Mes souvenirs (Stern)/Deuxième partie/I

Daniel Stern ()
Calmann Lévy, éditeurs (Bibliothèque contemporaine) (p. 255-260).




DEUXIÈME PARTIE
(1827-1849)








I


La société du faubourg Saint-Germain. 



Au moment où j’entrais dans le monde, la bonne compagnie parisienne se divisait en trois parties principales, dont chacune prenait son nom du quartier qu’elle habitait de préférence : le faubourg Saint-Germain, le faubourg Saint-Honoré, la Chaussée-d’Antin. Ce rapprochement, dans un même quartier, des personnes qui se fréquentaient, ce voisinage de fait, qui devenait aisément voisinage d’esprit, était extrêmement favorable à la sociabilité ; on s’en aperçoit aujourd’hui qu’il a cessé d’exister. Avec l’éloignement des demeures, on a vu se produire la froideur des relations ; ce n’en est pas la seule cause, il s’en faut bien, mais ce n’en est pas non plus une des causes moindres.

Les deux premières sociétés, le faubourg Saint-Germain et le faubourg Saint-Honoré, séparées seulement par des nuances d’opinions ou par des situations plus ou moins variables, se rencontraient, se mêlaient aisément. Elles ne voyaient la troisième, formée de gens nouveaux, enrichis dans les affaires, qu’aux rares occasions des fêtes officielles[1].

J’appartenais, comme on l’a vu, par mon père, à la partie la plus exclusive, la plus pure, en ses opinions comme en ses traditions, du faubourg Saint-Germain. L’émigration, la Vendée, le pavillon Marsan, la Congrégation, le Bord de l’eau, tous les défenseurs de l’autel et du trône, tous les fervents du Vive le roi quand même, toutes les coteries de l’ultra-royalisme s’y donnaient la main[2].

La vieille aristocratie de la cour, de la ville, de la province, qui faisait le fond de cette noble compagnie, admettait bien dans ses salons, par haute faveur, quelques hommes récents, mais seulement ceux qu’un grand zèle, de grands talents ou des circonstances heureuses, avaient mis à même de servir efficacement la cause des Bourbons, et toujours avec une nuance d’accueil. Les habitudes de ce monde par excellence, qui ne voulait connaître et compter que lui seul dans la nation, étaient d’une régularité parfaite : six mois dans les châteaux, six mois à Paris ; le bal en carnaval, le concert et le sermon en carême, les mariages après Pâques ; le théâtre fort peu, le voyage jamais[3], les cartes à jouer en tout temps, tel était l’ordre invariable des occupations et des plaisirs. Tout le monde, comme on disait alors, en parlant de soi et des siens, faisait comme tout le monde. Mais tout le monde, il faut le dire, s’accordait dans une manière d’être aussi simple qu’elle était noble. Tout avait grand air et bonne façon dans ces châteaux antiques, dans ces vieux hôtels, où la présence des ancêtres, le culte des souvenirs, le maintien des habitudes solennelles ou familières, entretenaient de génération en génération je ne sais quelle gravité douce, je ne sais quelle naturelle fierté qu’on n’abordait pas sans respect. Dans cette société, la plus illustre du monde, comme on se connaissait avant même de s’être vu, dès le berceau, on pourrait dire dès avant la naissance, par alliances, par récits nourriciers, par tout un cousinage historique qu’il n’était pas permis d’ignorer ou de négliger ; comme on recevait même nourriture d’esprit, aux pages, aux écoles militaires, au régiment, dans les ambassades et même dans l’Église : égalité entre soi, fière obéissance aux princes, largesses aux pauvres, confiance en Dieu et en la fortune de la France, on apportait, dans le commerce du monde, une aisance parfaite, une sécurité, une ouverture de physionomie, une cordialité d’accueil et d’accent que je n’ai plus jamais rencontrées ailleurs. Il régnait dans les demeures de ces grands seigneurs d’autrefois une certaine magnificence, mais tempérée par un air de vétusté et d’habitude qui lui ôtail toute apparence de faste. Les repas étaient longs, nombreux, substantiels, mais sans grands apprêts. Le maître de la maison servait lui-même ; il tranchait, il découpait avec coquetterie et bonhomie. On offrait à ses convives le poisson de ses étangs, le gibier de ses forêts ; on leur versait abondamment les vins vieux des ancêtres. Au dessert, la chanson gaillarde ; ni gêne, ni piaffe ; rien jamais de gourmé, de crêté, d’infatué, dans ces réunions de gentilshommes où personne n’avait ni vouloir ni pouvoir, comme il arrive en nos assemblées de parvenus, de se donner pour autre qu’il n’était, de paraître ce que ne l’avait pas fait sa naissance. Là aussi, contrairement à la vanité bourgeoise, les titres, les charges, les emplois, tous les accidents de la fortune ne comptaient guère, et l’on ne s’y réglait aucunement pour accroître ou diminuer l’honneur de l’accueil. Les femmes, on ne l’ignore pas, recevaient dans cette société d’origine chevaleresque des hommages fervents et constants. Jeunes, elles y régnaient parla beauté ; vieilles, elles commandaient au nom de l’expérience ; elles gardaient la préséance au foyer, le privilège de tout dire, le droit d’asile et de grâce ; elles décidaient souverainement de l’opinion dans les délicatesses de la bienséance et dans les délicatesses de l’honneur. De leur accueil dépendait le plus souvent la faveur dans le monde et l’avancement à la cour des jeunes gentilshommes.

La coquetterie et la galanterie ne cessaient à aucun âge dans les relations des deux sexes. En amour comme en amitié, les liens étaient souples, légers ; ils rompaient rarement ; la vieillesse venue, on les trouvait d’ordinaire resserrés plutôt que relâchés par l’action du temps et de l’habitude. Le temps et l’habitude donnaient à la bonne compagnie, que j’ai vue si brillante encore dans ma jeunesse, une perfection d’intimité et aussi une puissance d’opinion que les sociétés nouvelles et mobiles ne sauraient atteindre. Il s’y produisait, dans une fréquentation à la fois libre et discrète, des nuances d’expression d’une délicatesse infinie. Il y régnait, entre personnes de condition et d’éducation entièrement semblables, un sous-entendu gracieux, une convention facile, observée de tous sans effort, qui prévenait la dispute, écartait l’importunité, détournait ou palliait les fâcheux discours. Il en résultait, sans doute, quelque chose de peu accentué et de trop semblable qui tournait aisément à la monotonie, mais pourtant les salons, les châteaux, les familles avaient chacun sa physionomie propre et sa manière d’être distincte. Je choisirai dans les différents groupes du faubourg Saint-Germain les personnes que j’ai le mieux connues, ou celles qui, tout en ne faisant que passer devant mes yeux, m’ont laissé l’impression la plus vive, afin de donner l’aspect général de ce monde évanoui.

  1. Une anecdote de ma vie mondaine montrera comment l’opinion séparait alors ces deux sociétés. Dans un bal qui se donnait à Francfort, chez mon oncle Betbmann, en 1815, quelques dames allemandes, comparant, à la contredanse, une jeune française, mademoiselle Lambert et moi, demandèrent à un secrétaire de notre ambassade laquelle, selon lui, dansait avec le plus de grâce. « Elles dansent toutes deux à merveille, répondit le galant diplomate (M. Denys Benoist, aujourd’hui M. le comte Benoist d’Azy), l’une, comme au faubourg Saint-Germain, l’autre, comme à la Chaussée-d’Antin. » Le mot fut trouvé joli, répété, bientôt altéré. Lorsqu’il revint à son auteur, on lui faisait dire que mademoiselle de Flavigny dansait comme au faubourg Saint-Antoine. Les bons Allemands n’y entendaient pas malice ; mais, pour nous, autres Français, quelle énormité !
  2. Les lecteurs qui ne se rappelleraient pas le sens de ces dénominations en trouveront l’impression très-vive dans le volume de Polémique des Œuvres complètes de Chateaubriand.
  3. On avait encore un peu l’opinion de madame de Sévigné, lorsqu’elle écrit à sa fille : « Une femme ne doit point remuer ses os, à moins que d’être ambassadrice. »