Mes souvenirs sur Napoléon/Partie 3/Chapitre II

Troisième partie
Le caractère intime de Bonaparte, sa police
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CHAPITRE II

MES VOYAGES AVEC BONAPARTE.


J’ai accompagné quatre fois le premier Consul dans les voyages qu’il a faits à l’intérieur de la France. Là, on pouvait le juger beaucoup mieux qu’au milieu de sa Cour, où, entouré de courtisans et préoccupé de grands intérêts politiques, il avait souvent de l’humeur et se livrait peu à des confidences. L’accueil qu’il recevait partout, l’enthousiasme qu’il excitait, le faisaient descendre jusqu’à la familiarité. Il recevait chez lui, se mêlait avec confiance aux groupes du peuple et parlait indistinctement à tout le monde. C’est là qu’il connaissait l’opinion publique ; c’est là qu’il étudiait les besoins du peuple, et il ne tardait pas à y satisfaire.

Le premier voyage que j’ai fait avec lui a été à Lyon. Il y avait réuni sept à huit cents députés italiens et m’avait ordonné d’y appeler trente préfets des départements voisins. Son projet était d’y organiser la république Cisalpine, à la tête de laquelle on était convenu de placer M. Melzi, considéré de tous les partis. Après deux ou trois conférences, il crut devoir s’adjuger la présidence et se proclama président dans une assemblée générale. Peu de temps après, il nomma M. Melzi duc de Lodi.

Tous les soirs, à neuf heures, il avait une conférence avec les préfets. Chacun rendait compte de son administration. Il les questionnait sur les besoins et les ressources de leurs départements, sur le genre et l’état de l’industrie, sur l’opinion qui régnait, et prenait une idée fort exacte de la capacité de chacun. Ces conférences duraient deux heures, après quoi il les invitait à prendre du thé. Je n’ai jamais vu Napoléon développer plus de sagacité que dans ces conférences ; aussi, les préfets en étaient étonnés. Il était rare qu’à la fin de chaque séance il ne me signalât quelque préfet comme digne d’être avancé, avec injonction de le lui présenter à la première occasion.

Il visita les principales fabriques de la ville ; il questionnait surtout les fabricants sur les débouchés de leur industrie et particulièrement sur les moyens de les augmenter.

Pendant son séjour, il rétablit l’hospice de Saint-Bernard ; il dota l’établissement de vingt-deux mille francs et ordonna qu’on rachetât tout ce qu’on en avait vendu. C’est là qu’il conçut le projet de tous ces grands travaux de communication qu’il a exécutés par la suite.

C’est encore à Lyon qu’il reçut la visite de plusieurs généraux et savants qui revenaient d’Égypte. Il les accueillit tous avec bonté, et leur promit de s’occuper de leur sort.

Dans le voyage que je fis en Normandie avec Napoléon, il partit de Saint-Cloud à bidet, suivi de son courrier favori Moustache. Il arriva quatre heures avant les voitures. Nous eûmes, dans la route, bien de la peine à nous débarrasser des fêtes et compliments qu’on avait préparés partout pour sa réception. On se refusait à croire qu’il eût passé incognito.

Arrivé à Rouen, je le trouvai dans son bain. C’était là son usage ; il prétendait, je l’ai dit ailleurs, que l’eau lui rendait les forces qu’il avait perdues par la fatigue. Aussi trouvait-il un bain préparé partout où il s’arrêtait.

Le lendemain, il entendit la messe de l’archevêque Cambacérès. Rentré dans son cabinet, il me fit appeler et me dit avec humeur : «  Cet homme ne m’a pas fait les honneurs qu’on rend aux souverains, il ne m’a pas offert la patène à baiser : ce n’est pas que je ne me moque de sa patène, mais je veux qu’on rende à César ce qui appartient à César. » Rentré dans le salon, j’y trouvai l’archevêque, à qui je rapportai la plainte de Napoléon. Celui-ci me répondit qu’il avait fait tout ce que prescrivaient ses livres en pareil cas. Je transmis de suite cette réponse au premier Consul, qui s’en contenta, parce qu’il vit qu’il n’y avait pas de mauvaise intention. Il reçut ensuite toutes les autorités constituées et causa avec elles pendant six heures.

Il invita à dîner les chefs des principales autorités. Pendant le repas, Napoléon fit tomber la conversation sur le traité de commerce de 1789 avec les Anglais, qu’il improuva beaucoup. M. Beugnot, préfet, en prit la défense ; la dispute s’échauffa, et lorsque je vis qu’elle commençait à dépasser les bornes de la discussion, je pris la parole et je ramenai la question à son véritable point de vue, en faisant observer que les Anglais n’avaient pas agi de bonne foi dans l’exécution. Le premier Consul changea de conversation et parla de la campagne de Henri IV en Normandie. Le général Suchet, qui commandait à Rouen, parla de cette campagne avec une telle supériorité de talent que Napoléon l’écouta pendant une demi-heure sans mot dire. Après le dîner, le premier Consul me prit à part et me dit : « Vous m’avez présenté Beugnot comme un homme d’esprit ; c’est un pur idéologue. Je ne le chargerai jamais de conclure un traité de commerce. Quant à Suchet, il a beaucoup ajouté à l’idée que j’avais de lui. »

Le lendemain, nous sortîmes à huit heures pour aller visiter les principales fabriques, et nous ne rentrâmes que pour dîner. Dans une fabrique de teinture de coton, le fabricant se plaignait de ne pas faire constamment des couleurs unies. Je lui en fis connaître la cause : je lui dis qu’il tordait inégalement les matteaux de coton ; je mis la main à l’œuvre et tordis un matteau. Cette leçon égaya beaucoup Napoléon et étonna les ouvriers. Partout il questionnait sur les matières qu’on employait, les procédés qu’on suivait, le prix de chaque objet, les salaires des ouvriers, etc.

Le lendemain, nous fûmes au Havre, où, sur l’observation qu’on lui fit que l’entrée du port s’ensablait, il ordonna la construction d’une écluse de chasse qui a rendu les plus grands services. Il ordonna une réunion des principaux négociants pour le même jour ; là se débattirent les plus grands intérêts du commerce. Il distingua surtout M. Fouache, qui, par la profondeur de ses vues et l’étendue de ses lumières, éclaira toutes les questions mises en discussion ; il m’avoua, en sortant de cette assemblée, que c’était la première fois qu’on l’avait convaincu que le commerce était une science.

Du Havre, il se rendit à Honfleur, et revint à Paris par Dieppe et Compiègne.


Dans un voyage que nous fîmes en Belgique et qui dura quarante-cinq jours, il m’avait demandé l’état statistique de toutes les villes où il devait s’arrêter. Cet état lui servit dans plusieurs circonstances. À Gand, par exemple, en récapitulant devant le conseil municipal les principales ressources de leur ville, il leur dit qu’ils avaient treize raffineries dans leur enceinte. Le maire observa qu’il n’y en avait que neuf. Mais un des conseillers repartit qu’il y en avait effectivement treize. On les compta, et le conseiller eut raison. Le maire se confondit en excuses, étonné de ce que Napoléon connaissait mieux sa ville que lui, qui l’administrait depuis dix ans.

En traversant la Belgique, depuis Lille jusqu’à Anvers, Napoléon s’extasiait à chaque instant de la beauté, de la richesse et de l’élégance des villages qu’il traversait. Partout, deux à trois cents demoiselles, vêtues de blanc, ornées de fleurs, et autant de cavaliers montés sur des chevaux superbes, venaient au-devant de lui et de sa femme. Ce fut surtout en entrant dans le beau village de Saint-Nicolas, qui contient 18,080 habitants, qu’il éprouva une de ces émotions qu’il est impossible d’oublier. C’était un jour de marché ; la place, une des plus grandes qu’il y ait au monde, était couverte de blé ; tous les toits et les fenêtres étaient garnis de spectateurs. Napoléon ayant demandé à la municipalité s’ils ne désiraient pas une sous-préfecture et un tribunal, il lui fut répondu que tout cela ne valait pas pour eux un jour de marché.

En traversant l’Escaut, de la tête de Flandre à Anvers, Napoléon demanda quelle était la profondeur du fleuve. On lui répondit : « Vingt-deux pieds. » Il ajouta : « La profondeur est-elle la même jusqu’à Flessingue ? » On lui dit que oui. Se tournant vers le ministre de la marine : « Combien de pieds d’eau prennent les vaisseaux de 14 ? » — « Vingt-deux pieds quand ils ne sont pas armés, et vingt-cinq lorsqu’ils le sont. » — « Cela me suffit. Je veux faire ici un grand port de construction, capable de recevoir vingt-deux cales. » S’adressant à moi : « Demain, vous m’achèterez ce grand couvent qui est là, vis-à-vis, et toutes les maisons contiguës. » Et au ministre de la marine : « Vous achèterez tout le terrain nécessaire pour placer vingt-deux cales. » Tout fut fait le lendemain. Il ordonna à Decrès de faire partir six cents forçats de Brest et de traiter pour vingt-cinq millions de fournitures.

Le premier Consul avait pour principe qu’il fallait établir les chantiers de construction à l’embouchure des grandes rivières, parce que les approvisionnements y étaient plus faciles ; il voulait ne consacrer les grands ports qu’au radoubage. Il avait commencé des travaux au port de Bouc, pour en faire son port de construction dans la Méditerranée. Il a fait sonder l’embouchure de la Loire, qui ne lui a pas présenté assez de profondeur. Il disait souvent qu’en temps de guerre le pied cube de bois, rendu à Brest par terre, lui coûtait dix francs. Il se rendit à Flessingue, où il ordonna pour huit à dix millions de travaux, soit pour assainir la ville, soit pour agrandir le port. Ainsi fut improvisé le plus bel établissement maritime qu’il y eût en Europe, et qui a coûté plus de quatre cents millions.

L’enthousiasme que Napoléon produisit dans Anvers se concevrait difficilement. La froide réception qu’avait faite ce peuple à Joseph II, il y avait peu d’années, contrastait singulièrement avec l’ivresse qu’avait produite le premier Consul. C’étaient tous les jours de nouvelles fêtes. Aussi Bonaparte accorda-t-il à la ville tout ce qu’elle lui demanda.

De là, nous fûmes à Bruxelles, où il eut un dîner de vingt-cinq couverts tous les jours. Et sa femme recevait les dames tous les soirs. Un jour que Joséphine s’était parée élégamment et avec beaucoup de grâce, Bonaparte trouva que sa femme était mise moins richement que les autres dames. En rentrant dans son appartement, il lui en fit de vifs reproches, et je la trouvai en pleurs. Elle me dit le sujet de la scène que venait de lui faire son mari. Je n’eus pas de peine à prouver à Bonaparte qu’il avait tort, et que la toilette de sa femme surpassait en valeur celle de toutes les femmes qui assistaient au cercle. Je m’amusai à faire l’inventaire de sa toilette, et lui démontrai qu’elle portait sur elle plus de quarante-cinq mille francs, y compris une parure de trente mille francs que lui avait donnée la ville.

Il fit rendre à la douairière, duchesse d’Arenberg, tous les biens qu’on lui avait confisqués, comme il avait rendu à Gand quatre-vingt mille francs de rente aux nièces de l’évêque, M. de Beaumont.

Nous allâmes de là à Namur, où j’ai vu figurer sur la place le plus singulier combat que j’aie vu de mes jours. Quatre cents hommes, montés sur des échasses très hautes, étaient divisés en deux partis, les uns habillés en blanc et les autres en rouge. Ils manœuvrèrent avec une rare précision pendant deux heures. Après quoi ils se livrèrent un combat, n’ayant d’autres armes qu’une de leurs échasses. La bande rouge fut victorieuse et reçut le prix des mains du premier Consul.

Les bourgeois vinrent se plaindre de leur évêque. Ils l’accusaient d’insulter les femmes dans l’église, pour peu que leur mise ne lui plût pas. Ils articulaient que, dans une procession, à l’entrée de l’église, où la foule retardait sa marche, il avait ordonné au porte-croix de « crosser ces bougres-là ». Ils ajoutaient qu’il vivait publiquement avec une fille qu’il faisait passer pour sa nièce. Bonaparte en parla le soir à l’évêque, qui lui répondit qu’il avait servi dans l’armée du Rhin, et qu’il ne pouvait pas perdre les habitudes qu’il y avait prises.