veut-on atteindre le centre du fruit ? On peut l’entamer au choix par le haut, par le bas ou par les côtés. Les quatre points cardinaux peuvent servir de points de pénétration.

Voulez-vous essayer par le Nord ? C’est la route de l’Égypte, et sans doute celle que suivirent jadis les Arabes. Remonter la vallée du Nil par Le Caire, Louqsor. Assouan, Khartoum, Fachoda, Lado, puis longer les Grands Lacs, que d’étapes séduisantes ! Ce sera le voyage de noces de nos arrière-petits-enfants. Aujourd’hui ce trajet, le plus court à vol d’oiseau, est encore le plus long en réalité.

L’accès par l’Ouest, c’est-à-dire par Borna, le Congo et le Lualaba, a, lui aussi, le défaut de la longueur. Dans l’état actuel des choses, il exige le recours successif à la navigation fluviale et au rail pour n’aboutir au Katanga qu’après plus d’un mois de voyage et au prix d’une demi-douzaine de transbordements.

À opérer par la rive orientale de l’Afrique, la pénétration pourrait être plus aisée, d’autant que le Katanga est plus proche de l’Océan Indien que de l’estuaire maritime du Congo.

Venant de l’Est, le voyageur peut rejoindre notre colonie en débarquant soit à Mombasa dans l’Est africain anglais, soit à Dares-Salam dans l’ancienne Afrique orientale allemande, soit à Beira, dans l’Afrique orientale portugaise. En effet, chacun de ces trois ports est le terminus d’un railway se dirigeant vers le Congo. Si la première de ces voies, celle de l’Uganda, d’ailleurs inachevée, ne donne pas un accès pratique à la « perle » de notre colonie, en revanche, la seconde, le « Tanganykabahn » assure directement la jonction avec notre réseau belge et permet déjà de la sorte la traversée de l’Afrique dans toute sa largeur. Quant à la ligne de Boira, qui vient se souder à Buluwayo au réseau rhodésien, c’est celle qu’adopte aujourd’hui la majeure partie de notre trafic du Katanga.

Mais c’est la voie du sud, — chose paradoxale, — qui demeure, jusqu’à nouvel ordre, la plus courte. Désirez-vous être rendu à Elisabethville dans le minimum de temps et avec le maximum de confort ? Il n’y a pas à hésiter. Passez au large de Borna, saluez de loin, de très loin, cette terre devenue belge, puis descendez bien au dessous des Tropiques. Prolongez de quelque 2,500 milles votre voyage en mer. Abordez à l’extrême pointe de la poire africaine. Puis remontez du Sud au Nord, à travers les nouveaux États de la South Africa et de la Rhodésie, par un excellent railway qui couvre environ 3,500 kilomètres avant d’atteindre la frontière belge à Sakania.

* * *

L’obligation de recourir ainsi au chemin des écoliers fait bien saisir, et dès le premier jour, au voyageur qui se rend au Katanga, toute l’importance du problème des voies de pénétration et de communication au regard de notre politique coloniale et combien Stanley voyait clair lorsqu’il déclarait, il y a quelque trente ans, que sans chemins de fer le Congo ne vaut pas un " farthing".

Le détour par le Sud ou par l’Est que nous impose le régime actuel se traduit par le drainage, au profit des sociétés étrangères, du plus clair des bénéfices du trafic de notre Katanga. En même temps, cette servitude favorise la pénétration étrangère au risque d’adultérer le caractère national de notre œuvre.

À y réfléchir, on éprouve du même coup ce qu’il y a d’intéressant dans la course entreprise entre le « Benguella Railway » et le chemin de fer du Bas-Congo au Katanga (B. C. K.). La première de ces voies mettrait en relations directes par un rail de mille neuf cents kilomètres nos districts miniers du Katanga avec Lobito-Bay, dans l’Angola, une des meilleures rades de la côte occidentale africaine. Il importe que nous puissions opposer à cette nouvelle artère étrangère la ligne qui nous permettra enfin d’aller de Boma à Elisabethville en quelques jours, sans détour inutile et en demeurant sur notre territoire. C’est le rôle du B. C. K., dont le prompt achèvement conditionne au premier chef l’avenir économique et politique de notre colonie.

En attendant ces jours heureux, — puissent-ils être prochains ! — c’est via Cape-Town que s’embarquent les voyageurs à destination d’Elisabethville, ainsi que le faisaient, avant le percement de l’isthme de Suez, les voyageurs en partance pour les Grandes Indes.

* * *

Et c’est ainsi que nous nous trouvons, aujourd’hui, à bord d’un des navires, d’ailleurs excellents, de l’"Union Castle Line" qui s’en va, par Las-Palmas, Ascension, Sainte-Hélène jusqu’à l’ancien cap des Tempêtes, si heureusement débaptisé.

Hier, à l’heure du thé, il a levé l’ancre à Tilbury, sans tambour ni trompette, dédaigneux, en sa qualité de véritable anglo-saxon, de tout cet appareil un peu théâtral qui accompagne ailleurs les départs pour les pays lointains. Lentement, il est descendu jusqu’à la mer, nous offrant, par une radieuse fin de journée, le spectacle toujours plaisant des rives de la Tamise se déroulant en une double frise animée où les cottages et les pâturages alternent avec la vie de l’industrie et des négoces. Puis, au soleil couchant, le fleuve fameux confondit peu à peu ses eaux limoneuses avec les grosses vagues de la mer du Nord, blocs de jaspe, déjà sombres, frangés d’un peu d’écume.

Ce matin, nous sommes en vue des côtes normandes. Ces falaises que nos jumelles devinent là-bas à bâbord et dont la silhouette s’infléchit brusquement, n’est-ce pas Le Havre et son embouchure ? N’est-ce pas sur ce coin de plage que flotta, pendant les années tragiques, le drapeau de la souveraineté belge qui luttait et se défendait si âprement ?

Nous voici au 21 juillet… Et cet anniversaire qui a pris, depuis la grande épopée, un caractère plus grave et plus émouvant, réveille, pour les trois Belges que nous sommes à bord du « Durham Castle », le souvenir et la fierté de la patrie aimée dont nous nous éloignons, mais dont nous allons bientôt retrouver le prolongement là-bas, sous l’Équateur.