Mes souvenirs (Stern)/Première partie/VI

Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 73-88).




VI


Retour au Mortier. — Les Vendéens. — Les ultras. — Le prince de la Trémoïlle. — La chasse. — Mylord et Figaro. — La pêche aux écrivisses. — La chienne sauvage. — Le petit colporteur. — L’amitié parfaite. 



Quand, au commencement de l’été — 1816, — nous rentrâmes en France, quand j’embrassai mon père, j’en eus une joie si vive et si parfaite que j’oubliai en un instant toutes mes peines. Avec lui, au Mortier, ma vie recommença, libre et heureuse, dans un cercle d’occupations et de plaisirs qui allait s’agrandissant à mesure que moi-même je grandissais.

Plus souvent et plus longtemps au salon, dans la familiarité des amis de mon père, j’appris ce qui s’était passé en notre absence et j’entendis des entretiens qui jetèrent dans mon esprit de premières et vagues lueurs de guerre et de politique.

Sur le point de se rendre dans la Vendée, mon père, avec deux de ses amis, MM. de Malartic et de la Béraudière, avait été mandé dans le cabinet de Fouché. On sait combien était, à ce moment, équivoque l’attitude du ministre de la police. Il nouait de tous côtés des fils, prévoyait toutes les chances, prenait tous les masques. Dans les entours du comte d’Artois, on se flattait de l’avoir gagné. Fouché s’entretint longtemps, et en apparence confidemment, de la situation, avec mon père et ses deux amis. Il leur représenta que le rétablissement des Bourbons dépendait uniquement de la lutte qui allait s’engager entre l’armée de Napoléon et les armées alliées. Il leur démontra sans peine que le soulèvement des paysans vendéens ne pourrait pas tenir contre vingt-cinq mille hommes de troupes régulières, commandées par les généraux Lamarque et Travot, soutenues par la garde nationale des villes. Il les exhorta à se rendre auprès de leurs compagnons d’armes, en qualité de pacificateurs, pour leur exposer la vérité des choses, et les détourner d’un combat trop inégal, qui n’avait aucune chance de succès.

Les trois amis persuadés acceptèrent la mission qui leur était offerte. Ils se rendirent auprès des chefs vendéens. Ils y furent écoutés diversement. MM. de Sapinaud, de Suzannet, d’Andigné, d’Autichamp, prêtèrent l’oreille à la proposition d’une suspension d’armes ; mais le général en chef de l’expédition, Louis de Larochejacquelein et son frère Auguste crièrent à la trahison. L’esprit de défiance et de jalousie qui soufflait dans le camp des Vendéens hâta la dispersion des paysans ; malheureusement des prises d’armes partielles et inutiles firent encore verser un sang généreux.

Lorsque tout fut dit de cette prodigieuse aventure des Cent-jours, quand l’usurpateur fut sur son rocher, quand l’occupation étrangère eut pris fin,, quand le souverain légitime, ramené par les alliés, voulut commencer de régner selon la charte, les Vendéens, avec tous les royalistes bien pensants — c’est ainsi que se qualifièrent entre eux les adversaires déclarés de toutes nouveautés libérales — entrèrent en grand déplaisir. Tout en professant très-haut le dévouement aux Bourbons, ils frondèrent, d’une lèvre railleuse, l’esprit de modération que voulait faire prévaloir dans ses conseils un prince philosophe. Le comte d’Artois, Monsieur, prince d’esprit frivole, entré dans une dévotion étroite, entêté dans ses vues courtes, encouragea ces malcontents. Le pavillon Marsan, où résidait Monsieur, entouré de ses confidents, MM. de Vitrolles, de Bruges, fut une sorte de gouvernement occulte, un perpétuel va et vient de plaintes, de murmures. Les favoris de l’héritier du Trône parlèrent le langage amer et arrogant qu’on savait ne pas lui déplaire. On fut là plus royaliste que le roi, ultra-royaliste, aussi séditieux de paroles que l’on avait été fidèle de l’épée.

Tout près de Monsieur, dont elle avait épousé le fils aîné, la fille de Louis XVI, Madame, duchesse d’Angoulème, que l’on plaignait tout haut de son union avec un prince incapable d’héritiers, et de plus entaché de libéralisme, laissait voir que ces excès de zèle n’étaient pas pour lui déplaire ; le duc de Berry, d’un esprit brusque, lançait des incartades contre tout ce qui n’allait pas à sa guise dans le régime nouveau. Quant au duc de Bourbon, il parlait peu, mais naturellement dans le sens de ses fidèles serviteurs de l’armée de Condé. De la sorte, une opposition cavalière, qui confondait dans ses mépris les parlements et les carrefours, la bourgeoisie et le populaire, la révolution et la charte, partant du pavillon Marsan où elle saluait son chef, et du faubourg Saint-Germain où, dans quelques salons, des femmes d’esprit l’aiguillonnaient aux témérités, se répandait de château en château, de gentilhommière en gentilhommière, par toute la France.

Mon père, bien que sans ambitions et sans illusions politiques, appartenait d’honneur et d’humeur à ce parti. Le Mortier devint un rendez-vous d’ultras, de Vendéens, mécontents et murmurants.

L’un d’entre eux, le plus ancien des camarades de mon père à l’armée de Condé, le prince Louis de la Trémoïlle, y passait d’ordinaire toute l’arrière-saison. Chasseur paresseux[1], indolent joueur de whist, dormeur inéveillable, amateur de longs repas et de plaisirs commodes, volontiers loin de sa femme dont l’esprit vif et piquant fatiguait son flegme, il était attiré chez nous par les petits bois giboyeux, par la partie de whist établie en permanence au salon dans les jours de pluie, par les talents d’Adelheid, et peut-être aussi par le mien qu’il mettait à contribution chaque soir après dîner en me demandant de lui jouer sur le piano ce qu’il appelait un joli petit air qui l’empêchait de s’endormir avant l’heure de s’aller coucher. MM. d’Andigné, de la Béraudière, d’Autichamp, de Bourmont, — « ce pauvre Bourmont », disait-on depuis Waterloo, — de Salaberry, de Maccarthy, de Labourdonnaye, etc., venaient au Mortier incessamment.

Les récits les plus circonstanciés des moindres combats de la Vendée, la recherche des causes de ses désastres, les comparaisons entre les chefs d’autrefois, Lescure, Bonchamp, d’Elbée, Larochejacquelein, Charette, et les chefs d’aujourd’hui, faisaient, entre mon père et ses amis le fond de l’entretien. On y mêlait des critiques acerbes de Louis XVIII. Chose bizarre ! on n’épargnait pas même le comte d’Artois, qu’un "mot cruel de Charette avait à jamais flétri. La table du salon était encombrée de caricatures, de chansons sur le duc d’Angoulême, sur les députés, sur les fonctionnaires selon la charte, qui se trouvaient là, pêle-mêle, avec le Drapeau blanc, le Conservateur, la Quotidienne.

On peut croire que je n’arrangeais pas trop toutes ces choses dans ma petite cervelle, ne comprenant guère les mérites ou les démérites du gouvernement parlementaire.

J’écoutais de tout mon cœur et de toutes mes oreilles les récits de la guerre vendéenne. J’en connaissais tous les épisodes : les Aubiers, Chollet, Aizenay, le champ des Mattes, etc. Je me passionnais pour ces nobles chevaliers, pour ces paysans héroïques, fidèles jusqu’à la mort à leur Dieu et à leur roi.

Quand la veuve de Suzannet, tué au dernier combat, à Rocheservière, vint chez nous avec ses deux enfants, Louis et Félicie[2], je me pris d’enthousiasme pour ces deux petits martyrs de la bonne cause ; et tout en les plaignant, je les trouvais enviables.

Cependant, mes chères études dans la chambre de mon père avaient repris leur cours. Ces leçons à la fenêtre ouverte sur les jardins, leçons sans pédantisme, sans réprimandes, abrégées dès que se trahissait dans mon attitude la moindre fatigue, avaient pour moi un grand charme. Le désir passionné de plaire à mon père et d’obtenir de lui — c’était la récompense suprême — de le suivre à la chasse ou à la pêche, me donnait au travail une vive ardeur, exempte de ces surexcitations de l’amour-propre qui, dans les rivalités des pensions et des lycées, mêlent si tristement la jalousie à l’ambition d’exceller.

Mais, avant de passer outre, il faut que je dise ce qu’étaient ces chasses et ces pêches où je prenais un plaisir si grand.

Les chasses de mon père étaient de deux sortes : la chasse aux chiens courants ou aux chiens bassets, les traques au renard et à la bécasse en nombreuse compagnie ; la chasse au chien d’arrêt, où mon père allait le plus souvent seul, ou bien, quand il le pouvait tirer du lit assez matin, avec son flegmatique ami la Trémoïlle. Les chiens courants, bien que la meute fût de belle race et bien soignée — mon père faisait venir ses chiens du Poitou et avait pour premier garde un vieux soldat de l’empire du nom de Chessous — ne me plaisaient pas ; je les trouvais trop semblables entre eux, trop voraces. La compagnie bruyante et mal accommodée des chasseurs campagnards en casquette de loutre, guêtres de peau, gros souliers ferrés, portant la carnassière à mailles en ficelle, qui venaient chez nous déjeuner de soupe à l’oignon, ne me plaisait pas davantage. J’avais bien un certain plaisir d’orgueil à voir mon père, dans sa belle veste en drap vert — il venait de faire tailler, par dépit, une veste de chasse dans son uniforme vendéen, qu’il ne voulait pas, disait-il, traîner aux antichambres. — quand il prenait la tête au départ, dépasser de sa noble stature tous les chasseurs et, comme d’un naturel commandement, sans parler se faire suivre. Mais combien je préférais les apprêts tranquilles de nos chasses au chien d’arrêt ! quelle joie partagée, quelle intimité véritable entre moi et mes deux favoris : Mylord et Figaro, si différents d’allures et d’humeur, mais en cela si pareils qu’à l’envi l’un et l’autre ils voulaient me plaire ! il me semble d’ici les voir en quête dans le champ, le braque Figaro au poil ras, blanc, tacheté de brun, de pure race française, et le fauve épagneul Mylord, dont le nom dit l’origine ! Les voilà qui se déploient le nez au vent, et qui battent les sillons, l’un hâtif et brillant, à la française, l’autre calme, à la britannique. Dix minutes ont suffi à Figaro pour arpenter l’enclos dans tous les sens. Tout à coup, il tombe en arrêt, l’œil fixe, la narine ouverte, la queue en panache. Mon père, sans presser le pas, s’avance à portée de Figaro ; il fait un signe ; le chien a compris. Immobile jusque-là, il avance, la perdrix prend son vol, le coup part ; l’oiseau atteint du plomb va tomber dans une haie. C’est à l’épagneul alors d’entrer en scène et de montrer ses talents. D’un flair prompt et certain, au plus fourré des épines, Mylord a découvert la perdrix. Il la prend, il la tient dans ses belles dents blanches, avec une délicatesse incroyable. D’un geste, mon père me désigne à son regard. Mylord vient vers moi. Il dépose doucement sa proie ensan glantée dans ma petite main, grande ouverte ; mon père le flatte. Et tous quatre nous reprenons le chemin de la maison, où nos quatre appétits, aiguisés par l’air du matin, vont trouver leur compte au déjeuner copieux d’Adelheid.

Ce petit drame à quatre personnages se répétait fréquemment dans la saison d’automne. Dans la saison d’été, par les chaleurs, mon père allait beaucoup à la pêche ; et, comme on s’y fatiguait bien moins, il m’y menait toujours avec lui. Tantôt dans les étangs de l’ancien château de Bois-le-Roy, qu’habitait un de nos fermiers, on promenait la senne lente et sûre ; tantôt on jetait aux profondeurs limpides de notre pièce d’eau le brusque épervier ; tantôt enfin, et c’était là ma pêche de prédilection, nous nous en allions par les prairies, nous suivions sous le couvert des aulnes, dans l’ombre et la fraîcheur, les sinuosités du ruisseau. Il s’agissait de rapporter à la maison un buisson d’écrevisses.

Mon père, sur son épaule d’hercule, portait les filets ; un petit paysan éduqué par Marianne, et qu’on appelait mon page, parce qu’il me servait à table, avait la charge du panier qui renfermait les appâts. Moi, tout aise et tout espérance, je balançais dans l’air la corbeille vide que la fortune de la pêche allait, à son gré, remplir.

En suivant le cours de l’eau, mon père, aidé de mon page, y plaçait de loin en loin, entre les grosses racines des aulnes, auprès des trous pierreux, ses pêchettes. C’étaient de petites assiettes rondes, en mailles serrées, emmanchées d’une longue perche. Au milieu de l’assiette était attaché un morceau de viande crue, tentation irrésistible pour la gourmande écrevisse : l’effet ne tardait guère. D’abord une, puis deux, elles y venaient toutes. Dès qu’il les voyait enhardies et bien attaquées au festin, mon père, qui avait la main sur la perche, d’un mouvement prompt, tirait à lui la pêchette, avec les écrevisses consternées. La même opération se répétait de proche en proche, tout le long du ruisseau. Quelquefois mon père m’en chargeait. Mais hélas ! timide comme je l’étais, malhabile de mes mains, j’imprimais à la perche un mouvement faux, les écrevisses retombaient au courant de l’onde claire. Mon père riait très-fort ; et moi, confuse, j’admirais de plus en plus l’adresse et la grâce qu’il mettait à toute chose.

Au retour, l’opération magique d’Adelheid, qui transformait sur ses fourneaux la sombre carapace de l’écrevisse en manteau d’écarlate, terminait, à mon plus grand contentement, les plaisirs de la journée.

Puisque j’ai parlé de mon page, — il se nommait Paul, — je dirai quel il était : un vaurien, un franc vaurien, mais joli à croquer, et d’instinct entré dans le rôle qu’indiquait son appellation. Tout en se tenant droit derrière ma chaise, tout en me versant à boire et en me changeant d’assiettes, il s’oubliait à rêver et soupirait, comme d’amour, pour la petite châtelaine. Un jour, il avait dit, parlant de ma peau fine : Mademoiselle Marie est blanche comme du sucre ; on juge si ce mot fit rire. Ma mère riait moins quand, d’ébahissement, notre page amoureux laissait choir, en me regardant, verre, assiette ou carafe. Mais cela n’était pas pour me déplaire, et je ne décourageais mon page, il faut bien le dire, ni par la moquerie ni par le dédain.

J’ai dit mes amitiés avec le chien d’arrêt. C’était entre nous de la bonne camaraderie, qui se fondait sur notre commune passion pour la chasse et pour mon père ; mais ce n’était rien de plus. Un incident extraordinaire me donna bientôt, dans la race canine que j’affectionnais, une prédilection plus tendre, une amie romanesque comme je l’étais moi-même sans le savoir, une amie comme il me la fallait, exclusive, toute à moi seule.

Pendant l’année que nous avions passée à Francfort, la belle chienne d’arrêt de mon père, Diane, effrayée ou indignée de l’occupation du Mortier par les officiers prussiens, s’était allée cacher au fond du bois pour y mettre bas sa portée. Elle avait pâti ; ses petits étaient morts l’un après l’autre, à l’exception d’une chienne, lorsqu’elle-même elle mourut. Comment l’orpheline abandonnée parvint à se nourrir, je ne le devine pas ; toujours est-il qu’un jour, passant non loin du fourré où elle se cachait, je l’en vis sortir et s’avancer, toute tremblante, jusqu’à une assez petite distance de moi. Je mangeais mon goûter : une tartine de pain et de beurre. La chienne était affamée, cela se voyait à ses yeux ardents, à son effrayante maigreur, qui, en d’autres temps, m’eût fait penser à la louve de Dante.

Elle n’osait pourtant venir jusqu’à moi pour prendre de ma main le morceau que je lui tendais. Je le lui jetai ; elle fondit dessus et le dévora, en s’enfuyant dans le plus épais du bois. Le lendemain, j’y revins en cachette, car c’était le grand bois, interdit dans les jours de semaine et où je ne devais jamais aller seule ; j’appelai à demi-voix : Diane ! je lui donnais le nom de sa mère, pensant probablement lui être agréable. Je n’attendis pas longtemps : la sauvage gardait bon souvenir de moi et de ma beurrée ; elle vint à ma voix ; mais elle ne voulut pas plus que la veille prendre son repas de ma main ; il me fallut encore le lui jeter, un peu moins loin cette fois ; elle me fit la politesse de le manger en ma présence, ce qui me rendit très-fière. Chaque jour je lis sur son effarouchement une conquête.

Acceptant ce nom de Diane que je lui avais donné, elle y répondait par un mouvement de sa queue et par un regard d’intelligence. Elle me suivait quelques pas, de jour en jour un peu plus loin ; un jour enfin, je la persuadai de venir jusqu’à la grille. Mais ce fut la limite de mon ascendant. Jamais je ne pus obtenir d’elle de franchir le seuil de la cour, et pour continuer de la voir chaque jour, ce dont je ne pouvais plus me passer, il me fallut mettre mes parents dans ma confidence. Diane n’était point belle. Elle n’avait aucun talent, n’ayant pas reçu d’éducation ; elle était très-peu soignée, comme on peut croire, dans son habitation sylvaine. Mais elle m’aimait ; elle m’aimait moi seule ; elle n’appartenait qu’à moi. À mes yeux, cela lui tenait lieu de tout, et me la rendait chère au-dessus de tout.

Ce besoin d’exclusion, ce besoin d’être aimée sans partage a dominé tous les sentiments de ma vie.

Je n’ai jamais joui pleinement d’une affection, amour, amitié, matenitî même, dès qu’il m’a fallu voir avec certitude que je ne la sentais pas, que je ne l’inspirais pas absolue. Le tout ou rien de Jean-Jacques a été l’erreur, l’inquiétude constante de mon âme et de ma vie. C’est ce besoin de possession exclusive, c’est cet idéal trompeur qui m’a entraînée hors du vrai. L’égoïsme à deux a été ma vaine poursuite pendant les plus belles années de ma jeunesse ; elle l’eût égarée, perdue peut-être à jamais, si, pour mon vrai bien, de vives douleurs ne m’eussent avertie, à temps encore, qu’un état aussi excessif n’était pas de la condition humaine, et que j’avais reçu, que tous, grands ou petits, nous avons reçu de Dieu des facultés dont l’égoïsme à deux, si haut, si généreux, si divin parfois qu’il paraisse, ne saurait être l’objet ni la fin.

Et c’est pourquoi j’ai tenu à raconter l’histoire de ma chienne sauvage, de ma Diane fière et farouche.

L’année suivante, je ne la vis pas. On me dit qu’elle était morte en mon absence, pendant les grands froids de l’hiver. Mais il me resta des soupçons. Le vieux Chessous, en me disant cela, avait l’air de rire sous cape. Je me suis toujours imaginé depuis, en y pensant, que, par mesure de prudence, de crainte de la rage sans doute, il avait été chargé par mes parents de faire disparaître, avant notre retour, ma Diane bien-aimée.

Un autre intérêt, tant soi peu romanesque aussi, de ces mêmes années, une attente qui me causait de vives émotions, c’était la venue régulière, à la saison d’automne, d’un petit colporteur qui nous arrivait d’Auvergne avec son camarade. Celui-ci, tout barbouillé de suie, comme il convenait, jetant bas son bonnet et sa veste couleur ramonat, sa raclette à la main, grimpait aux cheminées. L’autre portait sur son dos le ballot de marchandises. Chaque année, ses épaules s’élargissant et ses muscles se fortifiant, il chargeait un ballot plus lourd. Chaque année aussi, mon petit pécule croissant avec les libéralités plus grandes de mes parents — récompense pour des devoirs bien faits, largesses pour le jour de ma fête — me mettait à même de faire de plus nombreux achats ; et ma relation avec le petit colporteur avait ainsi tout ensemble, c’est l’idéal d’ici-bas, quelque chose qui durait et quelque chose qui changeait.

Lorsque, après un an d’absence, les deux petits Auvergnats reparaissaient à la grille, quand nos chiens, défiants d’abord, puis hospitaliers dès qu’ils reconnaissaient la voix de mon ami, me l’annonçaient par de clairs aboiements, j’accourais tout émue ; quand le ballot s’ouvrait, quand s’étalaient les belles marchandises, c’était une surprise, un ravissement. Je prenais sans compter, sans marchander, de la main de mon ami, les étoffes, les bijoux les plus précieux : une croix d’or pour Généreuse, des dentelles de coton pour Adelheid, un tablier en taffetas gorge de pigeon pour Marianne, des fichus d’indienne, des paniers d’osier, des couteaux, des ciseaux pour les enfants des métayers et des vignerons… Mes munificences n’avaient pas de fin, non plus que ma joie. Je ne puis me rappeler le nom de mon petit colporteur. L’ai-je jamais su ? J’en doute. Qu’est-il devenu ? Je l’ignore. Lira-t-il jamais ceci ? C’est bien plus qu’invraisemblable. Je ne crois pas qu’il fût lettré. Et d’ailleurs, vit-il encore ? Je ne le saurai pas. Mais s’il vit, il ne m’a pas oubliée, j’en suis certaine. Notre amitié fut parfaite. Jamais nous n’avons eu l’un par l’autre, l’un avec l’autre, que des contentements. Jamais nous n’avons échangé que des éclairs de joie. Jamaisnousnenous sommescausé depeine, jamais nous ne nous sommes fait un reproche. Nous n’avons pas rompu. Sans que notre volonté intervînt, la distance du temps et des lieux s’est mise entre nous. Le souvenir qui me reste de mon petit colporteur est sans une ombre.

Est-il beaucoup d’amitiés de qui l’on pourrait rendre ce témoignage ? Aussi, comme Chateaubriand, « je ne revois jamais sans une sorte d’attendrissement ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde, avec une boîte et quelques méchantes paires de ciseaux : pauvres enfants[3] ! »

  1. Appendice G.
  2. Félicie de Suzannet, très-jolie et très-aimable personne, mariée plus tard au comte d’Autichamp.
  3. Chateaubriand. — Voyage à Clermont.